C. DES ENJEUX RÉELS OU VIRTUELS POUR LA FRANCE ?
Peut-on
après cette première analyse du fonctionnement de marché
de l'art tenter de répondre de façon un peu plus
argumentée à la question posée en introduction : le
marché de l'art est-il vraiment une affaire d'importance, justifiant
l'attention de l'État ?
Les développements précédents ont montré
qu'à l'oeuvre d'art était attachée toute une mythologie.
La fascination qu'elle exerce empêchait de voir la réalité
des faits. Les attributs magiques de transmutation de la matière en or
qu'on lui prête, sont réels mais n'ont aucun caractère
général.
L'importance du marché de l'art est éminemment symbolique mais
cette
valeur symbolique
est ambiguë. Plus sans doute que dans
d'autre pays elle est
associée à la fois à
l'idée de privilège et à celle de démocratie
.
L'oeuvre d'art reste fondamentalement un bien marchand. Elle est un produit de
luxe individuel, qui entre dans la compétition aujourd'hui largement
médiatisée, parfois irrationnelle, que se livrent les grandes
fortunes et qui permet d'ennoblir l'argent gagné dans des
activités industrielles ou commerciales.
Mais, elle fait aussi l'objet d'une consommation collective. Elle est devenue
un bien public au sens de la théorie économique, justifiant une
appropriation par la collectivité ou à tout le moins que celle-ci
en favorise l'accès à tous.
La tentation est forte de considérer que ces deux faces de l'oeuvre
d'art, privilège des riches et droit du plus grand nombre, peuvent
être dissociées et que l'État n'a pas à intervenir
pour développer un marché qui n'intéresse qu'une petite
minorité.
Pourtant, au-delà des chiffres des personnes ou des métiers
connexes, le rapporteur a la conviction que le dynamisme du marché de
l'art n'est pas sans importance pour un pays qui dépense autant pour les
arts, dont la spécialisation, sur le plan international comporte
notamment des produits de luxe ou à fort contenu culturel.
a) Le marché de l'art et la sauvegarde de savoir-faire appartenant au patrimoine national
Pour des
raisons, il est vrai plus intuitives que véritablement
étayées sur des données mesurables, car on ne dispose
guère des statistiques sur l'importance du marché de l'art et des
activités connexes.
Liés pour certains à la restauration du patrimoine, pour d'autres
à la création, les métiers d'art s'exercent dans des
conditions très différentes : artisan ou profession
libérale, petite ou moyenne entreprise, industrie d'art.
Généralement, on considère qu'un " métier
d'art " réunit trois éléments : une technique
essentiellement manuelle, souvent traditionnelle, une entreprise dirigée
par un professionnel, une production d'objets uniques ou en petites
séries ou l'exécution de services non répétitifs.
Seule la qualité effective du travail réalisé constitue
une ligne de partage entre ce qui est métier d'art et ce qui ne l'est
pas (cf. rapport Dehaye 1976)
44(
*
)
.
Cette hétérogénéité rend difficile la
connaissance exacte de leur poids économique et social. Les inventaires
des entreprises " métiers d'art ", réalisés dans
certaines régions, permettent de recenser environ 15.000 entreprises
artisanales, occupant 33.000 emplois et réalisant 10 milliards de
chiffre d'affaires.
Le marché de l'art permet le maintien de savoir faire constitutifs de la
tradition artisanale française. L'antiquaire Didier Aaron a, lors de son
audition, évoqué l'importance des emplois, selon lui au moins
cinquante mille, et la diversité des spécialités
concernées. Pour illustrer cette diversité, il a fait parvenir la
liste suivante :
- Les restaurateurs de meubles en marqueterie
- Les restaurateurs de sièges
- Les sculpteurs sur bois
- Les peintres sur bois
- Les doreurs sur bois
- Restaurateurs spécialisés en meubles Boulle (écaille et
cuivre)
- Restaurateurs de bronzes, comprenant : fondeurs, ciseleurs et
doreurs,
- Restaurateurs de pendules comprenant : horlogers, émailleurs pour
les cadrants, fabricants de pièces d'horlogerie pour les mouvements
incomplets,
- Restaurateurs de baromètres et thermomètres anciens,
- Restaurateur de porcelaines comprenant : des restaurateurs de pâte
tendre, de faïences, de terre cuite, de marbres anciens
- Restaurateurs de laques chinoises ou japonaises,
- Restaurateurs de tableaux, comprenant : les rentoileurs,
transposeurs, restaurateurs de peintures
- Restaurateurs de dessins anciens,
- Fabricants de châssis
- Restaurateurs de cadres,
- Restaurateurs de livres, comprenant des restaurateurs de papier, et
restaurateurs de reliure XVIII
ème
et art-déco ainsi
que des gainiers
- Restaurateurs de tapis, tapisseries, tapissiers en siège, passementiers
- Restaurateurs de verre, lustres, bronziers, cristal, pierres
semi-précieuses
- Socleurs
- Restaurateurs d'argenterie
b) Les activités connexes
Une
étude commandée par la fédération britannique du
marché de l'art, déjà citée qui figure en annexe,
donne pour la Grande Bretagne, un intéressant aperçu de l'impact
global du marché de l'art sur toute une série de services,
qualifiés d'auxiliaires.
