2. Le raid manqué sur Olivetti
Saint-Gobain, groupe spécialisé dans le verre et
les tuyaux de fonte, fait sensation en annonçant en 1978 sa
participation au "
Plan composants
", nouveau
"
grand programme
" à la française. Il confirme, un an plus tard, ses nouvelles
ambitions dans le domaine de l'électronique au sens large (y compris
l'informatique) en rachetant la participation de CGE dans la Compagnie des
Machines Bull, dont il devient le principal actionnaire avec l'Etat.
Cette opération ouvrant à Honeywell un droit automatique de
sortie du capital de Bull (obtenu en 1975, par la CGE, pour lui donner une
influence sans commune mesure avec sa participation au capital de notre
constructeur informatique national), un fonds pour le rachat éventuel
des actions de la firme de Minneapolis est constitué en partie avec de
l'argent public, en partie avec des fonds du verrier français (on parle
alors du "
milliard de Saint-Gobain
").
Une série de concessions sont consenties au groupe américain pour
qu'il accepte le remplacement de CGE par Saint-Gobain (Bull est prié,
notamment, de renoncer à ses griefs concernant les entorses de Honeywell
au principe d'une ligne commune de produits).
L'année suivante, en 1980, Saint-Gobain annonce l'acquisition du tiers
environ du capital d'Olivetti, qui va lui permettre, ensuite, de prendre le
contrôle de Bull grâce à une opération
boursière montée avec l'accord de l'Etat (des actions Olivetti
sont échangées contre des actions CMB possédées par
de petits porteurs).
Là encore, il faut le reconnaître : comme celle du rapprochement
avorté entre CII et Siemens, l'idée d'une coopération
entre Bull et Olivetti est sensée : acteur incontournable de la
bureautique mondiale, Olivetti est handicapé par ses faiblesses dans le
domaine des logiciels et de l'architecture de systèmes. Bull peut
l'aider à les surmonter ; et en échange, le constructeur italien
peut offrir au français des débouchés en bas de gamme.
Une fois encore, ce sont les considérations stratégiques et la
conduite du déroulement pratique des opérations qui vont se
révéler pour le moins déficientes.
Le montage effectué va en effet avantager Olivetti aux dépens de
Bull, en allant jusqu'à lui sacrifier Logabax, pionnier français
de l'ordinateur de bureau depuis 1967.
L'essentiel du "
milliard de Saint-Gobain
", quant à lui, va
être affecté à la prise de participation d'un tiers dans le
capital d'Olivetti.
Déjà affaibli par les concessions faites à Honeywell (cf.
supra), Bull, sous-alimenté depuis 1976 par ses actionnaires, continue
de manquer de capitaux propres.
Son passage sous contrôle de Saint-Gobain, qui n'a pas coûté
un centime à ce dernier, ne lui rapportera pas un sou d'argent frais.
Ayant dû renoncer à ses projets d'acquisition en cours
(Olympia-Hermès), Bull est écarté de la reprise de Logabax
(nous y reviendrons).
Il ne bénéficiera d'aucun contrat d'études public pour la
bureautique au titre du CODIS (Comité de Développement des
Industries Stratégiques) jusqu'à la fin de 1981.
Les dirigeants de Saint-Gobain, et avec eux les représentants de
l'administration française vont, en fait, se laisser magistralement
berner par Carlo de Benedetti.
Nullement désireux de collaborer avec Bull, Olivetti poursuit en
réalité deux objectifs : le renforcement de ses fonds propres et
l'accès à des contrats d'études publics français.
Saint-Gobain va combler son attente sur le premier point. Il contribue, en
effet, à désendetter Olivetti en souscrivant à une
augmentation de son capital.
La déception rencontrée, en revanche, par la firme d'Ivrea, en ce
qui concerne la réalisation du deuxième point, va conduire Carlo
de Benedetti à la rupture, conduisant ce dernier à multiplier les
déclarations provoquantes du genre :
"
Que pourrait bien apporter à Olivetti un groupe
spécialisé dans le verre et les tuyaux de fonte ?
"
Ou bien : "
Saint-Gobain détient 33 % de notre capital, mais je
conduis mon entreprise de façon totalement indépendante
".
Cela n'empêche pas le ministère de l'Industrie de donner son
accord à la reprise par Olivetti, de préférence à
Bull, de la Société française Logabax,
spécialisée pourtant non pas dans la bureautique, mais dans
l'informatique de gestion.
Vidée de sa substance, c'est-à-dire de ses capacités
propres d'études, Logabax finira comme un simple département
commercial d'Olivetti.
Malgré sa complaisance envers elle, Saint-Gobain n'exerce en effet
pratiquement aucune influence sur la gestion de l'entreprise italienne - comme
Carlo de Benedetti l'a fait remarquer publiquement- en raison de la
fragmentation de cette dernière et du contrôle de 40 % de son
capital par un syndicat à l'italienne.
L'administration française n'ira jamais vérifier la
réalité de l'option sur les actions personnelles de Carlo de
Benedetti que Saint-Gobain prétend détenir et qui serait
susceptible de lui donner le contrôle majoritaire d'Olivetti. Et seul
Honeywell semble s'inquiéter du danger d'un éventuel transfert de
savoir-faire en logiciel de Bull vers Olivetti, sans contrepartie.
Tout cela n'a pourtant rien de surprenant dans la mesure où - comme le
note J.P. Brulé - le schéma retenu a placé
Saint-Gobain, qui ne possède ni expérience du métier, ni
dirigeants formés à une tâche de cette ampleur, en
coordinateur obligé de deux très importants investissements en
informatique : Bull et Olivetti.
"
Les pouvoirs publics, si souvent tatillons, font preuve en
l'occurrence
-poursuit l'ancien président de Bull-
d'une énorme confiance
dans le groupe verrier promu au rang de champion national des puces
électroniques et de l'ordinateur
".
Quelques mois plus tard, le Gouvernement sépare Bull et Saint-Gobain,
tous les deux nationalisés, et contraint ce dernier à revendre
ses parts d'Olivetti.
La démonstration de l'incohérence et de l'incompétence des
pouvoirs publics semble avérée, mais le contribuable n'en est pas
encore au bout de ses peines !