2. Que va devenir Internet ?
Le changement essentiel qui y a été
récemment introduit est l'apparition de la notion de
client
avec
la substitution à la cueillette gratuite, anonyme et totalement libre,
pratiquée par l'internaute préhistorique, de la diffusion
d'informations ciblées, à des personnes identifiées qui en
ont fait la demande.
Les moteurs de recherche correspondants n'en sont toutefois qu'à leurs
balbutiements et se montrent, en attendant l'arrivée prochaine d'agents
intelligents performants, insuffisamment sélectifs.
Maintenant qu'ont été signés des accords internationaux
sur la sécurisation des paiements et assouplies les conditions
d'utilisation d'algorithmes de cryptage, la prochaine étape du
développement du réseau des réseaux devrait être
liée à l'essor que devrait y connaître le commerce
électronique.
Viendront ensuite la téléphonie, déjà en plein
essor, puis la visiophonie, au coût d'une communication locale,
permettant de garder le contact avec ses proches expatriés.
Enfin, dès que la bande passante le permettra, des vidéos fluides
de grande qualité remplaceront les images actuelles (fixes ou
légèrement animées, avec des saccades et des dimensions
restreintes).
Dans un rapport secret à la direction d'A.T.T., Alvin TOFFLER, plusieurs
fois cité dans cet ouvrage, avait conclu dès 1972 qu'il fallait
renverser les
pyramides
pour libérer les réseaux.
Le démantèlement du géant américain, en 1984,
allait, douze ans plus tard, faire triompher son point de vue.
Dans un article paru un an après dans Futuribles, Jean VOGE,
Président de l'IDATE (Institut de l'Audiovisuel et des
Télécommunications en Europe), annonçait le passage "du
linéaire au non-linéaire : des pyramides aux réseaux".
Il opposait le réseau technique de télédiffusion,
équivalent à une pyramide organisationnelle, au réseau de
télécommunications, interactif et égalitaire. Cette
contradiction reflétait à ses yeux celle existant, plus
généralement, entre structures hiérarchiques et structures
décentralisées.
De fait, le système pyramidal suppose une communication exclusivement
verticale entre la base et le sommet (remontée d'informations et
descente de directives) incompatible avec la communication horizontale,
à tous niveaux hiérarchiques et entre tous organismes, qui
caractérise la société de l'information. Aux
cloisonnements entre les différents étages des pyramides peuvent
s'en ajouter d'autres, à chaque niveau, entre ce que TOFFLER appelle les
alvéoles, c'est-à-dire les cellules de travail de base mises en
place dans les différentes administrations et entreprises.
Les structures institutionnelles ont naturellement tendance à
empêcher les réseaux techniques de se développer ou
à en confisquer l'usage à leur profit (il a fallu attendre le
Second Empire pour que la télégraphie soit ouverte au public, le
système Chappe ne l'était pas). Il ne faut donc pas sous-estimer
la résistance de l'institution à la poussée naturelle du
réseau qui menace les pyramides.
Il va de soi qu'aux changements nécessaires de types de communication et
d'échange d'information doivent correspondre des modifications
d'organisation et des processus nouveaux de prise de décision
fondées sur la
confiance
.
La société de l'information est une société de
confiance !
- confiance en soi et en autrui, dans les vertus du partage du savoir, de
l'échange de connaissances, de la mise en commun des réflexions
et des idées.
- confiance aussi en l'esprit d'entreprises, la mentalité des
consommateurs, les mécanismes du marché.
Il ne s'agit pas pour autant, cédant à une vision utopique ou par
trop idyllique des technologies de l'information, d'en ignorer les dangers :
extorsion de données confidentielles, atteinte à la
moralité ou à la sécurité publique, aux droits de
la personne, plagiats en tout genre, etc...
Mais le jeu en vaut la chandelle et il y a plus à gagner qu'à
perdre à pratiquer l'échange plutôt que la rétention
d'information. Il y a sur Internet une sorte de surveillance mutuelle et
d'automaticité de droit de réponse, par la possibilité de
débats contradictoires, qui équivaut à une certaine forme
d'autorégulation, sans doute insuffisante mais néanmoins
réelle.
Les internautes peuvent acquérir de la sorte, en participant, notamment,
de façon régulière, à des forums de discussions,
une maturité et un esprit critique que ne leur offriraient
peut-être pas d'autres médias moins interactifs.