Considérant que la situation ne doit pas être fondamentalement
différente en France Le rapporteur souhaite qu'une étude analogue
soit entreprise dans notre pays.
En Grande-Bretagne, le marché des oeuvres d'art et des antiquités
a dépensé environ 2 milliards de francs en services de soutien.
Près du quart de cette somme concerne des dépenses de
restauration et de conservation, presqu'à égalité avec les
dépenses relatives aux foires et expositions. Le reste correspond
à des dépenses de transport, d'assurance, de publicité et
d'impression.
Structures des dépenses induites par le marché de l'art en Grande-Bretagne (pour une dépense totale d'environ 2 milliards de F.)
Ces dépenses induites correspondent à environ un dixième de la taille du marché estimé - commerce et grandes salles des ventes additionnées - à plus de 2,2 milliards de francs.
c) Un élément clé de la politique culturelle
La
France, terre des arts, pourrait, à l'instar de l'Italie, se contenter
de geler le stock existant et se désintéresser de son
marché vivant au risque d'encourager les transactions clandestines.
• la France a fait le choix en 1992 d'un régime de liberté
des échanges, sur lequel il semble difficile de revenir autrement
qu'à la marge ;
• il y a en Italie, une connaissance et un attachement au patrimoine
mobilier, qui n'a pas d'équivalent en France ; le nombre des
collectionneurs privés, l'existence de collections de banques au fort
enracinement local - mais l'Italie est un pays décentralisé -,
comme celle du Monte Paschi di Siena, tournées vers le patrimoine
régional, sont venues pallier l'action longtemps inexistante de
l'État dans le domaine et finalement limiter l'exode clandestin des
oeuvres d'art ;
• enfin, l'intérêt pour le marché de l'art est
cohérent avec une
politique culturelle sans équivalent par
ses objectifs et ses moyens financiers publics: la politique de grands
équipements culturels et notamment de grands musées, un budget
d'acquisition, qui n'a maintenant d'égal que celui de l'Angleterre, un
soutien aux grandes expositions, en dernier lieu la création d'un
institut national d'histoire de l'art, témoignent de ces ambitions.
On note toutefois que si sur le plan de la diversité la politique
française d'exposition reste sans doute l'une des plus riches, il n'en
est pas de même en termes de fréquentation, ainsi que permettent
de le constater les tableaux ci-après.
Il semble au rapporteur que ce choix n'est pas ou plus possible et ne
correspond pas aux ambitions affichées par notre pays en matière
culturelle, qui ne compte que trois expositions sur les trente premières
expositions les plus visitées dans le monde en 1997 et 1998, contre 19
et 21 aux Etats-Unis.
Fréquentation des expositions dans le monde en 1997
Nombre de visiteurs |
Exposition |
Lieu |
Ville |
630.000 |
Documenta |
En ville |
Cassel |
489.423 |
Portraits de Renoir |
Art Institute |
Chicago |
433.890 |
Picasso et le Portrait |
Grand Palais |
Paris |
530.911 |
Picasso : les premières années |
National Gallery of Art |
Washington |
534.613 |
Georges de La Tour |
Grand Palais |
Paris |
220.000 |
L'art du XXe siècle |
Martin-Gropius-Bau |
Berlin |
338.300 |
Monet et la Méditerranée |
Kimbell Art Museum |
Fort Worth |
255.000 |
Monet et la Méditerranée |
Brooklyn Museum of Art |
New York |
165.220 |
Art et Anatomie |
Museum of Art |
Philadelphie |
270.303 |
L'art à Vienne |
Van Gogh Museum |
Amsterdam |
358.770 |
Van Gogh : dessins |
Musée Van Gogh |
Amsterdam |
199.756 |
250 ans de style |
Museum of Art |
Philadelphie |
170.000 |
Biennale |
Giardini di Castello |
Venise |
460.864 |
La Gloire de Byzance |
Metropolitan Museum |
New York |
355.000 |
Jan Steen |
Rijksmuseum |
Amsterdam |
236.407 |
Robert Capa |
Museum of Art |
Philadelphie |
320.867 |
Angkor : l'art khmer |
Grand Palais |
Paris |
228.277 |
Rodin et Michel-Ange |
Museum of Art |
Philadelphie |
172.600 |
Fabergé en Amérique |
Museum of Art |
Cleveland |
239.427 |
Peintures victoriennes |
National Gallery of Art |
Washington |
140.097 |
David Alfaro Siqueiros |
Museum of Fine Arts |
Houston |
294.734 |
Sensation |
Royal Academy |
Londres |
420.686 |
Cartier |
Metropolitan Museum |
New York |
221.870 |
Egon Schiele |
Museum of Modern Art |
New York |
248.837 |
Jasper Johns |
Museum of Modern Art |
New York |
159.794 |
La collection Rothschild |
Museum of Art |
Philadelphie |
486.100 |
