B. LES RELATIONS FRANCO-INDIENNES
Intervention de M. Francis Doré,
Président de la Chambre de Commerce et d'Industrie
franco-indienne
M. Francis Doré
.- Monsieur le
Président de la Commission des affaires économiques, Messieurs
les Ambassadeurs, Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, nous
sommes ici pour étudier ou faire un " pari indien " : c'est
le
titre même de cette rencontre.
Si on fait des paris, on fait des pronostics, et grâce à Marek
Halter, qui est allé les chercher hier pour la Russie, je peux vous
donner les derniers pronostics de la Baring Securities, qui sont
confortés par ceux de l'Exim Bank américaine : l'Inde serait, en
2010, le septième pays le plus riche du monde avant la France, qui
serait, elle, le neuvième. Je laisse à la Baring Securities la
responsabilité de ses pronostics, mais je vous les donne, puisque nous
sommes en train de faire un pari.
J'ai été très frappé par les interventions
remarquables que nous venons d'entendre. L'Ambassadeur Petit a parlé de
surprise ; ce sera sur le thème de la surprise que je vais broder mon
introduction, si vous le permettez. La surprise, c'est aussi le pari, parce que
lorsque le pari réussit, on est agréablement surpris.
Effectivement nous avons une sorte d'imagination ou d'image collective de
l'Inde qui explique - il faut bien le dire -, malgré les progrès
remarquables qui ont été évoqués tout à
l'heure et le fait même que ce séminaire ait lieu, un certain
oubli de l'Inde et même un oubli certain dans la presse et dans les
médias. Vous le savez et vous le voyez.
En fait, l'imagination collective porte avec elle l'Inde des contrastes et
l'Inde des mystères. Il n'y a pas un ouvrage sur l'Inde aujourd'hui qui
ne commence en parlant des " contrastes de l'Inde " qu'on
met sur
tous les plans : esthétique, éthique, social, politique et tout
ce que vous voudrez. Le plus grand contraste, la maxima divisio serait alors le
contraste entre l'Inde des grandes richesses et l'Inde des grandes
pauvretés. C'est un thème qui court.
L'autre thème, c'est l'Inde des mystères. Il faut bien savoir que
toute une littérature, qui continue d'ailleurs de se manifester, insiste
beaucoup sur l'Inde mystérieuse. Beaucoup d'ouvrages des années
30, 40 et 50 que nos parents ont lus et que nous avons lus également
parce que nous les avons trouvés dans les bibliothèques
parentales, parlent de " l'Inde mystérieuse ", de
" l'Inde des mystères ", de " l'Inde
profonde ", de
" l'Inde des tombeaux ".
J'ai été très frappé, il y a quelque temps, de voir
combien on parlait du " tombeau mystérieux ", dans lequel on
va retrouver bien sûr les dieux de l'Inde, dont nous parlait avec
beaucoup de talent le Professeur Amado tout à l'heure. Cette Inde
mystérieuse a frappé nos imaginations.
On parle donc de l'Inde des contrastes et de l'Inde des mystères, et de
ces deux caractéristiques, va sortir une trilogie qui court encore les
rues, une trilogie collective et imaginaire qui se fonde sur les intouchables,
la vache sacrée et les maharadjahs. Au sujet des intouchables, nous
savons qu'il n'y a pas si longtemps, quelque Français ingénieux
s'est habillé en intouchable, est allé faire le tour de l'Inde et
a publié un livre qui a eu un énorme succès, qui a
été en tête des différentes listes au cours des
dernières années et qui décrit la vie horrible et terrible
d'un intouchable.
Quant aux vaches sacrées, il y a trois semaines ou un mois, juste avant
les élections, une radio me téléphone pour me dire :
" il paraît que le programme du BJP inclut l'accueil des vaches
folles en Inde "...
.
Je leur ai répondu : " cela ne
me
paraît pas être dans le programme du BJP, mais il est possible en
effet qu'il y ait quelques Indiens très proches des vaches
sacrées qui seraient heureux de les accueillir ". Ils m'ont donc
dit : " ah bon, ce n'est pas dans le programme du BJP. "
J'ai alors
ajouté : " mais je peux vous parler de la campagne
électorale " et ils ont répondu : " non, cela ne nous
intéresse pas. La seule chose qui nous intéresse, c'est l'accueil
officiel par le BJP des vaches sacrées ".
Enfin, concernant les maharadjahs, pour faire savant, on parle des
" nouveaux maharadjahs " de l'Inde aujourd'hui, pour
montrer qu'on
est à la page, des nouveaux grands industriels et de la grande
bourgeoisie indienne qui s'est développée avec beaucoup de
succès au cours des quarante dernières années.
On a la trilogie : les intouchables, les vaches sacrées et les
maharadjahs.
Tout cela contribue en fait à l'oubli de l'Inde, parce qu'au fond, cela
ne correspond pas à la vision que nous avons en Occident ; cela ne
correspond ni à la modernité, ni même à la
contemporanéité. Or cet oubli ne s'est pas manifesté
(c'est le propre de l'oubli) à travers les médias, qui restent
très silencieux sur l'Inde, qu'il s'agisse des médias de la
télévision, de la radio et de la grande presse écrite.
C'est ce qui explique la surprise, dont nous parlait tout à l'heure
l'Ambassadeur Petit, de ces industriels qui arrivent en Inde et qui la
découvrent.
L'Inde est encore à découvrir et elle sort difficilement de la
captation à la fois extraordinairement créatrice mais très
exclusive des spécialistes et des amateurs d'art.
Quelle est l'image de la France en Inde ? Je ne vais pas m'étendre. Nous
avons un excellent caricaturiste indien qui s'appelle Mario, qui est originaire
de Goa et qui représente les Français très exactement
comme les Anglais représentaient les Français il y a quarante ou
cinquante ans, c'est-à-dire l'homme au béret, la baguette sous le
bras, qui aime à la fois le vin et les jolies filles... J'exagère
un peu, bien sûr mais à peine.
