III. QUEL SYSTEME DE VALEURS ?
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La définition des valeurs de la société de l'information
est tout aussi difficile que celle de la notion d'information elle-même.
Le mot
" valeur ",
a, en effet, lui aussi, plusieurs
significations.
La valeur, c'est à la fois ce qui donne :
n du sens à un terme ou à une expression (ou on l'a vu, à
une impulsion électronique) ;
n du prix à une chose, en fonction de son utilité ;
n de l'influence à une norme ou à une référence
morale ou sociale, à laquelle va se conformer un groupe de personnes.
De ce triple point de vue, l'information constitue tout d'abord en
elle-même une valeur, dans la mesure où elle donne,
premièrement, une signification à un signal électronique,
et où elle justifie, secondement, la construction de réseaux et
l'acquisition de machines de traitement spécifiques.
Le développement de ce qu'on appelle la société de
l'information repose enfin, troisièmement, sur un système de
valeurs qui lui sont propres et sur lequel j'insisterai ici plus
particulièrement.
Les valeurs socioculturelles de la société de l'information sont
fondées tout d'abord sur la notion de
confiance
, indispensable
à toute collectivité qui veut entrer dans la modernité,
qu'il s'agisse de la confiance en soi, en autrui, en la société,
dans l'innovation et le progrès technique.
Ces valeurs doivent emporter l'adhésion de tous les acteurs
concernés.
C'est ainsi que le prodigieux succès de la typographie est dû
à la combinaison féconde de l'ingéniosité de ses
techniciens, de l'esprit d'entreprise des imprimeurs, des éditeurs et
des libraires, des valeurs enfin de l'humanisme, de la Renaissance et de la
Réforme, qui ont fait du livre un outil de communication entre des
auteurs et un public passionnés.
Il n'y a pas aujourd'hui de courant intellectuel ou religieux analogue à
celui qui conduisait les marchands à être en même temps des
philosophes et les libraires à se faire militants de l'humanisme ou de
la Réforme.
A un précèdent ministre de l'éducation, François
BAYROU , qui disait qu'il fallait reprendre du sens et le mettre dans de
nouveaux tuyaux, Michel SERRES aurait répondu, selon les propos qu'il a
tenus lorsque je l'ai auditionné, que
" c'est le tuyau qui fait le
sens ",
donnant ainsi raison à Mac LUHAN, auteur du
célèbre aphorisme selon lequel
" medium is message "
.
Il ne semble pourtant pas inutile, d'après Daniel BOUGNOUX ou Francis
BALLE, d'élever le niveau des contenus pour démarquer la
société de l'information d'une société de la
communication.
Ainsi, pour BOUGNOUX , les impératifs de la communication tendent
à conditionner le contenu informatif ; la vérité de
l'énonciation à se substituer à celle de
l'énoncé ; les raisons subjectives à la raison ; les
vérités sensibles ou affectives aux certitudes et aux
réalités.
La montée en puissance des médias, conclut-il, provoque un
reclassement des valeurs, dans la mesure où la communication, agissant
comme un solvant universel, découple la liaison
être-paraître pour subordonner l'intériorité à
l'apparence.
Il rappelle que pour T.S. ELIOT , la sagesse s'est perdue dans le savoir, le
savoir s'est émietté dans l'information et l'information s'est
évaporée dans la communication dans un mouvement régressif
généralisé.
Après avoir commencé comme une chaire, s'interroge-t-il,
l'information va-t-elle finir comme une bande dessinée dans laquelle
chacun pourrait puiser sa propre opinion ?
Selon Francis BALLE,
" le processus de constitution de l'information, au
sens de l'établissement d'un savoir, est occulté au profit du
processus de communication. L'accent est mis sur celui qui communique un savoir
devenu message, davantage que sur celui qui élabore ce savoir ".
La société semble ne se vouer qu'au spectacle permanent
d'elle-même.
