AUDITION DE M. ALAIN TOURAINE, SOCIOLOGUE,
DIRECTEUR D'ÉTUDES À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SOCIALES

(16 DÉCEMBRE 1998)

M. le Président - Merci d'avoir bien voulu participer à une réunion de notre commission. Je vous prie d'excuser le président Gouteyron qui est impérativement obligé d'assister à une réunion extérieure à notre assemblée et qui va essayer de nous rejoindre pour la fin de cette audition. Je suis aussi tenu de vous lire un certain nombre de textes, en particulier le dernier alinéa de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui dispose que les auditions auxquelles procèdent les commissions d'enquête sont publiques et que les commissions organisent cette publicité par les moyens de leur choix.

Je vous rappelle également que l'ordonnance du 17 novembre 1958 précise que toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile, est entendue sous serment. En cas de faux témoignage elle est passible des règles prévues par l'article 363 du Code Pénal.

En conséquence, je vais devoir vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : " Je le jure ".

M. Alain Touraine - Je le jure sans savoir si cela correspond à quelque chose de vérifiable.

M. le Président - Vous avez la parole.

M. Alain Touraine - Il m'est un peu difficile de me situer dans votre travail, tellement les problèmes que vous évoquez sont considérables, divers. Je ne sais ce que je dois choisir...

Je vais choisir un thème et faire une proposition extrêmement simple :

L'enseignement répond à deux logiques différentes.

Une logique qu'évoque le mot " enseignement ", qui est la transmission des connaissances. Ce qui n'exclut nullement la création des connaissances. Mais dans l'enseignement du second degré, c'est moins fréquent que dans l'enseignement supérieur.

L'autre fonction consiste tout simplement à se placer du côté des élèves, non pas du côté de la connaissance, mais de faire en sorte que les élèves deviennent des gens capables d'apprendre, capables de vivre dans le monde où ils vivent en fonction de certains principes qui sont ceux de notre société.

A l'heure actuelle, ces deux tâches sont difficiles à accomplir parce que, le principe sur lequel a fonctionné l'enseignement, est que le bon enseignement est celui qui est placé par l'enseigné comme par l'enseignant dans une perspective à long terme. L'enseignement est bon si vous êtes capable d'accepter un apprentissage long qui sera souvent de 15 ou 20 années, en incluant à l'enseignement élémentaire et secondaire l'enseignement supérieur.

Par conséquent, ce modèle ou cette tâche qui est très raisonnable - être capable de se préparer pendant une longue période à des travaux qui exigent un niveau de qualification élevée - favorise de manière brutale les gens qui sont capables de faire des plans à long terme.

Plans à long terme dans lesquels évidemment la famille joue un rôle essentiel, quelquefois aussi une vocation personnelle, et également des talents particuliers.

Nous sommes donc aujourd'hui devant ce modèle infiniment respectable que personne ne songe à supprimer ou à abîmer, mais comme vous le savez cela correspond à une part relativement faible de la population scolaire française et à une part de plus en plus faible des enseignants.

Pour aller vite, et sans prétendre à la précision, on pourrait dire qu'un tiers des enseignants aujourd'hui sont dans ce modèle-là ainsi que leurs élèves (essentiellement des élèves des lycées centre-ville). Un tiers est dans une situation relativement indéfinie, ne trouve pas une grande satisfaction dans son travail mais ne trouve pas non plus de conditions particulièrement désagréables. Un tiers des enseignants est en crise : demandes de mutations massives, arrêts pour des difficultés d'ordre psychologique, mental, affectif etc..

Il est clair qu'il y a une forte corrélation entre les trois niveaux que je viens d'indiquer et les types de problèmes qui se posent.

Laissons de côté les problèmes de l'unité du système. L'unité du système doit être maintenue pour de bonnes ou mauvaises raisons au niveau du statut des enseignants. Il est tout à fait normal que des enseignants assurant le même travail, c'est-à-dire le même cycle d'enseignement, aient des situations matérielles et des carrières analogues.

Ceci correspond à ce que j'ai appelé la transmission des connaissances. Je crois même qu'il est bon qu'un jugement sur les enseignants, à un certain niveau, porte quasiment uniquement sur cette capacité d'enseigner.

Puis, il y a ce second aspect dont je vous parlerai.