Il faut dire d'ailleurs que cette image a été assez fortement
contrecarrée (on peut le regretter d'ailleurs à certains
égards) par les efforts tout à fait remarquables de la grande
industrie française et de la finance française au cours des
dernières années.
C'est donc dans ce contexte imaginaire et ces images fortes (qui ne s'effacent
que lentement et auxquelles personne n'échappe : ni les dirigeants
politiques, ni les dirigeants économiques) que se sont
développées les relations entre les deux pays.
Je vais vous parler rapidement, puisque le temps est compté, des
relations politiques, et je vous dirai aussi quelques mots des relations
culturelles (pour lesquelles cela va plutôt bien) et des relations
économiques (pour lesquelles cela va plutôt moins bien).
Je vois trois grandes raisons qui fondent heureusement les relations politiques
entre la France et l'Inde. La première, c'est que la
décolonisation s'est faite dans de très bonnes conditions. Nous
avons, à l'époque de Pierre Mendès-France,
négocié le retour à l'Inde des comptoirs français,
que nous chantions quand nous avions 20 ans. Ce retour s'est fait à la
suite d'un référendum pour Chandernagor et à la suite de
traités pour Pondichéry et les autres territoires. Les choses se
sont donc très bien passées et même le Pandit Nehru,
à l'époque, avait envisagé que Pondichéry devienne
une " fenêtre de la France sur l'Inde ".
Je ne suis pas sûr, malheureusement, que cela ait été
entièrement le cas, mais il y a là un potentiel qu'il serait
peut-être heureux de développer et à cet égard, je
prends note que l'Université de Nanterre est entrée tout
récemment dans cette fenêtre en envisageant de susciter, de
créer et de motiver la création d'un Centre de formation des
cadres moyens de l'industrie et de la finance en Inde. Il y a, à
Pondichéry (il faut le savoir et je le rappelle rapidement) un centre
scientifique et un centre d'étude de la civilisation tamoul qui est
probablement le meilleur centre d'étude de cette civilisation au monde.
Au fond, la fenêtre que Nehru envisageait a été entrouverte
largement et un certain nombre de choses s'y sont passées.
Le deuxième point, ce sont les relations Nord-Sud. On ne sait
peut-être pas suffisamment que le dialogue Nord-Sud, auquel la France a
été très attachée pendant de longues années,
est en fait né à Delhi, à l'issue d'une conversation entre
Indira Gandhi et Valéry Giscard d'Estaing, qui était alors
ministre des Finances du Président Pompidou. Nous sommes en 1973, donc
avant le décès du Président Pompidou ; le ministre Giscard
d'Estaing revenait de Malaisie, où il avait été inaugurer
une grande foire française, il s'est arrêté à Delhi,
il a eu de très longs entretiens avec le Premier Ministre indien et
c'est là qu'est née l'idée du dialogue Nord-Sud, qui est
une idée à la fois d'ouverture et de concertation, qui n'a
peut-être pas donné tous les résultats qu'on pouvait
espérer d'elle mais qui a beaucoup rapproché l'Inde et la France
dans cette démarche internationale.
La troisième démarche internationale, c'est le non-alignement.
Vous savez bien que la France, depuis le général de Gaulle, s'est
montrée très soucieuse d'éviter la domination, à
deux ou à un, d'une grande puissance dans le monde et qu'elle s'est
efforcée au contraire de susciter un monde multipolaire, plus
varié et plus diversifié qui correspond à l'idée de
la liberté que nous avons sur le plan international.
Ce non-alignement nous a rapprochés de l'Inde à de nombreux
égards et à de nombreux moments. Les rapports entre Indira Gandhi
et le général de Gaulle ont été fréquents et
étroits. On disait même (d'ailleurs je m'en souviens), à
l'époque où j'étais en poste en Inde, qu'Indira Gandhi
avait une allure gaullienne.
Et puis sont venues les années postérieures. Le Président
Giscard d'Estaing est allé en Inde en 1980 et il a signé
là un communiqué commun avec les autorités indiennes dans
lequel il disait la compréhension de la France du non-alignement.
Les années ont passé, et j'en veux pour preuve ce qui vient
d'avoir lieu à Lyon à l'occasion du G 7, où les positions
françaises ont été réaffirmées à
travers le Président Chirac, où on ne parle plus du
non-alignement, parce que le mot n'est plus tout à fait à la mode
et ne correspond plus exactement à la situation actuelle. Mais la France
reste très proche de cette volonté de consolider un monde divers,
c'est-à-dire un monde de liberté. A cet égard, je vois
bien que l'Inde peut retrouver, avec la France et aussi avec d'autres
partenaires, bien sûr, une relation très étroite.
Voilà des raisons politiques qui font que l'Inde et la France se sont
senties et se sentent très proches l'une de l'autre.
Il y a aussi, bien sûr, des raisons culturelles. Comme l'ont dit tout
à l'heure les divers intervenants avec beaucoup de talent, l'indologie
française est parmi les plus grandes et les meilleures du monde,
même si elle est en effet parfois un peu exclusive. Nous avons depuis
plusieurs siècles développé une connaissance
extraordinaire de l'Inde et nous avons des savants de très grand niveau
dans ce domaine.
Les manifestations culturelles avec les deux pays se sont multipliées au
cours des deux dernières années. Je vous en donne au moins deux
exemples : le festival de l'Inde en France, en 1985, au cours duquel Rajiv
Gandhi s'est réuni ici avec les représentants français et
qui lui a donné l'occasion, symboliquement, (ce qui est la marque de
cette portée affective que vous évoquiez tout à l'heure,
Monsieur le Président), de verser de l'eau du Gange dans la Seine (quand
vous vous baignerez dans la Seine, vous vous baignerez un peu dans le Gange) ;
et la grande année de la France en Inde, dont j'étais le
Commissaire général.
