3. La bulle spéculative des années 80
A
l'origine de l'envolée des prix dans les années 80, il y avait
l'idée que l'art était une marchandise comme les autres et le
marché de l'art une sorte de bourse sur laquelle on pouvait
spéculer
, sans risque ou presque,
compte tenu des facteurs
fondamentaux faisant escompter une raréfaction croissante des
oeuvres
.
Que cette analyse soit, sinon fausse du moins discutable - comme on va le
montrer -, importe peu ; ce qui compte, c'est qu'elle ait convaincu de
nouveaux acheteurs de se porter sur le marché de l'art et ait induit des
modifications du comportement d'un nombre important de collectionneurs, au
point d'aboutir à une hausse des prix dans un
processus classique de
prophétie auto-réalisante
.
Un tel processus est apparu d'autant plus irrésistible qu'il a pu
s'alimenter d'une pluie de
prix records largement répercutés
par les médias
à l'initiative des grandes maisons de vente,
d'autant plus objectifs et incontestables apparemment, qu'ils semblaient le
résultat de la libre confrontation de l'offre et de la demande.
Mais l'éclatement de la bulle spéculative en 1990 n'a pas
emporté les grandes maisons de vente ; bien au contraire, il leur a
donné l'occasion de se restructurer, à l'inverse des
commissaires-priseurs français figés dans l'attente d'une
réforme.
a) Le niveau élevé et la croissance des prix des oeuvres : mythes ou réalités ?
La
hausse inéluctable des prix de l'art est apparue surtout, à la
fin des années 80, comme une de ces évidences, dont on ne pouvait
raisonnablement douter.
L'objet d'art étant la rareté par excellence
22(
*
)
, son prix ne pouvait être
qu'élevé et la hausse de celui-ci absolument inévitable.
Cela paraissait encore plus évident pour l'art ancien, dès lors
qu'à la fixité de l'offre s'ajoutaient les destructions du temps
et l'absorption par la main morte des musées : " dans le
marché de l'art consacré par l'histoire, l'offre potentielle est
fixée et la raréfaction croissante "
23(
*
)
.
Faute de recul et, à certains égards, d'esprit critique, on ne
voyait pas que cette hausse n'était peut-être pas
générale et n'est sans doute pas fatale.
D'abord
, le caractère limité de l'offre d'oeuvres historiques
est relatif
: toute l'histoire de l'art depuis le
XIX
ème
siècle est caractérisée, comme on
l'a déjà vu à propos du rôle des marchands, par un
processus permanent de réévaluation qui va des primitifs aux
peintres académiques du siècle dernier, en passant par les
" peintres de la réalité ". On note incidemment que,
plus encore que les musées, c'est le marché qui est à
l'origine de ces redécouvertes et qui fait donc progresser l'histoire de
l'art.
Ensuite,
les records affichés et médiatisés par les
maisons de vente, étaient sinon des exceptions du moins des cas
particuliers qu'on ne pouvait considérer comme donnant une image de la
tendance de l'ensemble du marché.
Toute la question est de savoir si
les hausses mises complaisamment en avant, ne cachaient pas des baisses en
monnaie constante, moins spectaculaires mais non moins réelles.
Enfin, on aurait considéré qu'au moins à court et moyen
termes, la tendance pouvait s'inverser et les évolutions se corriger.
Pourtant, des travaux d'une série d'économistes auraient dû
faire douter de ce que les arbres puissent, monter jusqu'au ciel. On dispose en
effet d'une série d'études sur l'évolution des prix des
oeuvres d'art, qui bien que différentes par la période de
référence vont à l'encontre de l'idée d'une forte
hausse des prix des oeuvres d'art dans leur ensemble.
(1) L'approche de William J. Baumol
William J. Baumol
, professeur des universités de
Princeton et de New-York, a ainsi étudié les prix sur une
très longue période allant de 1652 à 1961 en relevant 641
transactions permettant de comparer les prix pour les mêmes
oeuvres
24(
*
)
. Il conclut que les
résultats de l'étude statistique semble confirmer
l'hypothèse selon laquelle, en situation d'équilibre à
long terme,
le rendement des oeuvres d'art "
doit présenter
une corrélation étroite avec celui des placements financiers, le
premier étant systématiquement inférieur aux seconds, de
sorte que la somme des bénéfices psychologiques et
monétaires est égale pour les deux formes
d'investissement
".
En d'autres termes, l'économiste canadien a testé
l'hypothèse selon laquelle,
les agents sont prêts à
accepter un rendement faible pour les oeuvres d'art dans la mesure ou la
possession de celles-ci leur apportent d'autres satisfactions d'ordre
psychologique
. A contrario, cela veut dire qu'il ne serait pas normal que
la rentabilité des oeuvres s'établisse durablement au-dessus de
celle des titres.
