D) D'UN MONDE CLOS À UN MONDE INFINI : LES CONSÉQUENCES ÉPISTÉMOLOGIQUES DE L'IMPRIMERIE
Pour les évaluer, on peut recourir à la
terminologie élaborée par Mac Luhan et affirmer, avec lui, qu'un
abîme sépare l'homme typographique de l'homme scribal. La
mémoire
" était encore au Moyen Âge le pivot de la
culture scribale
" ; la publication avait lieu sous forme de manuscrit
et,
par conséquent, cette culture ne pouvait pas avoir d'auteurs ni de
publics comme ceux crées par l'imprimerie.
Ainsi, les multiples influences de la typographie sur le langage amènent
l'universitaire canadien à proclamer qu'
" avec Gutenberg, l'Europe
est entré dans la phase technologique du progrès
", en ce
sens que "
la portativité du livre, comme celle de la peinture de
chevalet, a beaucoup contribué au culte de l'individualisme
".
Et Mac Luhan de conclure : "
l'imprimé a crée
l'uniformité nationale et le centralisme gouvernemental, mais aussi
l'opposition au gouvernement en tant que tel
".
S'il s'avère toujours problématique, en histoire, de recourir au
concept de progrès, rien n'interdit, cependant, de reprendre la
thèse de Mac Luhan selon laquelle l'imprimé a provoqué un
changement profond dans la pensée, en faisant de la recherche de la
certitude, obtenue au moyen du doute méthodique cartésien,
l'objet premier du savoir.
Et, pour étayer cette thèse, on empruntera à Régis
Debray certaines de ses analyses. Selon lui, "
rigueur déductive
", "
fermeté des principes
", "
solidité
morale
" et "
cohérence logique
" constituent les
traits
archaïques de l'homo typographicus, lesquels tendent aujourd'hui à
s'effacer devant l'impératif de la vitesse de transmission des
informations. Les valeurs de la "
logosphère
" (que
définit le règne de l'écriture) s'opposent alors à
celles de la "
graphosphère
" (où domine l'imprimerie). La
publication, mode privilégié de la seconde, se substitue à
la prédication, vecteur dominant de la première ;
l'héroïsme à la sainteté ; et la loi à la foi.
De leur côté, Breton et Proulx insistent sur le rôle que la
Renaissance va faire jouer au livre dans le domaine de la communication :
"
Le livre se révéla être un objet au service de la
communication, qui se communiquait bien lui-même. Une grande partie de sa
force est sans doute venue de ce redoublement
". en outre,
"
l'une des
grandes innovations intellectuelles de la Renaissance fut de faire de
l'idée
"
elle-même un objet de communication, voire une
information
". De sorte que l'intellectuel passe du statut de
commentateur
de textes sacrés à celui, laïque et critique, de
découvreur d'idées.
Dès lors, comme le souligne Frances Yates, les vastes constructions
mentales qui permettaient de disposer les faits afin de les conserver
présents en mémoire, s'avèrent brusquement frappées
d'obsolescence. En effet, les procédures intellectuelles se
révèlent désormais moins orientées vers la
reproduction d'un savoir passé, que tournées vers l'exercice de
l'esprit critique.
Autant dire que la réflexion humaine s'affirme moins strictement
conservatrice. Et Breton et Proulx d'ajouter : "
Les bibliothèques,
les conférences et les échanges [...] vont constituer une
véritable université informelle, délocalisée [...],
ne vivant que de la circulation effective des idées, et, du coup, de
leur constant enrichissement
".
Ne peut-on aller jusqu'à dire que Thomas More et Érasme, citoyens
du monde, intellectuels ouverts au échanges, membres de réseaux
informels, préfigurent l'homme de communication moderne ?
Accessoirement, Breton et Proulx insistent sur le rôle des livres
techniques (1(
*
)), formidables
amplificateurs des valeurs qui avaient si massivement contribué à
la naissance de l'imprimerie, à savoir le réalisme,
l'utilitarisme et l'empirisme.
Par sa forme même, le livre va ainsi favoriser les techniques et les
sciences descriptives, qui trouvent en lui un support idoine à leur
diffusion massive.
Gardons-nous cependant de croire que ces profondes évolutions se sont
imposées du jour au lendemain. À cet égard, Régis
Debray fait remarquer avec pertinence qu'il aura fallu une longue
période de maturation (au total, près d'un siècle) pour
qu'une nouvelle morale intellectuelle naisse, qui consacre les usages de cette
nouvelle technique de communication.
Cependant, ces évolutions, tout comme leurs conséquences
ramifiées, étaient irréversibles : "
Gutenberg inaugure
l'âge des discours de la méthode. De la calligraphie à la
typographie, il n'y a pas seulement passage quantitatif de l'artisanat à
l'industrie, mais qualitatif, d'un monde clos à un monde infini
".
Et Debray d'ajouter : "
Toute copie manuscrite tenait peu ou prou de
l'exégèse ". La composition, en rendant
irrémédiable la moindre faute de composition, " instaure, en
filigrane, un code du bien penser stipulant l'exigence de la preuve, la
principe de non-contradiction [...] : les règles de politesse de la
Raison
". Ce qui le conduit à proposer cette définition de
l'esprit rationnel et critique
" qui ne consiste pas à critiquer
l'autorité par principe mais à vouloir l'établir sur des
principes
".
