3. Les atouts des chaînes hertziennes
Les
évolutions observées sur le marché publicitaire ne sont
pas propres à la France. On constate dans la plupart des pays
occidentaux une érosion de l'audience des chaînes traditionnelles
et un ralentissement dans la progression de leurs recettes publicitaires. Ces
mouvements s'accompagnent de recompositions plus ou moins profondes des
paysages audiovisuels, avec l'arrivée de nouveaux acteurs industriels ou
financiers.
Les grands annonceurs qui ont fait les beaux jours de la publicité
à la télévision comme l'alimentation, les produits
d'hygiène-beauté et, d'une manière générale,
les produits de grande consommation, stabilisent ou réorientent leurs
investissements. La crise a incité la grande distribution à se
tourner, pour stimuler la consommation, vers des actions à
retombées rapides, comme la promotion, le marketing direct.
D'autres annonceurs ont cependant pris le relais, comme les services, la
banque, les assurances, auparavant cantonnées aux supports magazines, et
surtout les télécommunications, du fait de la concurrence
acharnée dans les téléphones mobiles.
L'exemple américain
"
Aucune acrobatie de programmation, aucun contrat de retransmission
sportive ne semblent capables de contenir l'exode constant des
téléspectateurs des networks vers le câble
",
lit-on dans le bulletin d'un bureau d'études américain.
"
Ainsi va le monde
, avoue, apparemment résigné,
Leslie Moonves, le président de CBS Télévision ;
nous allons devoir nous habituer à vivre dans un univers à
100 chaînes, puis dans un univers à
500 chaînes.
" Il y a vingt ans, il existait cinq chaînes
aux États-Unis, dont ABC, CBS et NBC, qui représentaient
90 % du marché. Aujourd'hui, avec leurs
télécommandes, les Américains ont accès à
une cinquantaine de chaînes, voire soixante-dix pour 12 % de la
population.
Malgré ces programmes vedettes, les grands réseaux
américains doivent faire face à l'érosion continue de leur
audience. En juillet 1997, ils seraient même passés sous la barre
des 50 % d'audience. Mais ce résultat n'est que la somme de quatre
des six networks. L'institut Nielsen, qui mesure les audiences de la
quasi-totalité des émissions diffusées sur les
chaînes américaines, souligne le fait que, "
pour la
première fois au cours de la saison 1996-1997, les " Big 3 "
CBS, ABC et NBC sont tombés sous le seuil des 50 %."
En dépit de ces difficultés, les réseaux hertziens se
multiplient : après Fox, UPN et WB, un septième
réseau, Pax, contrôlé par Lowell Paxon, s'est lancé
dans la compétition. D'autres pourraient bientôt voir le jour.
Pour certains observateurs américains, la raison de cette floraison est
simple :
" Grâce à leur diffusion hertzienne, les networks
touchent l'ensemble de la population, tandis que les réseaux
câblés desservent seulement de 70 % à 75 % des
foyers ".
Nul doute que le processus de numérisation des
réseaux programmée en principe pour 2006 ne contrarie pas cette
tendance à l'atomisation du paysage audiovisuel américain.
La confiance des chaînes généralistes
françaises
Paradoxalement, les responsables des chaînes hertziennes continuent
à afficher un optimisme sans faille. Pour Philippe Santini, directeur
général de France Espace - régie publicitaire de
France Télévision - la baisse des chaînes hertziennes
(TF 1, France 2, France 3, Canal +, M6 et La
Cinquième-Arte) est "
la tarte à la crème des autres
médias contre la télévision
". Selon lui,
"
les chaînes généralistes sont les seules à
pouvoir financer des événements consensuels et
fédérateurs qui génèrent de l'audience, donc des
recettes publicitaires et donc permettent de financer la diffusion d'autres
événements de même importance
". En effet,
estime-t-il, "
ces événements nécessitent une mise de
fonds importante, que les chaînes thématiques ne peuvent se
payer
" .
Pour Marc Lavédrine, son prédécesseur à France
Espace, aujourd'hui fondateur de Web Sat Pub (WSP), cette suprématie des
télévisions hertziennes est une conséquence de la logique
du " marché de la puissance " : "
les
chaînes généralistes se consacrent au
marketing de
masse
en permettant aux annonceurs de toucher le plus de gens possible dans
le moins de temps possible
"
.