Il y a eu également toute une série de manifestations qui se sont
accumulées au cours de ces années : on ne compte plus les
échanges, les alliances françaises qui se sont multipliées
en Inde, les manifestations culturelles en France qui ont crû grandement
au cours des dernières années. Un centre de recherche humaine
s'est créé en Inde il y a quelques années seulement et un
très grand centre (qu'il faut citer et auquel il faut rendre hommage),
le Centre d'Etude Franco-Indien pour la Recherche Avancée, a
été créé il y a une douzaine d'années
à Delhi. Ce dernier permet à des savants des deux pays de se
rencontrer afin de faire avancer la recherche dans des domaines scientifiques
de très haut de gamme : physique des solides,
électromécanique, etc.
Par conséquent, des relations politiques et culturelles très
heureuses, très fécondes et très nombreuses ont
été nouées.
J'en arrive au chapitre économique, où les choses vont un peu
moins bien. Elles vont mieux, certes, mais elles pourraient encore aller mieux.
On le dit, on le répète et pardonnez-moi de le
répéter encore, mon cher Philippe Petit.
Nous étions le cinquième partenaire de l'Inde jusque dans les
années 1990-1991. Nous sommes devenus le quinzième, le
seizième, le dix-septième ou même le dix-huitième.
Cela veut dire qu'un grand nombre de pays sont passés devant nous : les
concurrents traditionnels et les concurrents non traditionnels. Je ne vais pas
tous les citer car ce serait lassant.
Même si les chiffres absolus sont en légère progression (et
on doit s'en féliciter), il y a une régression relative
incontestable. Donc sur le plan des investissements et sur le plan commercial,
où les choses vont un peu mieux, il est vrai, nous ne sommes plus parmi
les premiers.
Il faut essayer de chercher les raisons de ces relations qui sont
insuffisantes, quels que soient les efforts très remarquables qui sont
faits de part et d'autre (je me plais à le dire), à la fois sur
le plan politique, sur le plan de l'administration et sur le plan des
industriels. Tout à l'heure, je vous parlais de l'année de la
France en Inde, et je vous signale au passage que sur ce plan, on n'a jamais
réuni un mécénat aussi abondant en France de la part des
industriels français, qui ont donc largement contribué au
succès de l'année de la France en Inde.
Alors pourquoi ne réussit-on pas mieux ? Il y a plusieurs raisons et je
voudrais simplement en citer quelques-unes rapidement.
La première, c'est que, probablement, nous sommes plus à l'aise
dans une économie administrée que dans une économie
libérale, que les choses nous paraissent parfois plus faciles, car nous
avons été et nous sommes encore largement administrés et
que l'économie libérale ne nous paraît pas toujours
très facile à manier et les contacts très faciles à
établir.
La deuxième raison, c'est que nous sommes peut-être moins bons
maintenant parce que nous véhiculons avec nous non seulement un certain
nombre d'images passéistes que j'évoquais tout à l'heure,
mais des images passéistes récentes. La libéralisation est
récente en Inde ; elle n'a que quelques années. Nous restons donc
marqués par les images que nous avons reçues lorsque nous
étions dans les tout premiers avec l'Inde et que les choses
étaient beaucoup plus difficiles.
La troisième raison, c'est que nous faisons peut-être un peu trop
d'expectative et pas suffisamment d'investissements. Ce terme de
" pari " qui figure aujourd'hui en tête de notre réunion
me paraît bien caractéristique à cet égard.
Par ailleurs, nous avons peut-être les mêmes qualités et les
mêmes défauts que les Indiens. Or je me demande si, dans un
mariage, il ne vaut pas mieux être complémentaire que semblable.
C'est une réflexion que je vous laisse.
Enfin, puisqu'il faut bien attribuer aux Indiens quelques
responsabilités dans tout cela, je me demande parfois si l'image de
l'Inde en France ne mériterait pas un peu plus d'efforts de la part de
nos grands amis et partenaires.
Je voudrais maintenant conclure sur quelques notes d'espoir, parce qu'il faut
bien espérer. Je fais le pari, avec les pronostics de la Baring, mais
aussi avec les analyses que nous pouvons tous faire les uns et les autres,
forts de ce que nous savons et de ce que nous ressentons. Il y a, au fond trois
prises de conscience importantes de la France aujourd'hui et que la France
mène particulièrement bien.
Il y a d'abord une prise de conscience de l'image de l'Inde moderne. L'Inde de
1996 n'est plus celle de 1990 et, a fortiori, de 1960. Les
développements de ce séminaire devraient en témoigner.
C'est très important.
La deuxième image est celle d'un très grand marché. Je
parle là d'une image d'intérêt, en quelque sorte. On nous a
dit tout à l'heure que l'Inde comptait une classe moyenne qui s'est
développée et qui s'inscrit en faux de plus en plus contre les
contrastes que j'évoquais tout à l'heure et qui font partie des
images véhiculées et passéistes. Cette Inde de la classe
moyenne qui se développe, qu'on chiffre à 100, 150 ou 200
millions et parfois plus, est composée de gens qui ont un pouvoir
d'achat, comme le disait très bien le Professeur Amado, sans commune
mesure avec le taux de change.
La troisième prise en compte, c'est celle de l'importance
stratégique de l'Inde par sa masse économique, par son devenir,
par sa masse démographique, par sa place en Asie. Comment peut-on
négliger l'Inde ? Comment peut-on oublier l'Inde ? Ce n'est plus
possible si la France veut jouer un rôle dans ce monde.
Il me reste deux réflexions à faire, après quoi j'en aurai
terminé.
Je crois que la libéralisation est heureuse pour de multiples raisons.
L'une de ces raisons, c'est qu'elle marginalise dans une certaine mesure les
heurts politiques qui peuvent se manifester entre les pays, les Etats et les
pouvoirs publics. La presse en a parlé et on peut donc l'évoquer
une demi-seconde : les nécessités ou les impératifs de
certains carnets de commandes risquent en effet de poser des problèmes.
