4. Allocution de son Excellence M. Philippe Petit,
Ambassadeur de France
en Inde
M. Philippe Petit
.-
Monsieur le
Président du Sénat, Monsieur le Président de la Commission
des affaires économiques, mon cher collègue Ambassadeur de
l'Inde, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, Mesdames, Messieurs, il y a
maintenant un peu plus de cinq ans que j'ai l'honneur de représenter la
France en Inde. Ma mission va bientôt se terminer et, pendant ces cinq
années, j'ai vu l'Inde évoluer et se transformer plus
peut-être qu'elle ne s'était transformée dans les vingt
années précédentes. J'ai eu la chance d'être le
témoin de cette évolution.
Le colloque auquel nous participons aujourd'hui est une excellente occasion de
communiquer, d'échanger nos expériences et de compléter la
perception, malheureusement souvent lacunaire, qu'ont nos compatriotes de
l'Inde. Je remercie les organisateurs de ce colloque et je les remercie de
m'avoir invité à y participer. Je suis venu de Delhi
exprès et je repars aussitôt.
Pratiquement tous mes visiteurs français en Inde - et ils sont
heureusement de plus en plus nombreux - ont le même mot à la
bouche au cours de nos entretiens : " Monsieur l'Ambassadeur, quelle
surprise ! L'Inde n'est pas ce que je croyais ".
Ce colloque va donc servir à éviter que nos compatriotes soient
aussi surpris lorsqu'ils arrivent en Inde. Ils s'attendent à trouver des
mendiants et des bidonvilles (certes il y en a, mais il n'y a pas que cela,
très loin de là) et ils voient en fait des files de camions
lourdement chargés, une activité intense, des gens qui
travaillent, qui produisent et qui consomment, une classe moyenne qui s'accroit
à vue d'oeil.
On pourrait dire, très approximativement, que dans la population
indienne, il y a peut-être un tiers de très pauvres et un tiers de
pauvres décents, mais il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un tiers de
personnes qui ont un certain niveau de vie et des moyens d'achat qui se
développent rapidement, qui peuvent acquérir des
télévisions, des scooters, etc. On peut toujours discuter sur les
chiffres, mais un tiers de la population indienne, cela fait quand même
310 millions de personnes. Il faut toujours avoir cela à l'esprit.
Sur ces masses, le marché automobile augmente actuellement de 25 % par
an. Il n'y a pas beaucoup de pays du monde où le marché
automobile augmente dans de telles proportions. Et le marché de
l'activité du logiciel informatique a augmenté de 35 %
l'année passée.
Tout ceci explique que nos compatriotes, se fondant beaucoup sur l'information
donnée par les médias, ont tendance à commettre un
contresens, que nous percevons, nous qui les accueillons et essayons de les
conseiller et de les orienter en Inde, sur ce que l'on peut attendre de l'Inde.
Ce contresens consisterait à dire : " l'Inde est un pays
misérable, donc il faut l'aider. Nos moyens d'aide sont limités,
nous avons déjà une lourde charge en Afrique. Donc que d'autres
que nous s'occupent de l'Inde ".
C'est un contresens beaucoup plus dangereux pour nous que pour l'Inde
elle-même, qui a d'autres partenaires et d'autres perspectives. C'est en
effet nous qui avons une chance à saisir en Inde. Nous risquons de
passer à côté de cette chance.
En ce qui concerne les perspectives de croissance en Inde, nous aurons
l'occasion de voir comment le mouvement de transformation, de
libéralisation et d'ouverture qui est lancé a des chances de se
maintenir sur la base de ce consensus dont parlait M. Francois-Poncet.
On constate que cette activité a commencé à la suite de la
période 1990-1991 (je suis arrivé en Inde en mars 1991),
où la situation économique était difficile : il y avait
une crise économique et financière et certains problèmes
de société n'étaient pas résolus à ce
moment-là. La période était difficile et nos entreprises,
dont certaines étaient implantées auparavant en Inde, en ont
conçu une certaine réticence, et en tout cas une grande prudence
à l'égard de l'Inde. On a assisté à un
phénomène surprenant qui a consisté en la fermeture d'un
certain nombre de représentations d'entreprises françaises qui,
ayant constaté une période difficile entre 1989 et 1991, ont
fermé en 1991 au moment où les autres ouvraient, puisqu'une
nouvelle politique commençait et que la libéralisation
était lancée.