Certes, constate-t-il " un
marketing de niche "
se développe
depuis deux ou trois ans, et les chaînes thématiques correspondent
à cette nouvelle approche : "
10 % du marché
publicitaire (14 milliards de francs parrainage compris) de la
télévision pour les chaînes thématiques seraient
déjà très bien
."
Pour pallier la dispersion de ses canaux et donc de son audience, WSP propose
des modules de 105 spots facturés entre 15 000 et
50 000 francs selon les chaînes. On n'est pas dans le
même ordre de grandeur que sur le réseau hertzien classique
où TF 1, par exemple, peut facturer certains de ses spots plus de
500 000 francs.
Nicolas de Tavernost, directeur général de M6, est
également confiant : "
les réseaux
généralistes garderont la préférence du
public
", donc des annonceurs... "
le seul problème de
la télévision généraliste sera son prix de revient
et non pas ses recettes
".
Selon les données annuelles du panel Audicâble, la part d'audience
des chaînes thématiques dans les foyers disposant d'au moins
20 programmes ne dépasse pas 20 à 25 % ; on peut
donc espérer que les chaînes hertziennes conserveront encore
longtemps une audience de 75 à 80 % sur l'ensemble du pays.
Il reste cependant à savoir qui va " faire les frais de la
montée d'Internet ". Aux États-Unis, où se trouve le
plus grand nombre d'utilisateurs d'Internet, la télévision est la
plus touchée par le phénomène, avant l'édition et
la presse. En France, en 1996, les transferts de consommation médias
sont similaires, mais dans de moindres proportions : selon
Médiangles, seuls 52 % des utilisateurs français d'Internet
déclarent moins regarder la télévision, 18 % lisent
moins de livres et 15 % seulement consacrent moins de temps à leurs
journaux contre respectivement 77 % , 69 % et 51 % aux
États-Unis.
L'institut Médiamétrie a fait paraître, au début du
mois de mai 98, les résultats de sa première étude
Audicabsat réalisée en janvier auprès de personnes de
quatre ans ou plus, abonnées au service de base du câble
(c'est-à-dire recevant au moins quinze chaînes ou recevant un
bouquet numérique).
Selon cette étude, la part d'audience des chaînes du câble
et/ou des bouquets numériques est de 28,9 %. Celle des
chaînes câblées est de 24,9 %, en progression de
1,1 % par rapport à janvier 1997. Le poids des chaînes de
complément, ainsi que leur répartition presque équivalente
sur le satellite sont, en revanche, plus importants : 33,7 % sur
CanalSatellite et 34,5 % sur TPS.
Ces chiffres, bien qu'en progression, doivent être relativisés
dans la mesure où la part d'audience du câble et du satellite est
de seulement 4,06 % parmi la population âgée de 4 ans ou
plus.
Il y a deux façons de lire ces résultats. Certains observateurs
s'attachent au nombre absolu de personnes touchées par les chaînes
thématiques et considèrent que "
l'utilisation des
chaînes de complément va rester complémentaire, comme la
presse à centre d'intérêt
" ; d'autres
analystes pourront s'appuyer sur la part relativement importante de l'audience
captée par les chaînes thématiques auprès des foyers
abonnés au câble ou au satellite ; cette observation est surtout
fondée lorsque l'on considère l'audience des chaînes pour
enfants. Mais elle est confirmée également par des études
plus ponctuelles sur l'audience des chaînes thématiques,
comparée à celle des chaînes généralistes
chez les abonnés aux bouquets numériques.
C'est ainsi que, à la demande de Web Sat Pub, Médiamétrie
a réalisé une étude sur les abonnés au bouquet
numérique AbSat à partir d'un échantillon de
721 individus âgés de 4 ans et plus. Cette étude
a été effectuée avec la même méthodologie et
sur la même période (du 17 janvier au 6 février
1998) que l'étude Audicabsat.
