2. L'état des lieux psychologique
Toute
politique de relance du marché doit tenir compte, au-delà des
chiffres, de la situation psychologique des opérateurs. A cet
égard, le rapporteur estime qu'il faut distinguer radicalement la
situation de l'art ancien de celle de l'art contemporain : l'un a
confiance dans son marché ; l'autre pas.
La crise de 1990, qui a joué, une fois de plus, un rôle de
révélateur, fait, en effet, apparaître un moral très
différent, même si comme dans d'autres domaines, les personnes
rencontrées par le rapporteur ont manifesté plus
d'inquiétudes que de confiance dans l'avenir.
a) L'art ancien : un secteur porteur en dépit des inquiétudes des professionnels
Les
auditions comme la lecture d'articles de presse ou d'interventions dans les
colloques auxquels ont donné lieu les réformes en cours, ont
montré que les opérateurs ont confiance dans leur avenir,
même s'ils ne se sentent pas écoutés par les pouvoirs
publics.
Le marché de l'art ancien est perçu comme un marché
porteur ; les opérateurs ont le sentiment d'être
compétitifs et, simplement, d'être entravés par une
fiscalité paralysante.
C'est ainsi que le président du syndicat des antiquaires pouvait
déclarer en évoquant les parts de marché établies
à partir des données de Art Sales Index : "
ces
chiffres, qui sont dramatiques, prouvent que L'Europe continentale se meurt et
que, surtaxés, nous allons tous disparaître
5(
*
)
".
Pour lui, "
les antiquaires se réjouissaient de l'arrivée
des commissaires-priseurs étrangers en France, car nous pensions
effectivement que cela serait l'occasion de redynamiser tout ce marché.
Mais, compte tenu de la situation actuelle, il est évident que nous
allons aboutir à un phénomène de désertification et
que l'on ne pourra plus récupérer notre patrimoine parti à
l'étranger
".
Avant de pousser ce " cri d'alarme ", le président du syndicat
national des antiquaires avait dénoncé une
"
véritable coupure entre les pouvoirs publics et les agents
actifs du marché de l'art
".
Devant le rapporteur, le président du syndicat national des antiquaires
s'est toutefois montré moins alarmiste, en indiquant que la situation de
la France n'était pas désespérée en raison de la
qualité de ses professionnels et de l'importance de son patrimoine, tout
en incriminant la fiscalité et les charges qui fragilisent le secteur de
l'antiquité.
b) L'art contemporain : un secteur encore sous le choc de la crise
L'art
contemporain se posait de façon très différente, comme a
pu le constater le rapporteur lors de l'audition des représentants des
galeries d'art. Ce secteur aurait à l'évidence, au vu de sa
spécificité comme de l'importance de l'effort public qui y est
consacré, mérité une étude à part que le
rapporteur se réserve la possibilité d'entreprendre
ultérieurement.
Manifestement, la crise actuelle est d'autant plus démoralisante et la
chute d'autant plus dure, que l'euphorie de la fin des années 80 avait
laissé espérer que la France avait surmonté sa mise
à l'écart de la création contemporaine.
(1) La France en marge ?
Il avait
d'abord fallu que la
France
admette qu'elle n'était plus au coeur
de la création contemporaine, qu'elle
était passée du
statut de pays centre, à celui de pays de pays
périphérique
.
Comme tout marché, celui du marché de l'art écrit, Paul
Ardenne
6(
*
)
a "
un centre,
une périphérie, des zones non fréquentées. Le
centre, incontestablement en est New-York. Situation acquise dès la fin
des années quarante, d'abord avec un marché
" patriotique " puis à partir du mi-temps des années
soixante, irréversiblement international. L'entrée tapageuse des
Américains à la Biennale de Venise, en 1964, scelle pour un quart
de siècle le destin funeste tant de l'École de Paris que du
marché franco-français. En 1990, la domination new-yorkaise est
impressionnante.
La raison pour laquelle il n'y a pas de foire d'art
contemporain stricto sensu à New York est limpide : la foire y a lieu
toute l'année
7(
*
)
. Plus
de sept cents galeries servant pour la plupart l'extrême-contemporain en
art, ne manquant pas une occasion de relayer l'institution muséale ou de
la devancer; des immeubles dont on fait la tournée en car lors des
fameux " saturdays " de Soho (South of Houston Street, Manhattan : 300
galeries)... Bourdonnement continu, digne du Manhattan Transfer de Dos Passos!
Les plus importants galeristes du village global ont élu domicile
à New York. Castelli, Sonnabend, Mary Boone, représentant la
tradition, y ont été rejoints par Lelong, Sperone et bien
d'autres. Le tarif du mètre carré de galerie est exorbitant mais
les affaires plus juteuses qu'ailleurs. Aux États-Unis mêmes,
Chicago et sa foire sont un challenger de peu de poids, quoique impressionnants
pour les Européens.