En fait, et sans tenir compte ni des coûts de transaction ni des risques
de destruction, le rendement des oeuvres d'art sur la base d'un taux annuel
actualisé serait de 0,55 % par an en termes réels, ce qui
représenterait un coût d'opportunité de 2 % par an par
rapport aux obligations d'État prises comme valeur de
référence des actifs financiers
25(
*
)
.
W.J. Baumol souligne également
l'extrême dispersion des
rendements
, dont il remarque que ils sont plus importants lorsque la
durée de détention est plus courte.
Ce type d'approche présente une série de biais de nature
à surévaluer nettement le rendement du placement en oeuvres
d'art
:
• Il se fonde sur
une sélection ex post des peintres
" les plus connus du monde ",
par Reitlinger
26(
*
)
, dont on comprend intuitivement
qu'elle consiste à ne retenir pour calculer le rendement du pari sur les
courses que les chevaux placés à l'arrivée ;
• il
ne tient pas compte des coûts de transactions
et du
fait que la plupart des acheteurs sont à cette époque des
marchands.
L'analyse de Philippe Simonnot mérite d'être rapportée en
ce qu'elle explicite le biais des analyses effectuées sur la base de la
compilation de Gerald Reitlinger : "
Quant au processus
aléatoire de formation des cotes artistiques, il n'est pour ainsi dire
jamais pris en considération. Or raconter l'histoire financière
merveilleuse d'un tableau de Van Gogh ou de Picasso équivaut à
calculer la rentabilité d'un billet de loterie en ne retenant que le
billet gagnant...Le collectionneur qui a acheté un tableau au temps
où la cote de cet artiste était encore faible, s'est aussi
procuré à la même époque une multitude d'oeuvres,
qui depuis sont tombées dans l'oubli ; par conséquent, pour
calculer réellement la rentabilité de l'investissement, il serait
nécessaire de connaître le destin financier de l'ensemble de la
collection
"
27(
*
)
.
L'investissement en oeuvres d'art est une loterie, dont on ne peut se contenter
de calculer la rentabilité en ne prenant en compte que les billets
gagnants : citer le cas d'une oeuvre de David Hockney achetée 200
dollars en 1961 et vendue 2,5 millions de dollars en 1995, n'a guère
plus de signification que d'évoquer le cas d'un joueur qui a
gagné le tiercé ; ce qu'il faudrait prendre en
considération, c'est l'ensemble des dépenses faites par le
gagnant - le coût de tous les tickets achetés par l'ensemble des
parieurs.
On comprend d'ailleurs en poursuivant la comparaison avec le loto, que
les
gains sont nécessairement compensés par les pertes de autres,
sauf à considérer que la masse des paris croît de
façon régulière et irréversible et/ou que le stock
d'oeuvres " artistiques " tend à diminuer avec le temps.
De ce point de vue, il semble que l'on puisse soutenir que le jeu est à
somme positive en cas de croissance du revenu global et de maintien de la part
de celui-ci consacrée à l'achat d'oeuvres d'art, ainsi que, a
fortiori, s'agissant d'un bien de luxe ayant une élasticité
revenu positive, si cette -proportion tend à s'accroître.
Quant à la diminution du nombre d'oeuvres d'art sous l'effet des
destructions du temps et des retraits dus aux achats des musées, il faut
la mettre en rapport avec les adjonctions au stock d'oeuvres nouvellement
créées, susceptibles de venir augmenter l'offre, sans que l'effet
net soit forcément positif en toutes les périodes.
L'autre biais peut également être brièvement
commenté en soulignant que presque 60 % des acheteurs recensés
dans la compilation de Reitlinger sont des marchands, ce qui veut dire si l'on
prend en compte les prix de ventes des collectionneurs on ne connaît pas
leur prix d'achats. En d'autres termes, en comparant sans les distinguer prix
de gros et prix de détail,
on confond variation des prix et
rentabilité.
(2) Les autres études économétriques
Deux
économistes, MM. Frey et Pommerhene, ont repris cette
méthodologie pour, à partir de 1200 transactions correspondant
à la revente d'un même objet, entre 1961 et 1987, dégager
un rendement de 1,5 %, moitié moindre de celui de 3 % offert par des
placements financiers sans risques. Une telle approche restreinte à la
période récente évite certains défauts de celle de
W.J. Baumol, bien qu'elle continue de faire l'impasse sur le problème
des coûts de transaction et donc persiste à assimiler hausse des
prix et rentabilité.
Une dernière étude, enfin, apporte un éclairage
intéressant sur la question, dans la mesure où ses
résultats suscitent des réflexions méthodologiques de
nature à mieux comprendre les mécanismes du marché de
l'art.