Par ailleurs, nous avons quelques différences de point de vue dans le
domaine de la politique nucléaire avec l'Inde et dans l'évolution
(à l'heure actuelle, nous sommes en plein dedans) du Traité
d'interdiction définitive des essais nucléaires.
Mais ce que je veux dire, c'est que la libéralisation fait que les
affaires continuent en dehors de ces frictions qui peuvent se manifester. J'en
veux pour preuve le fait que les Etats-Unis aient été le premier
partenaire de l'Inde depuis 1947. Or nous savons tous que les relations
politiques entre les Etats-Unis et l'Inde n'ont pas toujours été
parfaites, et j'utilise là une litote. Les Etats-Unis sont un grand pays
libéral, et on peut attribuer au le fait que les échanges aient
pu se développer comme ils se sont développés, sans
être heurtés par les divergences d'appréciation politique
ou les rapports parfois difficiles entre Etats.
Enfin, je terminerai (et ceci ne vous surprendra pas, Monsieur le
Président) par le partage de la liberté. Je crois en effet que le
partage de la liberté doit déterminer nos choix à la fois
dans nos relations internationales et dans nos relations bilatérales
entre la France et l'Inde.
M. le Président
.- Je remercie le Président
Doré qui a réussi à résumer et à animer,
à rendre extrêmement vivante cette introduction dans les rapports
franco-indiens. Je crois qu'il est juste de dire que ces rapports sont en
pleine évolution et dans une évolution positive.
Nous en arrivons à notre première plage de débat. Qui
souhaite intervenir ?
M. Jean-Paul Virapoulle
.- Monsieur le Président, je suis
député de la Réunion, président du Groupe
d'amitié franco-indien à l'Assemblée Nationale et je vous
remercie de cette initiative.
En lisant votre rapport, je me suis aperçu (nous le savions
déjà pour un certain nombre) qu'il n'y a pas une Inde mais divers
Etats et que chaque Etat représente une capacité de contribution
et de partenariat avec la France.
L'idée que j'essaie de développer à l'Assemblée
Nationale et qu'on pourrait peut-être mettre en accord avec vous si vous
l'acceptiez, c'est de faire connaître l'Inde à la France. La
France ne connaît pas l'Inde, et cela ressort de tous les exposés.
Or la méthode que nous pourrions utiliser, si nous en étions
d'accord (et cela pourrait faire l'objet d'un débat), pour atteindre cet
objectif consisterait à régionaliser l'information.
La France comporte 22 régions dynamiques qui rassemblent des chefs
d'entreprise et de PME PMI qui représentent une technicité et un
savoir-faire. L'idée que nous avons essayé de mettre en oeuvre
(et le fait que je sois député d'un département d'outremer
ne me permet pas d'être aussi souvent que je le souhaite à Paris)
serait de joindre nos efforts avec les vôtres, vous qui êtes un
expert, pour aller dans certaines régions françaises en compagnie
de l'ambassadeur afin de développer les exposés que nous
entendons aujourd'hui, de faire connaître l'Inde, de rassembler un
certain nombre d'initiatives prises par les industriels de ces régions
et de les mettre en partenariat avec les industriels des Etats (logiciels pour
Bangalore, industrie pour Madras, etc.), dans une approche ciblée et
efficace de l'Inde.
Voilà, Monsieur le Président, le sens de ma contribution et en
même temps de ma question et de ma proposition.
M. le Président
.- Monsieur le Député, je
vous remercie de votre intervention et je voudrais tout de suite vous donner
mon accord. Il est en effet tout à fait important de porter le message
de l'Inde, si j'ose dire, dans nos différentes régions et, dans
toute la mesure du possible, de faire en sorte que ces diversités
indiennes soient perçues par les Français et les chefs
d'entreprise de l'ensemble de la France.
La seule chose que je voudrais ajouter, c'est que ce que vous dites est, me
semble-t-il, déjà en cours, et comme l'ambassadeur me le disait,
on peut peut-être très rapidement faire le tour des initiatives.
Je peux vous dire que, moi même, il n'y a pas longtemps, à
Bordeaux, j'ai animé une réunion sur l'Inde qui était
d'ailleurs souhaitée par les animateurs du port de Bordeaux, qui ont
été choisis pour faire les opérations de dragage du port
de Calcutta, qui conçoivent beaucoup d'espoirs à ce sujet mais
qui sont en négociation à Calcutta depuis un bon nombre
d'années. Ils nous ont permis de toucher du doigt les
difficultés, les pesanteurs et les lenteurs de ce dialogue à la
fois avec l'Etat et le pouvoir fédéral, mais je crois qu'ils sont
en train de sortir de leur tunnel administrativo-politique.
Il est certain que c'est cette démarche, qui consiste à aller
à la rencontre des acteurs sur le terrain, qu'il faut suivre, et ce
n'est pas le sénateur du Lot-et-Garonne qui sera en désaccord
avec vous.
Monsieur l'Ambassadeur, est-ce que vous pouvez nous dire ce qui se fait de ce
point de vue ?
M. Ranjit Sethi
.- Je ne ferai que quelques brèves
remarques.
Tout d'abord, je suis heureux de vous annoncer que l'accord qui était en
négociation entre le port de Bordeaux et les autorités de
Calcutta a abouti, comme cela a été annoncé il y a
quelques jours. Donc une collaboration régionale s'est
déjà tissée.
En outre, la Région Aquitaine a pris l'initiative de faire non pas un
jumelage mais un partenariat avec une région en Inde, le Karnataka, dont
vient notre actuel Premier ministre.
Cet effort régional se poursuit dans les domaines où les
intérêts sont susceptibles de se manifester. Moi-même, j'ai
été à la Réunion ainsi qu'à la Guadeloupe et
j'ai pu le faire grâce à votre initiative et au soutien que vous
m'avez apporté, de même que grâce aux autres
députés qui ont souhaité créer cette ambiance qui
peut mettre à contribution nos diverses communautés d'origine
indienne ou française pour améliorer et augmenter le niveau des
relations entre l'Inde et la France.
