B. UN MARCHÉ MONDIAL EN VOIE DE GLOBALISATION
Le marché de l'art au sens moderne date du XVIII e siècle. Pour qu'il y ait marché à proprement parler, il fallait que se constituent progressivement une offre et une demande indépendantes ; que se distendent les liens entre les patrons et leurs peintres ; que les uns produisent pour le marché et les autres acceptent des sujets qu'ils n'avaient pas choisis ; que l'évolution économique entraîne la dispersion de grandes collections ; que se fasse sentir, enfin, le besoin d'intermédiaires spécialisés ; que la demande d'objets de curiosité qui formaient l'essentiel des cabinets du XVII e9( * ) , fasse plus de place à la peinture ancienne, qui, au XVIII e , était, il faut le rappeler, largement constituée de peinture hollandaise. Un bref rappel historique montre que le marché de l'art a été, dès l'origine, international.
1. Un marché international dès l'origine
Quel que soit son mode de fonctionnement ou sa logique, négoce traditionnel, ventes publiques, ou promotion d'une esthétique nouvelle, le marché de l'art s'est développé dans une logique mondiale.
a) Le triangle Paris Londres Amsterdam
Le
commerce de l'art naît avec celui des reliques puis des antiques ;
ce n'est que dans le courant du XVI
e
siècle que l'on
commence à voir circuler des tableaux, car, jusqu'à cette
époque, les artistes circulent plus que les oeuvres : les peintres
d'une certaine notoriété, sont le plus souvent au service des
princes, tandis que leurs oeuvres résultent de commandes et font partie
intégrante de la décoration des lieux, palais ou églises
pour lesquels elles ont été faites.
C'est en Italie que se trouve aux débuts des temps modernes la
principale source d'approvisionnement du marché de l'art : c'est
là que se font les fouilles pour les antiques, que se trouve la plus
grande concentration d'artistes de tous les pays, que commencent à se
défaire les premières grandes collections et, donc, que
sillonnent les agents des princes allemands ou des nobles français,
puis, les riches Anglais.
Mais le marché italien est à l'image de son espace politique,
morcelé éclaté, sans la lisibilité d'un vrai
marché unifié. Bien que les premières ventes publiques
aient eu lieu à Venise au tout début du XVI
e
, elles ne
s'organisent de façon systématique qu'à partir du XVII
e
en Hollande puis à Londres.
Même si, historiquement le marché de l'art moderne est né
quelque part entre la Hollande, l'Angleterre et la France, la primauté
semble appartenir à Paris à partir de la fin du XVIII
e
. C'est en France qu'ont exercé leur activité, les
grands marchands qui ont fait sortir le marché de l'art de la
préhistoire, et progresser l'histoire de l'art, les Gersaint,
Rémy, Basan, Joullain ou Paillet et surtout Le Brun. Ceux-là
méritent bien l'appellation de connaisseurs. Krzysztof Pomian expose
ainsi la situation.
" ...
C'est au cours des années soixante-dix qu'à cause
des noms des collectionneurs
10(
*
)
dont les collections ont alors été dispersées, de leur
statut social très élevé et souvent de leur exceptionnelle
richesse, de la légende qui entourait de leur vivant les oeuvres qu'ils
ont réunies, en particulier les tableaux, certaines ventes sont devenues
des événements mondains qu'on commentait ensuite longuement dans
les lettres et dans les gazettes. Et ce n'était pas que des
événements parisiens. Car Paris dans la deuxième
moitié du XVIII
e
siècle est au centre d'un
marché des oeuvres d'art devenu désormais européen.
Européen, parce qu'on revend à Paris des objets achetés en
Italie en Belgique, dans les Provinces Unies. Et parce que les acheteurs
viennent de tous les pays du continent....Il en est ainsi jusqu'à ce que
la révolution mette un terme à la domination du marché
parisien "
11(
*
)
Dès sa naissance, le marché de l'art a donc été
international. Une peinture pouvait être vendue à Amsterdam et,
quelques mois plus tard être remise en vente à Paris, avec le cas
échéant la mention des provenances étrangères.
Toutes les caractéristiques du marché de l'art, ses pratiques
complexes se mettent en place à cette époque et, notamment, des
réseaux internationaux de marchands.