Mais je crois que, maintenant, le mouvement est bien perçu. Le
redressement de l'économie indienne depuis 1991 a été
spectaculaire. Vous savez qu'il y a maintenant 17 milliards de dollars de
réserve et que le taux de croissance approche 7 %. Cela signifie,
étant donné le poids de l'agriculture, que la croissance
industrielle est de l'ordre de 10 à 12 %. L'agriculture elle-même
continue à progresser plus rapidement que la population. L'Inde devient
exportatrice de produits agricoles : elle a été le premier
exportateur de riz l'an passé.
Il ne servirait à rien de chercher à se protéger de cette
croissance et de ce développement, car c'est un développement que
l'on n'arrêtera pas. A la différence de ce qui se produit dans
d'autres pays émergeants, cette croissance et ce développement
concernent l'ensemble du pays, et non pas seulement certaines zones
économiques privilégiées ou certaines catégories
spécifiques. La croissance est mieux répartie pour plusieurs
raisons, et tout d'abord parce qu'il existe en Inde une vraie culture
d'entreprise. Contrairement à d'autres pays comme la Russie, la Chine et
le Vietnam où, une fois effondrée la structure communiste, il n'y
a plus aucune structure et il faut tout reconstruire, en Inde, même s'il
y a eu une période où l'économie était
étroitement dirigée par l'Etat, l'économie libérale
préexistait et a continué d'exister. A partir du moment où
le poids des structures dirigistes s'allège, on voit refleurir
immédiatement tout ce qui existait comme structures libérales
antérieures et comme culture d'entreprise, avec des chefs d'entreprise
compétents, formés et de haut niveau, avec la Bourse de Bombay
qui est plus ancienne que celle de Tokyo (on l'oublie souvent) et des
structures qui existaient déjà, qui produisent et refleurissent.
La deuxième raison de la bonne répartition de la croissance et du
développement et de cette absence de tensions graves liée au
développement, c'est que l'Inde est une vraie démocratie. M.
Francois-Poncet l'a indiqué et je n'y reviens pas. C'est une
démocratie si libre qu'elle donne parfois l'impression d'être
agitée. Elle est agitée en surface, mais la société
indienne est stable en profondeur. Elle a une grande capacité à
absorber les tensions et les chocs et on a constaté cette
stabilité, paradoxalement, lors des dernières élections.
Malgré les bons résultats du gouvernement qui a exercé le
pouvoir entre 1991 et 1996, qui a redressé l'économie du pays et
qui a lancé ce mouvement de croissance qui ne devrait pas s'interrompre,
on a assisté à la fin de la prééminence du Parti du
Congrès et les élections n'ont pas dégagé une
majorité claire.
Dans beaucoup d'autres pays en développement, dans des conditions un peu
comparables à celles de l'Inde, on aurait risqué de voir des
tentatives de prise de pouvoir par un groupe, par l'armée, que
sais-je... En Inde, il n'est pas question de cela ; il n'en a pas
été question un instant, et le système démocratique
a parfaitement fonctionné. Le gouvernement formé par le BJP a
cherché à obtenir la confiance du Parlement, il n'a pas
réuni la majorité des votes et un autre gouvernement a
été désigné. Tout cela est parfaitement dans
l'ordre démocratique et il n'y a pas eu le moindre incident ni la
moindre tension à ce sujet.
En outre, les grandes orientations, qu'elles soient économiques ou de
politique étrangère, sont restées pratiquement constantes
entre le gouvernement congressiste qui a exercé le pouvoir pendant cinq
ans, la brève tentative de formation d'un gouvernement nationaliste BJP,
qui a maintenu les orientations précédentes avec des nuances
très faibles, et le gouvernement actuel, gouvernement de coalition qui,
lui aussi, apporte naturellement quelques nuances dans l'expression. Les
orientations de fond restent les mêmes et sont stables.
Je donnerai à ce stade seulement un exemple. Il y a deux ou trois jours,
le gouvernement indien a décidé d'ouvrir plus largement la
construction des routes au secteur privé et aux investisseurs
étrangers. Constamment, pendant les cinq dernières années,
le gouvernement indien a procédé ainsi par petites touches. On
n'a jamais eu de grandes décisions spectaculaires, de grands programmes
de privatisation, mais chaque semaine, pratiquement, une décision
d'ouverture et de libéralisation est prise. On évite ainsi de
grands remous, on évite des chocs politiques et sociaux, mais le
mouvement de libéralisation et d'ouverture se poursuit et s'est
constamment poursuivi.
