A) UN PROBLEME SURTOUT CULTUREL
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Les difficultés rencontrées par notre pays pour entrer dans la
société de l'information, pour souscrire à ses valeurs et
donc profiter de ses opportunités sont liées, ainsi que nous
avons tenté de le montrer dans les précédents chapitres de
cet ouvrage, aux interactions de notre mentalité et de notre histoire.
L'une et l'autre se sont influencées et façonnées
mutuellement. Il en résulte aujourd'hui des comportements et des
phénomènes psychiques, hérités du passé dont
nous n'avons pas toujours conscience, mais qui produisent toujours certains
effets inhibants.
Il en va ainsi, en particulier, de la persistance dans notre pays de
modèles de relations professionnelles (et parfois sociales) ou de
transmission du savoir très hiérarchiques et très
cloisonnés.
Une trop grande réserve vis-à-vis des innovations ainsi qu'une
certaine difficulté à s'adapter aux évolutions des
marchés en sont également l'illustration (pour ne pas dire le
symptôme).
Difficile, dès lors, de ne pas souscrire à l'analyse de Michel
Crozier : " Nous avons des ressources humaines considérables. Mais nous
les gaspillons par un système de commandement et de contrôle qui
décourage les meilleures volontés".
Tandis que nous n'apprenons pas à nos jeunes à coopérer
rapidement et efficacement, nous ne savons toujours pas - selon le même
sociologue - créer de partenariats efficaces, privé-public ou
simplement universités-recherche-entreprise.
"
Nous nous
méfions systématiquement "
.
Cette analyse rejoint celle de Suzanne Berger, professeur au MIT , selon
laquelle figurent au rang des atouts de la France
" un enseignement de
haut
niveau et une population bien formée ".
Mais, alors que les
échanges entre universitaires et entreprises sont quotidiens aux
Etats-Unis, elle ne voit pas chez nous cet état d'esprit ni ce tissu
d'échanges. Ce qui la frappe, au contraire, c'est l'isolement de nos
groupes, et singulièrement celui de nos PME.
Une étude du commissariat au Plan sur l'industrie française,
constate de son côté la persistance, dans notre pays, de principes
archaïques de division du travail. Trop préoccupés par leurs
coûts, les groupes français ne parviennent pas à remettre
en cause le taylorisme ; ils ne tirent pas tout le parti des technologies de
l'information qui, aux Etats-Unis, ont conduit à créer une
organisation par réseaux conduisant à une véritable
renaissance industrielle. L'organisation des activités demeure
fondée chez nous sur l'optimisation et le rendement plus que sur la
création et l'apprentissage collectif. Les efforts de qualification des
personnels ainsi que la remise en cause des modes de coordination des
activités des entreprises ont été insuffisants. Celles-ci
n'ont pas su créer de réseaux solides.
" Tandis qu'à l'étranger les firmes revoient leur organisation
hiérarchique, multiplient les équipes de projet mêlant
chercheurs, commerciaux, techniciens, producteurs -
note l'article du monde
présentant cette enquête -
les sociétés
françaises conservent des méthodes découplant les
étapes de création et de production ".
Même tonalité chez Suzanne Berger :
" En France, on n'a retenu
du reengineering que les licenciements. On a oublié les modifications
profondes des méthodes de travail, le changement des hiérarchies,
les nouvelles approches des clients. "
" Les entreprises françaises ont encore beaucoup à faire
-
estime-t-elle -.
La remise en cause des organisations, la formation de
réseaux ne sont pas suffisamment mis en oeuvre dans vos groupes. Ils
n'ont pas encore saisi la chance que représentent les nouvelles
technologies. "
Ces carences seraient-elles liées au mode de recrutement de nos
élites ?
Selon les sociologues Michel Bauer et Bénédicte Bertin-Mourot ,
" La France est le seul pays du monde qui fabrique l'essentiel de
ses
élites en fonction du seul diplôme initial. "
" On ne forme pas, on n'éduque pas, on sélectionne, à tour
de bras, les meilleurs ".