Trois économètres, MM. O. Chanel, L.A. Gérard-Varet et
V. Ginsburgh, ont, dans un article publié dans la revue
" Risques " défendu des résultats très
différents, puisqu'ils aboutissent à des taux de rendement
réel de 10,7 % par an entre 1957 et 1988
28(
*
)
.
Les raisons de cette divergence tiennent à une méthodologie
consistant à prendre en compte, pour un ensemble d'artistes
sélectionnés - au nombre de 32 -, non les seules
transactions correspondant à la revente de la même oeuvre, mais
l'ensemble des transactions constatées tous les ans pour chaque artiste.
Par un traitement économétrique, les auteurs s'efforcent alors de
tenir compte des caractéristiques des oeuvres vendues (taille ;
année ; date de la vente, maison de vente.. seules
caractéristiques effectivement disponibles.... ) pour aboutir à
dégager, pour chaque année, la valeur de l'oeuvre type
" corrigée " des caractéristiques propres et
aléatoires des oeuvres réellement vendues.
Comment expliquer une telle divergence entre 5,5 % et 1,5 %, soit une
différence de 4 % pour une période analogue ? A
l'époque où cette étude a été pour la
première fois présentée, en 1991, elle semblait pour
beaucoup intuitivement, plus conforme à la réalité d'un
marché en plein boom spéculatif que les analyses prudentes de
W.J. Baumol et de MM. Frey et Pommerhene. Elle venait à point pour
accréditer " scientifiquement "
29(
*
)
le fait que la hausse que chacun
pouvait constater était à peine supérieure à la
tendance et que de tels rendements étaient à la portée
d'investisseurs raisonnablement informés.
En fait, l'approche économétrique globale encourt les mêmes
reproches que les précédentes études -
méconnaissance des frais de transaction et de détention, biais
dû à une sélection rétrospective des artistes -
auxquels s'ajoute le défaut de ne pas étudier, pour chaque
artiste retenu, les variations de prix d'oeuvres déterminées mais
celles du prix moyen des oeuvres vendues en ventes publiques.
En d'autres termes, on croit mesurer la cote moyenne d'un artiste alors que
l'on mesure
le prix moyen de ses oeuvres portées en ventes
publiques
. Or celui-ci
varie en fait pour d'autres raisons que la cote
de l'artiste et en particulier à cause du partage du marché entre
ventes publiques et négoce
. Si, comme on l'a indiqué plus
haut, un nombre croissant d'oeuvres de qualité, autrefois
négociées exclusivement par les marchands sont dirigées
vers les ventes aux enchères, le prix moyen des oeuvres vendues en
ventes publiques pourra augmenter, sans que les rendements
dégagés à la revente d'une même oeuvre soient
nécessairement aussi importants.
Une autre raison pour laquelle l'augmentation des prix moyens même
corrigées des variations individuelles (mais cette correction ne peut de
toute façon que prendre en compte des caractéristiques
éminemment sommaires) peut être supérieure aux rendements
dégagés sur des oeuvres spécifiques vient du
phénomène de circulation des oeuvres, dont
l'accélération peut, si elle porte surtout sur des oeuvres de
niveau de qualité et donc de prix élevé, accroître
encore le prix moyen des oeuvres vendues aux enchères
.
(3) L'art peut-il être un bon investissement ?
Des
études complémentaires sont bien entendu nécessaires,
notamment pour voir l'évolution des prix des oeuvres de l'art. Mais de
ces considérations techniques, il résulte les observations
suivantes :
•
Il faut accueillir avec la plus grande prudence aussi bien les
succès, nécessairement ponctuels
, claironnés par les
maisons de vente
que les prétendus indices établis par des
organismes de recherche indépendants
. Sans même parler de
l'expérience controversée du Times Sotheby's index
30(
*
)
, on a tout lieu de penser que les
indices publiés dans la presse spécialisée
présentent les mêmes défauts que ceux des études
économétriques précitées et, notamment, qu'ils font
état de prix moyens et pas de rendements réels..
"
La bourse a son CAC 40 ou son Dow Jones, le marché de l'art
a désormais son JDA art 100 "....peut-on lire dans le Journal des
Arts n° 81 du 16 au 29 avril 1999, qui poursuit : " à force de
parler de crise, on avait tendance à se convaincre que la
dépression des années 1990-1996 avait ramené le
marché très loin en arrière. En fait le JDA Art 100 sur
plus de vingt ans de 1975 à 1998 montre qu'au plus bas en 1995, avec un
indice à 1651 le niveau de prix atteint en ventes publiques
n'était guère inférieur à celui de 1987
(1690) "
31(
*
)
.