Désormais, les responsables politiques ou économiques ne pourront
plus, comme hier, imposer leurs décisions à la base si ils ne
recherchent pas à légitimer leur démarche par de larges
consultations et la recherche du " bon sens " sur les réseaux.
En contrepartie, il ne sera plus possible à des groupuscules,
infiltrés dans des systèmes démocratiques
sclérosés, d'imposer par la démagogie leurs idées
minoritaires au plus grand nombre.
Cela ne signifie pas pour autant que toute autorité disparaîtra
mais que celle qui subsistera devra être reliée à toutes
les composantes des réseaux, pour être légitimée et
ne plus fonder ses décisions sur des informations fournies par un petit
groupe de hiérarques ou de militants.
- Pourquoi devons-nous, non plus entrer - puisque nous y sommes
déjà- dans la société de l'information, mais nous y
impliquer davantage pour rattraper notre retard et en devenir des acteurs
majeurs ?
Ma réponse, là encore, n'est pas idéologique mais
pragmatique, réaliste et simple : si nous ne savons pas saisir les
chances que nous offre cette mutation à la fois majeure,
inéluctable et durable, et exploiter, à cette fin, les atouts
réels dont nous disposons, notre déclin sera irréversible.
Je l'ai affirmé et répété tout au long de cet
ouvrage : l'avènement de la société de l'information
comporte pour l'humanité tout entière et pour notre vieille
Europe en particulier des avantages incontestables.
Elle peut ouvrir des perspectives nouvelles à un monde actuellement
à la fois uniformisé et éclaté, dans lequel la
production de masse, la standardisation des besoins, le nivellement des
cultures coexistent avec les fractures sociales, la négation de
l'individu et la loi du plus fort et du plus riche.
Elle permet en effet, je l'ai dit, la prise en compte des besoins des personnes
(en remettant l'élève au centre du système
éducatif, le citoyen au coeur de la démocratie et le client
à la base du marché) en même temps qu'elle universalise
l'accès au savoir et aux richesses culturelles de l'humanité,
resserre le lien social, donne leur chance aux petites sociétés
innovantes (la puissance étant déconnectée du nombre)
comme aux zones défavorisées.
Si, tel l'étudiant récompensé par le diable boiteux, dans
le roman de Lesage (XVIII
e
siècle), un témoin hors de
notre temps pouvait soulever par magie les toits de nos maisons pour regarder,
chaque soir, ce qui s'y passe, que constaterait-il ?
Il s'étonnerait sans doute d'y surprendre quotidiennement, selon un
rituel immuable, la presque totalité de notre population écoutant
religieusement les grands prêtres du 20 heures officier sur nos
écrans.
Loin d'emprisonner davantage l'homme, les nouvelles technologies ne vont-elles
pas au contraire lui permettre de retrouver des espaces de liberté en
lui donnant les moyens de choisir lui-même ses temps et ses modes de
distraction, de loisirs et, demain, de travail ?
Le lien social peut-il être vraiment davantage menacé par les
nouveaux médias qu'il ne l'est actuellement, quand on sait que chaque
Français passe en moyenne plus de 22 heures par semaine devant son
téléviseur, en y contemplant de surcroît, trop souvent
hélas, des scènes excessivement violentes.
Quelles réflexions ont inspiré aux détracteurs d'Internet
l'image émouvante, diffusée à l'occasion du dernier
Téléthon, d'un enfant gravement handicapé qui semblait
exprimer à son ordinateur connecté toute sa reconnaissance pour
l'évasion et la liaison avec l'extérieur qu'il lui procurait.
Sur le plan économique - ce ne sont plus là des
spéculations mais des vérités illustrées par
l'exemple américain- les Nouvelles Technologies de l'Information sont
susceptibles non seulement d'affecter les trois domaines traditionnels qu'elles
font faire converger (informatique, télécommunications,
audiovisuel) mais aussi de provoquer la création d'activités
nouvelles avec, au total, un solde très positif en termes de croissance
et d'emplois .
Les meilleurs spécialistes affirment qu'avec la montée en
puissance de la Société de l'Information la moitié des
métiers qui seront exercés dans 20 ans n'existent pas encore.
