C) LE DOMAINE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
Contrairement à ce qui s'est passé dans les deux
secteurs précédemment examinés, l'évolution
récente des télécommunications a été
marquée par d'éclatantes réussites : essentiellement le
rattrapage téléphonique et le succès du Minitel.
Le danger est précisément que notre pays, se reposant sur ses
lauriers, ne sache ni exploiter les acquis de ses efforts passés, ni
percevoir les revers de ses médailles, ni surtout mesurer les
conséquences de la rapidité des évolutions techniques,
juridiques et commerciales en cours et la profondeurs des remises en cause
qu'elles entraînent.
Dans un article de la revue
"Medias pouvoirs",
paru en 1995 et
intitulé
" cinquante ans de
télécommunications ",
Jean-Pierre CHAMOUX estime que
"la situation française n'apparaît pas plus exemplaire
qu'auparavant : quelques brèves années de brio ne peuvent pas
compenser - selon lui- des décennies de laisser-aller, de malthusianisme
ou de désespérance. La dernière période en donne
finalement l'illustration avec son cortège de
débudgétisation, de politique industrielle sans avenir (il pense
notamment au plan câble ou à la filière électronique
déjà évoqués), de gestion politique à courte
vue.
"La compétitivité du réseau français - poursuit-il-
s'est dégradée jusqu'en 1975, pour gagner des lettres de noblesse
pendant une petite dizaine d'années seulement".
"En réalité, les télécommunications
françaises sont à nouveau en déclin depuis lors,
déclin que confirme le mauvais moral des troupes et les errements du
politique depuis 1990".
"France Telecom - conclut-il - est une entreprise chroniquement malade
(nous
sommes à la fin de 1995), frappée des maux classiques du service
public administratif lorsqu'il se trouve confronté avec un
marché, en croissance certes, mais concurrentiel et orienté vers
la satisfaction des besoins solvables d'une clientèle exigeante".
1. Le rattrapage téléphonique : réussite et effets pervers
Le colbertisme s'avère parfois être un mal
nécessaire dès lors qu'il s'agit de mobiliser, de façon
ample et cohérente, les forces vives de la Nation, dans un cadre
strictement national, au service d'objectifs simples et clairs.
La situation du téléphone en France, dans les années
soixante, se prête effectivement à une action dirigiste de ce type.
Notre pays est alors non seulement la lanterne rouge de l'Europe en termes de
pénétration téléphonique, mais son réseau
continue de vieillir alors même que la demande s'intensifie.
Dès 1968, un dispositif de reconquête a été
défini par les ingénieurs des télécommunications.
Il s'agit d'une programmation, s'appuyant sur une remarquable organisation
colbertiste, qui, conformément à la tradition des corps
techniques de la République et aux enseignements des arsenaux, couvre
tous les maillons de la chaîne considérée (depuis les
recherches du C.N.E.T. jusqu'au Génie Civil), en association avec les
industriels.
Mais les arbitrages nationaux favorisent d'abord le logement, puis le
réseau routier, si bien que c'est surtout durant la période du
VII
e
Plan (1975-1980), soit 30ans après la fin de la
guerre, que les télécommunications font enfin l'objet d'une vraie
priorité.
Dès son élection, le nouveau Président de la
République, Valéry Giscard d'Estaing, qui avait fait du dossier
du téléphone un thème de sa campagne, renouvelle
l'état-major de la D.G.T. (Direction Générale des
Télécommunications) et nomme à sa tête Gérard
Théry.
Les résultats atteints, une fois n'est pas coutume, seront à la
hauteur des ambitions affichées.
En outre, un audacieux pari technologique, celui de la commutation
électronique temporelle numérique (en avance sur les techniques
américaines de l'électronique spatiale analogique), sera
engagé et gagné.
Les moyens de développement industriel correspondant à ce
rattrapage ont été "
musclés
"- selon
l'expression de J.-P. Chamoux- par un long travail de préparation dans
la logique du modèle américain, alors partout imité,
d'intégration verticale entre l'industrie manufacturière et
l'exploitation du réseau.
La D.G.T. pilote ainsi le développement de ses fournisseurs, en amont,
par les recherches exécutées ou inspirées par les
laboratoires du C.N.E.T., puis par des contrats de développement et
d'industrialisation passés avec les industriels sous-traitants (qui
auront pour interlocuteur la Direction des affaires industrielles,
créée pour limiter le rôle du Centre d'études
précité et introduire une plus grande concurrence entre
fournisseurs).
"
Cette politique industrielle
- écrit Chamoux-
a
laissé de beaux restes : Matra et Alcatel sont les plus visibles mais on
peut y associer le groupe SAGEM et quelques autres
".
Poursuivant ses efforts, la France peut s'enorgueillir de posséder les
premiers réseaux, d'abord à commutation de paquets (avec
Transpac, ouvert en décembre1978), puis à intégration de
services (fin1987, commercialisé sous le nom de Numéris).
Ces beaux succès s'accompagnent cependant de quelques ratés :
querelles d'état-major entre la Poste et les
Télécommunications freinant la généralisation de la
télécopie ou, surtout, conversion mal préparée et
mal conduite des centraux électromagnétiques en centraux
électroniques (la facture sociale et industrielle correspondante sera
incluse dans le prix des nouveaux équipements, payés fort cher,
et des nouvelles usines correspondantes, mal amorties).
Cependant, les résultats obtenus, écrit Chamoux,
"
tendent à conforter l'impression que la méthode
régalienne est bonne
".