Il est difficile de juger d'un tel indice (cf. graphique tome 2
page 167) dès lors qu'on manque d'éléments sur les
spécialités concernées (cet indice comprend-il les arts
graphiques et les arts décoratifs ?) et sur ses modalités de
calcul, dont il est seulement dit que les prix étaient calculés
en monnaie courante. On note le contraste entre le profil de la courbe annuelle
et celui de la courbe mensuelle - l'idée même d'indices mensuels
en la matière est étonnamment ambitieuse - ainsi que le
commentaire général sur la conjoncture qui tient sans doute
autant de témoignages que de l'observations des courbes :
"
L'indice calculé début avril démontre que dans
le mouvement de reprise générale du marché ces deux
dernières années, les évolutions à très
court terme restent encore hésitantes et les situations
contrastées selon les spécialités. "
• Il est probablement inexact de considérer que les oeuvres d'art
constituent un bon placement, à court terme comme sur le long
terme : certes certains acheteurs ou collectionneurs gagnent, parfois
beaucoup, s'ils ont eu de la chance ou ont été bien
conseillés ; d'autres, sans doute sensiblement plus nombreux,
devraient perdre, s'ils prennent bien en compte l'érosion
monétaire, les frais de transaction et les coûts
d'entretien : on a tendance à claironner les hausses, on est
naturellement plus discret sur des pertes qui pourraient témoigner des
fautes de goûts de leur auteur ; en outre, beaucoup de ventes
intervenant sur successions, les héritiers sont naturellement moins
attentifs à la rentabilité de l'investissement ;
• Il n'y a
pas de consensus sur la stratégie
gagnante
; pour les uns, la seule règle est de toujours acheter
la qualité, au détriment de l'objet simplement moyen, car c'est
toujours l'exceptionnel que s'arracheront les collectionneurs ; d'autres
comme Maître Maurice Rheims pensent qu'on "
peut sans se tromper
affirmer que les objets usuels et de qualité ont vu croître depuis
soixante ans leur valeur moyenne dans des proportions incroyables ; mais
les objets exceptionnels, compte tenu des fluctuations monétaires, ont
souvent à peine conservé leur prix... Quel est le directeur de
Grand magasin parisien qui oserait payer 1 200 000 francs [ plus de 180 000
millions de francs d'aujourd'hui ] un tableau contemporain ? Pourtant,
c'est ce qu'a fait M. Chauchard, propriétaire des magasins du Louvre
lorsqu'il acquit vers 1890 la Bergère de Millet ".
Aujourd'hui,
ce pourrait bien être le cas de du portrait du docteur Gachet, le tableau
le plus cher du monde, d'une qualité exceptionnelle mais qui devrait
sans doute attendre du temps avant de trouver sa rentabilité.
En conclusion, il faut souligner que
le gain qu'il faut attendre d'une
oeuvre d'art est avant tout une satisfaction esthétique
.
Espérer y trouver une source de profit est un objectif difficile
à atteindre pour des particuliers qui doivent supporter des coûts
de transactions importants, soit qu'ils vendent leurs biens aux marchands, soit
qu'ils les mettent en vente aux enchères avec le risque s'il reste
invendu, de garder l'objet sur les bras ou de ne pouvoir s'en séparer
qu'au prix d'une décote substantielle.
Bref, on a toutes les raisons de croire que
l'art n'est pas un aussi bon
investissement
qu'on le dit généralement
:
•
les " valeur sûres " conserveront toujours, par
définition, de la valeur, mais les risques de perte en francs constants
ne sont pas négligeables
: ainsi le mobilier ancien qui
régnait sur les intérieurs bourgeois jusqu'au milieu de ce
siècle, est aujourd'hui délaissé au profit du mobilier
contemporain et a vu sa cote baisser sensiblement sauf pour les pièces
vraiment exceptionnelles ;
• quant au reste, il s'agit
d'investissements très
aléatoires
, qui s'apparentent à du capital risque ; cela
n'en vaut la peine que si une part de jeu vient augmenter les
bénéfices - psychologiques - attendus du placement :
à défaut du gain monétaire, à défaut de
toucher le gros lot, l'investisseur aura eu le plaisir de participer au
jeu
de hasard qu'est devenu le marché de l'art
et à la
satisfaction d'être admis dans la petite communauté des parieurs.
L'idée d'une augmentation irrésistible du prix de l'art ancien
et plus généralement de l'art historique fait partie de notre
mythologie
, au même titre que le caractère " hors de
prix " des oeuvres d'art. On oublie que nombre d'achats par les
musées ne dépassent pas 50 000 Francs
32(
*
)
.
Un oeuvre d'art, c'est cher, et son prix ne peut qu'augmenter, voilà
deux idées reçues, qui entretiennent la fascination collective et
justifient une fiscalité élevée.