Durée d'écoute par individu et part d'audience par agrégat
|
Part
d'audience
|
Part
d'audience
|
Durée totale |
Abonnés au câble âgés de 4 ans et + |
75,1 % |
24,9 % |
230 mn |
Abonnés au bouquet numérique CanalSatellite âgés de 4 ans et + |
66,3 % |
33,7 % |
250 mn |
Abonnés au bouquet TPS âgés de 4 ans et + |
65,5 % |
34,5 % |
261 mn |
Abonnés au bouquet AbSat âgés de 4 ans et + |
63,2 % |
36,8 % |
258 mn |
Source : Médiamétrie études Audicabsat
et
AbSat/janvier 1998/lundi-dimanche/4 ans et plus
* TF1, France 2, France 3, Canal +, ARTE, La Cinquième et
M6 quel que soit le mode de fission
A long terme, il est probable que le mode de consommation audiovisuelle va se
trouver modifié par la généralisation des signaux
numériques. Les télévisions hertziennes
pourraient
alors se trouver en concurrence avec des chaînes ou des sites qui se
comporteront comme des banques de données capables de transférer
à la demande des programmes de stock ou des jeux vidéo.
Le téléspectateur pourrait s'affranchir des grilles
horaires
avec son cortège d'écrans publicitaires
imposés. Il serait même en mesure d'élaborer lui-même
sa programmation en fonction des offres des différents sites, sans avoir
à absorber nécessairement écrans et coupures publicitaires.
Certains experts, tel Bernard Stiegler, directeur général adjoint
de l'Institut National de l'Audiovisuel, annonce des changements profonds :
"
les programmes de flux ne seront plus, alors, que les
bandes-annonces, la vitrine, ou encore les produits d'appel des chaînes
livrant à domicile des émissions de stock (...) L'une des
conséquences est que les annonceurs vont devoir apprendre à faire
de la publicité autrement et à se décliner selon des
nouvelles offres
". Cet expert, qui est responsable pour l'innovation
de l'INA, conclut : "
qu'une telle mutation va poser un certain nombre
de problèmes, comme celui des droits d'auteurs et l'élaboration
d'un nouveau système économique qui constitue un véritable
challenge pour les producteurs audiovisuels
. "
L'importance du financement des chaînes, alors que le secteur doit
faire un effort d'investissement sans précédent, empêche de
faire l'économie d'un débat sur l'équilibre
économique des chaînes dans un contexte d'internationalisation du
paysage audiovisuel.
Compte tenu de sa place dans le financement des chaînes publiques et
privées, la question de la publicité ne pourra pas être
absente des débats qui marqueront la présentation au Parlement
d'une loi sur l'audiovisuel.
La généralisation des
technologies numériques, tout comme l'avènement de l'espace
audiovisuel européen, vont obliger la France à revoir le
financement du développement de l'audiovisuel, alors même que les
besoins liés à ces bouleversements est considérable. Telle
est la conclusion de l'étude du Conseil supérieur de
l'audiovisuel à laquelle adhère totalement le rapporteur de
la commission des finances :
" Du côté des opérateurs privés, des
interventions sont prévisibles pour obtenir l'alignement de la
réglementation française sur la réglementation
européenne plus libérale ; durée de la
publicité plafonnée à 15 % de temps d'antenne au lieu
de 10 % ; possibilité de couper les oeuvres deux fois au lieu
d'une ; autorisation de la publicité pour la distribution, le
cinéma et l'édition, aujourd'hui interdite.
Du côté des chaînes publiques, la concurrence avec les
chaînes privées sur le marché publicitaire, en
s'exacerbant, posera, de manière encore plus aiguë, la question de
leur spécificité.
Le législateur risquera d'avoir à choisir entre deux
options :
-
•
soit réduire la part de la publicité dans les
ressources des chaînes, en compensant le manque à gagner par un
financement public ou par l'augmentation de la redevance ;
• soit, dans le cas contraire, imposer - de fait - aux chaînes publiques de s'engager plus encore dans la logique commerciale.
Le dilemme, auquel le législateur est confronté, peut être illustré par quelques ordres de grandeur :
• Revenir à la situation antérieure, sachant que la durée de la publicité sur France 2 et France 3, entre 19 heures et 22 heures, a doublé en cinq ans, ferait perdre à ces chaînes, aux conditions actuelles du marché publicitaire, environ 1,4 milliard de francs de recettes publicitaires.
• Réserver, comme cela est parfois suggéré, l'accès à la redevance uniquement à France 3, La Cinq et ARTE, et obliger France 2 à se financer exclusivement sur la publicité, les ressources globales de France 2, TF1 et M6, et donc les budgets disponibles pour les programmes, se réduiraient brutalement de 1 milliard de francs.