Il s'agit en outre d'un développement durable au sens écologique
du terme, en ce qu'il préserve les ressources naturelles, mais aussi
parce qu'il devrait se poursuivre sur le long terme par-delà les
fluctuations de la conjoncture.
Dans le contexte actuel, la France et l'Europe disposent d'atouts particuliers
: quelques rares points forts (comme les cartes à puce, les
télécoms...), qui constituent d'heureuses exceptions à la
suprématie américaine, mais surtout un socle
multiséculaire de connaissances, source d'expertise et de sagesse qui
correspondent aux degrés ultimes de valorisation de l'information.
Cette expertise (par exemple dans le domaine médical ou celui de
l'urbanisme...) doit pouvoir être exploitée sur les réseaux.
L'avènement de l'Euro et du marché unique peuvent par ailleurs
créer une dynamique sur notre vieux continent et contribuer, en
resserrant les liens entre ses nations, à en faire une base mieux
ancrée sur son socle culturel multiséculaire au milieu des
turbulences déclenchées par la crise asiatique, dont les
Etats-Unis pourraient souffrir plus que nous-mêmes.
La somme des expertises donnant la sagesse, l'Europe peut retrouver pour le
troisième millénaire la place qu'elle a perdu il y a quelques
décennies et qui l'avait fait constamment éclairer le reste du
monde depuis le début de l'histoire moderne.
Si nous étions dans un monde où la puissance d'un pays se
mesurait encore à sa capacité de lever des armées ou au
nombre de ses producteurs et de ses consommateurs, la messe serait dite et
notre démographie nous entraînerait inexorablement vers la
déchéance et l'effacement.
Comme je l'ai dit à plusieurs reprises dans ce rapport, pour la
première fois dans l'Histoire de l'Homme, la puissance se
déconnecte du nombre, avec la Société de l'Information.
Demain, le rang des Nations ne se fondera plus essentiellement sur le nombre de
ses habitants ou de ses soldats, ni son potentiel de production de biens
matériels mais bien sur sa capacité d'ajouter des savoirs
à un signal (une information) donc de valoriser son expertise et son
haut niveau de sagesse.
Le pouvoir vient aujourd'hui du savoir et la puissance économique est de
plus en plus dépendante aujourd'hui de facteurs immatériels,
tributaires de l'intelligence humaine.
Or l'Europe n'en est pas, loin de là, dépourvue !
Comment réussir notre rattrapage dans la course aux nouvelles techniques
d'information et de communication ?
La société de l'information ne se décrète pas - son
édification
part de la base
mais ne peut être
ignorée du sommet, sous peine de voir les communications horizontales,
qui se développent spontanément, remettre en cause les circuits
hiérarchiques verticaux d'information et de décision, sans
même que nos plus hauts responsables ne s'en aperçoivent.
Les pyramides sont ébranlées dans leur fondement, les
alvéoles éclatent.
Le recul des corps représentatifs (parlementaires, syndicats,
représentants patronaux, etc.) constaté depuis plus de deux
décennies dans l'opinion pour laisser de plus en plus place à des
mouvements spontanés (relayés et amplifiés par les
médias) s'appuyant sur des approches nouvelles de l'intérêt
général (organisations non gouvernementales, associations,
coordinations, etc.) mettent en évidence que nos structures pyramidales
ne permettent plus aux représentants officiels de notre
Société de prendre conscience, en temps utile, des attentes
réelles des citoyens.
- La construction de la société de l'information est une
oeuvre collective
, à laquelle, comme jadis, pour celle des
cathédrales, chacun peut apporter sa pierre.
- L'élaboration de la société de l'information est, enfin,
une
création permanente et complexe,
qui ne repose pas sur des
recettes miracles.
Le système éducatif et les entreprises en constituent, on l'a vu,
les deux principaux piliers, les usages grand public devant se
développer de surcroît.
La
confiance
en est le ressort.
Elle représente ce qui, moralement, nous fait le plus défaut,
pour des raisons liées à notre passé.
La genèse de la société de l'information vient, en effet,
de loin.
Or, l'histoire de la France présente, par rapport à celle
d'autres pays, des singularités, étudiées dans ce rapport,
qui ont conduit à en faire, à bien des égards, une
société de défiance : une grande diversité
géographique, culturelle et ethnique, de nombreux troubles (invasions -
que n'ont pratiquement jamais connues les Etats-Unis et l'Angleterre, guerres,
révolutions) nous ont conduit à nous retrancher derrière
un Etat fort et centralisé.