Sauf exception, le galeriste new-yorkais,
appelé sur toutes les foires, se déplace peu. Il est d'usage
qu'on vienne à lui
.
8(
*
)
"
Les représentants des galeries ont manifesté devant le rapporteur
une certaine forme de désarroi face à la
désintégration de la demande intérieure et
extérieure pour l'art français. Mme Anne Lahumière,
Présidente du Comité des Galeries d'art, a reconnu que,
"
en dehors de toute conjoncture économique, l'art contemporain
n'intéressait pas les collectionneurs français
". De son
côté, M. Patrick Bongers a fait observer que "
la
création française se vendait mal à l'étranger
également
" ; il a fait remarquer que "
la
création allait là où était le
marché
"...
Au traumatisme du déclassement, s'ajoute celui de la crise du
début des années 90. Les galeries françaises, qui avaient
cru pouvoir jouer " dans la cour des grands ", reconquérir
New-York, se sont comme écrasées au décollage.
Le marché de l'art apparaît déprimé
économiquement, certes mais aussi psychologiquement. Le pessimisme
ambiant pourrait empêcher les galeries de voir frémir la demande
comme cela semble être le cas, au moins pour les jeunes artistes que le
rapporteur a rencontrés à l'occasion de cette étude.
Votre rapporteur a bien noté que l'action de l'État était
critiquée. En dépit de l'importance de l'aide, dont
bénéficie l'art contemporain en France, sans doute sans
équivalent, les opérateurs se sentent manifestement
délaissés : M. Patrick Bongers a déploré,
lors de son audition, "
le manque de moyens mis à la disposition
des créateurs et des galeries ainsi que le manque d'intérêt
des médias à leur égard et mis en cause l'éducation
scolaire, tournée vers la littérature, qui ne donnait aucune
culture artistique aux enfants : Tout cela contribuait à
décourager le public
".
Et ce n'est pas le moindre des paradoxes de voir un certain nombre de galeries
regretter la part excessive de l'État dans leur
clientèle.
(2) Trop d'État dans l'art contemporain ?
Trop ou
pas assez d'État en matière d'art contemporain ? Le
débat dépasse le cadre de ce rapport même s'il a paru
intéressant d'en rappeler les termes à l'occasion d'une
controverse où était en question " l'État
culturel " :
Tandis que M. Philippe Dagen, journaliste au Monde, dénonce ceux qu'il
considère comme des "
maîtres censeurs
",
pratiquant "
approximations et interprétions
hâtives
", M. Marc Fumaroli de l'Académie
française défend la position de ceux qui voudraient une image
moins uniforme de la modernité. M. Philippe Dagen résume la
polémique en ces termes dans un article du Monde en date du 17
février 1997 :
" Y a-t-il encore des artistes en France ? La question vous
paraît loufoque ? Vous haussez les épaules ? C'est que vous ne
lisez pas certains journaux. Un quotidien, un hebdomadaire, une revue se posent
la question. A vrai dire, on ne se la pose même plus. Après le
temps des doutes, voici venu celui des faire-part de deuil adressés par
des auteurs connus, des savants, tous très respectables.
Le 22 janvier, Le Figaro publie un entretien entre Marc Fumaroli,
académicien, professeur au Collège de France, et Jean Clair,
directeur du Musée Picasso, historien de l'art et essayiste. Il
s'intitule " L'art contemporain est dans une impasse " . On y lit que "
l'enfermement de l'art contemporain, son autosuffisance et son autocomplaisance
sont une catastrophe intellectuelle " (Jean Clair), et que " si l'art est
éducation du sensible, il faut l'encourager à emprunter d'autres
chemins que ceux dont le médiatiquement correct contrôle
actuellement l'accès " (Marc Fumaroli).
