CHAPITRE V
UN RETARD IMPUTABLE AUSSI
A DE MULTIPLES ERREURS
DE
DECISION ET DE JUGEMENT...
Le retard de la France dans la création et
l'utilisation des nouvelles techniques d'information et de communication est
imputable à deux facteurs. Il résulte non seulement de
décisions erronées prises dans le passé mais aussi de
conceptions fausses ou archaïques concernant l'importance de leur
rôle et les conditions de leur développement.
Dans les exemples du passé comme dans ceux du présent, notre pays
apparaît à la fois comme une société d'arrogance, en
ce qui concerne ses élites administratives ou politiques pourtant
souvent prises en flagrant délit d'inefficacité ou
d'incompétence, et comme une société de défiance
vis-à-vis des forces du marché et de nos capacités
d'innovation.
I. L'ACCUMULATION DE MAUVAIS CHOIX EN MATIÈRE
DE
TECHNOLOGIES NOUVELLES
Sur le plan technique, la société de
l'information se caractérise par la convergence des activités de
l'informatique, de l'audiovisuel et des télécommunications,
grâce, non seulement, à la généralisation du
numérique, elle-même permise par la compression des
données, mais aussi grâce aux progrès
réalisés en matière de composants électroniques
(depuis, notamment, l'invention du microprocesseur à l'origine de la
micro-informatique).
Or, dans chacun de ces trois domaines, de mauvais choix ont été
effectués et des actions mal conduites, particulièrement,
hélas, dans le secteur qui, désormais, est le plus important,
celui de l'informatique.
A) LES EXEMPLES DE L'INFORMATIQUE
Nos gouvernants et nos élites administratives
affectionnent les "
plans "
ou les
"
grands
programmes "
, censés mobiliser les énergies et les
ressources au profit de grandes causes nationales.
L'élaboration des objectifs de ces actions, pourtant
énoncée de façon péremptoire, n'a souvent
malheureusement pas été précédée d'une
analyse stratégique suffisamment approfondie, qui intègre,
notamment, toutes les données du marché.
Trop souvent aussi, leur exécution financière relève d'une
logique d'arsenal (l'Etat est invité à régler les
coûts constatés). Et le souci de ménager l'argent du
contribuable paraît devoir s'effacer devant le caractère
prioritaire de la dépense, lui-même justifié par
l'importance de l'enjeu.
1. Le Plan Calcul
Après le passage de Bull sous contrôle
américain à la fin de1963, plusieurs administrations s'attachent
à définir une politique nationale de l'informatique.
Il faut reconnaître que leur tâche est difficile, étant
donné l'écrasante suprématie des Etats-Unis (forts de la
domination presqu' absolue d'IBM et d'un parc informatique représentant
les trois-quarts de celui du monde).
Il en sortira le rapport Ortoli dont les recommandations servent de base au
Plan Calcul de1966.
Ce projet, à la préparation duquel aucun représentant du
secteur privé n'a été associé, implique la
création d'une nouvelle entreprise (la CII : Compagnie Internationale
pour l'Informatique) et d'un institut public de recherche (l'INRIA : Institut
National de Recherche en Informatique et en Automatique).
Le prétexte en est stratégique, les Etats-Unis ayant
refusé de livrer à la France le grand ordinateur scientifique
dont elle avait besoin pour concevoir une bombe H.
Mais en fait, cette machine, dont le Plan Calcul n'avait jamais vraiment
envisagé la fabrication, nous sera finalement vendue par les
Américains.
La Délégation à l'Informatique, nouvelle structure
interminis-térielle directement rattachée au Premier Ministre, et
chargée de la coordination de l'effort public, ne comprend aucun
informaticien professionnel.
Elle va se heurter, en outre, à l'hostilité des ministères
concernés se sentant dessaisis du dossier (Finances, PTT, Industrie,
Recherche, Armées...).
"
L'échec de la CII est inscrit d'emblée dans ses
gênes
", estime l'ancien directeur de Bull, Jean-Pierre
Brulé.
