II. ORGANISER LA RÉGULATION DE L'INTERNET AFIN DE PRÉVENIR LES DÉRIVES ET GARANTIR LA PÉRENNITÉ DE SON DÉVELOPPEMENT

La multiplication des dérives constatées, facilitées par la souplesse de fonctionnement du réseau des réseaux, suscite l'inquiétude des autorités étatiques qui ont en charge la préservation de l'ordre public. L'urgente nécessité de trouver des solutions a provoqué des réactions en ordre dispersé, révélatrices des différences culturelles, en particulier en ce qui concerne la notion de liberté d'expression. Si des divergences de point de vue subsistent, les instances internationales s'efforcent de définir des orientations communes, l'efficacité en la matière étant subordonnée à la convergence des réponses apportées. Un minimum de convergence est en effet imposé par les spécificités techniques de l'Internet qui conduisent à écarter tout dispositif de surveillance systématique nécessairement voué à l'échec. Il s'agit donc de trouver une voie moyenne, respectueuse à la fois du principe de liberté qui anime ce nouvel espace de communication et de la souveraineté des États, garants de l'ordre public. Cette démarche empreinte de réalisme devrait permettre d'aménager, en France, un dispositif régulateur recueillant un large consensus.

A. LES INITIATIVES ÉTRANGÈRES ET INTERNATIONALES RÉVÈLENT DES POINTS DE DÉSACCORD ET DES AXES DE CONVERGENCE

1. La persistance d'approches divergentes condamne des méthodes de régulation autoritaires

Dans certains États tels que les États-Unis ou les Pays-Bas prévaut une conception maximaliste de la liberté d'expression qui aboutit au rejet de tout système de régulation fondé sur un principe d'interdiction.

C'est ainsi que les dispositions du titre V du Communications Decency Act (CDA) interdisant la communication via l'Internet de données " indécentes " ou " ouvertement choquantes " ont été invalidées le 26 juin 1997 par la Cour suprême, bien qu'elles aient recueilli une très large majorité au Sénat (84 voix contre 16).

A la suite de la cour fédérale de Philadelphie (Pennsylvanie) en juin 1996, qui avait estimé que " en tant que moyen d'expression de masse le plus développé existant actuellement ", l'Internet avait " le droit d'être protégé du mieux possible contre toute forme d'ingérence du Gouvernement ", la Cour suprême des États-Unis a à son tour confirmé que le CDA violait le Premier Amendement à la Constitution américaine garantissant la liberté d'expression, en ne donnant pas une définition claire et précise de l'indécence. Elle a ainsi approuvé le point de vue d'une vingtaine d'associations telles que l'Association des libraires américains (ALA) ou l'American Civil Liberties Union (ACLU), le plus important groupement de défense des droits civiques du pays.

Fidèles à leur tradition libérale, les Pays-Bas ont également décidé de limiter au strict minimum les actions répressives et de préserver la libre parole sur le réseau des réseaux. Dès 1995, les pouvoirs publics ont rappelé que la diffusion d'images pédophiles était sévèrement réprimée mais que les autres types de matériel pornographique mettant en scène des adultes, même s'ils montraient des perversions sexuelles, restaient licites.

Le Président de la principale association néerlandaise regroupant les prestataires d'accès déclarait au début de l'année 1997 : " Sur Internet, tout se tient. Le réseau crée un village global, ceux qui veulent en faire partir devront s'adapter, abandonner une partie de leurs règles anciennes. Être tolérant et ouvert signifie accepter l'arrivée chez soi d'autres conceptions de la liberté ". Il a ainsi condamné comme irréalistes et voués à l'échec les projets français et allemands de mise en place de systèmes de blocage interdisant l'accès à des sites étrangers.

Les tentatives de blocage se sont en effet révélées peu probantes : au mois de septembre 1996, la justice allemande avait ainsi ordonné à tous les fournisseurs d'accès nationaux d'empêcher leurs abonnés de se connecter sur le site néerlandais de Radikal, journal d'extrême gauche dont la distribution est interdite en Allemagne comme publication faisant l'apologie du terrorisme. Cette mesure a été contre-productive car en quelques jours une quarantaine de sites-miroirs sont apparus en Europe, au Canada, au Japon et aux États-Unis. Puis des pages de Radikal ont été rapatriées sur des serveurs locaux allemands, des poursuites étant engagées à l'encontre de plus de quatre-vingt sites pirates. Face à cette levée de boucliers, le procureur fédéral de Karlsruhe a dû suspendre son action.