Par ailleurs, nous revenons de Lyon, où nous avons eu une rencontre
très importante, parrainée par le CNPF, avec les entreprises
indiennes qui ont monté une mission, qui va elle-même se rendre
à Bordeaux.
Il y a donc une initiative à base régionale qui est prise
actuellement. Du reste (et le Président Doré va vous en dire un
peu plus), le noyau qui existe autour de la Chambre de commerce franco-indienne
à Paris se ramifie dans les collaborations, afin de mettre en valeur les
possibilités qui existent dans les régions et les
intérêts que manifestent à la fois les chefs d'entreprise
et les administrations locales pour améliorer et augmenter la
collaboration à base régionale avec l'Inde.
M. le Président
.- Monsieur le Président Doré
a la parole.
M. Francis Doré
.- Un mot seulement. On assiste à
l'heure actuelle à une prise de conscience régionale tout
à fait étonnante sur l'Inde, et tout ce qui vous a
été dit tout à l'heure à la fois par M.
Francois-Poncet et l'ambassadeur de l'Inde correspond à la
réalité.
Pour ce qui concerne la Chambre de commerce franco-indienne, nous avons
signé récemment des accords avec des régions comme
Midi-Pyrénées et les Pays de la Loire (et nous envisageons d'en
signer quelques-uns encore, bien sûr), dans le cadre desquels l'action
que vous envisagez, Monsieur le Député, pourrait se mener.
Donc je suis certain que les organisations régionales qui regroupent
quatre, cinq ou six départements, comme vous le savez, seraient
très heureuses d'accueillir des représentants français du
Parlement et ceux qui connaissent un peu l'Inde pour venir s'adresser à
eux et faciliter les relations industrielles.
Sur ce plan, il y a d'ailleurs un développement très remarquable
des relations industrielles régionales. Je viens de parler de
Midi-Pyrénées et des Pays de la Loire, mais l'Aquitaine a
été citée tout à l'heure et il y a aussi les
régions de l'est, du nord et du centre qui ont mené
récemment un certain nombre de missions en Inde.
Je crois donc que votre idée est très bonne. Essayons de
l'appliquer dans le cadre de ce qui existe à l'heure actuelle.
M. le Président
.- Je ferai une observation
complémentaire. Pendant notre voyage, nous avons eu l'occasion de
rencontrer un grand nombre d'industriels français (c'était
d'ailleurs l'un des objectifs) et parmi ceux-ci, il y avait quelques chefs de
petites entreprises.
Cet après-midi, nous aurons une table ronde avec le président de
Danone et les présidents de grandes sociétés comme EDF et
Saint-Gobain Pont-à-Mousson. On n'est pas étonné qu'elles
aient les moyens de s'installer, mais on s'interroge toujours sur le fait de
savoir si des petites et moyennes entreprises peuvent le faire, si le pari
indien est réservé aux plus grandes ou s'il est ouvert à
des entreprises d'une autre dimension.
Je peux vous dire que nous avons rencontré quelques tout petits chefs
d'entreprise qui étaient très heureux de leur installation.
Evidemment, ils sont associés avec des Indiens, mais c'est la conclusion
sur laquelle tout le monde se retrouve : il faut avoir des associés
indiens.
Je voulais soumettre cette constatation à votre réflexion, qui
vaut particulièrement quand on parle de contacts dans la province
française, où on rencontre souvent des chefs de petites ou de
moyennes entreprises qui se demandent s'il est raisonnable de faire le pari
indien. La réponse est oui, à condition de prendre les
précautions nécessaires et à condition de se placer sous
la protection de notre ambassade là-bas. Je vois le conseiller
commercial qui me regarde et qui sourit. M. de Ricaud est tout à fait
conscient de l'intérêt qui tient à favoriser des rapports
entre cette catégorie d'entreprises.
Une autre intervention ?
M. Robert Holtz
- Je représente l'Association mondiale des
petites et moyennes entreprises, qui est une initiative indienne, dont le
siège est à New Delhi, et qui regroupe des
délégations dans 104 pays-membres, 93 pays du tiers-monde et
11 de l'OCDE.
Si des actions peuvent être menées pour accroître les
relations entre l'Inde et la France, c'est peut-être à travers les
PME. Etant moi-même représentant de cette association
auprès de l'UNESCO et de l'OCDE, je constate que des organisations
internationales s'appuient de plus en plus sur les PME en matière
d'emploi et de développement économique.
Cette association mondiale des PME dispose de moyens relativement importants en
Inde. Elle publie tous les mois des bulletins de recherche de partenariat entre
des entreprises indiennes et françaises. Malheureusement, je me sens
bien seul ici, en France, pour organiser ces contacts.
Je suis également frappé du fait que les Indiens ont
décidé d'ajouter une composante humaine à ces efforts de
partenariat entre entreprises indiennes et mondiales. Nous voudrions lancer un
mouvement de l'entreprise pour la paix qui permettrait d'introduire la
composante humaine dans l'action qui pourrait être menée entre les
deux pays.
Je voudrais savoir comment, avec l'aide des hautes instances ici
présentes, nous pourrions entreprendre un véritable mouvement de
partenariat entre les PME indiennes et les nôtres, notamment en France et
dans les régions...
M. le Président
- Je vais donner la parole à M. de
Ricaud, car c'est un sujet que nous avions abordé là-bas. Je
crois savoir qu'il y a en effet une grande demande de partenariat du
côté indien...
M. Yves de Ricaud
- Tout d'abord, je remercie M. le
député d'avoir abordé le problème des missions des
chambres de commerce ou des collectivités locales, si problème il
y a.