" Les médias -
poursuit Francis BALLE -
ne nous cachent plus
rien. Mais apprennent-ils vraiment quelque chose à quelqu'un ? La
transparence qu'ils veulent établir a aussi ses zones d'ombre et ses
pièges, où l'idéal d'objectivité est pris en
défaut ".
Dans ces conditions, l'information, selon Daniel BOUGNOUX , doit s'affranchir
de tout ce qui éloigne du vrai et des faits : d'abord, des pièges
de la communication, des effets de style, des
" coups de force de
l'énonciation "
substituée à l'énoncé
(prescrire, en effet, ce n'est pas décrire, et l'assertion n'est qu'une
prétention au vrai) ou, enfin, de la logique du marché.
L'information est un message qui s'en tient aux faits et déchoit dans la
communication.
Francis BALLE, pour sa part, estime que
" la communication ne saurait
être une fin par elle-même "
et qu'
" il convient... de ne
pas cultiver l'idée qu'il faut communiquer toujours plus et avec des
moyens toujours plus perfectionnés ".
En revanche, la communication peut être un instrument puissant au service
d'un objectif autre qu'elle-même.
" Il faut surtout -
écrit l'auteur de
" Médias et
sociétés " -
communiquer mieux, mettre
véritablement les hommes en relation, se défaire de la
séduction superficielle des artifices pour exploiter ce formidable
instrument de savoir et de mise en relation que peuvent être les
médias ".
Ainsi délivrée des pièges de la communication,
l'information devient, selon BOUGNOUX ,
" la mesure de toute chose, la
valeur par excellence, celle de l'ouverture, vers le futur, vers les autres
".
La lutte pour l'information est toujours à reprendre, poursuit-il,
contre nos préjugés et ceux des autres, pour dégager le
véritable contenu du fourre-tout communicationnel, pour rétablir
l'autonomie, la transcendance et la permanence de l'art, de la justice, de la
science, étouffés par les médias.
L'
ouverture
constitue donc, avec la confiance, l'une des valeurs
fondatrices de la société de l'information. Cette vertu va de
pair avec la tolérance, l'éveil et la curiosité, la
convivialité et le partage.
Selon Michel SERRES, le savoir a jusqu'ici été associé
à un système hiérarchique, et son partage pourrait
favoriser la reconstruction du lien social (dans un partage pouvant s'effectuer
sous forme d'échange, car même les exclus, eux aussi, ont des
savoirs).
L'attitude des sujets de la société de l'information face aux
connaissances et au savoir devrait être caractérisée par
l'
humilité
.
Comme Daniel PARROCHIA l'a souligné dans ses ouvrages, la
synthèse, la totalisation et la systématisation des connaissances
sont de plus en plus difficiles :
" Dans la plupart des cas -
écrit-il - nous ne savons pas maîtriser l'univers informationnel
qu'on se représente alors comme une immense matrice de transformation,
dont on peut seulement espérer que la science commence à
découvrir peu à peu les lois ".
Et pourtant, estime-t-il,
" Nul ne peut se satisfaire d'un univers
éclaté, que plus personne ne maîtrise ni ne comprend, et
dont on ne réussit même plus à fournir, tant bien que mal,
une image... ".
" On doit toujours chercher, comme Kant
, l'élargissement de
la connaissance "
. Et même si cet objectif est difficile à
atteindre,
" le philosophe ne doit donc pas renoncer à maintenir
envers et contre tout une exigence rationnelle d'unité, voire une
pensée dans la perspective d'une totalité ".
Selon PARROCHIA , c'est peut-être la réticularité, sous ses
différentes formes, qui est susceptible de nous acclimater à
l'idée d'une unité du monde que la physique quantique, depuis son
avènement, ne cesse de suggérer.
Alors que notre univers semblait éclaté, nos connaissances
" relativisées ",
et nos informations
pulvérisées, le monde des médias électriques tend
à nouveau à créer entre les êtres et les savoirs
" une interdépendance organique ",
" un champ global
d'événements en interaction auquel tous les hommes participent
".
