b) Un effet d'émulation
Dans le
cas hautement significatif des incidents de fin 1997 à Strasbourg, la
présence des médias fait qu'au lieu de quelques voitures
brûlées, il y en eut 250... La présence des médias
crée de l'émulation chez les jeunes. En présence des
médias, il existe une chance supplémentaire pour que
l'événement qu'ils sont venus couvrir, finisse par se
réaliser. En un mot, ils créent l'événement. Les
médias donnent aux jeunes la possibilité de devenir des
héros, de sortir de l'insignifiance, bref d'exister. En 1996, certains
d'entre eux n'avaient eu droit qu'à France 3. Avec TF1, ils ont eu
le sentiment d'être les meilleurs.
Il faut également souligner le caractère objectivement festif de
ce type d'événement. Mais, c'est une fête de transgression,
à la différence des fêtes communautaires, comme celles qui
marquent certaines fêtes religieuses. On fait le tour du quartier avec la
voiture, on la fait crisser, on la fait " suer ", le pied sur
l'accélérateur, on emmène les copains, on la brûle
et la voiture se transforme en bête sacrifiée.
Ces deux aspects, l'aspect de la fête et l'aspect du combat sont
importants : ceux qui habitent dans les autres cités sont jaloux parce
que les journaux télévisés ne parlent pas d'eux ; des
voitures brûlent dans la nuit, ce n'est pas un hasard. Le contraste est
flagrant entre le scintillement des quartiers centraux et la nuit de la zone
périphérique. A leur façon, les jeunes de ces quartiers
ont allumé leurs feux de Noël.
L'effet d'amplification est inévitable : "
une bagnole qui
crame,
commente un journaliste
; ça fait tout de suite
Beyrouth
". En voyant de telles séquences, on a l'impression
que la ville était à feu et à sang, ce qui n'était,
bien sûr, pas le cas.
*
* *
La jeunesse en danger, la démocratie menacée
Karl
Popper nous dit que l'enfant qui naît au monde ressent aussitôt un
" besoin de régularité ". On ne peut espérer
qu'il devienne un jour un citoyen avisé s'il ne bénéficie
pas d'un environnement stable qui lui fournisse des repères et lui
montre le chemin ;
d'où l'importance des
exemples
pour
toute éducation.
La télévision moderne - et c'est
là sa plus grande violence - ruine méthodiquement les cadres
traditionnels de l'expérience initiale ; ce faisant, elle incarne
une barbarie moderne au service d'un mouvement qui atteint les ressorts les
plus intimes de notre société démocratique, libre et
ouverte. Karl Popper n'hésite pas à affirmer aussi dans
La
leçon de ce Siècle
que l'étalage impudique de sang et
de haine affaiblit les résistances à la violence et érode
peu à peu, dans l'esprit des individus, les défenses immunitaires
que près de deux siècles de démocratie et plusieurs
siècles de civilisation y avaient précieusement greffées.
De plus, en absorbant tout le temps libre et en devenant le tuteur des jeunes
enfants, elle détruit tout sens critique et elle empêche la
formation d'esprits curieux et vigilants.
Une société démocratique a le devoir d'éduquer
sa jeunesse aux idéaux de liberté et de responsabilité.
Elle renonce à cette tâche quand elle accepte que les fonctions
qu'assument traditionnellement la famille, l'école ou le voisinage,
soient désormais abandonnées aux aléas de l'audimat.
Toute société constituée n'est jamais
définitivement cuirassée contre la barbarie et le
désordre, et, par conséquent, le devoir le plus ordinaire de
l'État de droit est de veiller quotidiennement à diminuer la
violence et l'injustice. Il est également du devoir de l'État
d'encourager les médias à participer à cette tâche
au lieu de se contenter de les laisser exercer, à côté
d'une indéniable fonction de pacification des protestations sociales,
une influence nocive à la démocratie.