Je dois dire -je parle sous le contrôle de l'ambassadeur- que nous ne
sommes pas submergés de missions ! Il est vrai qu'il y en a plus
qu'avant et qu'il s'en annonce un certain nombre, qui viennent de
différentes régions, composées de responsables
d'entreprises, mais nous sommes ouverts et prêts à participer
à l'accueil et à l'organisation de ces missions.
Concernant les PME, je serais ravi de recevoir votre bulletin. Je ne manquerai
pas de vous envoyer les publications des deux postes d'expansion
économique de Bombay et de Delhi, en attendant celui de Bangalore, dans
quelques mois.
Nous avons maintenant un programme de développement commercial en Inde
extrêmement ambitieux qui s'adresse clairement aux PME. Nous aurons cette
année six participations collectives à des expositions indiennes,
aussi bien à Delhi qu'à Bombay, et même à
Chandigarh, avec l'aide de la région Languedoc-Roussillon. Nous aurons
également à peu près autant de séminaires,
organisés en particulier avec l'aide de l'ACTIM. Toutes ces occasions de
visites collectives et de rencontres avec les entreprises indiennes sont
essentiellement dirigées vers les PME.
Non seulement il n'y a pas d'interdit en ce qui les concerne, bien que le
marché indien ne soit pas un marché évident, mais il y a
au contraire une véritable aspiration du côté des
entreprises indiennes à coopérer avec leurs homologues
françaises.
M. Pierre Amado
- Un mot à ce sujet... Je dirige depuis un
certain nombre d'années un programme de coopération
franco-indienne sur l'énergie solaire dans les villages de l'Inde, et je
travaille donc avec des PME et des PMI françaises, dont l'attitude est
très significative.
Tout d'abord, ce sont des entreprises qui n'ont pas suffisamment de finances
pour se permettre de travailler pendant trois ou quatre ans sans gagner
d'argent. Elles ne peuvent pas non plus avoir de bureau en Inde ou de
représentant sans savoir ce qui va se passer, car cela coûte cher.
Certains directeurs de PME, lorsqu'ils viennent en Inde pour prendre contact
avec des industriels, doivent trouver un billet à prix réduit,
loger dans un hôtel qui ne soit pas trop cher et s'en vont au bout de
4-5 jours car on les attend dans leur entreprise !
C'est une attitude inconciliable avec la manière dont les choses se
passent en Inde, car il faut parfois attendre des semaines pour obtenir un
rendez-vous, qui est déplacé ! Celui qui n'a pas
possibilité de s'installer et de perdre de l'argent pendant quelques
années ne peut réussir en Inde.
J'ajoute aussi, à la décharge des PME françaises, que
beaucoup d'entre elles sont davantage tentées par des marchés
captifs comme les DOM-TOM et les programmes en Afrique ou en Amérique
latine. Or, l'Inde a un marché potentiel énorme et se
développe très bien, mais c'est un pays difficile. " Ces
gens-là " ne parlant même pas français, les
responsables des PME-PMI considèrent l'Inde comme un marché
réservé à d'autres...
M. Jean Bart
- Je suis membre de l'Institut des langues
orientales, et je voudrais appuyer avec force ce que Pierre Amado a dit sur le
fait que les valeurs fondamentales de l'hindouisme ne sont pas un obstacle au
développement économique.
J'ajouterai que le " dharma ", dont vous avez parlé
-c'est-à-dire l'ordre socio-cosmique- n'est pas seul dans la
hiérarchie des valeurs : il y a également l'" artha ",
c'est-à-dire le profit, et le " karma ", c'est-à-dire
la sensualité. C'est un système idéologique où il
n'est pas honteux de faire du profit. Il s'agit d'une valeur reconnue par tout
le monde, de même que la sensualité, si bien que c'est nous,
davantage que les Indiens, qui pourrions passer pour des idéalistes !
Par ailleurs, vous avez bien dit qu'on ne peut changer de naissance mais, tout
en gardant la même naissance, on peut changer de catégorie
sociale, de " varna " ! Il y a donc vraiment une possibilité
de mobilité sociale dans le système indien...
M. le président
- Je préfère ne pas ouvrir
un débat de spécialiste, quoi que ce soit très important.
J'ai d'ailleurs tenu à cette introduction, et je vous remercie de votre
intervention, qui confirme ce que le professeur Amado a dit. C'est une
façon des dresser le décor. Faisons maintenant entrer les acteurs
de la vie économique !
Un intervenant
- Il ne faut pas négliger la
réciprocité dans ce débat. Il y a aussi un pari
français des Indiens, et pour le succès des relations
franco-indiennes, je souhaiterais qu'on n'oublie pas la recherche de la
pénétration indienne dans le marché français.
M. le président
- Cela me paraît tout à fait
judicieux ! Vous avez raison de dire que ceci doit être abordé.
Cet après-midi, nous entendrons plusieurs interventions
d'hommes
d'affaires indiens, qui viendront donner la réplique -et peut-être
apporter la contradiction- à leurs homologues français.
Beaucoup des Indiens qui animaient la réunion de Lyon, que nous
évoquions, sont parmi nous, et nous aurons le bénéfice de
leurs interventions.
Je suggère qu'au cours du déjeuner, des contacts
bilatéraux soient établis, afin de savoir comment donner suite
aux espoirs des uns ou aux projets des autres...
Nous allons maintenant passer au défi économique auquel le
Gouvernement indien est confronté.
M. Philippe Petit
- Le Gouvernement indien actuel, dirigé
par M. Deve Gowda est un Gouvernement de coalition composé de
nombreux partis.
Ceci lui impose un certain nombre de défis, d'abord de nature politique
avant d'être de nature économique. Ces défis, ce sont
d'abord la différence qui existe entre les tendances qui composent cette
coalition, qui s'échelonnent du parti du Congrès, dont un certain
nombre de dissidents sont membres du Gouvernement -le parti du Congrès
proprement dit soutient le Gouvernement sans participation, mais compte 140
députés- jusqu'au parti communiste indien, qui participe au
Gouvernement, et au parti communiste indien marxiste, qui le soutient sans
participation. Entre les deux, on trouve une série de mouvements
politiques et un certain nombre de partis régionaux...
