Chapitre 4

ÉTAT ET LITTORAL, MEFAITS D'UNE RÉGULATION MAL CONDUITE

1. L'acquisition foncière publique : un outil performant de mise en valeur intégrée du littoral ?

En première partie, nous avons observé que l'ampleur et la forme prise par l'urbanisation sur le littoral pouvaient menacer à terme, non seulement sa richesse environnementale et l'intégrité de ses paysages, mais aussi son potentiel économique.

Un calcul simple illustre ce constat : en rapportant les 16 000 résidences secondaires construites chaque année sur le littoral aux 5 500 km de côtes existantes, on aboutit, en moyenne, à une maison supplémentaire par an tous les 300m.

Certes, l'intégralité des 16 000 résidences secondaires qui nous servent d'étalon ne se construisent pas le long du rivage, loin s'en faut, et des mesures ont déjà été prises pour empêcher l'appropriation privée d'un bien considéré comme public : le rivage, la proximité de la mer et l'agrément qu'elle procure.

Nonobstant, le problème de l'aménagement du littoral réside effectivement dans la contradiction entre l'attirance des Français pour la mer et les conséquences qu'entraîne la matérialisation de cette attirance : la disparition du plaisir que procure sa fréquentation.

On ne peut justifier plus simplement la nécessité d'une politique coordonnée de gestion du littoral.

1.1 Problématique du marché foncier du littoral

La dynamique du marché foncier du littoral est aisée à schématiser : deux groupes de forces s'y opposent :

- l'un, réunissant des particuliers, des investisseurs privés et des pouvoirs publics, dont des collectivités territoriales, a pour objectif d'acquérir du terrain pour y construire ou y faire construire ;

- l'autre, réunissant des associations, des démembrements de l'État et des collectivités territoriales, acquiert des terrains avec l'objectif avoué de les soustraire à l'urbanisation, et d'en assurer une mise en valeur environnementale.

Les espaces qui, aujourd'hui, ne correspondent à aucun de ces deux objectifs, les espaces agricoles notamment, sont l'objet de la lutte entre ces deux forces.

Cela amène à poser la question suivante : l'avenir du littoral français, dont il faudrait, par ailleurs, définir l'épaisseur, est-il d'être partagé en deux entités : espace naturel protégé/espace urbanisé ?

Cette question en introduit d'autres :

- quels sont les mécanismes qui aboutissent à un tel partage, la richesse du littoral étant précisément la multiplicité des activités susceptibles d'y coexister ?

- si ce partage a lieu, en faveur de qui s'effectuera t-il, et quels sont les doyens pour influer en faveur de l'une ou de l'autre force ?

- quelle alternative doit-on et peut-on proposer à ce duel foncier ? Joseph Comby, au cours d'un atelier du Conservatoire du Littoral, a proposé l'analyse suivante du marché foncier sur le littoral.

« Qu'il s'agisse du littoral ou de la France profonde, l'espace naturel est tiraillé entre trois logiques économiques.

Il existe tout d'abord le marché de l'espace naturel, qui est acheté comme un bien de production. C'est le marché des terres agricoles et assimilées. L'espace y vaut 2 francs le mètre carré. Un tel chiffre permet tout de suite de comprendre que ce type de marché n'existe plus qu'à l'état de trace dans les communes du littoral, et, si des activités agricoles y subsistent encore, par endroit, c `est en dépit du prix des terres et non pas grâce à lui.

Le deuxième marché est celui de l'espace naturel, appréhendé comme un bien de consommation. La valeur de cet espace ne dépend pas de ce qu'il va rapporter avec ce que l'on peut produire dessus, mais n'est que la mesure du plaisir qu'il procure. Il ressemble un peu, sur le plan des mécanismes économiques, au marché de l'art.

Sur le littoral, ce marché est évidemment très présent. La satisfaction que procure à son propriétaire la possession d'un terrain au bord de la mer est généralement évaluée par l'intéressé à des niveaux beaucoup plus élevés que celui de sa valeur agricole. Car on n'achète pas seulement un terrain, on achète tout son environnement, la mer avec.

Enfin le troisième type de marché est celui où l'espace naturel est saisi comme la matière première d'un processus de fabrication de terrains à bâtir . La valeur de cet espace va dépendre essentiellement des politiques foncières mises en oeuvre. »

Sur l'espace littoral non encore urbanisé, le troisième marché est devenu le marché dominant. Chacun est convaincu qu'un terrain inconstructible n'est jamais qu'un terrain pas encore construit. Cette logique n'est d'ailleurs pas propre au littoral, mais à la France entière. Tout acquéreur de terrain à proximité du rivage a alors en perspective, à une échéance plus ou moins lointaine, l'idée d'obtenir un changement de réglementation. Le manque de pérennité des documents d'urbanisme, les incertitudes des jugements des tribunaux dans le cadre de l'application des lois, telle que la loi littoral, sont venus renforcer cette conviction 92 ( * ) .

À partir d'un tel constat, dont on ne peut pas se satisfaire, quelles sont les stratégies, les moyens d'action envisageables ?

Le seul levier d'action porte sur les moyens de construire une maison sur le littoral : disponibilité foncière, droit à construire.