A cet égard,
la taxe forfaitaire que beaucoup payent sans demander
à bénéficier du régime d'imposition au réel,
correspond moins à une plus-value effective qu'à une forme de
taxe indirecte sur des biens de luxe ou de prélèvement sur les
jeux de hasard.
b) La logique boursière du marché, l'apparition des collectionneurs spéculateurs
Le
comportement des collectionneurs privés s'est profondément
modifié depuis l'après-guerre.
D'abord, on assiste, surtout outre-Atlantique, à l'apparition d'une
nouvelle génération de collectionneurs.
Aux États-Unis, les collectionneurs fondateurs aux moyens immenses et
souvent plutôt cultivés comme l'était notamment J.P. Getty,
ont laissé la place à de nouveaux types de collectionneurs, moins
riches, moins attentifs aux oeuvres, plus prompts à procéder
à des arbitrages financiers.
Les motivations du collectionneur surtout aux États-Unis étaient,
à la fin des années 70, en train, d'évoluer. John Walsh
parle, lors du colloque déjà cité, de la "
fin de
l'ère des philanthropes...les comportements ont changé,
remarque-t-il : les nouveaux collectionneurs semblent considérer
l'art comme une marchandise comme une autre, pouvait faire l'objet de
spéculation. Leur compréhension des oeuvres, le genre de
satisfaction qu'ils retirent de leur possession et de leur contemplation, leur
champ d'attention, est rarement à l'égal des grands
collectionneurs du passé. "...
Avec ces nouveaux collectionneurs, il semble que l'on se trouve face une
logique souvent plus spécialisée, en tous cas non portée
par un projet de constitution d'une collection destinée à
être donnée à des musées : l'ère des
Frick, des Morgan, des Rockefeller, des Widener, des Havemeyer, des Wrightsman,
et, plus près de nous des Hammer, Kress ou Norton Simon, pour
évoquer les grands collectionneurs qui n'ont pas été
cités à un titre ou à un autre, s'achève.
Ces collectionneurs achetaient pour la plupart peu en vente publique et
faisaient confiance à des marchands : ainsi, Andrew Mellon, le
fondateur de la National Gallery de Washington, a longtemps acheté ses
oeuvres uniquement chez Knoelder à New-York, avant de partager,
après la seconde guerre mondiale, sa clientèle entre ce dernier
et le futur Lord Duveen.
Le prototype du nouveau collectionneur issu des milieux d'affaires, moins
soucieux de constituer une collection que de diversifier son patrimoine, enclin
à faire confiance aux experts-conseils des grandes maisons de vente aux
enchères, quand il n'est pas directement conseillé par des
conservateurs de musées, a peu recours aux grands marchands et se porte
sans doute volontiers vers les ventes publiques ; d'où l'attention
croissante portée par les grandes maisons de vente au marché
américain, indépendamment de toute question fiscale.
Ensuite,
surtout dans l'art contemporain
,
certains
collectionneurs
, parmi les plus importants, jouent un rôle actif dans
la constitution de leur collection, et
ne répugnent pas,
par
l'affichage volontiers médiatisé de leur engagement, à
exercer un pouvoir de marché
.
Ce constat est confirmé par l'analyse que fait Mme Raymonde Moulin du
comportement d'un certain nombre de grands collectionneurs d'art contemporain,
- dont les prototypes sont M.M Ludwig ou Saatchi - qui sont devenus capables
d'assumer les rôles de tous les acteurs des mondes de l'art :
"
ils achètent et vendent comme le marchand ; ils
organisent des expositions comme le conservateur de musée. Ils
enrichissent les musées existants ou créent à leur nom des
institutions s'apparentant, par leur vocation publique, à des
musées d'art contemporain... Quelle que soit la relation psychologique
que le grand collectionneur d'art contemporain entretient avec l'art, il est
condamné à gagner deux paris étroitement solidaires l'un
de l'autre, l'un sur la valeur esthétique, l'autre sur la valeur
financière, chacun devant garantir l'autre
"
33(
*
)
.
Enfin, on a vu apparaître de nouveaux comportements parmi les
collectionneurs, qui en ont fait des spéculateurs. Car, et ceci est plus
important du point de vue du fonctionnement des marchés, "
fait
absolument nouveau, décisif ",
souligne
Maître
Maurice Rheims dans son livre Les collectionneurs publié en 1981
,
l'amateur de 1980 éduqué par la presse d'information artistique,
piqué par le microbe de la curiosité, entre dans la lice et se
transforme bien souvent en amateur marchand, encouragé par l'exemple des
centaines de collections constituées ces cinquante dernières
années, avec des moyens très réduits. Des gens
passionnés et émerveillés par les succès qu'ils
accumulent se mettent en dehors de leur occupation quotidienne, à
exercer accessoirement un métier qui était, il y a quelques
années, l'apanage exclusif de spécialistes ".