En effet, les fonctionnaires qui ont conçu le plan pensent en terme
d'indépendance nationale plutôt que de viabilité
économique.
On rassemble les modestes actifs en informatique des héros malheureux
d'une solution Bull "
à la française "
(CGE, Thomson et
Schneider) plutôt que de faire appel au principal constructeur national,
en tentant de redresser l'attelage qu'il forme avec General Electric.
Or, les entreprises de cette troïka, comptant sur "
la traite de la
vache à lait publique
", pour ne pas passer sous la coupe de
constructeurs d'ordinateurs dont la croissance est beaucoup plus rapide que la
leur, vont se montrer particulièrement démotivées en tant
qu'actionnaires.
Il faut dire que "
les ambiguïtés abondent autour du Plan Calcul
" - pour reprendre l'expression de J.-P. BRULE - et que la
stratégie finalement retenue s'avérera désastreuse.
Elle est en effet marquée par une ambiguïté fondamentale
quant au montant des fonds publics engagés (supérieurs au double
des 400 MF initialement estimés), de la rentabilité
attendue, des produits à fabriquer.
D'un point de vue stratégique, l'erreur consiste à attaquer IBM
de front, dans le haut et milieu de gamme des machines de gestion, là
où précisément les coûts de fabrication du
géant américain sont proportionnellement les plus bas, ses marges
les plus élevées et par conséquent ses capacités de
résistance à la concurrence les plus fortes. Des constructeurs
comme DEC et beaucoup d'autres l'avaient bien compris.
Certes, les besoins des administrations nationales sont importants dans ce
secteur des grosses machines de gestion mais, d'une part, Bull y est aussi
présent, et d'autre part, il ne s'agit que de 1 % du marché
mondial (dont le marché français représente 5 %).
La CII réussit cependant, contre toute attente, son démarrage
technique dans la période 1967-1971 (correspondant à sa
première convention avec l'Etat) et la commercialisation de ses produits
IRIS (seulement partiellement compatibles entre eux!) est correctement
engagée.
Sa croissance est forte (supérieure à 25 % par an) et ses
effectifs (6.000 personnes) atteignent la moitié de ceux de Bull en
France en 1971.
Toutefois, les coûts de fabrication et de distribution de ses produits
excèdent leurs prix de vente. La CII vend ainsi à perte bien
qu'on lui ait entièrement payé les études de ses machines.
La première convention avait coûté à l'Etat environ
1milliard de francs, la deuxième (1972-1975) sera dotée de plus
du double et reviendra en fait à l'Etat à trois fois ce montant,
tandis que l'apport des actionnaires sera, quant à lui, 2,5 fois moins
élevé qu'en 1967.
C'est alors qu'est envisagée une sortie européenne à ce
plan mal engagé.
Il faut le reconnaître : l'idée de départ n'est pas
mauvaise en soi : associer CII, doté d'un bon bagage technique et fort
de sa ligne de produits IRIS, au géant allemand Siemens, licencié
du groupe américain RCA, qui vient de jeter l'éponge en ce qui
concerne la fabrication d'ordinateurs.
On pense par ce biais créer une synergie entre la puissance commerciale
et financière de Siemens et la technique de CII, dont on espère
qu'elle se verra ouvrir le marché européen, et en particulier
allemand.
Il ne semble pas pour autant qu' ait été envisagé aucun
scénario alternatif susceptible, notamment, de donner accès au
marché américain, beaucoup plus substantiel : autant dire qu'on
retrouve à l'oeuvre toujours la même insuffisance de
réflexion stratégique.
La CII, qui ne fait que de l'informatique, ne pèse pas lourd face
à un groupe aussi fort et diversifié que Siemens. Ses
intérêts vont en outre être mal défendus. Les
négociations seront menées de façon dispersée,
tantôt par la compagnie elle-même, pour les projets
opérationnels de coopération, tantôt, en ce qui concerne
les intérêts des actionnaires, par Thomson, paralysé par
les réticences de la CGE et désireux avant tout de faire payer
par l'Etat la nouvelle addition qui se profile.