En politique étrangère, de même, les orientations n'ont
guère varié. Les Indiens (on l'a dit et M. le Président
Monory l'a rappelé) souhaitent la présence de la France et des
Français en Inde. Constamment, non seulement à Delhi mais dans
les Etats, quand je vais voir les ministres en chef des Etats, on me dit :
" Monsieur l'Ambassadeur, pourquoi la France n'est-elle pas plus
présente, pourquoi les Français ne viennent-ils pas plus ? Nous
ne comprenons pas. Les Américains et les Allemands sont là et
nous ne voyons pas assez les Français ".
Il y a une demande de France et de Français. Les Indiens ne souhaitent
pas (c'est ce qu'ils me disent) se trouver en tête-à-tête
uniquement avec les Américains, qui sont actuellement très
présents, qui sont les premiers investisseurs et qui sont très
actifs en Inde. Comme nous, les Indiens sont partisans d'un monde multipolaire,
et c'est une tendance qui se poursuit.
Donc, malgré les petits problèmes qu'il a pu y avoir dans les
relations franco-indiennes, les problèmes de contentieux qui ont eu
beaucoup d'importance dans nos relations pendant un temps et qui sont largement
surmontés, même s'ils ne sont pas tout à fait
dépassés, malgré les préoccupations de
sécurité qui méritent d'être prises en
considération, on peut dire que les relations ont vraiment bien
démarré, et je suis heureux d'avoir entendu l'ambassadeur Ranjit
SETHI faire ce constat positif. Nous avons maintenant des investissements
importants qui sont en cours de discussion ou de réalisation dans les
domaines de l'énergie, de l'acier, du verre, de l'automobile, des
lubrifiants (quand on se promène au Kérala ou ailleurs, on voit
ELF et Total partout, alors que c'était presque impensable il y a cinq
ans), ce qui est assez satisfaisant pour les représentants de la France.
Il y a également des demandes dans les secteurs de l'eau et de la
production agro-industrielle.
L'Inde attend notre présence et je crois qu'il est de notre
intérêt d'être plus présents dans ce pays, de mettre
fin à cette sorte de parenthèse imaginaire, pour les
Français, entre l'Asie du sud-est, d'un côté, connue pour
son développement rapide, et le Moyen-Orient, de l'autre,
parenthèse imaginaire qui serait une espèce de terra incognita.
Je crois donc - et ce colloque y servira beaucoup - qu'on va mettre fin
à cette parenthèse imaginaire et assurer la continuité
entre l'Asie en développement et le sous-continent indien qui en fait
partie. C'est un monde qui se développe, et il vaudrait mieux qu'il se
développât avec nous que sans nous.
M. le Président
.- Je remercie M. l'Ambassadeur Petit
d'être venu exprès de Delhi pour participer au colloque, et non
pas seulement pour l'introduire, ainsi que M. l'Ambassadeur Sethi. Ils
interviendront quand ils le jugeront nécessaire au cours des
débats.
Je vais donc donner la parole au Professeur Pierre Amado, directeur de
recherche au CNRS. Professeur de philosophie, il est l'auteur d'un très
grand nombre d'articles. Il est aussi l'auteur de la partie introductive du
Guide Bleu,
et je dois dire que c'est par le
Guide Bleu
que j'ai
fait d'abord connaissance avec lui et que j'ai apprécié la
clarté lumineuse qu'il projette sur toute une série d'aspects de
la civilisation, de la société et de la religion indiennes qu'il
est nécessaire de connaître si on veut s'orienter en Inde.
Je lui ai demandé de commencer par un exposé, et je sais qu'il
les fait de façon extraordinairement vivante et claire. Il va donc nous
parler de la civilisation, et en particulier des aspects de cette civilisation
face aux exigences du développement. Est-ce que c'est un obstacle ?
Est-ce qu'au contraire, c'est un atout quand il s'agit d'évoluer dans le
monde d'aujourd'hui ? Nous savons nous-mêmes, pour en faire les frais,
à quel point cette évolution est rapide et traumatisante. Qu'en
est-il, Monsieur le Professeur de l'Inde ? Vous avez la parole.