Il existe bien évidemment des divergences ou des nuances entre les
différentes composantes du Gouvernement actuel, et l'on pourrait avoir
l'impression d'un Gouvernement assez disparate. Le lien qui les unit est leur
attachement au sécularisme et la volonté d'éviter que le
parti du BJP n'accède au Gouvernement. Cela ne signifie donc pas a
priori qu'il y ait une commune orientation au sein de ce Gouvernement en
matière de politique économique.
Le second défi réside dans le fait que, pour la première
fois, ce Gouvernement est composé pour l'essentiel et dirigé par
des politiciens qui ont peu d'expérience du Centre, originaires de
castes moyennes ou basses, et qui n'ont que l'expérience de la politique
locale. Quand on parle de politique locale en Inde, ce n'est pas à
l'échelle départementale française, mais à
l'échelle d'Etats qui comptent de 50 à 150 millions d'habitants !
Le troisième défi est naturellement le problème de la
durée de ce Gouvernement. Il bénéficie de soutiens divers.
Ceux-ci peuvent à un moment ou un autre se retirer, et personne n'est
vraiment en mesure à l'heure actuelle de dire si ce Gouvernement pourra
durer toute une législature. L'opinion indienne en doute. Des sondages
montrent que l'opinion indienne considère que ce Gouvernement a des
chances de durer entre un an et deux ans, mais pas forcément plus. Cela
ne vaut évidemment que ce que vaut un sondage.
Il faut préciser que le soutien des 140 députés du parti
du Congrès est vital, et que le Congrès continue à
détenir la clef de la survie de ce Gouvernement pour une part
très importante. Tant que le Congrès soutiendra ce Gouvernement,
il a des chances de rester ; le jour où le Congrès lui retirera
son soutien, il sera condamné ! Mais le parti du Congrès ayant
connu l'échec que vous savez lors des dernières élections,
il n'est certainement pas en mesure de préparer de nouvelles
élections générales dans de bonnes conditions, et n'y a
pas intérêt : il faut d'abord qu'il puisse reconstituer ses forces.
Personne n'étant en mesure de dire ce que sera la durée de ce
Gouvernement, son rythme de travail est plus rapide -et peut-être plus
efficace- que celui du Gouvernement dirigé par M. Narashima Rao, qui
avait la durée pour lui, et qui pratiquait une très sage lenteur
dans la prise des décisions.
Les dirigeants, souvent des politiciens locaux, sont plus proches des
problèmes concrets, de la population et ont l'expérience pratique
des difficultés que rencontre la population indienne dans chacun des
Etats.
Qu'en est-il du défi concernant les différentes tendances et les
différentes orientations portant notamment sur la politique
économique ?
L'objectif affiché est de poursuivre la politique de
libéralisation et d'ouverture. La preuve en est la désignation au
poste de ministre des finances de M. Chidambaram.
En fait, l'arbitrage entre les tendances populistes ou gauchistes de certains
participants au Gouvernement et la tendance libérale d'économie
de marché et d'ouverture a été réalisée
avant la composition du Gouvernement.
En effet, il a fallu que M. Deve Gowda tranche face à l'opposition des
communistes et du Congrès à la nomination de M. Chidambaram -les
communistes parce qu'ils le trouvaient trop libéral, le Congrès
parce qu'il considérait avoir des comptes personnels à
régler avec lui... Mais le Premier ministre a tenu bon et a
imposé M. Chidambaram comme ministre des finances.
Or, M. Chidambaram est un libéral encore plus convaincu que son
prédécesseur, M. Manmohan Singh. M. Chidambaram est un
" libéral né ", si je puis dire, formé à
Havard, avocat à succès qui a été ministre du
commerce dans le Gouvernement de M. Narashima Rao, où il a
été l'un des deux ou trois grands artisans de la politique de
libéralisme et d'ouverture...
Il existe cependant des difficultés à surmonter. D'abord des
réticences, de la part des syndicats essentiellement, et des partis
communistes qui inspirent ou animent certains de ces syndicats. Ils s'opposent
surtout à la réduction de l'emploi pléthorique dans les
entreprises publiques et dans la fonction publique, ce qu'on appelle
" exit policy " en Inde. Ceci pose un gros problème social,
même si l'on est arrivé à créer l'année
dernière 7 millions d'emplois nouveaux en Inde, alors que l'objectif du
docteur Manmohan Singh était de créer chaque année
10 millions d'emplois nouveaux, ce qui donne à
réfléchir...
Il faut pourtant garder à l'esprit des notions de relativité, et
je n'en donnerai qu'un seul exemple. Le seul des Etats de l'Inde dans lequel il
y ait eu des privatisations pendant les cinq années du Gouvernement
Narashima Rao a été le Bengale occidental, dirigé depuis
dix-neuf ans par les communistes.
Ce parti communiste, comme l'hindouisme qui ne s'oppose pas à la notion
de profit, ne s'oppose pas non plus, en Inde, à la notion de profit. Il
est en cela proche des partis communistes chinois ou vietnamien d'aujourd'hui.
M. Jyoti Basu, le grand dirigeant communiste de Calcutta, dit n'avoir
absolument rien contre l'entreprise privée ni contre les investissements
étrangers, et souhaite au contraire des investissements étrangers
et plus d'investissements français. Il faut donc prendre toute cette
notion d'opposition avec un grand esprit de relativité.
En revanche, une nécessité s'impose à ce Gouvernement, au
vu des difficultés électorales rencontrées par le
Gouvernement précédent, bien qu'il ait parfaitement réussi
sur le plan économique : il s'agit de programmes efficaces de lutte
contre la pauvreté. Ces programmes sont naturellement une charge pour le
budget de l'Etat. C'est là que se situe le vrai défi
économique, avec le risque d'accroissement du déficit du budget
de l'Etat, qui est lourd.