C'est là que les choses doivent être claires. Ceci n'a pas grand chose à voir avec la transmission de connaissances. Un enseignant doit d'abord transmettre des connaissances, je ne veux pas qu'il y ait de malentendu là-dessus, mais l'on voit apparaître de plus en plus, deux fonctions des enseignants :

Celle qui correspond en grande partie à cette catégorie moyenne que j'ai établie dans l'état psychologique des enseignants, la fonction principale avec la transmission des connaissances, est d'organiser la vie scolaire, c'est-à-dire d'établir des communications.

On a beaucoup insisté là-dessus et les sociologues, notamment dans mon propre groupe, en parlant d'un effet d'établissement. C'est peut-être la découverte la plus importante faite par les sociologues de l'éducation dans les 10 ou 15 dernières années. C'est-à-dire que contrairement à ce que l'on disait, où tout est joué au départ, les inégalités à la sortie reflètent les inégalités au départ. Ceci est simplement faux puisque l'on admet que les inégalités au départ comptent pour un tiers à l'arrivée du système scolaire et à l'entrée dans la vie professionnelle.

Deux tiers des différences viennent de l'établissement. Pour aller très vite et rendre compte de ce qui a été observé, lorsque l'on prend par exemple des collèges de même niveau social, dans la même région, où les résultats sont incroyablement différents, les trois facteurs suivants sont très liés les uns aux autres :

- Le premier facteur est la capacité des enseignants de travailler comme groupe d'enseignants.

- La deuxième, est la capacité du groupe enseignant de communiquer avec le groupe enseigné.

- La troisième, est la capacité des enseignants d'établir de bons rapports de travail avec les dirigeants administratifs de leur établissement.

Vous savez qu'aujourd'hui on peut dire que presque jamais ces conditions ne se trouvent réunies. Les rapports entre les enseignants et l'administration sont, pour des questions quasiment de principe, généralement de mauvais rapports. Plus la pression sur les enseignants est grande et plus les enseignants s'abritent derrière leur discipline.

L'enseignant dit : " Moi les élèves, moi la violence à l'école, je n'y peux rien, mais les maths, la biologie, l'histoire, je suis compétent, je veux qu'on me laisse face à ma classe, m'occupant de ma compétence, ce qui d'ailleurs m'assure un statut d'autorité au sens respectable de ce mot ".

Il est clair et ceci ne peut pas être fait à un niveau central, qu'un établissement d'enseignement doit considérer comme l'une de ses tâches principales d'établir un système de communication.

J'ai participé un jour à Orléans à l'une des réunions de la commission MERIEUX pour dépouiller l'enquête qui avait été faite auprès des enseignés, des enseignants et des personnalités.

C'était tout à fait frappant. Ce questionnaire n'était pas génial car il définissait des thèmes et les enseignés ont répondu massivement, qu'ils voulaient deux choses,- et les enseignants ne s'y sont pas opposés -, dont l'une est l'autonomie, et l'autre, la communication personnelle, c'est-à-dire " communiquez avec moi, que l'enseignant me parle, à moi ".

Je vous disais que pour le système scolaire il est plus important qu'il y ait une communication collective.

Après la fonction de transmission de connaissances et une fonction de communication de la vie scolaire, il en est une troisième.

Je ne parle pas des fonctions définies ad vitam æternam, dans le monde où nous vivons ; bien souvent il n'est pas possible de transmettre les connaissances, ni de faire jouer un système de communication.

Mais il faut reconnaître que nous avons à prendre en charge une proportion qui n'est certainement pas négligeable, de jeunes gens ou même d'enfants n'étant pas en mesure, pour des raisons à la fois personnelles et collectives, de s'intégrer ni au monde de l'école, ni au monde de la connaissance.

Evidemment, il y a une corrélation avec le niveau d'éducation de la famille et le niveau de revenus. C'est évident.

Mais il ne s'agit pas d'établir une corrélation absolue. Il s'agit de dire que nous ne pouvons pas éviter de traiter des problèmes au niveau individuel.

C'est pourquoi ces élèves parlaient de, " communication personnelle " Ce qui veut dire prendre en charge des fonctions de communication, d'échange, je dirais même des besoins affectifs que souvent la famille n'assure plus généralement pour des raisons de distance, de trajet de travail ou de décomposition de la famille.

Je me résume en disant qu'il faut un corps unique, unifié d'enseignants à un niveau donné.

En ce qui concerne les deux autres fonctions, la fonction d'organisation de la vie scolaire et de communication, et la troisième -qualifiée d'un terme dont les enseignants ont peur et qu'ils méprisent- " d'éducateur " : il n'est pas très admissible que l'on oppose pour des raisons professionnelles, corporatives, l'enseignement et l'éducation.