De même, les injonctions tendant à la fermeture de certains sites sont subordonnées à la bonne volonté des autorités du pays où ils sont implantés et se heurtent à la puissante loi du marché : ainsi Compuserve ayant fermé en décembre 1995 à la demande du parquet de Munich deux cents forums de discussion à caractère sexuel, a dû procéder trois mois plus tard à leur réouverture, à l'exception de cinq d'entre eux traitant de pédophilie.

Ainsi, du fait de la disparité des législations pénales et des conceptions de la liberté d'expression, les méthodes autoritaires semblent condamnées à l'inefficacité.

Le principe de la liberté des échanges et les enjeux de développement du commerce électronique pourraient en outre conduire prochainement à la libéralisation de la commercialisation des logiciels de cryptage nécessaires à la sécurisation des transactions mais risquant d'accroître simultanément l'anonymat sur l'Internet.

Sur cette question aussi cruciale pour le développement du réseau et pour le respect de l'ordre public, les attitudes et les pratiques divergent.

Dans la plupart des pays démocratiques, la cryptographie est libre. Longtemps interdite en France, elle obéit aujourd'hui à un régime juridique spécifique défini par l'article 17 de la loi du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications modifiant l'article 28 de la loi du 29 décembre 1990 qui instaurait un cadre plus restrictif. La loi de 1996 libéralise l'utilisation d'un moyen de cryptologie ayant pour objet d'authentifier ou d'assurer l'intégrité d'un message, ou encore d'assurer la confidentialité des informations transmises moyennant le recours à un tiers de confiance agréé, sorte de " notaire électronique ", dépositaire des clés. La fourniture, l'importation (hors Communauté européenne) et l'exportation restent soumises à autorisation préalable du Premier ministre lorsque les fonctions de confidentialité sont en jeu et sont soumises à déclaration dans tous les autres cas.

Les producteurs de logiciels de cryptage ont exercé une pression de plus en plus forte pour que ces contraintes soient levées, de même que les associations de défense des droits de l'homme par crainte pour la protection de la vie privée dans les pays soumis à un régime politique autoritaire.

En dépit de ces divergences d'appréciation, les pays de l'OCDE se sont prononcés en faveur d'une libéralisation du cryptage, seule méthode susceptible de fonder la confiance des utilisateurs et en particulier des entreprises pour la promotion du commerce électronique mondial. Ainsi le 27 mars 1997, l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a-t-elle publié des directives encourageant les gouvernements à " éviter d'entraver inutilement la disponibilité au plan international des méthodes cryptographiques ". Si elle retient le principe dit des " tiers de confiance " recueillant l'assentiment des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne, elle met cependant en garde les gouvernements contre le coût de mise en oeuvre et les risques d'utilisation abusive d'un tel système : le débat reste donc ouvert sur cette question. Par ailleurs, selon l'OCDE, la nécessaire harmonisation mondiale suppose l'élaboration de normes techniques facilitant " l'interopérabilité, la portabilité et la mobilité ".

Ces orientations viennent une fois encore entériner une situation de fait qui a vu naître et prospérer depuis le début des années 1990, aux États-Unis, un logiciel de codage-décodage dénommé PGP (Pretty Good Privacy), réputé " 300 millions de milliards de fois plus puissant que les moyens de cryptage habituels " (codage sur 128 bits). L'exportation de logiciels n'étant jusqu'à présent autorisée que lorsque les clés de chiffrement ne dépassaient pas 40 bits, le créateur de PGP avait fait l'objet de poursuites judiciaires qui ont cessé en janvier 1996, sans qu'une condamnation ne soit prononcée. Fin juin 1997, Microsoft puis Netscape devaient obtenir l'autorisation d'utiliser une clé de 128 bits à l'étranger dans le secteur bancaire.