En bref, la réticularité est un facteur d'unification. Comme l'a
énoncé Mac LUHAN, le réseau global planétaire
possède plusieurs caractéristiques de notre système
nerveux central et constitue un seul et même champ unifié de
perception, un cerveau, si l'on veut, où s'échangent et se
traduisent toutes sortes d'impressions, qui nous rend capable de réagir
à l'univers dans sa totalité.
Humilité devant le savoir mais aussi par rapport à la technique :
on accède aujourd'hui à la connaissance, m'a fait observer Michel
SERRES, par des effets de mimétisme et de répétition (car
il faudrait plus qu'une vie pour expliquer rationnellement le comportement des
outils informatiques dont nous nous servons).
Ouverte, conviviale, solidaire, la société de l'information, tout
en faisant preuve d'humilité face au savoir, fait appel à
l'
intelligence
.
La complexité résultant de la diversification des techniques, de
l'hétérogénéité des réseaux et des
terminaux ne peut être surmontée qu'au prix d'un investissement
immatériel croissant. Ce sont des logiciels (navigateurs, moteurs de
recherche, agents intelligents) qui nous permettent également de relever
intelligemment le défi de la surabondance de données accessibles
par les réseaux.
Réseaux et terminaux deviennent eux-mêmes de plus en plus
intelligents et voudraient le devenir davantage encore, les uns au
détriment des autres. de sorte, constate Régis DEBRAY , que
"
La dématérialisation généralisée consacre "
le triomphe de l'esprit sur les choses... Par ses machines, l'homme cesse de
s'aligner sur le monde ".
Les futurs
" réseaux de neurones ",
envisagés dans le
domaine de l'intelligence artificielle - note de son côté
PARROCHIA - constitueraient
" une véritable implantation de la
pensée dans la matière ".
Le fait de faire preuve d'humilité face aux techniques et aux savoirs,
et de disposer d'outils de plus en plus intelligents, ne dispense pas, bien au
contraire, de déployer des
efforts
importants pour entrer dans la
société de l'information : pour ne pas être, comme le
craignait Platon , des ignorants qui se croient savants, pour ne pas perdre la
mémoire, même si elle n'est plus stockée dans notre
cerveau, et savoir la retrouver dans les réseaux. Pour le dire
autrement, une connaissance, c'est un
travail
.
Il faut apprendre à apprendre, apprendre à comprendre, à
savoir, à partager, à associer des savoirs partiels, à
s'approprier les techniques, donc apprendre à les mettre à
distance.
En d'autres termes, les apprentissages doivent tendre à
développer l'
objectivité
et l'
esprit critique
pour
ne pas sacrifier, comme on l'a vu, l'information à la communication.
Ce devoir incombe particulièrement aux journalistes, même si -
comme l'observe D. BOUGNOUX - l'éthique journalistique résulte
de compromis (il n'y a pas d'information sans relation, de culture sans
clôture ; et la vérité doit composer avec la pertinence,
l'urgence, l'attente des gens, les lois du marché...).
" Le sujet éthique n'est pas un être de sensation et
d'émotion "
. L'éthique,
" par définition
secondaire, séparatrice et différenciatrice "
doit imposer au
journaliste l'indispensable distanciation critique qui permet de respecter la
réalité et les faits. Même si elle n'est pas mue par un
idéal analogue à celui de la Renaissance ou du siècle des
Lumières, la société de l'Information n'en comporte donc
pas moins des valeurs positives susceptibles de constituer un progrès
par rapport aux dérives de la société de la communication.
Grâce à l'interactivité, le citoyen peut avoir accès
à des sources d'informations diversifiées, dialoguer avec les
administrations et les gouvernements, et accéder plus facilement aux
connaissances et à la culture.