Je veux dire que nous ne pouvons pas définir la tâche de tous les enseignants de la même manière. Autant ils doivent avoir le même statut et je dirais dans une certaine mesure faire étudier les mêmes programmes (encore que la réalité est déjà bien éloignée de ce modèle), autant il faut que le rôle d'organisation de la vie scolaire et le rôle d'éducateur soient pris en considération et ne soient pas déterminés au niveau central par l'administration.

Autant je me permets d'être favorable à une centralisation en matière de statuts, autant je pense - et là je ne suis pas complètement de l'avis de mon ministre - qu'il faut carrément passer au niveau de l'école et de la commune, pour déterminer la place à donner à ces deux autres fonctions.

Autrement dit, il y a une fonction de connaissance, qui est quand même relativement évaluable en termes généraux, objectifs, puis il y a par ailleurs, les élèves en tant que tels, leur insertion dans la vie locale et générale et cela doit être laissé à la disposition des intéressés eux-mêmes. Je veux dire par-là que l'on doit prévoir des répartitions différentes de l'activité de l'enseignant entre ces trois pôles d'activité :

- transmission de connaissance,

- organisation de la vie scolaire

- communication et prise en charge des élèves qui sont souvent des élèves en difficulté, qui peuvent être aussi être des élèves très doués et qui ont de la peine à suivre une classe très hétérogène.

La répartition de l'activité d'un enseignant doit se faire en accord entre lui et l'établissement ; si c'est trop petit, on peut imaginer un regroupement très élémentaire, de telle manière qu'il y ait une grande diversité d'activités.

On peut donner un coefficient. Je veux dire que la transmission de connaissances doit être faite en un temps qui ne peut pas être immense, c'est très dense. Tandis que l'on peut admettre que ce travail que j'ai appelé d'éducateur, ait un coefficient d'heures de services qui soit plus bas et que la fonction intermédiaire de vie scolaire qui suppose des activités diverses sportives, d'éducation etc., ait un coefficient intermédiaire.

Les propositions que je fais ou les représentations que j'ai des choses, est celle là. Il ne faut plus nous diviser entre ceux qui veulent unifier et ceux qui veulent diversifier. Le problème est de savoir ce qu'on unifie et ce qu'on diversifie. L'idée de porter atteinte à l'unité du corps enseignant relève du discours de type utopique ou de divertissement de café.

Par conséquent, il faut qu'il y ait d'abord une sorte d'assurance absolue de la dissociation des problèmes des enseignants et des problèmes de l'enseignement. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes de l'enseignement n'ont pas d'effets, sinon ce serait arbitraire.

Il faut penser qu'une partie de l'activité très variable sera déterminée dans son contenu, par les enseignants et les autorités locales. Les enseignants étant, dans toute la mesure du possible, organisés sous forme d'équipes enseignantes ou comme cela se fait un peu dans les ZEP.

Il faut donc prendre le problème par en haut et par en bas et il n'y aura de solution acceptable que lorsque l'on aura affaire, non pas à des projets mais à deux logiques, je dirais même à un rapport de force qui renforcera le niveau national et les intéressés eux-mêmes et qui disons-le, aboutira aussi à une certaine réduction de tous les niveaux intermédiaires. Il n'est pas question de dire suppression.

Je ne vois pas personnellement la nécessité de renforcer dans ces affaires, le rôle des rectorats.

Administrativement ce n'est pas mon affaire. J'admets que l'on doive renforcer les rectorats etc. tout cela fait partie des rapports entre l'éducation nationale, la rue de Grenelle et les rectorats. Ce sont des affaires qui relèvent de ce que j'ai appelé, le statut des enseignants. Je n'ai rien à dire là-dessus parce que de toute manière on ne m'a jamais demandé ce que j'en pensais.

En revanche, je crois que l'essentiel est de mettre en route un système de deux forces pas du tout opposées, complémentaires, mais dont l'une part du haut, que ce soit le ministère ou les rectorats, et dont l'une part du bas: c'est-à-dire privilégie le rapport enseignant-enseigné (c'est aussi les parents d'élèves).

Quand je dis, les enseignants ou même les enseignés, c'est aussi une culture locale, des préoccupations dans une région parce qu'il y a tel ou tel type d'activité économique, mais aussi des innovations qu'un maire ou des enseignants ont envie de prendre. Je ne vois pas pourquoi on ferait des difficultés là-dessus.