Avant d'analyser et d'évaluer ces conditions, on notera tout d'abord qu'aucune réglementation n'est vraiment totalement efficace. Le littoral est en effet marqué, et ce depuis plusieurs décennies, par le développement de formes d'habitat précaire, sous forme de cabanons, de caravanes, de mobil-homes, etc. qui, de par leur caractère informel et évolutif, se montrent très résistantes aux différentes tentatives de réglementation de l'utilisation de l'espace (en particulier, la loi littoral n'a pas empêché leur prolifération).

Ces formes d'habitation ignorent les conditions énoncées :

- elles s'édifient parfois illégalement sur un terrain qui n'est pas la propriété du constructeur, et qui est d'ailleurs fréquemment partie du domaine de l'État (notamment la plage) ;

- elles ignorent naturellement les droits et les règles de la construction ;

- elles sont édifiées progressivement, selon les moyens disponibles.

Nous n'ignorons pas qu'à terme, ces formes de construction provisoires peuvent engendrer des formes d'urbanisation pérennes, mais, cependant, le processus est long, et passe obligatoirement par une officialisation des pouvoirs publics, le plus souvent à l'échelon communal. Dans la majorité des cas, l'éradication de ces lotissements informels dépend essentiellement de la volonté politique, comme l'illustre le cas de la plage des Saintes-Maries-de-la-Mer, nettoyée lors de la création du Parc Naturel de Camargue et non recolonisée depuis. Des contre-exemples comme celui de l'Anse de Beauduc 93 ( * ) renforcent ce point de vue.

Ces conditions sont-elles réunies et pourquoi ?

1) Y a t-il de l'espace non bâti susceptible d'être acquis par un propriétaire privé sur le littoral français ?

La réponse est sûrement 94 ( * ) oui, et en très grande quantité. En dépit de la forte urbanisation du littoral observée au cours des dernières décennies, les réserves foncières privées demeurent importantes. Sauf secteurs soumis au droit de préemption (départements ou Conservatoire du littoral), ces terrains peuvent circuler sur le marché foncier.

2) Ce propriétaire privé bénéficie t-il d'un droit à construire ?

L'examen des POS des communes littorales, le plus souvent non conformes à la loi littoral, montre que, dans de nombreux cas, les possibilités d'extension de l'urbanisation sont encore importantes. Les études préalables au lancement de la DTA Alpes-Maritimes, notamment, avaient démontré que, dans les communes littorales et rétro-littorales de ce département, une part majoritaire des terrains non construits étaient classés constructible. Si l'on examine le cas des communes littorales du Var, on constate le partage suivant :

- zones urbanisées, 40 000 ha ;

- zones protégées ND 50 000 ha, dont 20 000 sont effectivement protégés par des mesures spécifiques garantissant un classement définitif ;

- zones NC agricoles 20 000 ha.

Même dans ce département considéré, avec les Alpes-Maritimes, comme perdu pour la cause, la lutte entre les deux forces s'exerce donc sur un total de 50 000 ha (zones NC plus zones ND réversibles).

La raison de cette existence de droits à construire est simple : la politique d'urbanisation est une compétence communale. Certes la loi littoral s'impose aux communes. Mais, outre le fait que nombre de POS n'ont pas encore été mis en conformité avec la loi, l'application de celle-ci n'empêche pas l'existence de zones Na dans les POS, y compris à l'intérieur de la bande des 100m (possibilités d'extension à partir de l'urbanisation existante). Les mesures les plus coercitives concernent la préservation des espaces naturels, ce qui signifie que l'urbanisation peut se développer jusqu'à ce qu'elle mette en cause cette préservation. Seules les communes d'ores et déjà très urbanisées (type littoral varois) ont atteint cette limite 95 ( * ) .

Les instruments réglementaires, dont dépendent la capacité des pouvoirs publics de maîtriser l'usage des sols, sont-ils suffisants ? Selon J. Comby : « Les instruments réglementaires nous les avons tous. Nous disposons de tous les moyens réglementaires envisageables pour contrôler le prix des terrains, surveiller l'évolution de l'utilisation des sols , organiser le futur et le projeter Jans l'espace » . Ce sont donc les conditions de leur mise en oeuvre qu'il convient d'étudier.

Deuxième voie possible, l'action foncière directe repose sur un raisonnement simple : puisque c'est le marché qui progressivement fait monter la pression pour la transformation de l'usage des sols, il faut que les collectivités

Publiques achètent ces terrains pour les soustraire à toute tentation et les préserver.

Donc :

- soit l'État et les collectivités publiques parviennent à maîtriser le marché foncier au travers des instruments de régulation existants,

- soit l'État et les collectivités publiques interviennent directement sur ce marché en devenant propriétaire de terrains littoraux suffisamment nombreux pour permettre une politique d'ensemble.

Nous examinerons dans cette partie la politique de maîtrise foncière, dans la suivante celle de la mise en oeuvre des instruments de régulation de l'usage des sols.

* 92 Remarquons qu'au Royaume-Uni, une terre à vocation agricole reste une terre vocation agricole au plan d'urbanisme, quelles que soient les pressions.

* 93 Voir annexe 4 : l'exemple de l'Anse de Beauduc

* 94 Depuis l'abandon de l'Inventaire Permanent du Littoral (IPLI) les données scientifiques et d'observation sont très insuffisantes. Voir en annexe 17 une description de ce programme.

* 95 Cf. « ley de costas » espagnole plus contraignante.

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