En ces temps là, le marchand vendeur aux enchères, agit en tant
que mandataire mais achète aussi pour son compte dans ses propres
ventes ; ce qui ne les empêchait pas non plus de procéder
à des transactions privées, à l'achat comme à la
vente. Les marchands commissaires-priseurs, même les plus actifs ne
faisaient guère plus de 5 ou 7 ventes par an, qui duraient plusieurs
jours
12(
*
)
.
C'est dans la seconde moitié du XVIII
e
siècle que
firent leur apparition des catalogues détaillés, à
l'orthographe moins fantaisiste, qui au delà de l'emphase propre aux
notices de l'époque, commençaient à apporter des
renseignement précis sur le titre, les dimensions, l'état ou la
provenance de l'oeuvre.
Ainsi, voit-on, à la fin du siècle, apparaître des
professionnels de l'art, qui, indépendamment de toute formation de
peintre - beaucoup de marchands étaient peintres et
réciproquement au siècle précédent -, fondent leur
négoce sur des aptitudes commerciales et sur des capacités de
connaisseur. Cette tendance à la professionnalisation s'est
accompagnée d'une interaction croissante entre marchands et historiens
d'art et entre marché et musées.
b) L'ascension de Londres au XIXe : les chocs de la politique, le poids de l'économie
Avec la
Révolution, Londres reprend le flambeau du marché de l'art. C'est
à Londres que seront vendues les collections des émigrés
et, en premier lieu, la collection du duc d'Orléans. Avec celle, un
siècle et demi plus tôt de la collection de Charles Ier, cette
dernière vente constitue une date majeure dans le développement
du goût en Angleterre.
Mais
la Révolution ne s'est pas contentée d'avoir pour effet
de déplacer le centre de gravité du marché de l'art de
Paris à Londres ; elle a aussi eu pour conséquence un
brassage d'oeuvres sans précédent
: des oeuvres,
enchâssées dans leurs écrins depuis des siècles
étaient jetées sur les routes ou dans les cales des navires, soit
pour approvisionner le muséum central de Napoléon, soit comme
butin des soldats, soit parce que nombre de propriétaires ruinés
par les contributions forcées de Napoléon durent se
résoudre à les vendre.
"
Que les membres de la haute et petite noblesse
, écrit
l'historien Francis Haskell,
puissent décorer leurs demeures dans le
même style que les patriciens de Rome, de Venise et de Gênes
auxquels ils avaient rendu visite durant leur " Grand tour ", aurait
semblé inimaginable une dizaine d'années plus tôt
seulement. Tout cela devenait possible, et presque facile pour peu qu'on
eût l'argent - et l'appétit vint en mangeant. Des nuées
d'agents, de marchands, d'artistes ratés et d'aventuriers de tout poil
fondirent sur l'Italie comme une nuée de vautours pour tirer
pâture de l'aristocratie locale, contrainte de payer les amendes
exorbitantes que lui infligeaient les armées de l'envahisseur
français. Pendant plus d'une décennie, on put croire que toute
l'Europe, depuis les ducs et les généraux jusqu'aux moines et aux
vulgaires voleurs, était engagée dans une seule et vaste campagne
de spéculation sur le marché de l'art. Le roi George III en fit
la remarque et observa ironiquement que tous ses gentilshommes étaient
devenus des marchands de tableaux.
A Londres arrivaient chef-d'oeuvre après chef d'oeuvre en un afflux
apparemment inextinguible, et le phénomène commençait
à sembler naturel. Au plus fort du blocus, des marchands y compris
français accouraient en Angleterre avec leurs stocks et retournaient
aussitôt pour le renouveler
. "
13(
*
)
Des collections françaises purent se constituer à l'occasion des
guerres napoléoniennes : le cardinal Fesch, l'oncle de
Napoléon, son frère Lucien, le maréchal Soult en Espagne,
furent les plus célèbres, à côté d'autres
plus modestes comme celles de Cacault ou de Wicar que l'on redécouvre
aujourd'hui, à Nantes ou à Lille ; mais, c'est à
peine forcer le trait que de dire que
la Révolution a fait la fortune
des marchands et des collectionneurs anglais
. Tandis que les
Français prélevaient - ce qu'ils durent rendre en quasi
totalité après Waterloo - ou pillaient le plus souvent sans
discernement, les Anglais achetaient, ce qui a fait la richesse des
châteaux anglais puis le bonheur des musées américains.