Le modèle d'organisation hiérarchisée de l'Eglise
catholique, à laquelle était liée la majorité des
Français, nous a certainement aussi influencés dans le même
sens.
Les valeurs de nos élites, enfin, fondées sur l'honneur et un
manque d'intérêt marqué pour tout acte lié à
l'argent, n'ont certainement pas favorisé le développement, dans
notre pays, du commerce et de l'industrie, d'où les interventions de
l'Etat dans ces domaines.
En bref, le centralisme, le dirigisme, les cloisonnements hiérarchiques
et sociaux qui nous caractérisent constituent autant de sources
d'inhibition susceptibles d'entraver notre entrée dans la
société de l'information.
Mais l'espoir doit demeurer :
Notre potentiel est, en de nombreux points, remarquable.
Notre histoire économique a toujours été marquée
par des alternances de phases de retard et de rattrapage. Les dernières
études dont j'ai pris connaissance montrent que les français sont
de plus en plus nombreux à vouloir entrer dans l'ère d'Internet.
Les succès de certaines de nos PME dans le domaine des Nouvelles
Technologies de l'Information sont éclatants.
La priorité doit aller à tout ce qui peut favoriser
l'éclosion de nouvelles sociétés innovantes,
créatrices de ces technologies, ainsi qu'à leur apprentissage
dans le système éducatif.
L'enjeu en est capital puisque le pouvoir est aujourd'hui fondé bien
davantage sur le savoir (qui permet - on l'a vu- de déconnecter la
puissance du nombre) que sur la richesse ou la force.
Il faut absolument faire confiance à nos entreprises. Il ne doit pas y
avoir de demi-mesure, s'agissant de soutenir celles qui innovent dans des
secteurs d'activités à forte croissance liés aux TIC. Leur
cause vaut bien, d'un point de vue fiscal, celle du cinéma et de
l'audiovisuel ou des chantiers navals, pourtant, récemment encore,
beaucoup plus favorisés. L'Etat risque, à terme, d'être
bien plus largement récompensé de ses largesses, sous forme de
recettes et de cotisations supplémentaires, s'agissant
d'activités où les échecs sont plus rares que la moyenne
et les progrès économiques plus rapides.
Mais, sous prétexte que la valeur ajoutée se trouve
désormais davantage dans les contenus et les services, il ne faut pas se
désintéresser de l'industrie.
Les études de l'OCDE montrent, en effet, que s'il est vrai, globalement,
que l'industrie perd des emplois tandis que les services en gagnent, les pays
ayant obtenu les meilleurs résultats sont ceux où, dans
l'industrie, les créations dans les secteurs de haute technologie sont
venus atténuer les effets défavorables des diminutions
d'effectifs dans les secteurs traditionnels.
Quoi qu'il en soit, les modalités et les objectifs des interventions de
l'Etat doivent impérativement évoluer.
Les méfaits du colbertisme, qui aggravent le mal (les carences
d'initiative prévue) qu'il est censé guérir, ont depuis
longtemps été dénoncés : en commençant par
Turgot (" laissez-les faire, voilà le grand, l'unique
principe ") jusqu'à l'époque des réseaux
téléphoniques et de l'informatique.
Les dysfonctionnements et les retards des télécommunications
étaient imputés à " l'incapacité industrielle
de l'Etat " (titre d'un rapport parlementaire de 1920) ou aux
pyramides
administratives, refusant de donner aux ingénieurs les moyens financiers
du rattrapage qui s'imposait avant les années 1970.
Quant à l'informatique, elle était jugée, on l'a vu,
" malade de l'Etat ", par un ancien responsable de Bull.
Il y a certes eu des exemples réussis de politique de l'offre dont le
rattrapage téléphonique, le Minitel en est le plus remarquable.
Ces succès sont donc des exceptions qui confirment la règle.
L'Etat doit ainsi, à mon sens, cesser toute ingérence dans les
domaines ouverts à la concurrence où il s'est, avec constance,
montré incompétent depuis plusieurs siècles.
Là où l'initiative privée a été dès
l'origine associée à l'innovation (cas de
l'électricité, de l'automobile ou de l'aviation) notre pays a su
jouer au départ un rôle pionnier puis conserver une place de
premier plan.