"
Le cadre autoritaire
-poursuit-il-
convient bien à une
aventure de ce type mais laissera des traces durables dans les
mentalités... jusqu'aux temps actuels
" :
Le plan câble, on l'a vu, est un remake raté du rattrapage
téléphonique.
Le monopole laisse en effet toute latitude tarifaire à
l'opérateur national, que les pouvoirs publics prennent l'habitude de
mettre à contribution pour financer des investissements dont
l'opportunité paraît douteuse, tels que les réseaux du plan
précité ou les programmes concernant la filière
électronique.
L'abonné au téléphone joue ici le rôle dévolu
au contribuable dans le domaine de l'informatique (cf. plans calcul,
informatique pour tous, nationalisation de Bull, etc.).
Tout à fait contestables dans leur principe, ces opérations de
débudgétisation peuvent donner aux autorités responsables
l'impression de pouvoir disposer, sans contrôle, de ressources
illimitées.
Ainsi, une augmentation brutale de 10centimes, en juillet 1984, de la taxe
téléphonique va casser la croissance de la demande pour plusieurs
années.
La politique industrielle suivie dans les années quatre-vingt n'est,
quant à elle, guère inspirée : regroupement de
participations hétéroclites au sein de la société
financière Cogecam, démêlés judiciaires d'Alcatel,
en France et en Allemagne, liés aux effets pervers du pilotage par
procuration des manufactures industrielles du téléphone par les
opérateurs du réseau public.
Les considérations de politique intérieure, et notamment la
conduite du secteur industriel nationalisé, prennent le pas sur les
préoccupations internationales ; l'importance des changements de
perspective induits par le tournant de 1985 est mal perçue
(éclatement des monopoles et ouverture à la concurrence du
secteur des télécommunications en Angleterre, aux Etats-Unis et
au Japon ; publication du livre vert de la commission débouchant sur
l'Acte unique européen).
"
La double alternance politique de 1986 et de 1988
- estime
J. P.Chamoux-
n'est pas propice à mûrir une
décision sur le dossier des télécommunications
".
"
La réforme française de 1990 contient le pire et le
meilleur
:
la rupture du cordon ombilical entre les P.T.T. d'antan et
France Telecom d'aujourd'hui est très positive... Mais elle comporte
aussi des effets pernicieux
"... comme d'entretenir
"le
mythe que
le changement mis en place
(séparer la réglementation et
l'exploitation)
est suffisant pour faire face aux défis de
l'époque
(développement du marché commun des services
et intensification de la concurrence internationale sur les
réseaux)
".
La législation (23(
*
)) et la
réglementation mises en place sont en effet ambiguës : d'un
côté, on affiche la ferme volonté de préserver le
monopole téléphonique (au risque d'être taxés,
à l'étranger, de protectionnisme), de l'autre, les dispositions
dérogatoires à caractère spécieux ou
interprétatif sont multipliées (autorisations de liaisons
satellites, de réseaux d'entreprises, de réseaux
radioélectriques ; habilitation d'opérateurs étrangers
à exploiter de tels systèmes sur des micro-marchés...).
Des contradictions un peu analogues se retrouvent dans la conduite des dossiers
sociaux : maintien, qu'on semble vouloir pérenniser, du statut de la
Fonction Publique, et gestion du personnel qui peut paraître s'inspirer
des pratiques du secteur privé.
La réforme des classifications, menée de façon
autoritaire, devient -selon Chamoux- une "
usine à gaz
".
L'autonomie des cadres intermédiaires, gage de l'efficacité du
rattrapage et des victoires précédents, est
considérablement réduite.
Passant d'un excès à l'autre, on se focalise cette fois sur la
stratégie internationale mais -semble-t-il- au détriment des
préoccupations propres au service public national.
"
C'est ainsi
-pour Chamoux-
que, subrepticement, les
relations
de confiance et l'enthousiasme conquérant du service public
téléphonique se sont peu à peut transformées en un
scepticisme inquiet, voire en une certaine
désespérance
".
Dès lors - craint-il (en1995)- l'avenir des 150.000 fonctionnaires de
France Telecom risque de s'avérer plus difficile à gérer
que celui de ses 30 millions de clients.
Au total, "
la réglementation française,
révisée et complexifiée considérablement en 1990,
reste profondément publique et régalienne
" (les rares
opérateurs, autres que l'exploitant public, sont encadrés par des
cahiers des charges trop restrictifs).
Les pilotages et les prélèvements publics sur les
télécommunications du service public ont eu des effets pervers.
Il est temps de libérer la gestion du réseau français des
influences politiques, gouvernementales ou locales.
La Loi du 26 Juillet 1996 a permis d'apporter, enfin, une réponse
porteuse d'avenir à toutes ces questions essentielles.
A l'étranger, d'autres expériences ont été
menées, avec des effets positifs : la déréglementation
britannique ; l'équipement des Länder de l'Allemagne orientale, qui
donne un coup de fouet au marché allemand en le soumettant, dès
1991, à un apprentissage forcé de la concurrence oligopolistique
(24(
*
)) ; l'essai, en Suède, du
radiotéléphone rural, substitut technologique
économiquement avantageux au réseau filaire établi pour la
desserte de zones isolées...
Désormais, la maîtrise technologique n'est plus une condition
suffisante du succès, dans un système devenu concurrentiel,
oligopolistique et régulé, et la compétitivité des
opérateurs se mesure à leur capacité de répondre
avec souplesse et pragmatisme aux évolutions de la demande.
Avec le rattrapage téléphonique, le Minitel illustre à la
fois les succès possibles, dans certaines circonstances, du colbertisme
et ses limites. Il s'agit, là encore, d'une médaille qui a ses
revers.