Mais notre analyse, aussi sommaire soit-elle, serait incomplète si on ne
mentionnait pas l'ultime conséquence épistémologique
induite par la livre : la laïcisation de la pensée.
Dans un des chapitres de son ouvrage 1492, intitulé "
L'éveil
de la liberté
", Jacques Attali en propose l'interprétation
suivante :
"
En rendant possible la circulation des textes philosophiques, le livre
accélère la critique religieuse [...]. La diffusion des livres de
messe à bon marché [...] fait perdre de son prestige au
prédicateur [...]. Le temps laïc est venu. La réflexion
philosophique se sépare alors de la dévotion religieuse, la
seconde relevant de l'ineffable et de la grâce, la première de la
conscience et de la raison
(2(
*
))
"
.
Reconnaissons-le avec Breton et Proulx : "
La tentation est grande, ici
comme ailleurs, de voir dans la technique la cause du changement social
".
Mais, comme l'illustre l'exemple de la Chine, il est nécessaire de
répéter que "
l'existence du procédé technique
n'est en rien une condition suffisante à son développement
social. Il lui faut non seulement des conditions sociales, culturelles et
économiques propices, mais il semble en plus que ces conditions
multiples jouent un rôle non négligeable dans le processus
d'invention lui-même
".
Étape décisive et changement irréversible, conclut Attali
: "
le pouvoir vient du savoir
". La modernité -- notre
modernité -- est en marche.
"
Plus qu'aucune autre pratique, la lecture va désormais bouleverser
la pensée du temps
".
"
Et la pensée va aider à l'explosion de l'économie
".
Reconnaissons-le avec Breton et Proulx : "
La tentation est grande, ici
comme ailleurs, de voir dans la technique la cause du changement social
".
Mais, comme l'illustre l'exemple de la Chine, il est nécessaire de
répéter que "
l'existence du procédé technique
n'est en rien une condition suffisante à son développement
social. Il lui faut non seulement des conditions sociales, culturelles et
économiques propices, mais il semble en plus que ces conditions
multiples jouent un rôle non négligeable dans le processus
d'invention lui-même
".
De sorte qu'en guise de synthèse, il convient de s'accorder sur un point
:
" Le livre imprimé, support de nouvelles pratiques
d'échanges intellectuels, préfigurant des formes modernes de
communication sociale, a été véritablement au point de
convergence des nouvelles techniques, du développement de l'esprit
mercantile et de la mise en mouvement des idées avancées par les
humanistes
".
Il n'était donc pas indifférent de se pencher sur ce passé
qui a tant contribué à modeler notre avenir.
"
L'avenir vient de loin
", pour reprendre une formule de
Jean-Noël
Jeanneney.
Aujourd'hui encore, nous subissons les influences de ce lointain passé.
À nous d'en tirer des leçons pour construire, dès à
présent, notre futur.
Premier véritable média de masse et précurseur de la
société de l'information, le livre a permis la diffusion du
savoir, nouveau fondement du pouvoir. Il a contribué au triomphe
d'idéaux modernes, qu'ils soient individuels, comme la liberté,
ou collectifs, comme la nation. Il a favorisé, enfin, le mouvement
religieux de la Réforme, dont les valeurs, nous le verrons, ont
profondément marqué l'Europe.
En ce sens, tout a en effet commencé avec Gutenberg.
Mais, pour autant, aucun nouveau médium ne surgit du néant. De
sorte que nous faisons nôtre cette remarque de Régis Debray :
"
Chaque innovation ampute et ajoute, les comptabilités varient
avec les partis pris philosophiques, un seul point sûr : pas d'additions
sans restes
".
Autant dire qu'un certain nombre de questions se posent maintenant, auxquelles
il nous faudra répondre.
La typographie s'appuie sur l'alphabet et sur l'écriture : a-t-elle
aujourd'hui été détrônée par l'image qui
semble imposer le règne sans partage de ce que Debray appelle la "
vidéosphère
" ? Ou bien faut-il admettre, avec Umberto
Eco, que
" grâce à l'informatique, nous sommes revenus à
l'époque de l'écriture
" ?
L'histoire bégaye-t-elle ? Procède-t-elle par cycles, en se
retournant sur elle-même ?
Quoi qu'il en soit, l'exemple de l'imprimerie prouve s'il en était
besoin que l'instauration d'un nouveau médium suppose à la fois
une offre de nouvelles techniques et de nouveaux contenus, mais aussi une
demande correspondante.
Une chose est sûre : la technique est aujourd'hui au rendez-vous. Mais la
richesse des contenus et l'avidité intellectuelle des utilisateurs
sont-elles en mesure de supporter la comparaison avec celles qui se
manifestaient au cours de la Renaissance ?
Pour formuler autrement la question : comment, aujourd'hui, mieux articuler les
évolutions techniques et les nécessaires évolutions
qu'elles impliquent aussi bien dans le registre des comportements sociaux que
dans celui des habitudes intellectuelles ?