D'ailleurs, je pense que le système français est beaucoup plus divers qu'on ne le dit, pas toujours dans le meilleur sens. On ne fait pas la même leçon sur Jeanne d'Arc le même jour et à la même heure. Il faudrait faire admettre au niveau le plus élevé ces deux faces : l'existence et la complémentarité.

Je me suis souvent prononcé pour la formule qu'a employée le ministre, c'est-à-dire que l'enseignement doit être centré sur l'enseigné.

En vous attendant, je lisais Marc Fumaroli, je ne peux pas imaginer une distance plus grande entre l'opposition et pourtant, j'ai envie de dire : Pourquoi pas ?. Je n'ai aucune envie de me battre contre le latin et le grec que j'ai abondamment pratiqués dans ma longue jeunesse, mais cela dit, sur le contenu de la transmission des connaissances, il y a la diversité de l'enseignement du français, il faut la garder. Et Dieu sait si nous avons souffert des excès des mathématiciens pour considérer que c'était l'étalon universel de la connaissance.

Mais il faut faire reconnaître que la tâche d'un enseignant recouvre ces trois composantes et qu'il doit pouvoir essayer, en négociation avec les établissements, les communes et les parents etc., de créer une situation adéquate entre la nature des besoins telle qu'elle est évaluée et les possibilités des enseignants.

Plus banalement, on pourrait dire qu'il faut éviter de mettre la jeune fille qui sort de l'agrégation de philosophie, dans un lycée professionnel de la banlieue lyonnaise. C'est pourtant ce qui se fait.

Le choix d'un enseignant doit être fait indépendamment de son statut et en fonction des critères que j'ai indiqués.

Je sais combien il est difficile - puisque je travaille depuis toujours dans un centre de recherche qui dépend aussi du CNRS - d'obtenir le passage d'un chercheur, sans toucher à son salaire et à sa fonction, d'un centre de recherche, d'un laboratoire, à un autre.

Mesdames et Messieurs, je préfère ne pas continuer et vous laisser le temps...

M. Serge Lagauche - Vous êtes passé très vite sur les ZEP en disant que c'est un peu ce que l'on fait. Ne croyez-vous pas que si l'on travaillait davantage au niveau du recrutement ou du choix des enseignants dans les ZEP, on améliorerait les choses en allant vers ce que vous évoquiez ?

M. Alain Touraine - Tout à fait. Les ZEP sont une très bonne idée. On ne leur a pas donné de moyens, on ne les a pas engagées à innover, autant qu'on l'avait dit et que tout le monde le souhaite. Mais bien souvent c'est quand même dans les ZEP que les efforts ont été les plus grands, en particulier de la part des enseignants.

Des problèmes se posent quand on entre et sort d'une ZEP, mais l'idée d'une ZEP est bonne.

Je verrais les ZEP comme point de départ de ce que je suggère. C'est-à-dire que, sur place, dans la ZEP, pourquoi ne pas prendre cela comme unité, qu'il y ait à ce moment-là un jugement qui dira : " Ici il nous faut un tiers d'enseignants pour la transmission de la connaissance, 50 % pour la gestion de la vie scolaire avec ses problèmes de violence considérables (beaucoup plus que l'on ne l'a dit depuis longtemps) et 20 % d'enseignants ayant des tâches essentiellement socratiques ".

Il faut absolument donner une grande importance à cela.

M. Serge Lagauche - La principale critique faite aux ZEP c'est leur effet stigmatisant. Un certain nombre de collèges voulaient ainsi en sortir d'où l'idée des REP, qui ne sont pas des zones géographiques mais qui regroupent des établissements. La difficulté tient au fait que l'on y met des moyens, mais l'on stigmatise. D'où l'angoisse de ne pas savoir comment sortir de la ZEP.

M. Alain Touraine - Je pense que c'est la réalité des choses qui compte. Si la ZEP n'est pas vraiment différente de ce qu'il y a à coté, l'effet de stigmatisation entraîne un bilan négatif. Mais si au contraire vous avez un raisonnement général qui est celui de l'équité... Il y a eu un grand débat en France sur l'équité et l'égalité. Je suis défenseur de l'équité. Lorsque les enseignants de Seine-Saint-Denis se sont soulevés, ils sont venus par hasard avec le désir d'occuper l'institution où je travaille.

Nous avons parlé avec eux par petits groupes, j'ai passé deux heures avec eux et je leur ai dit : " Vous avez tort de demander l'égalité de traitement. Il ne faut pas demander autant quand vous êtes en Seine-Saint-Denis, il faut demander plus. La Seine-Saint-Denis a des handicaps considérables par rapport aux lycées du cinquième ou du seizième arrondissement parisien ".