Dans d'autres domaines (machine à vapeur, chemins de fer,
téléphone et chimie de synthèse) un pilotage par l'Etat a
pu permettre de rattraper notre retard, s'agissant de secteurs dans lesquels
les nouvelles technologies étaient déterminées par l'offre.
S'agissant en revanche de l'informatique, dominée par la demande et
centrée sur le client, l'échec de la démarche colbertiste
a été patent. Lourde machine de gestion administrative et de
traitement de l'information, et attribut, en tant que telle, d'un pouvoir
centralisé, l'ordinateur est devenu par la suite un outil personnel et
un moyen de communication adapté à des systèmes
décentralisés et répartis dans des réseaux : notre
incapacité à anticiper, ou même à suivre cette
évolution n'est-elle pas liée à la rigidité de
notre conception surannée de l'autorité ?
Il nous faut cependant des Etats forts pour contraindre, lorsque cela est
indispensable, les principaux acteurs du marché à respecter
certaines règles d'intérêt général. Les
limites imposées aux Etats-Unis à Microsoft en sont un exemple...
Il importe, notamment, au niveau international comme à celui de chaque
Etat que :
- l'information soit accessible à tous sans que quiconque puisse s'en
arroger le monopole ;
- tous les outils logiciels permettant d'y accéder (navigateurs et
moteurs de recherche aujourd'hui, interfaces homme-machine permettant la
reconnaissance de la parole et de l'écriture demain, outils de
traduction automatique) soient mis, à des coûts marginaux,
à la disposition de tous .
- tous les citoyens puissent accéder à de nouveaux savoirs.
L'Etat et les services publics seraient gravement sanctionnés par leurs
administrés dans la société de l'information s'ils ne les
mettaient pas au centre de leurs préoccupations faisant de
l'élève le personnage essentiel de l'éducation nationale,
du malade, celui de l'hôpital, le citoyen celui de l'Etat, etc..
Si, d'autre part, les pouvoirs publics persistent, du haut de leurs pyramides,
à entraver par une réglementation tatillonne et une
fiscalité confiscatoire l'émergence et le développement en
France de sociétés innovantes dans le domaine des technologies de
l'information, notre pays risque de se trouver privé de ses
élites entreprenantes et vidé de sa substance intellectuelle et
culturelle, au profit d'autres nations plus clémentes.
Le saignement provoqué ces dernières années par le
départ à l'étranger de plusieurs dizaines de milliers de
nos compatriotes pourrait alors évoluer vers une hémorragie
fatale.
Un récent sondage (Enquête Louis Harris réalisée en
Janvier 1998) ne vient-il pas de révéler que 64 % des jeunes
français âgées de 18 à 24 ans souhaitent
(plutôt ou tout à fait) travailler ailleurs que dans leur pays
(dont 27 % aux Etats-Unis) ?
Nos dirigeants qui, après l'invention de l'imprimerie, ne pressentirent
pas le vent de la Réforme, ont-ils réalisé aujourd'hui que
la toile des réseaux qui se tisse actuellement sur notre planète
va plus profondément bouleverser notre culture et nos
sociétés que toutes les précédentes ruptures
technologiques ?
L'accroissement de la mobilité des hommes est l'une des
caractéristiques de la construction du village planétaire global
qui s'effectue sous nos yeux. C'est pourquoi le phénomène de
fuite de nos élites qui s'est amorcé et se poursuit depuis
plusieurs années doit être pris très au sérieux.
De la façon dont le communisme, conformément à la
prophétie du Général de Gaulle, a été
absorbé par la démocratie, comme l'encre par le papier buvard,
nos structures pyramidales ne risquent-elles pas de se dissoudre dans les
réseaux qui relient spontanément leurs bases, sans même que
les responsables placés aux différents niveaux de leur
hiérarchie ne s'en aperçoivent ?
Le danger pour elles est d'autant plus grand que les réseaux horizontaux
se révèlent plus aptes à relever les défis du futur
que les organisations verticales.
Rendre l'information universellement accessible et permettre à tous
d'accéder à de nouveaux savoirs, remettre l'administré au
premier rang des préoccupations de l'administration et l'usager de
celles des services publics, là doit s'arrêter le rôle de
l'Etat.
