II. LES APPORTS DES MODÈLES MACROÉCONOMIQUES À L'ANALYSE DE LA RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

La quantité de travail rémunéré et sa répartition parmi les personnes en âge de travailler sont des variables soumises à l'interaction de multiples facteurs économiques et sociologiques : il ne s'agit pas de " partager " un nombre donné d'heures de travail comme on partage une galette d'une dimension donnée.

Toutefois, les politiques économiques exercent de fortes influences sur ces variables, comme sur l'ensemble des autres variables de l'économie. Ainsi la politique budgétaire ou la politique monétaire exercent, comme les politiques de l'emploi, une influence sur le volume total de travail rémunéré. Parallèlement, le droit du travail et de la protection sociale (âge de la retraite, réglementation des heures supplémentaires, assurance-vieillesse, etc.), les aides publiques à diverses formes de retrait d'activité (préretraite, congés-formation, congés parentaux), les incitations au développement du temps partiel, etc., jusqu'à l'ouverture de nouvelles crèches, ou de nouveaux sites universitaires, influent plus ou moins directement sur la distribution des temps de travail, au prix d'engagements parfois coûteux pour les finances publiques.

A condition d'être efficace , cette intervention publique peut être jugée rationnelle, dès lors que la distribution actuelle de la durée du travail paraît sous-optimale (selon EUROSTAT, une majorité de salariés à temps plein souhaiteraient travailler un peu moins, et une minorité souhaiterait travailler un peu plus, cependant qu'une proportion importante de salariés à temps partiel, d'inactifs, ainsi que l'immense majorité des chômeurs souhaiteraient pouvoir travailler beaucoup plus).

Toutefois, comme le soulignait un rapport de M. Pierre CABANES 19( * ) " une politique d'aménagement-réduction de la durée du travail comportant une réduction significative de la durée effective du travail suppose le respect de conditions strictes pour avoir les effets attendus sur l'emploi et pour que ces effets soient durables :

- les coûts unitaires de production ne doivent pas augmenter ;

- la capacité productive de l'économie doit augmenter ;

- l'équilibre des finances publiques prises dans leur ensemble ne doit pas être dégradé
".

Il conviendrait d'ajouter que la réduction du temps de travail ne doit pas diminuer la demande globale .

En illustrant les diverses interactions qui viennent d'être brièvement évoquées, les modèles macroéconomiques peuvent être utiles à la réflexion et fournissent un éclairage pour les discussions entre partenaires sociaux.

A. L'APPORT DES MODÈLES

Les modèles permettent d'apprécier de manière cohérente l'influence des paramètres-clefs de la réduction de la durée effective du travail : l'évolution des gains de productivité du travail et du capital et l'évolution des salaires horaires.

1. L'évolution des gains de productivité horaire du travail

· En l'absence de toute augmentation de la productivité horaire du travail, une réduction de 10 % de la durée effective du travail devrait s'accompagner d'une augmentation de 11,1 % de l'emploi, pour que le PIB total soit maintenu 20( * ) .

· Toutefois, l'observation du passé et l'étude d'exemples concrets suggèrent que la réduction de 10 % de la durée effective du travail s'accompagne à moyen terme de gains de productivité horaire du travail de l'ordre de 2 à 5 %.

Les mécanismes en sont ambigus 21( * ) : d'un côté, les gains de productivité peuvent résulter de la réduction de la fatigue, des défaillances, des accidents ou du petit absentéisme ; de l'autre, la réduction du temps de travail est le plus souvent associée à la réduction des temps de pause et à une intensification du travail. L'importance de ces gains de productivité potentiels est ainsi très variable selon les secteurs : dans certaines entreprises, la réduction de la durée du travail peut même, à salaire horaire constant, entraîner une hausse des coûts unitaires en raison des effets défavorables de l'intensification du travail (malfaçons) ou des coûts fixes de formation et d'information du personnel.

· Pourtant, l'incidence d'une baisse de la durée du travail sur la productivité horaire est une question cruciale . Elle détermine en effet les évolutions de la durée d'utilisation des équipements et des salaires horaires compatibles avec la préservation des capacités de production et la stabilité des coûts.

En premier lieu, si la productivité horaire n'est pas améliorée, une baisse de la durée d'utilisation des équipements entraînera une baisse de la production, une diminution de la capacité à répondre à la demande intérieure et étrangère, donc des tensions inflationnistes et un freinage de l'activité.

En second lieu, si la productivité horaire augmente peu, une augmentation des salaires horaires (non compensée par un allégement des charges sociales) se traduirait par une augmentation des coûts unitaires de production, entraînant une dégradation de la compétitivité extérieure, et donc un ralentissement de la croissance.

· Mais, d'un autre côté, si les gains de productivité horaire sont importants, les créations d'emplois induites à court terme par la réduction de la durée du travail seront réduites d'autant. Par exemple, les simulations effectuées en 1996 par la DARES 22( * ) d'une réduction de 5 % de la durée effective du travail dans le secteur marchand, conduisent 23( * ) :

- à 525.000 emplois créés sans gains de productivité horaire,

- à 268.000 emplois créés avec des gains de productivité horaire de 2 %,

- à 146.000 emplois avec des gains de productivité horaire de 2 % et une augmentation de moitié de la durée du travail des temps partiels contraints.

2. L'évolution de la durée d'utilisation des équipements et de la productivité du capital

· Pour que les capacités de production ne soient pas amputées, il est nécessaire que la réduction de la durée du travail n'entraîne pas de diminution de la durée d'utilisation des équipements.