Plus les situations sont difficiles, plus l'encadrement doit être fort -tout le monde le dit - avec en particulier du soutien scolaire. Je me rappelle être allé deux fois à Vaux-en-Velin, dans les quartiers difficiles, et avoir été très favorablement impressionné par l'importance du soutien scolaire, fait souvent par des jeunes retraités ou par des gens en service militaire ou équivalent.

Il ne faut pas seulement cela. Je propose qu'au-delà du quantitatif, il y ait une analyse qualitative selon les situations. Si dans un lycée ou un collège du centre ville, c'est-à-dire socialement favorisé, les gens disent : " Je tiens mes enfants en main, cela va. Je veux qu'ils apprennent des mathématiques ou du grec ", je ne vois pas pourquoi on les en empêcherait.

Inversement, pour qu'il y ait égalité des chances, selon les milieux sociaux -c'est-à-dire avant tout, selon les milieux d'éducation d'origine-, il faut donner une importance différente aux trois fonctions et demander à des enseignants de les répartir en fonction des réalités.

Cela ne me choque pas que ma jeune agrégée de philosophie dise : " Je ne veux qu'enseigner la philosophie et sortie de Descartes, Kant et Hegel, les choses ne m'intéressent pas ". C'est son affaire. Elle a parfaitement le droit. Je ne vois pas pourquoi on demanderait à tous les enseignants la même chose puisque les besoins des enseignés sont tout à fait différents, à conditions que cela ne touche pas au statut de l'enseignant, ce qui me semblerait poser des problèmes insolubles.

M. Philippe Darniche - Ce que vous nous avez décrit est extrêmement passionnant.

Mme Hélène Luc - Dans la continuité de la question de M. Lagauche, vous avez dit Monsieur le professeur, qu'il faut prendre en charge des enfants qui ne sont pas capables de s'intégrer dans l'école et par conséquent on peut dire, pas dans la vie. Vous avez raison de dire que parfois il faut assurer dans cette école l'affection qu'ils n'ont pas à la maison.

C'est souvent le rôle des infirmières, des assistantes sociales, d'une partie des professeurs qui font autre chose que de se contenter d'enseigner, car c'est la condition pour qu'il y ait un contact entre eux et l'élève. Et quand ce contact est établi, des choses passent. Comment faire ?

Dans une école, dans une classe, c'est souvent cette frange d'élèves qui empêche que l'on arrive à faire ce que l'on veut. Il y a la ZEP mais tout le monde n'est pas en ZEP, toutes les zones sensibles devraient être des ZEP.

Je suis membre du Conseil d'administration de collèges publics mais aussi de collèges privés, où l'on retrouve un peu le même problème. Je suis dans une banlieue du Val-de-marne avec une population très diversifiée, de bons élèves, des familles difficiles et " normales ".

M. Alain Touraine - Je vous répondrais comme à M. Serge Lagauche : le grand danger à éviter c'est l'homogénéité. Une bonne école, un bon système d'enseignement est celui qui mélange les genres.

Les études ne sont pas d'une parfaite clarté. Mais dans l'ensemble, on ne peut pas dire que les handicaps au départ soient insurmontables, le pire est le handicap linguistique. Tout cela peut s'arranger. De même qu'au niveau des grandes écoles, nous souhaitons qu'à côté de la formation " taupes, il y ait des formations qui donnent plus d'importance à l'imagination ; il faut que nous valorisions une intégration républicaine.

Je suis effaré de voir que nous considérons l'arrivée des " sauvageons " comme une catastrophe. Ce ne sont pas des sauvages mais des citoyens français pour l'essentiel avec qui nous allons vivre toute notre vie ou avec qui nous avons vécu toute notre vie. A partir du moment où il y a une diversification qualitative, il est plus facile d'admettre de l'inégalité dans un domaine.

Si vous ne jugez les gens que sur leurs résultats en mathématiques, je peux vous dire que la corrélation avec le niveau social sera gigantesque.

Je vais prendre un exemple que tout le monde connaît : quand j'étais au Conseil à l'intégration, nous avions eu une conversation intéressante sur le sport. Le sport est probablement essentiel, non pas dans les zones urbaines en général, mais là où il y a un noyau urbain comme Saint-Denis ou Aubervilliers. Or, les gens d'Aubervilliers ne sont pas les gens de la banlieue Nord. Vaux-en-Velin n'a pas beaucoup d'identité, mais par exemple la Belle de Mai à Marseille en a.