Même si à certains égards on peut dire que l'Angleterre a
toujours profité de l'instabilité politique
française
14(
*
)
, la raison
fondamentale du développement des ventes Outre-Manche reste la
montée en puissance économique de l'Angleterre qui alimenta une
forte demande interne.
c) La révolution du marchand - découvreur
C'est aussi en France qu'est apparu le prototype du marchand visionnaire, Le Brun - le mari de madame Vigée - découvreur notamment de Vermeer. C'est aussi dans notre pays qu'exerceront leur talents, quelques décennies plus tard, les Durand-Ruel, Vollard ou Kahnweiler, qui ont constitué, quelques décennies plus tard, les exemples mêmes de ces marchands, qui ont fondé leur commerce sur la promotion d'esthétiques nouvelles.
(1) L'apparition d'entrepreneurs innovateurs
Désormais, comme l'a souligné Mme Raymonde
Moulin, le
marchand de tableaux se comporte comme un entrepreneur au sens que lui donne
Joseph Schumpeter.
Dans l'analyse de ce classique de l'économie politique, l'objectif n'est
plus seulement de produire moins cher compte tenu de l'état des
techniques ou de répondre au mieux à la demande, compte tenu des
goûts existants des consommateurs. Il s'agit d'innover, de trouver les
technologies et les produits de demain et donc de s'engager dans une forme de
concurrence radicale, qui restructure l'ensemble de l'appareil de production.
Ce processus de destruction créatrice, qui caractérise le
capitalisme, selon Joseph Schumpter, se retrouve dans le marché de
l'art. Le rôle du marchand d'art est moins de servir
d'intermédiaire que de modeler le goût de ses clients dans un
processus de subversion des valeurs esthétiques dominantes.
Cette transformation du fonctionnement du marché de l'art a
été précédée, au début du XIX e
siècle, d'une révolution silencieuse : délivré
des contraintes de l'Académie ou des corporations, dégagé
des obligations vis-à-vis de ses patrons, le peintre est devenu
" libre " de répondre à la demande du marché.
Au début, celui-ci a fonctionné alors que les normes
esthétiques étaient définies par des instances
d'État, salons ou Académie. L'État s'était
attribué de droit d'émettre seul les valeurs esthétiques,
qui avaient cours légal. Mais, de même que dans une approche ultra
libérale, la monnaie ne se définit pas par le fait d'avoir cours
légal mais celui d'être accepté, le privilège
d'émission esthétique des autorités
institutionnalisées a été contesté puis
renversé par un groupe d'artistes qui, grâce au marché et
à ses marchands, a tenté et réussi un véritable
putsch esthétique.
Cette mutation du marché de l'art mais aussi du fondement des valeurs
esthétiques, on la doit largement à Paul Durand-Ruel. Celui-ci
soutint l'impressionniste en dépit de l'hostilité ambiante, et
acheta, du moins tant qu'il le put, une grande quantité d'oeuvres de
peintres qu'il soutenait. Jouant à la fois le rôle de banquier et
d'agent de publicité, il mourra presque ruiné, avec dans ses
réserves quelque 800 Renoir et 600 Degas.
Son audacieuse politique l'a amené à utiliser toutes les
ressources de publicité et à mobiliser la critique
15(
*
)
. Il organisa à partir de 1883,
une série d'expositions personnelles, ce qui est une méthode qui
allait se généraliser dans toute l'Europe, à Londres,
Rotterdam et Boston avant d'ouvrir une galerie sur la V
ème
avenue à New-York en 1888 ; et c'est aux États-Unis
qu'apparaissent leur premiers grands collectionneurs fortunés et
notamment Mme Potter-Palmer et M. et Mme HO Havemeyer.