En définitive, l'avènement de ces nouveaux collectionneurs a eu
pour conséquence de
généraliser les comportements
d'arbitrages
, ce qui s'est traduit par
l'augmentation de la vitesse de
circulation des oeuvres.
Une des caractéristiques des périodes de spéculation
intense est l'accélération de la rotation des biens qui changent
facilement de mains et, corrélativement la diminution de la durée
de détention des oeuvres.
Autrefois, on pouvait dire qu'en moyenne, les oeuvres repassaient sur le
marché tous les 20 à 30 ans ; aujourd'hui, cette
durée de détention est sans doute passée à moins de
10 ans
. Nul doute qu'elle a été plus courte pendant la
période de folle spéculation de la fin des années 80.
L'autre changement important qui est à l'origine de l'explosion puis de
l'effondrement du marché de l'art, c'est le mode de financement du
marché avec le
développement de facilités
financières spécifiques et l'intervention des banques.
Deux phénomènes ont profondément affecté à
ce niveau le fonctionnement du marché de l'art dans la seconde
moitié des années 80 :
•
la tentation pour les maisons de vente de financer et, donc, d'une
certaine façon de " monter ", leurs records de prix
;
•
l'intervention, en France du moins, des banques pour amener
certains opérateurs à acheter pour revendre immédiatement
en vente publique, ce qui ne pouvait manquer de créer des risques
d'effondrement en chaîne en cas de retournement du
marché
.
(1) L'affaire des Iris de Van Gogh
L'affaire des
Iris
de Van Gogh témoigne du
dérapage auquel peuvent donner lieu les pratiques, normales dans une
optique commerciale, mais qui aboutissent à faire douter de la
sincérité des prix de vente publique.
En novembre 1987, Sotheby's adjugeait un tableau de Van Gogh
Les Iris
pour la somme fabuleuse de 53,9 millions de dollars à M. Alan Bond, sous
enchérisseur sur
Les Tournesols
du même artiste, vendus par
Christie's, en mars 1987, pour 39, 9 milliards de dollars.
En fait, deux ans après on apprit que Sotheby's avait avancé la
moitié du prix d'achat des Iris contre la garantie du tableau
lui-même et d'autres tableaux déjà détenus par
l'homme d'affaire australien. Il semble que des propositions de conditions de
paiement ait été faites avant la vente. Certains purent en
conclure que cela avait encouragé l'inflation des prix et notamment
facilité la vente des tableaux récupérés en
contrepartie. Mais, ce qui apparaît avéré, c'est que les 49
millions de dollars ont bien été versés et que Sotheby's,
outre le " buyer's premium " de 10 %, récupéra ce qui
lui était dû, intérêt et principal.
Enfin, et de façon très anglo-saxonne,
Sotheby's ne tarda pas
à réagir en annonçant qu'il n'accepterait plus de prendre
l'objet acheté en garantie et ne prêterait plus sur aucun objet
d'art à moins de douze mois après son achat
. La maison de
vente récupéra les Iris
34(
*
)
qu'elle réussit à vendre
au musée Getty.
(2) La spéculation alimentée en France par les crédits bancaires
L'autre
dérive plus spécifiquement française, s'est traduite par
la
mise en place de circuit de financement spécifiques permettant
à des marchands d'acheter
, en vente ou chez des particuliers,
de
la marchandise destinée à être remise en vente publique
dans des délais très bref
.
Le système devint d'autant plus instable qu'il reposait sur un
équilibre dynamique, où il était indispensable de vendre
pour pouvoir payer que ce que l'on avait mis aux enchères. A partir du
moment où le marché se renversa, la mécanique se grippa et
le marchand se retrouva plombé avec des stocks qu'il n'était pas
en mesure de payer.
Nul doute que pendant cette période de folie, les marchands ont
été invités à passer leur stock en vente publique
découvrant avec étonnement et ravissement que ce qu'il mettait
des mois à vendre s'enlevait pour beaucoup plus cher en ventes
publiques...De là à acheter pour revendre, la tentation
était forte, surtout si on y était incité par les
commissaires-priseurs désireux de profiter de cette euphorie et si des
banques vous multiplient les moyens d'acheter.
Des banques ont avancé imprudemment de l'argent à un certain
nombre de personnes incitées à spéculer à
découvert
, tandis que la marchandise était
déposée chez les commissaires-priseurs, qui pouvaient à la
fois garantir la valeur des oeuvres, tout en permettant aux banques de
s'assurer des sûretés qu'elles demandaient. Mais à ce jeu,
en cas de retournement du marché, le piège se referme sur les
marchands qui ont spéculé à découvert et sur les
banques qui se retrouvent propriétaires d'oeuvres brutalement
dépréciées.