La définition d'une attitude commune permettant de définir des standards techniques paraît désormais urgente si les États veulent éviter d'être contraints à abdiquer leur souveraineté en se trouvant dans l'impossibilité d'exercer un contrôle minimum autorisé par les législations sur les écoutes. Selon un responsable du SCSSI (service central de la sécurité des systèmes d'information), certains logiciels tels que PGP, pourtant déjà massivement diffusé, ne permettent pas la mise sous séquestre des clés de chiffrement.

Il est donc patent que la régulation de l'Internet ne peut résulter de décisions prises au coup par coup et que l'efficacité des mesures à mettre en oeuvre est subordonnée à l'adoption d'une attitude coordonnée des pays les plus influents et à la responsabilisation des acteurs du réseau des réseaux.

2. L'apparition d'axes de convergence

En dépit d'une forte inertie, des orientations communes commencent à se dessiner pour organiser une régulation de l'Internet. Elles s'inspirent largement des systèmes mis en place dans différents pays et s'articulent autour du concept d'auto-régulation.

Tirant les conséquences du rejet suscité par les méthodes de régulation fondées sur la censure étatique, certains pays ont décidé de mettre en place un système d'auto-régulation fondé sur une étroite collaboration entre les prestataires du réseau et les pouvoirs publics.

Ainsi les professionnels britanniques ont-ils pris l'initiative au mois de septembre 1996 de " nettoyer le réseau ". Le dispositif " confie aux exploitants le soin de retirer de leurs serveurs toutes les données qui leur auront été signalées comme contraires à la loi britannique et les associe à la recherche sur les systèmes de classification des données et au développement des logiciels de verrouillage correspondants ".

Ce système constitue l'aboutissement d'une réflexion menée en particulier par l'ISPA (association regroupant les prestataires britanniques) qui avait publié en mai 1996 un " code of practice " évoquant l'ensemble des relations entre les prestataires et leurs clients et comportant un engagement à éliminer des serveurs les documents " incitant à la violence, au sadisme, à la cruauté ou à la haine raciale ".

Fin 1996, a ainsi été créée une fondation appelée " Safety-Net " qui a en charge la gestion d'une ligne téléphonique (hot line) permettant aux utilisateurs de l'Internet de dénoncer toute diffusion de matériel pornographique illégal. Cette fondation, après avoir identifié le serveur en infraction, lui adresse une injonction de retrait des documents illicites et, si cette injonction n'est pas suivie d'effets, demande à l'opérateur de détruire ces documents tout en saisissant la police. Safety-Net assure par ailleurs une notation des différents sites en fonction de la nature des contenus offerts au public.

Cette initiative a été approuvée par les ministères britanniques de l'intérieur et de l'industrie.

Quant aux Pays-Bas qui, avec quinze millions d'habitants possèdent plus de serveurs que la France, ils ont été un des premiers États européens à adopter des mesures de régulation des contenus diffusés via l'Internet sur leur territoire. Dès janvier 1996, la NLIP, principale association regroupant les prestataires d'accès, a créé une fondation chargée de gérer une hot line, un numéro d'appel permettant à tout citoyen de signaler l'existence d'images pédophiles sur le réseau. Une seconde hot line doit permettre de débusquer les messages racistes. Dès qu'un document illégal est repéré, sa provenance est déterminée et les experts de la fondation contactent l'auteur de l'infraction pour le sommer de mettre fin à ses pratiques. Si celui-ci n'obtempère pas, les autorités de police sont saisies. Le ministère de la justice a apporté son soutien à cette initiative qui a reçu un accueil favorable des utilisateurs de l'Internet.

Il semble que dans ces deux pays, le système de régulation mis en place ne bénéficie pas de financements publics, les fournisseurs assumant directement les dépenses de fonctionnement.

Prenant en considération ces deux expérimentations nationales, la Commission des Communautés européennes, à la suite de la résolution adoptée par le Conseil des télécommunications le 27 septembre 1996 visant à interdire la diffusion de contenus illicites sur l'Internet, a publié une communication intitulée " Contenu illégal et préjudiciable sur Internet ".