La CII cède aux exigences de Siemens, relatives à la
compatibilité des futurs produits communs aux deux groupes avec ceux
d'IBM (ce qui risque de l'obliger à concevoir des machines selon des
schémas et peut-être des brevets appartenant à son
associé) et se voit proposer, au prix fort, une participation au
réseau commercial du groupe bavarois en dehors d'Allemagne.
La Délégation à l'Informatique va jusqu'à envisager
alors de faire financer par le contribuable français cet achat de
filiales étrangères du grand groupe allemand.
Mais la note sera finalement réduite et partagée avec l'Etat
allemand, non sans que la France ait exigé une structure d'organisation
assez souple pour que d'autres constructeurs puissent par la suite s'y associer.
Philips en profite pour rejoindre le consortium, dénommé Unidata,
en tant que partenaire à part entière avec un apport pourtant des
plus limités.
Selon Jean-Pierre BRULE, la formule d'association adoptée se
révèle "
cauchemardesque
".
Le modèle d'organisation retenu, lourd et mal coordonné, est
incompatible avec les exigences imposées par la conception et la
réalisation d'une ligne de produits compatibles entre les trois
partenaires.
"
Unidata cumulait les handicaps -
écrit l'ancien
président de Bull -
les passés techniques divergents, les
différences d'appréciation quant à l'urgence d'une
nouvelle ligne, la complexité de la structure de prise de
décisions, l'absence de connaissances du sujet au niveau où les
arbitrages remontaient, enfin, des conflits d'intérêts
permanents
".
De sorte que, très vite, Siemens et Philips vont s'apercevoir qu'une
véritable fusion est la condition du succès.
Mais, du point de vue des intérêts français, une telle
solution revient à faire financer, une fois de plus, par de l'argent
public, une participation au nouvel ensemble intégré,
vouée à demeurer, en tout état de cause, minoritaire.
C'est en effet la débandade du côté des actionnaires de la
CII : Schneider cherche à vendre ses parts, la CGE a refusé
l'augmentation de capital qui devait accompagner l'entrée dans Unidata.
Elle désavoue donc les accords négociés par Thomson.
La cacophonie française atteint son comble lorsque les pouvoirs publics,
sans avoir mis au courant la Délégation à l'Informatique,
commencent à songer à un rapprochement entre la CII, qui continue
à négocier avec Siemens et Philips, et Bull, désormais
associé à l'américain Honeywell.
Un démenti est opposé aux partenaires européens de la
compagnie au sein d'Unidata, qui s'inquiètent des rumeurs de contacts
pris dans ce sens.
Ceux-ci auront l'impression d'avoir été floués, lors de
l'annonce, en mai 1975, des accords CII-HB qui sonnent le glas des espoirs de
construction d'une industrie européenne de l'informatique.
"
Pour le contribuable,
la note des deux conventions du Plan
Calcul
et de leur sortie se monte à environ 13 milliards de francs 1992
".
Certes, ajoute J. P. BRULE, "
l'apport de la CII permettra, en 1976, de
ramener Bull sous majorité française. Mais la même chose
était probablement faisable en1966, et pour 10 à 100 fois moins
d'argent
".
Bref, il en a coûté moins que l'équivalent d'une
journée de coût du Plan Calcul pour lancer, à partir de
fonds strictement privés (20(
*
)),
des constructeurs comme DEC ou Apple, deux des plus grands succès de
l'informatique mondiale, des années 70 et 80.
"
L'informatique malade de l'Etat
" : tel est le titre de
l'ouvrage,
précité, de Jean-Pierre BRULE. Malheureusement la liste des
exemples qu'il cite, à l'appui de ce diagnostic, ne s'arrête pas
à la fusion de la CII et de Honeywell-Bull.