" EXPLOSION DE NIHILISME "
Le lendemain, dans L'Événement du jeudi, Jean Clair
répond à des questions de Jean-Louis Pradel. Il ne cultive pas la
nuance : " L'art contemporain français n'a plus ni sens ni existence ",
assène-t-il au lecteur hébété. Précision
complémentaire : " La création plastique n'est plus dans les
galeries d'art, elle est au cinéma, dans la danse, dans l'art
vidéo. Et l'acharnement thérapeutique que met l'État
à prolonger l'agonie, à travers un appareil coûteux, n'y
peut rien : l'art français contemporain, contrairement à l'art
italien, anglais ou germanique, n'a plus d'existence. "
De son côté, M. Marc Fumaroli, réplique à ce qu'il
considère comme une caricature de sa pensée, en posant notamment
la question de l'intervention de l'Etat en matière d'art
contemporain :
"
J'ai constamment dénoncé l'usage médiatiquement
correct, à New York comme à Paris ou à Cassel, de cette
expression, comme d'ailleurs du mot "modernité" : ces mots de passe
recouvrent un système étroit, étouffant et trompeur, qui
circonscrit d'autorité la diversité des poétiques
possibles aujourd'hui et fige l'évolution des goûts. J'ai
constamment regretté que l'" art contemporain ", entendu en ce sens
intolérant et jaloux, soit devenu en France l'idéologie
officielle de la délégation aux arts plastiques, de ses FRAC et
de ses vedettes attitrées.
S'il s'agissait de discussion, je reconnaîtrais volontiers qu'il n'est
pas facile, en tous temps et peut-être surtout aujourd'hui, dans cette
fin de siècle trouble et troublée, de discerner la juste mesure
entre deux excès, le " laisser faire " qui abandonne le sort des arts au
marché des loisirs démocratiques, et le protectionnisme
d'État qui, sous couleur de protéger les arts, crée une
clientèle captive, étouffe consciencieusement toutes les
poussées d'invention et de goût qui dérangent sa propre
ligne politique, et qui tente maintenant de déshonorer toute orientation
critique qui décoifferait la perruque des nouveaux Boileau.
Depuis le XIXe siècle, il y a eu très souvent tension, et tension
très vive, entre les goûts, qui sont par essence divers, les
modes, qui sont par définition changeantes, et l'Etat, par
définition conservateur, même lorsqu'on prétend maintenant
en son nom " dynamiser " la culture. Aujourd'hui, quand les goûts et les
modes évoluent très vite, et dans un émiettement qui prend
de vitesse les éclectismes les plus laxistes, la définition
même des arts a perdu de son évidence.
Plus encore qu'autrefois, il est paradoxal et dangereux qu'une administration,
et plus spécialement une administration française, c'est -
à - dire jalouse et tenace, tranche de son propre chef, au nom d'un
protectionnisme des arts, dans cette diversité : elle se fait ainsi le
dépositaire d'une orthodoxie esthétique, et elle trouve sans
peine des publicistes pour la célébrer ou pour la
préserver de tout chagrin.
Cela ne veut pas dire que l'État, sa délégation aux arts
plastiques, sa direction de l'architecture, n'aient pas un grand rôle
à jouer, un rôle d'intérêt général et
de bien public, au-dessus des intérêts marchands bien sûr,
mais au-dessus aussi des intérêts bureaucratiques. Les
écoles, les conservatoires, les musées, les salons d'exposition,
les achats d'oeuvres d'art (autant que possible de chefs-d'oeuvre) à des
artistes d'aujourd'hui, répondent tout naturellement à la
vocation de l'État conservateur et éducateur.
Je souhaiterais pour ma part, et c'est ce que j'ai toujours soutenu, qu'il
exerce ce rôle avec prudence, de façon plus indirecte et plus
libérale. Bien gouverner, en tous ordres, c'est savoir bien
déléguer. Ce principe vaut plus qu'ailleurs dans le domaine des
sensibilités et des goûts. L'action de l'Etat serait d'autant plus
féconde et intelligente qu'elle passerait, aussi souvent que possible,
par des institutions et des fondations moins soumises à des
fonctionnaires d'autorité purement et simplement nommés.
Ces nominations répondent à un jeu de chaises musicales propre
à la haute fonction publique, et elles n'ont très souvent qu'un
lointain rapport avec l'intérêt des arts et de leur public.
Institutions publiques, privées ou mixtes, à finalité dite
" culturelle ", devraient se pourvoir de conseils d'administration
responsables, cooptés dans les diverses professions et familles
d'esprit, et élire leur propre président, lui-même
responsable. Ainsi le système protectionniste actuel serait-il
desserré, et il pourrait s'ouvrir à des secteurs, à des
écoles, à des tendances, à des individualités
créatrices qui, à l'heure actuelle, sont soigneusement tenus
à l'écart du cercle bien protégé et limité
de " l'avant-garde " officielle.
Le faible intérêt du public français et étranger
pour l'art d'aujourd'hui en France n'est pas dû aux artistes, mais
à l'écran trop visible, trop sophistiqué, et peu attrayant
dressé devant eux par un système de protection des arts qui
fonctionne en circuit fermé, sans racines dans la variété
des talents et les multiples orientations sincères du goût.