(3) L'échec des opérations de placement bancaires à moyen terme
Il faut
donc bien distinguer dans ces interventions, même si la frontière
n'est pas évidente, les opérations de placement comme BNP arts ou
British Rail Pension Fund, de ces opérations de spéculation.
En 1974, en association avec Sotheby's, la caisse de retraite des chemins de
fer britannique, le
British Rail Pension Fund
décida d'investir
l'équivalent de 400 millions de francs en oeuvres d'art, ce qui ne
représentait que moins de 1 % de leurs investissements. Certains achats
spectaculaires comme celui de
La promenade
de Renoir, soit
l'équivalent de 16,2 millions de francs de 1991,
défrayèrent la chronique.
Revendues à partir de 1987, ces achats se sont
révélés, dans l'ensemble, judicieux et ont
dégagé pour les premières ventes une forte
rentabilité 6,9 % en monnaie constante, 15,3 % en monnaie courante.
D'une part, il faut comparer ces résultats à l'évolution
de la bourse de Londres au cours de la même période, soit 16 %.
D'autre part, ce qui n'a pas été vendu au début des
années 90 a dû l'être dans de moins bonnes conditions dans
la période de recul des prix que l'on a connu depuis 1990. Il n'a
d'ailleurs pas été possible d'obtenir de Sotheby's un bilan 1999
de l'opération British Rail, alors même, qu'une vente vient encore
d'intervenir en 1998.
De toute façon, Il semble que cette opération soit l'exception
qui confirme la règle : Les opérations d'investissement en
oeuvres d'art institutionnalisées et dissociée du plaisir de la
consommation esthétique ont peu de chances de déboucher sur une
rentabilité importante.
C'est méconnaître les caractéristiques des oeuvres d'art et
les motivations des acheteurs que de croire que, sauf lorsque l'on
achète aux creux du cycle pour revendre à son sommet ou que l'on
a la chance d'acheter des oeuvres d'artistes destinés à
être découverts ou redécouverts, ce genre d'investissement
soit rentable :
•
Des oeuvres d'art constituent des actifs
, qui, surtout
lorsqu'ils sont simplement stockés, présentent des frais
d'entretien supérieurs à ceux des actifs financiers ; il
faut les garder longtemps pour amortir les coûts de transaction,
même si on les achète en vente publique et, a fortiori, si on les
acquiert auprès de marchands ;
•
Les acheteurs
, sauf dans les périodes exceptionnelles
1987, 1988 et 1989,
se méfient toujours des oeuvres qui reviennent
trop vite sur le marché
, comme si le " déjà
vu " était un handicap. Or, une dizaine d'années est
à la fois un minimum pour le marché et un maximum pour des
investisseurs.
A ce facteur, s'ajoute le
manque d'attrait pour des ensembles d'oeuvres qui
ne reflètent pas une personnalité
: une collection se
vend, en général, bien, parce qu'elle témoigne d'un
goût, dont on s'arrache volontiers les exemples comme autant de
trophées, même s'il s'agit de marchands promus collectionneurs
pour les besoins de la cause.
Les achats d'un fonds d'investissement ne constituent pas une collection ;
ils n'ont pas d'âme et, en période d'attentisme, comme
aujourd'hui, les acheteurs en sont de plus en plus conscients et sont donc de
plus en plus méfiants.
C'est ce qui explique
l'échec de l'opération BNP
- dont la
presse a fait état
35(
*
)
.
D'excellents experts, des choix classiques " tradition
française ", censés éviter les valeurs
spéculatives, mais un achat à contretemps au moment du boom, une
vente intervenant trop tôt et, de surcroît, les défauts
structurels des achats collectifs, particulièrement handicapants
lorsque, dans un marché encore hésitant, les collectionneurs
recherchent surtout de la marchandise " fraîche ". Au total, la
collection a été vendue pour près de 12 millions de
dollars. Il en aurait fallu plus de 20 pour que l'opération soit
profitable. Il y a de bonnes raisons de penser que ceux qui ont acheté
les oeuvres vendues par BNP arts ont fait, eux, de bonnes affaires....
