AUDITION DE M. ALAIN TOURAINE, SOCIOLOGUE,
DIRECTEUR D'ÉTUDES
À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SOCIALES
(16
DÉCEMBRE 1998)
M. le
Président -
Merci d'avoir bien voulu participer à une
réunion de notre commission. Je vous prie d'excuser le président
Gouteyron qui est impérativement obligé d'assister à une
réunion extérieure à notre assemblée et qui va
essayer de nous rejoindre pour la fin de cette audition. Je suis aussi tenu de
vous lire un certain nombre de textes, en particulier le dernier alinéa
de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au
fonctionnement des assemblées parlementaires qui dispose que les
auditions auxquelles procèdent les commissions d'enquête sont
publiques et que les commissions organisent cette publicité par les
moyens de leur choix.
Je vous rappelle également que l'ordonnance du
17 novembre 1958 précise que toute personne dont une
commission d'enquête a jugé l'audition utile, est entendue sous
serment. En cas de faux témoignage elle est passible des règles
prévues par l'article 363 du Code Pénal.
En conséquence, je vais devoir vous demander de prêter serment, de
dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever
la main droite et de dire : "
Je le jure ".
M. Alain Touraine -
Je le jure sans savoir si cela correspond
à quelque chose de vérifiable.
M. le Président -
Vous avez la parole.
M. Alain Touraine -
Il m'est un peu difficile de me situer
dans votre travail, tellement les problèmes que vous évoquez sont
considérables, divers. Je ne sais ce que je dois choisir...
Je vais choisir un thème et faire une proposition extrêmement
simple :
L'enseignement répond à deux logiques différentes.
Une logique qu'évoque le mot " enseignement ", qui est la
transmission des connaissances. Ce qui n'exclut nullement la création
des connaissances. Mais dans l'enseignement du second degré, c'est moins
fréquent que dans l'enseignement supérieur.
L'autre fonction consiste tout simplement à se placer du
côté des élèves, non pas du côté de la
connaissance, mais de faire en sorte que les élèves deviennent
des gens capables d'apprendre, capables de vivre dans le monde où ils
vivent en fonction de certains principes qui sont ceux de notre
société.
A l'heure actuelle, ces deux tâches sont difficiles à accomplir
parce que, le principe sur lequel a fonctionné l'enseignement, est que
le bon enseignement est celui qui est placé par l'enseigné comme
par l'enseignant dans une perspective à long terme. L'enseignement est
bon si vous êtes capable d'accepter un apprentissage long qui sera
souvent de 15 ou 20 années, en incluant à l'enseignement
élémentaire et secondaire l'enseignement supérieur.
Par conséquent, ce modèle ou cette tâche qui est
très raisonnable - être capable de se préparer pendant une
longue période à des travaux qui exigent un niveau de
qualification élevée - favorise de manière brutale les
gens qui sont capables de faire des plans à long terme.
Plans à long terme dans lesquels évidemment la famille joue un
rôle essentiel, quelquefois aussi une vocation personnelle, et
également des talents particuliers.
Nous sommes donc aujourd'hui devant ce modèle infiniment respectable que
personne ne songe à supprimer ou à abîmer, mais comme vous
le savez cela correspond à une part relativement faible de la population
scolaire française et à une part de plus en plus faible des
enseignants.
Pour aller vite, et sans prétendre à la précision, on
pourrait dire qu'un tiers des enseignants aujourd'hui sont dans ce
modèle-là ainsi que leurs élèves (essentiellement
des élèves des lycées centre-ville). Un tiers est dans une
situation relativement indéfinie, ne trouve pas une grande satisfaction
dans son travail mais ne trouve pas non plus de conditions
particulièrement désagréables. Un tiers des enseignants
est en crise : demandes de mutations massives, arrêts pour des
difficultés d'ordre psychologique, mental, affectif etc..
Il est clair qu'il y a une forte corrélation entre les trois niveaux que
je viens d'indiquer et les types de problèmes qui se posent.