Notre système d'enseignement ? Une machine à étalonner.
Les jeunes gens sélectionnés par l'ENA et Polytechnique seront
propulsés à des postes de direction sans avoir été
contraints ni à faire leurs preuves ni même à
acquérir une expérience sur le terrain. Cette
dévalorisation de l'expérience (les milliards
dépensés en formation continue ne confèrent aucune
légitimité comparable),
" aboutit
à donner le
pouvoir à ceux qui n'ont qu'une vue abstraite des situations ".
" Ce mélange de formation généraliste et de
pseudo-expertise sans débat ni recours au terrain semble toucher
cependant aujourd'hui à ses limites ",
estime pour sa part le
journaliste du
Monde
, Yves Mamou .
Ce modèle hiérarchique élitiste peut, en effet, se trouver
remis en cause par l'évolution :
· de la société (les classes moyennes contestent un
système de promotion sociale entièrement fondé sur la
réussite scolaire qui semble moins leur bénéficier
qu'auparavant) ;
· de l'entreprise (dans laquelle les salariés deviennent plus
compétents et mieux formés, donc moins dociles et plus critiques)
;
· des connaissances, moins stables qu'autrefois tandis que
s'accroît la durée nécessaire à l'acquisition d'un
savoir-faire opérationnel.
Une autre sociologue, Sabine Chalvon Demersay évoque, à sa
façon, cette crise du concept de pouvoir :
" Hier encore,
observe-t-elle,
celui-ci était hiérarchique, vertical, sans
appel. Aujourd'hui, il devient horizontal, organisé en réseau et
consensuel. "
Une évolution confortée - note Yves Mamou - par la technologie
et la généralisation du modèle Internet qui permet
à tout le monde de se connecter et d'entrer en contact avec n'importe
qui.
n Trop pyramidale, trop fondée sur le pouvoir d'un savoir plus
théorique que pratique, et plus monopolisé que partagé, la
société française ne fait pas non plus assez confiance -
et ceci explique peut-être cela - à l'innovation et aux
opportunités nouvelles du marché.
Les deux auteurs de l'étude précitée du Plan, MM.
Colletis et Levet , estiment à cet égard que
" trop souvent
dans ce pays, la question de l'emploi est posée en termes de partage,
alors qu'il conviendrait de réfléchir à la
création de nouvelles activités
, car de larges potentiels
demeurent inexploités ".
La recherche d'une compétitivité par les prix et les
économies d'échelle plutôt que par
l'innovation
, la
qualité et les services, ainsi que des produits mal adaptés
à la demande internationale semblent expliquer - selon eux - les
performances décevantes sur ce point de l'industrie française.
La viabilité de l'entreprise dépend, en effet, de plus en plus
aujourd'hui, d'une bonne adaptation de technologies particulières
à des marchés spécifiques.
" L'idée qu'il n'y a plus de travail dans l'industrie est fausse
- estime Suzanne Berger -.
Les Etats-Unis travaillent, plus que
jamais".
Mais, dans les meilleures entreprises, l'industrie et les services tendent
irrésistiblement à fusionner.
Dans ces conditions, le tort principal de l'industrie française est de
ne pas s'être assez placée dans une perspective de croissance.
De sorte que la croissance constitue ainsi - selon Colletis et Levet - le
premier défi que doivent aujourd'hui relever nos entreprises.
Les restructurations massives des quinze dernières années ont
certes permis aux entreprises françaises d'assainir leur bilan. Mais en
privilégiant ainsi leurs structures financières, les groupes ont
fait porter leur ajustement sur les capacités productives
(investissement et masse salariale), aggravant de ce fait les récessions
conjoncturelles au lieu de les atténuer.