En revanche, l'intervention des banques comme conseil à
l'achat
36(
*
)
qui tend à se
développer n'encourt pas les mêmes critiques dans la mesure
où a démarche s'inscrit en général dans le long
terme et où, a priori, l'oeuvre étant détenue par son
propriétaire, celui-ci en retire toujours une satisfaction
esthétique, à défaut d'en retirer un profit
monétaire, appliquant ainsi de façon concrète les
principes de bon sens qui découlaient de l'étude
précitée de W. J. Baumol.
c) Les réactions face à la crise : quand les uns se replient, les autres se restructurent
La
crise de 1990 a joué le rôle de révélateur des
rapports de force entre Commissaires-priseurs et maisons de vente
anglo-saxonnes
. Elle a montré que les performances accomplies par
les commissaires-priseurs français dans les périodes fastes
étaient fragiles : des " coups " comme la vente des
" noces de Pierrette " de Picasso ou celle de la collection Roberto
Polo, ne se rééditent pas facilement.
Elle tend à prouver aussi que le recul plus net des ventes des grandes
maisons de vente aux enchères depuis 1990, loin de marquer une
faiblesse, était au contraire le signe d'une capacité
d'adaptation supérieure à un marché désormais
mondial.
Déjà, en 1975, la crise pétrolière avait conduit
les deux " majors " à s'entendre de facto pour instaurer une
commission de 10 % sur les acheteurs à l'image de ce qui se faisait
déjà sur le continent.
En 1990, le volume d'affaires baissa de moitié dans les deux grandes
maisons de vente . La réaction fut aussi rapide et même brutale
pour restaurer la rentabilité : à la fin de l'année
Christie's licencia 140 personnes, Sotheby's 119.
Mais même au
creux de la vague alors que les ventes avaient diminué des 2/3 par
rapport au sommet de 1989, Sotheby's était encore
légèrement bénéficiaire.
En 1994, toujours pour restaurer la rentabilité, les deux soeurs
ennemies mais unies dans les moments difficiles décidèrent comme
en 1974 de modifier leurs tarifs en passant à 15 % le taux des frais
acheteur en dessous de 30 000 livres
.
En fait, en dépit d'une concurrence acharnée, les deux firmes ont
su s'unir et faire, opportunément, des mouvements dans le même
sens, dès lors qu'il s'agissait de rétablir leur
rentabilité ; de même, fut mis un peu d'ordre dans les
commissions dues par le vendeur, au moins en principe, car, de ce point vue, la
concurrence pour attirer les vendeurs - et notamment pour s'attacher des
marchands, est toujours aussi vive.
Les maisons de vente sont des sociétés introduites en bourse
évoluant dans un contexte libéral. Cela change tout
.
Les actions de Christie's avait été offertes au public
37(
*
)
depuis 1973 ; de son
côté Sotheby's fut introduit en 1977
38(
*
)
. Il en est résulté le
changement des règles du jeu. Le pouvoir allait passer des amateurs
ambitieux aux hommes d'affaires soucieux avant tout de rentabilité.
Comme le note Robert Lacey, l'introduction de la commission à l'achat
constitua un tournant : elle "
marqua le moment où
Sotheby's et Christie's abandonnèrent ensemble la conception du monde de
l'art comme une chaleureuse fraternité où les maisons de vente et
les marchands se serraient les coudes pour résister à tous les
autres. En entrant en bourse, Christie's s'était soumis à
d'autres maîtres, ces étrangers dont les commissaires-priseurs et
les marchands avaient jadis profité de concert et Sotheby's allait lui
emboîter le pas. Dans le document annonçant la cotation en bourse
que le Sotheby's Parke-Bernet group Ltd présenta au marché en
juin 1977, la commission d'achat était citée comme le facteur
principal des récents bénéfices de la maison de
vente. "
L'arrivée des financiers notamment américains - son
propriétaire actuel M. Alfred Taubmann, qui fit fortune dans les centres
commerciaux du Middle West - au pouvoir achevait de faire de Sotheby's une
entreprise multinationale comme les autres, vulnérable aux raids
extérieurs et donc très attentive à l'évolution de
ses profits.
De façon moins spectaculaire et sans doute plus tardive, au moins
jusqu'à l'entrée dans son capital de M. François Pinault,
à hauteur de 29,1 %
39(
*
)
, Christie's connut une
évolution analogue. L'opposition, un temps colportée par une
plaisanterie qui faisait sourire le microcosme, selon laquelle Sotheby's
était géré par des hommes d'affaires qui se prenaient pour
des gentlemen, et Christie's était dirigé par des gentlemen qui
se prenaient pour des hommes d'affaires, n'est plus de mise.
Désormais, la préoccupation de rentabilité est, à
l'évidence, omniprésente - comme on a pu le voir avec les
tentatives de reprise en main des frais acheteur et vendeurs. Et ce n'est pas
sans provoquer des tensions internes entre gestionnaires et experts, notamment
dans certains départements, importants pour le prestige et la tradition,
mais sans doute peu rentables compte tenu d'un relativement faible - au regard
de celle de la peinture impressionniste et moderne - niveau de prix.