Laissons de côté les problèmes de l'unité du
système. L'unité du système doit être maintenue pour
de bonnes ou mauvaises raisons au niveau du statut des enseignants. Il est tout
à fait normal que des enseignants assurant le même travail,
c'est-à-dire le même cycle d'enseignement, aient des situations
matérielles et des carrières analogues.
Ceci correspond à ce que j'ai appelé la transmission des
connaissances. Je crois même qu'il est bon qu'un jugement sur les
enseignants, à un certain niveau, porte quasiment uniquement sur cette
capacité d'enseigner.
Puis, il y a ce second aspect dont je vous parlerai.
C'est là que les choses doivent être claires. Ceci n'a pas grand
chose à voir avec la transmission de connaissances. Un enseignant doit
d'abord transmettre des connaissances, je ne veux pas qu'il y ait de malentendu
là-dessus, mais l'on voit apparaître de plus en plus, deux
fonctions des enseignants :
Celle qui correspond en grande partie à cette catégorie moyenne
que j'ai établie dans l'état psychologique des enseignants, la
fonction principale avec la transmission des connaissances, est d'organiser la
vie scolaire, c'est-à-dire d'établir des communications.
On a beaucoup insisté là-dessus et les sociologues, notamment
dans mon propre groupe, en parlant d'un effet d'établissement. C'est
peut-être la découverte la plus importante faite par les
sociologues de l'éducation dans les 10 ou 15 dernières
années. C'est-à-dire que contrairement à ce que l'on
disait, où tout est joué au départ, les
inégalités à la sortie reflètent les
inégalités au départ. Ceci est simplement faux puisque
l'on admet que les inégalités au départ comptent pour un
tiers à l'arrivée du système scolaire et à
l'entrée dans la vie professionnelle.
Deux tiers des différences viennent de l'établissement. Pour
aller très vite et rendre compte de ce qui a été
observé, lorsque l'on prend par exemple des collèges de
même niveau social, dans la même région, où les
résultats sont incroyablement différents, les trois facteurs
suivants sont très liés les uns aux autres :
- Le premier facteur est la capacité des enseignants de travailler comme
groupe d'enseignants.
- La deuxième, est la capacité du groupe enseignant de
communiquer avec le groupe enseigné.
- La troisième, est la capacité des enseignants d'établir
de bons rapports de travail avec les dirigeants administratifs de leur
établissement.
Vous savez qu'aujourd'hui on peut dire que presque jamais ces conditions ne se
trouvent réunies. Les rapports entre les enseignants et l'administration
sont, pour des questions quasiment de principe, généralement de
mauvais rapports. Plus la pression sur les enseignants est grande et plus les
enseignants s'abritent derrière leur discipline.
L'enseignant dit : " Moi les élèves, moi la violence
à l'école, je n'y peux rien, mais les maths, la biologie,
l'histoire, je suis compétent, je veux qu'on me laisse face à ma
classe, m'occupant de ma compétence, ce qui d'ailleurs m'assure un
statut d'autorité au sens respectable de ce mot ".
Il est clair et ceci ne peut pas être fait à un niveau central,
qu'un établissement d'enseignement doit considérer comme l'une de
ses tâches principales d'établir un système de
communication.
J'ai participé un jour à Orléans à l'une des
réunions de la commission MERIEUX pour dépouiller l'enquête
qui avait été faite auprès des enseignés, des
enseignants et des personnalités.
C'était tout à fait frappant. Ce questionnaire n'était pas
génial car il définissait des thèmes et les
enseignés ont répondu massivement, qu'ils voulaient deux choses,-
et les enseignants ne s'y sont pas opposés -, dont l'une est
l'autonomie, et l'autre, la communication personnelle, c'est-à-dire
" communiquez avec moi, que l'enseignant me parle, à moi ".
Je vous disais que pour le système scolaire il est plus important qu'il
y ait une communication collective.
Après la fonction de transmission de connaissances et une fonction de
communication de la vie scolaire, il en est une troisième.