Un peu moins d'arrogance et de volonté de puissance administratives, un
peu plus de tolérance et de modestie, un appel plus confiant aux
professionnels, aux grands amateurs, permettraient de ménager des
médiations plus souples, des formes de financement plus
diversifiées (le fisc peut beaucoup pour favoriser le véritable
mécénat privé) entre le public et des institutions des
arts que l'on voudrait nombreuses, et riches, mais non pas
régentées par un État jaloux et doctrinaire. Nous nous
trouvons en France devant le paradoxe d'un " centralisme démocratique "
des arts imposé à des artistes et à un public qui, en
réalité, sont essentiellement divers, et qui seraient d'autant
plus hardis et fertiles dans l'expression de leurs talents et de leurs
goûts qu'ils auraient affaire à une multiplicité de
formules, publiques et privées, elles-mêmes éclectiques ou
diversement orientées, prêtes à les soutenir.
Sortir de ce " centralisme démocratique " qui coupe la France des arts
entre pays légal et pays réel, entre un pays réel
censuré et un pays légal qui profite seulement à des
minorités surévaluées et surprotégées, cela
suppose un " dégel " auquel le système résiste avec
agressivité et de toutes ses forces. Ces forces sont grandes et
nombreuses, autant que les intérêts investis dans ce
système qui, en trente ans, n'a fait que croître et embellir. Le
résultat est une déplorable provincialisation de Paris
lui-même, dont le constat met hors d'eux ses profiteurs et
thuriféraires. Il va de soi, mais mon dénonciateur insinue le
contraire, que j'ai toujours distingué, comme tout le monde aujourd'hui,
art moderne (de Manet à Matisse) et art contemporain. L'art moderne a
déjà des historiens, des musées, une hiérarchie de
valeurs, et même ses grands classiques ; l'art d'aujourd'hui, en train de
se faire, devrait jouir de la plus grande liberté de recherche et de
jugement, jusques et y compris lorsqu'il s'avise de redécouvrir à
contre-courant un métier, une mémoire et des poétiques
oubliés. Ce serait le rôle de l'État que d'encourager, sans
se fier à sa propre bureaucratie, des formules variées d'accueil
et de soutien qui donneraient une chance à toutes les tendances
artistiques. Que les meilleures gagnent. Ce serait le rôle du critique
indépendant d'explorer et d'évaluer sans préjugé,
avec culture et goût, les avenues de cet univers en devenir. Il se renie
lui-même lorsqu'il s'abaisse à jouer les Javert d'une chasse
gardée. "
Dans un article du Monde en date du 8 mars 1997, intitulé " le
mythe de l'âge d'or culturel " Jean-Jacques Aillagon,
président du centre national d'art et de culture Georges-Pompidou,
souligne les
effets négatifs d'une telle polémique sur l'image
et la réputation de la création en France
:
" Comment mieux affirmer que l'art n'est pas mort, qu'il n'est pas
mort en France ? A ce sujet, comment ne pas s'étonner que ce soient les
mêmes coteries qui s'affligent du déclin présumé de
l'influence artistique de la France et qui, dans le même temps,
s'activent à en déstabiliser la réputation et la
perception par leurs prises de position défaitistes, si complaisamment
relayées par une presse étrangère à l'affût
des signes de notre possible effacement culturel ? Il y a là une
véritable entreprise de démolition qu'il convient de stigmatiser
parce qu'elle contrarie le patient travail de tous ceux, artistes, galeristes,
responsables des institutions publiques,... qui s'attachent à affirmer
la pérennité et la force de la création dans notre
pays.
"
A la résistance critique doit s'ajouter une résistance
politique, une résistance fondée, dans l'esprit qui anime de
façon constante dans notre pays la politique culturelle, sur la
conviction que la création est un enjeu majeur, au même titre que
la conservation du patrimoine ou que la mise en oeuvre d'une
démocratisation de plus en plus grande de l'accès à la
culture. Elle doit s'appuyer sur une réaffirmation sans
ambiguïté de la confiance de la société et, parce
qu'ils sont l'expression de son destin, des pouvoirs publics et des
institutions à l'égard de la vitalité de la
création d'aujourd'hui dans tous les domaines de son expression.
Affirmer cette confiance, c'est affirmer de façon plus
générale que le temps à venir n'est pas un temps à
subir mais un temps à construire, le domaine non de la fatalité
mais de la liberté, que demain a un avenir, que le monde n'est pas fini,
que de vastes espaces s'ouvrent encore à l'invention, à
l'imagination, à la création, que ces espaces ont vocation
à être partagés par tous. "
Le débat existe. Votre rapporteur ne pouvait occulter une
polémique qui met en cause, au delà de la controverse sur la
valeur et le sens des créations actuelles, le rôle de
l'État sur le marché de l'art contemporain.