Il faut que ce déficit soit contrôlé et limité pour
poursuivre la politique de croissance et d'inflation contrôlée,
qui constitue le succès de la politique économique indienne
actuelle.
Il faut avoir à l'esprit que le développement de
l'activité économique a pour effet d'accroître les recettes
de l'Etat, et donc de permettre le développement de ces programmes de
lutte contre la pauvreté.
On ne pourra faire indéfiniment l'économie d'une réforme
fiscale profonde. Le système indien est très archaïque et
aurait besoin d'être modernisé, mais, en Inde, comme dans tous les
pays, il est très difficile d'entreprendre une réforme fiscale,
surtout pour un Gouvernement qui n'est pas assuré d'une grande
durée.
Ce Gouvernement va donc certainement mettre l'accent sur des mesures
très concrètes. La campagne électorale a montré ce
qu'était la demande prioritaire des électeurs : de l'eau, de
l'électricité et des routes. On peut penser que ce Gouvernement
va s'attacher en priorité à satisfaire ces besoins essentiels
tels qu'ils ont été exprimés par la population.
Les nouveaux ministres que j'ai rencontrés m'ont frappé par leur
attitude très concrète. Ils ne se paient pas de grands mots ni de
grandes phrases, mais cherchent à résoudre les problèmes
concrets immédiats et souhaitent, eux aussi, comme leurs
prédécesseurs, que la France et les entreprises françaises
y participent. C'est vrai aussi bien pour le ministre des
télécommunications que pour celui des chemins de fer. Je vais
d'ailleurs voir le Premier ministre dans quelque jour...
D'éventuelles nouvelles élections à
l'échéance de deux ans ne mettent pas en cause la
stabilité générale du pays ni du système, puisque
le mécanisme démocratique est très solidement
établi. S'il y a une alternance de Gouvernement, cela n'entraîne
aucun bouleversement et ne met pas en cause la stabilité
véritable de la société ou du pays, ni même des
orientations économiques.
On a d'ailleurs vu, avec le bref intermède de la tentative de formation
d'un Gouvernement BJP, que les orientations exprimées par
M. Vajpayee n'étaient pas bien différentes de celles du
Gouvernement congressiste d'auparavant, ni de celles de l'actuelle coalition.
Je voudrais insister en terminant sur un aspect important qui est celui d'une
accélération du mouvement de décentralisation. Celui-ci a
déjà été amorcé sous M. Narashima Rao, par
rapport à la tendance antérieure, qui était
centralisatrice surtout du temps de Mme Gandhi. Le mouvement va certainement
s'accélérer, dans la mesure où les dirigeants actuels sont
issus de la politique locale et restent très attachés à
leurs Etats. Les partis régionaux jouant un rôle important dans le
Gouvernement actuel, ces Etats vont peser davantage dans la prise de
décisions et dans la réalisation des projets économiques.
Pour nous, Français, il est très important d'avoir cela à
l'esprit et de savoir qu'il ne suffit pas de se rendre à Delhi,
auprès du Gouvernement central. Il faut aller dans les Etats, rencontrer
les ministres en chef, les ministres des gouvernements des Etats, car beaucoup
de décisions importantes seront prises à ce niveau, et simplement
approuvées au niveau du centre. L'élément moteur va donc
de plus en plus se trouver dans les Etats.
Pour conclure, je crois qu'on peut dire qu'il ne faut pas trop craindre
l'instabilité, même si ce Gouvernement ne dure pas et si de
nouvelles élections peuvent avoir lieu. Tout indique, suivant la
façon dont les dernières se sont déroulées,
qu'elles se passent sans remous, sans heurts et sans troubles, et qu'il y a une
grande continuité dans les orientations.
M. le Président
- Les observations de l'ambassadeur se
résument en deux mots : le premier est la démocratie. L'Inde
vient en effet de traverser des élections qui représentent le
plus grand bouleversement politique depuis l'indépendance, et la
démocratie fonctionne sans histoire, comme elle fonctionnerait chez
nous, sinon un peu mieux !
Par ailleurs, la politique économique modifiée -cette politique
reconvertie à l'image de ce qui se passe dans le reste de l'Asie- est
marquée au sceau de la continuité. Nous avons été
nous aussi frappés, en allant à Calcutta, d'entendre les
représentants du Gouvernement communiste, avec lesquels nous avons
dialogué, tenir le langage du marché, du libéralisme et de
la recherche d'investissements privés.
La parole est maintenant à Maître Frilet, qui est avocat, juriste,
associé au bureau Francis Lefebvre, et qui est spécialisé
dans les problèmes que posent les relations avec le tiers-monde et en
particulier avec l'Inde.
C'est un problème majeur, car en Chine, par exemple, comme dans tous les
pays communistes, il n'existe pas encore de système juridique vraiment
constitué, si bien que les négociations peuvent poser toutes
sortes de problèmes et réserver toutes sortes de surprises dans
la mise en oeuvre des accords qui ont été conclus.
Telle n'est pas la situation en Inde, où il y a au contraire un
passé juridique, un ensemble de règles et de lois impressionnant,
et des tribunaux qui, à tous les niveaux, sont marqués par
l'indépendance.
S'il existe des recours de droit, cette situation très positive, qui
n'existe que dans un petit nombre de pays du tiers-monde, comporte aussi son
revers. Le système est si bien établi, il est si
développé, qu'on y rencontre des difficultés qui me font
parfois penser à celles du système juridique français :
d'appel en appel, on peut attendre dix ans pour qu'un différend soit
tranché, et les partenaires indiens sont habiles à utiliser ces
complexités du système juridique.
Entre les avantages et les problèmes que cela comporte, je voudrais
qu'un juriste qui connaît la situation indienne nous dise ce qu'il y a
lieu d'en penser, et les conclusions que des chefs d'entreprise français
seraient bien inspirés d'en tirer...