Je ne parle pas des fonctions définies ad vitam æternam, dans le
monde où nous vivons ; bien souvent il n'est pas possible de
transmettre les connaissances, ni de faire jouer un système de
communication.
Mais il faut reconnaître que nous avons à prendre en charge une
proportion qui n'est certainement pas négligeable, de jeunes gens ou
même d'enfants n'étant pas en mesure, pour des raisons à la
fois personnelles et collectives, de s'intégrer ni au monde de
l'école, ni au monde de la connaissance.
Evidemment, il y a une corrélation avec le niveau d'éducation de
la famille et le niveau de revenus. C'est évident.
Mais il ne s'agit pas d'établir une corrélation absolue. Il
s'agit de dire que nous ne pouvons pas éviter de traiter des
problèmes au niveau individuel.
C'est pourquoi ces élèves parlaient de, " communication
personnelle " Ce qui veut dire prendre en charge des fonctions de
communication, d'échange, je dirais même des besoins affectifs que
souvent la famille n'assure plus généralement pour des raisons de
distance, de trajet de travail ou de décomposition de la famille.
Je me résume en disant qu'il faut un corps unique, unifié
d'enseignants à un niveau donné.
En ce qui concerne les deux autres fonctions, la fonction d'organisation de la
vie scolaire et de communication, et la troisième -qualifiée d'un
terme dont les enseignants ont peur et qu'ils méprisent-
" d'éducateur " : il n'est pas très admissible que l'on
oppose pour des raisons professionnelles, corporatives, l'enseignement et
l'éducation.
Je veux dire que nous ne pouvons pas définir la tâche de tous les
enseignants de la même manière. Autant ils doivent avoir le
même statut et je dirais dans une certaine mesure faire étudier
les mêmes programmes (encore que la réalité est
déjà bien éloignée de ce modèle), autant il
faut que le rôle d'organisation de la vie scolaire et le rôle
d'éducateur soient pris en considération et ne soient pas
déterminés au niveau central par l'administration.
Autant je me permets d'être favorable à une centralisation en
matière de statuts, autant je pense - et là je ne suis pas
complètement de l'avis de mon ministre - qu'il faut carrément
passer au niveau de l'école et de la commune, pour déterminer la
place à donner à ces deux autres fonctions.
Autrement dit, il y a une fonction de connaissance, qui est quand même
relativement évaluable en termes généraux, objectifs, puis
il y a par ailleurs, les élèves en tant que tels, leur insertion
dans la vie locale et générale et cela doit être
laissé à la disposition des intéressés
eux-mêmes. Je veux dire par-là que l'on doit prévoir des
répartitions différentes de l'activité de l'enseignant
entre ces trois pôles d'activité :
- transmission de connaissance,
- organisation de la vie scolaire
- communication et prise en charge des élèves qui sont souvent
des élèves en difficulté, qui peuvent être aussi
être des élèves très doués et qui ont de la
peine à suivre une classe très hétérogène.
La répartition de l'activité d'un enseignant doit se faire en
accord entre lui et l'établissement ; si c'est trop petit, on peut
imaginer un regroupement très élémentaire, de telle
manière qu'il y ait une grande diversité d'activités.
On peut donner un coefficient. Je veux dire que la transmission de
connaissances doit être faite en un temps qui ne peut pas être
immense, c'est très dense. Tandis que l'on peut admettre que ce travail
que j'ai appelé d'éducateur, ait un coefficient d'heures de
services qui soit plus bas et que la fonction intermédiaire de vie
scolaire qui suppose des activités diverses sportives,
d'éducation etc., ait un coefficient intermédiaire.
Les propositions que je fais ou les représentations que j'ai des choses,
est celle là. Il ne faut plus nous diviser entre ceux qui veulent
unifier et ceux qui veulent diversifier. Le problème est de savoir ce
qu'on unifie et ce qu'on diversifie. L'idée de porter atteinte à
l'unité du corps enseignant relève du discours de type utopique
ou de divertissement de café.