La société de l'information apparaît ainsi comme
inséparable de la démocratie, dont les valeurs forment, avec les
siennes, un socle commun, et qu'elle peut contribuer à consolider, en
renforçant le lien social.
MURDOCH n'est pas ERASME , mais à côté des réseaux
de l'audiovisuel, plus que jamais soumis à la logique du marché,
Internet a pu se développer selon une approche très
différente, coopérative et décentralisée,
privilégiant, dans un premier temps, l'échange
désintéressé par rapport au profit.
Les communications entre chercheurs, sur le réseau des réseaux,
peuvent ainsi rappeler celles effectuées entre intellectuels à
l'époque de la Renaissance ou au siècle des Lumières.
Mais le concept d'information était loin alors d'être
valorisé : Voltaire dénonçait
" les horribles dangers
d'une information qui se vautre dans les faits ".
La profession de
journaliste restera d'ailleurs méprisée par les intellectuels
jusqu'au XIX
e
, ces derniers considérant, selon le mot de
Daniel BOUGNOUX ,
" qu'une information privée d'idées demeure
informe ".
Par la suite, le journaliste de la presse écrite, et
singulièrement l'éditorialiste, se verra conférer la noble
fonction de
" guider les esprits "
, jusqu'à l'avènement du
direct, de l'audiovisuel et de la presse à sensation.
D'une façon générale, la société de
l'information renforce ainsi, au moyen de l'interactivité, le rôle
du récepteur.
Ce dernier,
" détaché d'une position passive "
peut, selon
BOUGNOUX , construire lui-même son information à partir de
données combinables glanées sur les réseaux, le long
desquels
" le savoir se nomadise ".
La société de l'information tend ainsi à faire descendre
l'intellectuel de son piédestal, sortir le savant de sa tour d'ivoire,
et l'enseignant de sa chaire ; elle fait sortir la culture de ses temples, les
musées et les bibliothèques ; bref,
elle court-circuite les
relations hiérarchiques.
C'est donc une société décentralisée d'ouverture et
de partage qui advient de ces profondes mutations.
La France a été plus prompte à souligner les dangers et
les insuffisances d'Internet (absence de sécurité,
difficultés initiales de connexion, encombrement, sites
pédophiles ou terroristes...) qu'à en discerner les avantages
(ouverture sur le monde, moyen d'accroître ses connaissances et de se
faire connaître). Les édiles de notre Pays notamment ont paru
être déconcerté par la structure
décentralisée et par la gestion coopérative de ce
réseau, si contraires à nos traditions.
Plus généralement, on l'a vu, nous utilisons encore trop peu nos
moyens informatiques en réseau.
Beaucoup de dirigeants d'administrations et d'entreprises semblent encore
considérer qu'ils auraient plus à perdre qu'à gagner
à participer à l'échange d'informations qui se fait sur le
net (crainte notamment que leurs concurrents n'en profitent davantage
qu'eux-mêmes).
Caractéristiques d'une société de défiance, ces
attitudes témoignent de la persistance de blocages, d'inhibitions et
d'une méfiance, accentuée il est vrai par nos indéniables
problèmes de chômage, vis-à-vis de l'innovation.
Les valeurs de la société de l'information ne sont pas encore
totalement les nôtres. On ne peut que le regretter, car il ne s'agit pas
seulement de philanthropie ou d'une nouvelle convivialité.
Internet est en train d'entrer dans la sphère de l'économie
marchande.
Ce qui est en cause, c'est la compétitivité de notre
économie, les progrès de nos connaissances, l'efficacité
de notre enseignement et notre rayonnement culturel.
L'
efficience
apparaît ainsi comme une valeur fondamentale de la
société de l'information.
Mais ces valeurs ne sont, du reste, pas exclusivement collectives et d'ordre
socioculturelles.
En effet, d'un point de vue économique, il s'agit aussi de tous les
moyens de valoriser ces informations, si difficiles à définir.