Trésors du Mont Athos |
M. de la culture byzantine |
Thessalonique |
100.000 |
Expressionnisme allemand |
Palazzo Grassi |
Venise |
152.219 |
Matisse, Picasso et leurs amis |
Museum of Fine Arts |
Houston |
Fréquentation des expositions dans le monde en 1998
Nombre de visiteurs |
Exposition |
Lieu |
Ville |
||
480.496 |
Les Van Gogh de Van Gogh |
National Gallery |
Washington |
||
565.992 |
Monet au XXe siècle |
Musée des beaux-arts |
Boston |
||
528.267 |
La collection d'Edgar Degas |
Metropolitan |
New York |
||
400.000 |
Millet-Van Gogh |
Orsay |
Paris |
||
301.037 |
L'art de la moto |
Guggenheim |
New-York |
||
410.357 |
Gianni Versace |
Metropolitan |
New-York |
||
250.810 |
La gloire d'Alexandrie |
Petit Palais |
Paris |
||
300.000 |
Alexander Calder 1898-1976 |
Musée d'art moderne |
San Francisco |
||
305.883 |
Delacroix : les dernières années |
Museum of Art |
Philadelphie |
||
299.950 |
5.000 ans d'art chinois |
Guggenheim |
New York |
||
302.204 |
René Magritte |
M. royaux des B.-Arts |
Bruxelles |
||
152.794 |
Van Eyck |
Museum of Art |
Philadelphie |
||
236.217 |
Le Codex Leicester et la postérité de Léonard de Vinci |
Art Museum |
Seattle |
||
276.202 |
Bonnard |
Tate Gallery |
Londres |
||
243.336 |
Picasso : chefs-d'oeuvre du MoMA |
High Museum of Art |
Atlanta |
||
284.064 |
Tapis indiens de l'époque moghole |
Metropolitan |
New York |
||
288.709 |
Alexander Calder 1898-1976 |
National Gallery |
Washington |
||
230.680 |
Sculpture in situ |
Walker Art Center |
Minneapolis |
||
154.443 |
Autodidactes du XXe siècle |
Museum of Art |
Philadelphie |
||
81.000 |
Vinci, la Dame à l'hermine |
Quirinale |
Rome |
||
160.000 |
Van Eyck |
National Gallery |
Londres |
||
236.702 |
Manet-Monet et la Gare Saint Lazare |
National Gallery |
Washington |
||
100.000 |
Les Grecs anciens en Espagne |
Musée nat. d'archéologie |
Athènes |
||
230.921 |
Degas aux courses |
National Gallery |
Washington |
||
253.170 |
Picasso : chefs d'oeuvre du MoMA |
National Gallery of Canada |
Ottawa |
||
210.753 |
Visions du Nord |
Musée d'art moderne de la Ville de Paris |
Paris |
||
176.893 |
La conception des parcs Disney |
Walker Art Center |
Minneapolis |
||
225.000 |
Monet et la Méditerranée |
Brooklyn Museum |
New York |
||
205.704 |
Les anges du Vatican |
Art Museum |
Saint-Louis |
||
Pays |
Nombre d'expositions mentionnées dans le palmarès des 200 expositions les plus fréquentées en 1998 |
||||
France |
38 |
||||
États-Unis |
41 |
||||
Grande-Bretagne |
21 |
||||
Italie |
13 |
||||
Allemagne |
5 |
Il est
intéressant de constater que
si l'on prend en compte le
palmarès des 200 expositions les plus fréquentées dans le
monde en 1998, la France avec 38 citations fait presque jeu égal avec
les États-Unis, 41, indépendamment de la différence de
population
.
On est donc loin de la domination écrasante des Américains
constatée lorsque l'on ne considère que le palmarès des
trente premières expositions. La différence est encore plus
notable avec la Grande-Bretagne, qui n'arrive qu'en troisième position
avec un nombre de citations de moitié inférieur à celui de
la France. Il faut également remarquer une
présence notable
d'expositions en province ce qui dénote de la vitalité des
régions
: Lyon, Nantes, Antibes, Rennes, Nice, Marseille,
Bordeaux, Metz et Dijon parviennent à placer souvent deux expositions
dans le palmarès.
d) Une composante de notre image de marque commerciale
La vente
aux enchères est devenue, en moins de 40 ans, si ce n'est une
" industrie ", du moins
une activité de service
développée à l'échelle mondiale
, qui a, du fait
de son
impact en terme d'image
, notamment auprès d'une certaine
élite des affaires, une importance certaine, en dépit de la
modicité des flux macro-économiques.
D'un point de vue économique, le marché de l'art n'est pas
négligeable pour la
France
, qui se veut la
patrie du luxe et
le pays de l'art de vivre
. Ce n'est pas un hasard si M. François
Pinault - qui s'intéresse depuis peu au secteur du luxe comme le montre
l'affaire Gucci - est devenu le principal actionnaire de Christie's et si l'on
prête à LVMH des vues sur Sotheby's.
Paris, et la France en général, sont-ils condamnés
à rester ce
marché local,
- volontiers
présenté comme folklorique par la presse anglo-saxonne - Tel est
bien l'objet de la réflexion entreprise par le rapporteur sur les
perspectives de relance du marché de l'art en France