Par conséquent, il faut qu'il y ait d'abord une sorte d'assurance
absolue de la dissociation des problèmes des enseignants et des
problèmes de l'enseignement. Ce qui ne veut pas dire que les
problèmes de l'enseignement n'ont pas d'effets, sinon ce serait
arbitraire.
Il faut penser qu'une partie de l'activité très variable sera
déterminée dans son contenu, par les enseignants et les
autorités locales. Les enseignants étant, dans toute la mesure du
possible, organisés sous forme d'équipes enseignantes ou comme
cela se fait un peu dans les ZEP.
Il faut donc prendre le problème par en haut et par en bas et il n'y
aura de solution acceptable que lorsque l'on aura affaire, non pas à des
projets mais à deux logiques, je dirais même à un rapport
de force qui renforcera le niveau national et les intéressés
eux-mêmes et qui disons-le, aboutira aussi à une certaine
réduction de tous les niveaux intermédiaires. Il n'est pas
question de dire suppression.
Je ne vois pas personnellement la nécessité de renforcer dans ces
affaires, le rôle des rectorats.
Administrativement ce n'est pas mon affaire. J'admets que l'on doive renforcer
les rectorats etc. tout cela fait partie des rapports entre l'éducation
nationale, la rue de Grenelle et les rectorats. Ce sont des affaires qui
relèvent de ce que j'ai appelé, le statut des enseignants. Je
n'ai rien à dire là-dessus parce que de toute manière on
ne m'a jamais demandé ce que j'en pensais.
En revanche, je crois que l'essentiel est de mettre en route un système
de deux forces pas du tout opposées, complémentaires, mais dont
l'une part du haut, que ce soit le ministère ou les rectorats, et dont
l'une part du bas: c'est-à-dire privilégie le rapport
enseignant-enseigné (c'est aussi les parents d'élèves).
Quand je dis, les enseignants ou même les enseignés, c'est aussi
une culture locale, des préoccupations dans une région parce
qu'il y a tel ou tel type d'activité économique, mais aussi des
innovations qu'un maire ou des enseignants ont envie de prendre. Je ne vois pas
pourquoi on ferait des difficultés là-dessus.
D'ailleurs, je pense que le système français est beaucoup plus
divers qu'on ne le dit, pas toujours dans le meilleur sens. On ne fait pas la
même leçon sur Jeanne d'Arc le même jour et à la
même heure. Il faudrait faire admettre au niveau le plus
élevé ces deux faces : l'existence et la
complémentarité.
Je me suis souvent prononcé pour la formule qu'a employée le
ministre, c'est-à-dire que l'enseignement doit être centré
sur l'enseigné.
En vous attendant, je lisais Marc Fumaroli, je ne peux pas imaginer une
distance plus grande entre l'opposition et pourtant, j'ai envie de dire :
Pourquoi pas ?. Je n'ai aucune envie de me battre contre le latin et le
grec que j'ai abondamment pratiqués dans ma longue jeunesse, mais cela
dit, sur le contenu de la transmission des connaissances, il y a la
diversité de l'enseignement du français, il faut la garder. Et
Dieu sait si nous avons souffert des excès des mathématiciens
pour considérer que c'était l'étalon universel de la
connaissance.
Mais il faut faire reconnaître que la tâche d'un enseignant
recouvre ces trois composantes et qu'il doit pouvoir essayer, en
négociation avec les établissements, les communes et les parents
etc., de créer une situation adéquate entre la nature des besoins
telle qu'elle est évaluée et les possibilités des
enseignants.
Plus banalement, on pourrait dire qu'il faut éviter de mettre la jeune
fille qui sort de l'agrégation de philosophie, dans un lycée
professionnel de la banlieue lyonnaise. C'est pourtant ce qui se fait.
Le choix d'un enseignant doit être fait indépendamment de son
statut et en fonction des critères que j'ai indiqués.
Je sais combien il est difficile - puisque je travaille depuis toujours dans un
centre de recherche qui dépend aussi du CNRS - d'obtenir le passage d'un
chercheur, sans toucher à son salaire et à sa fonction, d'un
centre de recherche, d'un laboratoire, à un autre.