Bref, comme ils le constatent :
" La stratégie de désinflation
compétitive a contribué à freiner l'érosion des
pertes de marché de la France mais n'a pas permis d'inverser la tendance
",
et
l'industrie française, qui n'est pas parvenue à
se différencier suffisamment, reste donc plus vulnérable que ses
concurrents.
Ce manque d'audace et d'imagination, Michel Crozier l'a vigoureusement
dénoncé dans une tribune intitulée " L'espoir de
renaissance ", publiée par
Le Monde
. On rappellera les grands
axes de son analyse.
La question primordiale pour la France d'aujourd'hui est simple -estime le
célèbre sociologue -. Nous devons nous montrer capables
" de prendre le plus vite, le plus efficacement et le plus
humainement
possible, le train de l'expansion et de l'innovation ".
" Nous devons tirer parti de nos ressources pour saisir les occasions
qu'offre
le monde nouveau et non pas les protéger en nous repliant sur nos
succès et notre excellence passée ".
" La logique nouvelle qui permet de gagner n'est plus celle de la
rationalisation, c'est celle de l'innovation ".
" Nous ne perdrons pas notre identité en l'acceptant, tout au contraire
",
souligne-t-il, rappelant que les pays qui refusent, au nom du
maintien
de leurs valeurs traditionnelles, de comprendre le changement du monde, sont
voués, telle l'Espagne du XVI
e
siècle, au
déclin.
Mais - observe-t-il également -,
" L'innovation ne peut
réussir sur la longue distance que si nous renonçons au
commandement technocratique ".
Or,
" le modèle du succès en France, -
déplore-t-il
-,
reste le modèle hiérarchique, étatique ".
Quand comprendrons-nous - s'exclame-t-il- que
" ce n'est pas l'Etat qui
va
créer l'innovation de demain, donc la prospérité et les
emplois... mais toutes les personnes qui, dans les entreprises ou d'autres
institutions, se passionnent pour créer elles-mêmes quelque chose.
"
" Une société,
- conclut-il -,
ne se développe que
grâce à son tonus vital mais celui-ci ne se décrète
pas ",
mais se stimule par
" la priorité donnée à
la liberté individuelle de créer et à l'échange
avec l'extérieur ".
n Mais il n'est pas facile de lever des inhibitions pluriséculaires.
" La France
- a souligné Jacques Attali dans un de ses ouvrages
-
est une nation rurale, catholique et sédentaire, tandis que les
Etats-Unis sont, au contraire, un pays urbain, protestant et mobile ".
Peut-on en mesurer toutes les conséquences ?
L'héritage de notre catholicité a déjà
été examiné dans de précédents chapitres qui
ont souligné combien il était difficile à évaluer
à sa juste mesure.
Les pays catholiques, en général, ont été
totalement alphabétisés plus tard -on l'a vu- que les pays
protestants. Cela explique-t-il encore aujourd'hui, un siècle
après Jules Ferry, que les Français lisent moins de livres et de
journaux que les Anglais et les Américains ?
Notre passé rural, encore récent, contribue peut-être
à expliquer notre goût pour une communication de proximité,
enracinée et charnelle, susceptible de faire concurrence aux relations,
plus distanciées, permises par les réseaux.
Dans leur grande majorité
, les Français
préfèrent le foncier et la pierre aux valeurs mobilières
et au capital risque : là encore, est-ce une conséquence de notre
ruralité et de notre sédentarité ?
Côté américain, les choses sont plus claires : le dynamisme
que l'on y trouve s'explique sans doute, pour une bonne part, par le fait qu'il
s'agit d'un pays neuf, peuplé d'immigrés, n'hésitant pas
à changer de lieu de résidence et de travail et à prendre
des risques financiers dans l'espoir de faire fortune grâce au
développement d'activités nouvelles.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait trop insister sur le fait que les
conséquences d'une aggravation, ou même d'une persistance de notre
retard dans l'entrée dans la société de l'informatique,
seraient désastreuses.