(2) Un processus permanent de création et de redécouvertes de nouvelles valeurs esthétiques
Cette
stratégie consistant à imposer une nouvelle esthétique
s'est généralisée et a engendré un
processus de
renouvellement perpétuel des mouvements artistiques
, un processus de
" coup d'état permanent " pour l'art contemporain,
doublé d'un processus de redécouverte successive de maîtres
moins connus pour l'art ancien.
Dans ce secteur du marché que Mme Raymonde Moulin qualifie
d'art
" classé ",
la
fixité de l'offre
et
même sa raréfaction du fait des destructions et de l'augmentation
de la part de ces oeuvres détenues par les musées, conduisent les
marchands à chercher dans le passé les artistes méconnus
voire inconnus : la liste est longue de ces redécouvertes qui va
des " petits maîtres " aux " pompiers " pour le
XIX
ème,
mais aussi plus tôt avec la
réévaluation déjà ancienne des " peintres de la
réalité " et, notamment, de Georges de La Tour, ou plus
récemment de la peinture maniériste.
(3) Marché et musées : des relations de dépendance réciproques
Si les
marchands se sont imposés aux institutions d'État, comme les
éclaireurs indispensables des valeurs esthétiques, c'est pour
s'empresser de s'en servir comme caution de la justesse de leurs choix.
D'où une relation complexe mais étroite entre marché et
musées, surtout dans le domaine de l'art contemporain.
"
Le marché de l'art dépend ici du musée comme
il dépend d'un hôtel des monnaies s'agissant du numéraire
qui lui sert de mesure des valeurs
",
écrit Krzysztof
Pomian, dans le livre précité sur le commerce de l'art, pour
ajouter plus loin : "
la National Gallery de Londres doit son
existence à un acte du Parlement qui a décidé d'acheter
pour la nation, une collection particulière, celle de Juluis Angerstein,
réputée déjà du vivant de son propriétaire
pour ne contenir que des chefs-d'oeuvre....Or il est significatif que les
promoteurs de la création de la National Gallery ont été,
dans leur majorité, les acteurs du marché de l'art. En ce sens,
il est permis d'affirmer qu'elle est une émanation de celui-ci. Il n'en
a pas été autrement, environ cinquante ans plus tard, avec le
Metropolitan Museum de New-York. "
16(
*
)
.
Dans le domaine de l'art contemporain,
les liens fonctionnels entre
marché et musées
sont encore plus évidents, alors que
l'on se trouve dans "un " champ artistique dépourvu
d'esthétique normative ", pour reprendre l'expression de Raymonde
Moulin à laquelle sera empruntée l'analyse qui va suivre.
Le marchand américain Léo Castelli a été
après la seconde guerre mondiale le type même, de l'entrepreneur
découvreur. Il a fait connaître - même s'il n'a pas toujours
été leur premier marchand - Robert Rauschenberg, Jasper Johns,
Frank Stella et les grands mouvements, pop art, art minimal et art conceptuel.
"
Son goût des apparitions (épiphanies) et du pari
constamment renouvelé
, écrit Raymonde Moulin,
est en
affinité élective avec l'esthétique de la priorité
et du changement continu. La référence à l'histoire de
l'art et aux grands artistes fondateurs de l'art moderne, Cézanne,
Matisse, Picasso, cautionne sa dernière découverte et constitue
son principal argument de vente. "
D'une certaine façon, les galeries actuelles s'inspirent largement de la
stratégie de Léo Castelli. "
Pour créer la demande
en faveur d'un courant artistique nouveau,
poursuit Raymonde Moulin
, les
techniques du marketing commercial et de la publicité se combinent avec
celles de la diffusion culturelle. La probabilité de succès d'un
marchand dans l'organisation, en un temps limité, d'une stratégie
de promotion dépend du soutien financier dont il dispose, et de sa
réputation culturelle, c'est-à-dire de la capacité qu'il a
eue dans le passé de faire accepter les nouveaux produits par la
fraction moderniste de l'establishment artistique. "
Le succès de la stratégie de promotion d'un artiste ou d'un
mouvement suppose une " visibilité internationale ", qui est
le préalable à la reconnaissance et à la
consécration officielles.
Ainsi la logique du marché de l'art est-elle, indépendamment
même des tendances en cours avec l'expansion des ventes publiques,
essentiellement internationale.