Mesdames et Messieurs, je préfère ne pas continuer et vous
laisser le temps...
M. Serge Lagauche -
Vous êtes passé très
vite sur les ZEP en disant que c'est un peu ce que l'on fait. Ne croyez-vous
pas que si l'on travaillait davantage au niveau du recrutement ou du choix des
enseignants dans les ZEP, on améliorerait les choses en allant vers ce
que vous évoquiez ?
M. Alain Touraine -
Tout à fait. Les ZEP sont une
très bonne idée. On ne leur a pas donné de moyens, on ne
les a pas engagées à innover, autant qu'on l'avait dit et que
tout le monde le souhaite. Mais bien souvent c'est quand même dans les
ZEP que les efforts ont été les plus grands, en particulier de la
part des enseignants.
Des problèmes se posent quand on entre et sort d'une ZEP, mais
l'idée d'une ZEP est bonne.
Je verrais les ZEP comme point de départ de ce que je suggère.
C'est-à-dire que, sur place, dans la ZEP, pourquoi ne pas prendre cela
comme unité, qu'il y ait à ce moment-là un jugement qui
dira : " Ici il nous faut un tiers d'enseignants pour la transmission
de la connaissance, 50 % pour la gestion de la vie scolaire avec ses
problèmes de violence considérables (beaucoup plus que l'on ne
l'a dit depuis longtemps) et 20 % d'enseignants ayant des tâches
essentiellement socratiques ".
Il faut absolument donner une grande importance à cela.
M. Serge Lagauche -
La principale critique faite aux ZEP c'est
leur effet stigmatisant. Un certain nombre de collèges voulaient ainsi
en sortir d'où l'idée des REP, qui ne sont pas des zones
géographiques mais qui regroupent des établissements. La
difficulté tient au fait que l'on y met des moyens, mais l'on
stigmatise. D'où l'angoisse de ne pas savoir comment sortir de la ZEP.
M. Alain Touraine -
Je pense que c'est la
réalité des choses qui compte. Si la ZEP n'est pas vraiment
différente de ce qu'il y a à coté, l'effet de
stigmatisation entraîne un bilan négatif. Mais si au contraire
vous avez un raisonnement général qui est celui de
l'équité... Il y a eu un grand débat en France sur
l'équité et l'égalité. Je suis défenseur de
l'équité. Lorsque les enseignants de Seine-Saint-Denis se sont
soulevés, ils sont venus par hasard avec le désir d'occuper
l'institution où je travaille.
Nous avons parlé avec eux par petits groupes, j'ai passé deux
heures avec eux et je leur ai dit : " Vous avez tort de demander
l'égalité de traitement. Il ne faut pas demander autant quand
vous êtes en Seine-Saint-Denis, il faut demander plus. La
Seine-Saint-Denis a des handicaps considérables par rapport aux
lycées du cinquième ou du seizième arrondissement
parisien ".
Plus les situations sont difficiles, plus l'encadrement doit être fort
-tout le monde le dit - avec en particulier du soutien scolaire. Je me rappelle
être allé deux fois à Vaux-en-Velin, dans les quartiers
difficiles, et avoir été très favorablement
impressionné par l'importance du soutien scolaire, fait souvent par des
jeunes retraités ou par des gens en service militaire ou
équivalent.
Il ne faut pas seulement cela. Je propose qu'au-delà du quantitatif, il
y ait une analyse qualitative selon les situations. Si dans un lycée ou
un collège du centre ville, c'est-à-dire socialement
favorisé, les gens disent : " Je tiens mes enfants en main,
cela va. Je veux qu'ils apprennent des mathématiques ou du grec ",
je ne vois pas pourquoi on les en empêcherait.
Inversement, pour qu'il y ait égalité des chances, selon les
milieux sociaux -c'est-à-dire avant tout, selon les milieux
d'éducation d'origine-, il faut donner une importance différente
aux trois fonctions et demander à des enseignants de les répartir
en fonction des réalités.