Il faut une identité collective. Il ne faut pas s'enfermer dans l'école. Il n'y a qu'à constater la fierté de l'équipe sportive d'Aubervilliers qui est un exemple extrême. Il semble qu'Aubervilliers ait une position éminente.

Je ne pense pas que cela doive être fait en dehors de l'école. Il faut toujours une partie consacrée à la transmission de connaissances, mais si des enseignants sont intéressés à des exercices qui développent telle ou telle activité, il faut les encourager.

Autre exemple : des gens éminents, des prix Nobel de physique, ont entrepris de consacrer leur vie comme M. Leidermann aux Etats-Unis, M. Charpak en France, à l'enseignement dans les quartiers les plus défavorisés, à l'aide des mathématiques.

Ils pensent qu'en donnant un côté ludique -c'est-à-dire d'initiatives, de compréhension de messages qui deviennent de plus en plus complexes, par la science non pas par le baratin- tous les moyens étant bons, cela doit nous permettre de diminuer les distances sociales et culturelles. L'école, c'est plutôt de culture qu'il s'agit que de situation sociale ou économique.

Aujourd'hui, dans un pays qui comme tous les pays ne croit plus à son école, il faut sortir de ces bagarres à tous les niveaux, il faut que nous montrions par des initiatives que nous voulons prendre en charge tous ces problèmes et vous verrez que les Français sont tout à fait disposés à refaire confiance à leur école.

M. Philippe Darniche - Monsieur le professeur, vos propositions, qui sont celles d'un sociologue reconnu, sont très séduisantes car elles nous semblent apporter des solutions de terrain pragmatiques, au cas par cas, après une bonne analyse.

Bien évidemment, on ne peut qu'être sensible à ces propositions. Mais au delà de votre réflexion, après l'évaluation des moyens, le coût des réformes nécessaires pour faire fonctionner le système que vous préconisez et qui je le répète me séduit beaucoup, pensez-vous qu'une telle transformation peut s'effectuer assez rapidement ou faudrait-il une durée très longue pour arriver à faire une telle transformation ?

M. Alain Touraine - De manière légère, je vous répondrai : raisonnons avec l'idée que cela ne doit pas coûter un sou.

Je ne sais pas si c'est vrai. Mais raisonnons... C'est la raison pour laquelle je vous indiquais un peu rapidement ce système qui consiste à ne pas considérer qu'une heure de match de foot est la même chose qu'une heure de maths.

Il est évident que ceux qui ont des tâches de vie scolaire ou d'éducation, sont des gens qui sont disposés à passer plus de temps avec des élèves que ceux dont la préoccupation principale est de transmettre des connaissances et qui doivent avoir un temps de préparation.

Je me permets d'ajouter une chose : les statistiques scolaires ou universitaires ne devraient jamais être faites sur les entrants. Le bon sens est de les faire sur les sortants. Pendant 30 ans nous avons eu en France deux fois plus d'étudiants que les anglais et avons donné autant de diplômes que les anglais. Si vous me dites : " On dépense tant par élève et par étudiant " je vous réponds : " Cela ne m'intéresse pas ". Nous commençons d'ailleurs à travailler dans ces conditions. Nous examinons le taux d'échec scolaire. Tout ceci du point de vue national.

Autre exemple : M.  Dubet est chargé des collèges auprès de Mme  Ségolène Royal ; il a fait des études comparatives dans des collèges de milieu pauvre autour de Bordeaux. C'est stupéfiant. Le taux d'échec à l'entrée en sixième pour les élèves de classe élémentaire, est incroyable !

D'un point de vue de comptabilité citoyenne, si vous dépensez un tiers de plus pour avoir un tiers de moins d'échecs, le prix unitaire n'a pas changé. La question est de savoir ce que vous préférez. Qu'il y ait des listes d'inscrits ou qu'il y ait des gens qui aboutissent ? Tout le monde évidemment est favorable à ce que l'échec soit aussi réduit que possible.

La grande affaire est évidemment que l'on donne des moyens supérieurs aux ZEP, mais encore une fois l'argent ne me semble pas essentiel pour diminuer significativement les taux d'échec.

M. le Président - Pas d'autres questions ?

Mes chers collègues, s'il n'y a plus de questions, nous remercions le professeur Touraine de la disponibilité dont il a fait preuve cette fois-ci encore en venant devant notre commission.