Si la réduction du temps de travail est associée à des réorganisations des modes de production de nature à allonger la durée d'utilisation du capital et donc à améliorer sa productivité, les effets sur la croissance et l'emploi en sont améliorés. En effet, l'augmentation de la productivité du capital entraîne une augmentation de l'offre de travail par les entreprises et une limitation des besoins en investissement de capacité. Il en résulte un ralentissement de la hausse des prix, une amélioration de la compétitivité et un soutien de la consommation. De plus, l'augmentation de la productivité du capital accroît sa profitabilité, ce qui, à moyen terme, stimule l' investissement de modernisation .

· En pratique, le maintien ou l'accroissement de la durée d'utilisation des équipements peut prendre la forme d'un développement du travail posté (12,5 % des emplois) dans les activités qui requièrent des équipements lourds, d'un allongement des horaires d'ouverture dans les services (ce qui tend à accroître la demande), ou d'une modulation des horaires (qui permet de diminuer les coûts de gestion et d' immobilisation du capital et des stocks ).

· Ces évolutions sont toutefois limitées par les coûts de réorganisation des entreprises et par les contraintes supplémentaires qu'elles entraînent pour les salariés (développement des horaires atypiques ou irréguliers, travail en soirée ou en fin de semaine, etc.). Ceci explique que la durée d'utilisation des équipements soit relativement stable sur longue période et fortement liée à des modes de régulation sociale, ce qui conduit en général les experts à retenir l'hypothèse selon laquelle une réduction de la durée du travail se traduirait au mieux par une stabilité de la durée d'utilisation des équipements.

3. L'évolution des salaires horaires

Sur la question résumée par les mots " compensation salariale ", qui est cruciale pour l'évolution des coûts de production des entreprises, quelques précisions méritent d'être apportées.

En premier lieu, il n'est pas anormal que les gains de productivité horaire liés à l'aménagement-réduction du temps de travail donnent lieu à une augmentation des gains horaires des salariés concernés. Au niveau microéconomique, cette augmentation compense les contraintes induites pour les salariés (intensification du travail notamment), sans dégrader les coûts de production des entreprises. Au niveau macroéconomique, cette évolution soutient la demande des ménages.

En second lieu, les résultats des modèles macroéconomiques suggèrent que les effets de la réduction du temps de travail sur l'emploi sont d'autant plus élevés que la compensation salariale initiale est faible. Toutefois, la diminution du chômage entraîne dans ce cas une évolution ultérieure des salaires réels plus favorable aux travailleurs (" effet Phillips "). C'est ainsi l'ensemble de l' évolution finale des salaires (compensation initiale et hausses futures liées au rééquilibrage du marché du travail) qui importe pour évaluer les évolutions des coûts des entreprises et du pouvoir d'achat des salariés.

· Au total, l'ensemble des simulations réalisées à l'aide de modèles macroéconomiques suggère néanmoins que la réduction du temps de travail est d'autant plus créatrice d'emplois qu'elle s'accompagne d'une modération de la progression des salaires par tête.

En effet, en cas de compensation salariale intégrale , l'effet dépressif de la hausse des coûts des entreprises (chute des investissements, hausse des prix, pertes de compétitivité) l'emporte sur l'effet de relance résultant de l'augmentation de la consommation , de sorte que les effets initiaux de la réduction du temps de travail sur l'emploi sont réduits. Les effets défavorables de cet enchaînement récessif seraient d'ailleurs aggravés dans le cadre de l' Union économique et monétaire , car les pertes de compétitivité n'y peuvent être que très progressivement compensées, au prix d'une politique salariale rigoureuse. A moyen terme, le maintien du niveau tendanciel des salaires réels par tête se révélerait d'ailleurs en partie un leurre , puisque la progression des salaires réels serait ralentie par l'inflation.

SIMULATION DES EFFETS SUR L'EMPLOI AU BOUT DE CINQ ANS,

INDUITS PAR UNE RÉDUCTION DE 1 % CHAQUE ANNÉE

DE LA DURÉE MOYENNE DU TRAVAIL

Modèle

Pas de compensation salariale initiale

Avec compensation salariale

AMADEUS (INSEE)

630 000

250 000

HERMÈS (Ecole Centrale)

510 000

430 000

MOSAÏQUE (OFCE)

720 000

620 000

Source : Travaux du XIe Plan.

· On remarquera enfin que la question de la compensation salariale ne doit pas être examinée seulement du point de vue des salariés en place.

Selon l'INSEE, la rémunération médiane des nouveaux embauchés est inférieure de plus d'un quart à celle des salariés en place : l' embauche de nouveaux salariés , éventuellement liée à la réduction du temps de travail, peut dès lors se traduire par une baisse du coût moyen du travail .

Par ailleurs, selon les simulations de l'OFCE 24( * ) , l'amélioration de l'emploi et la baisse du chômage consécutives à une baisse supposée réussie de la durée du travail bénéficie aux finances publiques : le déficit public serait ainsi diminué, pour chaque heure de réduction du temps de travail hebdomadaire effectif, d'un montant approximativement égal aux recettes d'un point de cotisations employeurs. Si ces gains sont " ristournés " aux entreprises et aux salariés qui mettent en œuvre une réduction de travail assortie d'embauches, une diminution de 10 % de la durée effective du travail permet ainsi un allégement autofinancé de 1,2 % du coût moyen du travail.

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