Cela ne me choque pas que ma jeune agrégée de philosophie dise :
" Je ne veux qu'enseigner la philosophie et sortie de Descartes, Kant et
Hegel, les choses ne m'intéressent pas ". C'est son affaire. Elle a
parfaitement le droit. Je ne vois pas pourquoi on demanderait à tous les
enseignants la même chose puisque les besoins des enseignés sont
tout à fait différents, à conditions que cela ne touche
pas au statut de l'enseignant, ce qui me semblerait poser des problèmes
insolubles.
M. Philippe Darniche -
Ce que vous nous avez décrit est
extrêmement passionnant.
Mme Hélène Luc -
Dans la continuité de la
question de M. Lagauche, vous avez dit Monsieur le professeur, qu'il faut
prendre en charge des enfants qui ne sont pas capables de s'intégrer
dans l'école et par conséquent on peut dire, pas dans la vie.
Vous avez raison de dire que parfois il faut assurer dans cette école
l'affection qu'ils n'ont pas à la maison.
C'est souvent le rôle des infirmières, des assistantes sociales,
d'une partie des professeurs qui font autre chose que de se contenter
d'enseigner, car c'est la condition pour qu'il y ait un contact entre eux et
l'élève. Et quand ce contact est établi, des choses
passent. Comment faire ?
Dans une école, dans une classe, c'est souvent cette frange
d'élèves qui empêche que l'on arrive à faire ce que
l'on veut. Il y a la ZEP mais tout le monde n'est pas en ZEP, toutes les zones
sensibles devraient être des ZEP.
Je suis membre du Conseil d'administration de collèges publics mais
aussi de collèges privés, où l'on retrouve un peu le
même problème. Je suis dans une banlieue du Val-de-marne avec une
population très diversifiée, de bons élèves, des
familles difficiles et " normales ".
M. Alain Touraine -
Je vous répondrais comme à
M. Serge Lagauche : le grand danger à éviter c'est
l'homogénéité. Une bonne école, un bon
système d'enseignement est celui qui mélange les genres.
Les études ne sont pas d'une parfaite clarté. Mais dans
l'ensemble, on ne peut pas dire que les handicaps au départ soient
insurmontables, le pire est le handicap linguistique. Tout cela peut
s'arranger. De même qu'au niveau des grandes écoles, nous
souhaitons qu'à côté de la formation " taupes, il y
ait des formations qui donnent plus d'importance à l'imagination ; il
faut que nous valorisions une intégration républicaine.
Je suis effaré de voir que nous considérons l'arrivée des
" sauvageons " comme une catastrophe. Ce ne sont pas des sauvages
mais des citoyens français pour l'essentiel avec qui nous allons vivre
toute notre vie ou avec qui nous avons vécu toute notre vie. A partir du
moment où il y a une diversification qualitative, il est plus facile
d'admettre de l'inégalité dans un domaine.
Si vous ne jugez les gens que sur leurs résultats en
mathématiques, je peux vous dire que la corrélation avec le
niveau social sera gigantesque.
Je vais prendre un exemple que tout le monde connaît : quand
j'étais au Conseil à l'intégration, nous avions eu une
conversation intéressante sur le sport. Le sport est probablement
essentiel, non pas dans les zones urbaines en général, mais
là où il y a un noyau urbain comme Saint-Denis ou Aubervilliers.
Or, les gens d'Aubervilliers ne sont pas les gens de la banlieue Nord.
Vaux-en-Velin n'a pas beaucoup d'identité, mais par exemple la Belle de
Mai à Marseille en a.
Il faut une identité collective. Il ne faut pas s'enfermer dans
l'école. Il n'y a qu'à constater la fierté de
l'équipe sportive d'Aubervilliers qui est un exemple extrême. Il
semble qu'Aubervilliers ait une position éminente.
Je ne pense pas que cela doive être fait en dehors de l'école. Il
faut toujours une partie consacrée à la transmission de
connaissances, mais si des enseignants sont intéressés à
des exercices qui développent telle ou telle activité, il faut
les encourager.