Son autorité sortira renforcée de ce recentrage de ses missions
sur l'exercice de ses prérogatives régaliennes traditionnelles,
la régulation des activités nouvelles, la préservation de
l'intérêt général.
L'inclusion du libre accès à l'information dans la
définition du service universel, garantie par les Etats, devrait faire
l'objet d'un consensus international.
Ce droit à l'information doit bénéficier aussi, par
exception à l'imperium des seules lois du marché, aux pays les
plus pauvres de la planète.
Si l'information, minerai de base de la nouvelle économie, doit donc
être ainsi rendue accessible à tous, gratuitement ou à des
coûts marginaux, il importe, pour créer une véritable
économie de l'information, de conférer une valeur marchande
appréciable aux produits de haute valeur ajoutée que sont la
connaissance
(information enrichie de savoirs) et l'
expertise
(connaissance à laquelle on a ajouté l'expérience).
La rémunération de ces services contribuera ainsi largement au
financement des infrastructures qu'ils nécessitent.
Les métiers de la nouvelle société en train de
naître consisteront essentiellement à ajouter du savoir à
l'information. Rares seront les pays qui, comme ceux de notre vieille Europe,
pourront s'appuyer sur un socle multiséculaire de connaissances pour
parvenir à l'expertise, qui est le couronnement de l'expérience,
autrement dit, la consécration du temps.
Tous les dirigeants concernés devraient donc consacrer l'essentiel de
leur énergie à bâtir une Europe de l'information.
Les nouveaux média ont, de l'avis général,
hâté l'écroulement du mur de Berlin.
De la même façon, on peut penser qu'Internet peut contribuer
à préserver la paix et à implanter la démocratie,
dans les pays qui ne la connaissent pas encore, sur l'ensemble de la
planète.
L'histoire des média nous a montré que l'essor d'une technique
qui devient un moyen de communication est irrésistible.
C'était vrai de l'imprimerie - ce l'est aujourd'hui de l'ordinateur, qui
sans les réseaux, aurait pu ne demeurer qu'une simple machine à
calculer ou à traiter l'information.
La miniaturisation des supports d'information et de communication (le livre, le
micro-ordinateur), en les rendant personnels et portables, joue ainsi un
rôle très important.
Il y a, on l'a vu, de nombreuses et fortes interactions entre les
découvertes et leurs usages (qui les suscitent, puis les transforment et
déterminent leur avenir).
Il en va de même, en général, des relations entre l'outil
et l'intelligence humaine.
L'outil, produit des facultés intellectuelles humaines, va, en retour,
les stimuler dans un mouvement que les progrès continus de la technique
et de l'intelligence tendent à rendre perpétuel.
Aujourd'hui, la puissance des outils de traitement de l'information et de
communications disponibles, et, plus encore, la complexité qui
résulte de leur diversification et de leur
hétérogénéité, lancent un véritable
défi à l'esprit humain.
Seul un investissement immatériel, considérable et croissant,
peut permettre de le relever.
Mais il importe aussi de développer des pôles de convergence dont
le protocole Internet, le langage Java ou les techniques ATM, donnent une
illustration.
Souvent, des métaphores horticoles, végétales ou
botaniques, ont été employées dans cet ouvrage.
Si la société de l'information était un espace vert, ce ne
serait ni un jardin à la française, ni, non plus, une jungle ou
une friche.
Des espèces luxuriantes, à croissance rapide, y foisonneraient,
certaines résulteraient d'hybridations (le multimédia) ou
auraient d'abord été cultivées dans de petits terrains,
bien amendés, (les PME), ou dans des serres ou des
pépinières (essaimage). De vastes allées (les
réseaux) et des canaux d'irrigation (capital risque) permettraient d'y
accéder et de les entretenir - chacun pourrait y cueillir les fleurs de
son choix.
Pour qu'un nouveau média, comme le livre, la presse ou Internet
s'impose, il faut, on l'a vu, que se rencontrent une technique, un public (le
marché), des entreprises (intermédiaires entre l'offre et la
demande) et une culture (pour que des contenus puissent se développer).
Mais il faut aussi que tous ces acteurs adhèrent à des valeurs
communes faites, dans la société de l'information d'aujourd'hui,
d'esprit d'ouverture et de partage.