Cette communication du 16 octobre 1996, soulignant la " nature hautement décentralisée et transnationale de l'Internet ", préconise une " réponse coordonnée au niveau de l'Union européenne et au niveau international ". Elle rejette tout système de contrôle fondé sur un blocage des accès combiné à la constitution de listes noires de sites en considérant qu' " un régime restrictif de ce type est inconcevable en Europe car il porterait gravement atteinte aux libertés individuelles et aux traditions politiques " et serait contraire au principe de la liberté des échanges régissant le cadre juridique du marché intérieur.

Elle se déclare favorable à l'utilisation de logiciels de filtrage installés sur les postes utilisateurs permettant l'exercice d'un contrôle parental, comme constitutif d'une solution pragmatique qui, sans entraver la libre circulation de l'information, garantit le respect des différences de sensibilités selon les familles et les cultures.

Elle souligne à cet égard les performances du logiciel PICS (Platform for Internet Content Selection) qui, officiellement lancé en mai 1996 par le World Wide Web Consortium, consortium industriel s'attachant à promouvoir l'utilisation de normes de référence pour favoriser l'évolution du Web, tend à s'imposer comme un standard. PICS permet d'étiqueter les sites, de leur attribuer un label et d'effectuer un filtrage efficace.

Tout en invitant l'industrie " à former une plate-forme commune pour l'utilisation de systèmes de filtrage à l'intérieur de la Communauté ", la Commission encourage les fournisseurs de contenus européens à adopter leur propre code de conduite et les fournisseurs d'accès à contribuer au processus d'autorégulation par la mise en place de mécanismes de " signalement " via des " hot lines ".

Le 28 novembre 1996, le Conseil des Télécommunications réuni à Bruxelles a confirmé ces orientations dans une résolution " invitant les États membres à encourager et faciliter les systèmes d'auto-régulation associant des organismes représentatifs des fournisseurs et utilisateurs de services sur Internet et l'instauration de codes de conduite efficaces et éventuellement de mécanismes de signalement en ligne directe accessibles au public ". Les ministres ont estimé qu'il fallait " favoriser au niveau communautaire la coordination des organismes auto-régulateurs ".

Le 24 avril 1997, le Parlement européen a à son tour adopté une résolution entérinant les conclusions élaborées par la Commission des Communautés européennes. Cette dernière devrait présenter un plan opérationnel au Conseil des Télécommunications qui se tiendra le 2 octobre 1997.

Privilégiant les initiatives émanant des acteurs de l'Internet, les instances européennes souhaitent ainsi jouer un rôle moteur et fédérateur. Rejetant toute forme de censure, elles encouragent les États à assumer leur part de responsabilité, en particulier en matière de coopération policière et judiciaire.

Depuis l'arrêt de la Cour suprême relatif au Communications Decency Act, les États-Unis se tournent résolument vers un système de responsabilisation individuelle fondé sur l'utilisation de logiciels de filtrage : certaines lois actuellement en cours d'élaboration au Congrès envisagent ainsi d'exiger des fournisseurs d'accès qu'ils procurent de tels outils à leurs abonnés.

Au-delà du cercle européen, il paraît cependant difficile de faire l'économie d'une réflexion au niveau mondial tendant à la définition de normes techniques et d'un " code de la route commun " sur les autoroutes de l'information : la France a proposé que cette démarche se déroule dans le cadre de l'OCDE.

Ainsi les vingt-neuf pays membres de cette organisation internationale ont-ils inscrit à leur programme, au printemps 1997, l'élaboration d'une charte de coopération internationale sur le fonctionnement de l'Internet.

Réunis à Bonn au début du mois de juillet 1997, une quarantaine de responsables gouvernementaux européens de l'Ouest et de l'Est, Américains, Canadiens et Japonais ont tenté de jeter les bases d'une réglementation de l'Internet et du développement du commerce électronique. Ont été associés à cette conférence les représentants de quelque quatre-vingts organisations et entreprises internationales. Cette manifestation a abouti le 8 juillet à la signature d'une déclaration d'intention soulignant le " rôle clé " du secteur privé tout en appelant le secteur public à jouer un " rôle actif ". Le ministre canadien de l'industrie a en outre invité les membres de l'OCDE à participer à une nouvelle conférence sur l'Internet au Canada à l'automne 1998, avec pour objectif d'établir un calendrier pour la recherche de solutions sur les problèmes requérant une coopération internationale.

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