Autre exemple : des gens éminents, des prix Nobel de physique, ont
entrepris de consacrer leur vie comme M. Leidermann aux Etats-Unis,
M. Charpak en France, à l'enseignement dans les quartiers les plus
défavorisés, à l'aide des mathématiques.
Ils pensent qu'en donnant un côté ludique -c'est-à-dire
d'initiatives, de compréhension de messages qui deviennent de plus en
plus complexes, par la science non pas par le baratin- tous les moyens
étant bons, cela doit nous permettre de diminuer les distances sociales
et culturelles. L'école, c'est plutôt de culture qu'il s'agit que
de situation sociale ou économique.
Aujourd'hui, dans un pays qui comme tous les pays ne croit plus à son
école, il faut sortir de ces bagarres à tous les niveaux, il faut
que nous montrions par des initiatives que nous voulons prendre en charge tous
ces problèmes et vous verrez que les Français sont tout à
fait disposés à refaire confiance à leur école.
M. Philippe Darniche -
Monsieur le professeur, vos
propositions, qui sont celles d'un sociologue reconnu, sont très
séduisantes car elles nous semblent apporter des solutions de terrain
pragmatiques, au cas par cas, après une bonne analyse.
Bien évidemment, on ne peut qu'être sensible à ces
propositions. Mais au delà de votre réflexion, après
l'évaluation des moyens, le coût des réformes
nécessaires pour faire fonctionner le système que vous
préconisez et qui je le répète me séduit beaucoup,
pensez-vous qu'une telle transformation peut s'effectuer assez rapidement ou
faudrait-il une durée très longue pour arriver à faire une
telle transformation ?
M. Alain Touraine -
De manière légère, je
vous répondrai : raisonnons avec l'idée que cela ne doit pas
coûter un sou.
Je ne sais pas si c'est vrai. Mais raisonnons... C'est la raison pour laquelle
je vous indiquais un peu rapidement ce système qui consiste à ne
pas considérer qu'une heure de match de foot est la même chose
qu'une heure de maths.
Il est évident que ceux qui ont des tâches de vie scolaire ou
d'éducation, sont des gens qui sont disposés à passer plus
de temps avec des élèves que ceux dont la préoccupation
principale est de transmettre des connaissances et qui doivent avoir un temps
de préparation.
Je me permets d'ajouter une chose : les statistiques scolaires ou
universitaires ne devraient jamais être faites sur les entrants. Le bon
sens est de les faire sur les sortants. Pendant 30 ans nous avons eu en
France deux fois plus d'étudiants que les anglais et avons donné
autant de diplômes que les anglais. Si vous me dites : " On
dépense tant par élève et par étudiant " je
vous réponds : " Cela ne m'intéresse pas ". Nous
commençons d'ailleurs à travailler dans ces conditions. Nous
examinons le taux d'échec scolaire. Tout ceci du point de vue national.
Autre exemple : M. Dubet est chargé des collèges
auprès de Mme Ségolène Royal ; il a fait des
études comparatives dans des collèges de milieu pauvre autour de
Bordeaux. C'est stupéfiant. Le taux d'échec à
l'entrée en sixième pour les élèves de classe
élémentaire, est incroyable !
D'un point de vue de comptabilité citoyenne, si vous dépensez un
tiers de plus pour avoir un tiers de moins d'échecs, le prix unitaire
n'a pas changé. La question est de savoir ce que vous
préférez. Qu'il y ait des listes d'inscrits ou qu'il y ait des
gens qui aboutissent ? Tout le monde évidemment est favorable
à ce que l'échec soit aussi réduit que possible.
La grande affaire est évidemment que l'on donne des moyens
supérieurs aux ZEP, mais encore une fois l'argent ne me semble pas
essentiel pour diminuer significativement les taux d'échec.
M. le Président -
Pas d'autres questions ?
Mes chers collègues, s'il n'y a plus de questions, nous remercions le
professeur Touraine de la disponibilité dont il a fait preuve cette
fois-ci encore en venant devant notre commission.