Rapport d'information n°348 : UNION EUROPEENNE : VERS UNE REFORME DES MODES DE DECISION


M. James BORDAS, Sénateur


Délégation du Sénat pour l'Union Européenne - Rapport d'Informaton n° 348 -1996/1997

Table des matières






N° 348

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997

Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 22 avril 1997.

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 mai 1997.

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat pour l'Union européenne (1)

sur

la réforme des institutions européennes : champ des décisions à la majorité qualifiée et pondération des votes ,

Par M. James BORDAS,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : MM. Jacques Genton, président ; James Bordas, Michel Caldaguès, Claude Estier, Pierre Fauchon, vice-présidents ; Nicolas About, Jacques Habert, Emmanuel Hamel, Paul Loridant, secrétaires ; Robert Badinter, Denis Badré, Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M. Charles Descours, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Ambroise Dupont, Jean-Paul Emorine, Philippe François, Jean François-Poncet, Yann Gaillard, Pierre Lagourgue, Christian de La Malène, Lucien Lanier, Paul Masson, Daniel Millaud, Georges Othily, Jacques Oudin, Mme Danièle Pourtaud, MM. Alain Richard, Jacques Rocca Serra, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, André Rouvière, René Trégouët, Marcel Vidal, Robert-Paul Vigouroux, Xavier de Villepin.

Union européenne. - Conférence intergouvernementale CE - Majorité de vote - Majorité qualifiée - Conseil CE - Rapports d'information.

INTRODUCTION

Ni l'extension du champ des décisions à la majorité qualifiée, ni la pondération éventuelle des votes ne figuraient parmi les thèmes que le traité de Maastricht avait retenus pour l'actuelle Conférence intergouvernementale.

Cependant, à la suite de la controverse institutionnelle qui a entouré l'élargissement de l'Union à l'Autriche, à la Finlande et à la Suède, le Conseil européen de Corfou a décidé que la CIG serait également chargée de revoir le fonctionnement de l'Union dans la perspective des élargissements futurs, et qu'elle devrait donc à ce titre se pencher notamment sur ces questions.

Il est clair, en effet, que plus l'Union compte d'Etats membres, et plus l'unanimité est difficile à obtenir : pour préserver l'efficacité du processus de décision malgré l'élargissement, il parait donc souhaitable et même nécessaire d'agrandir autant que possible le champ des décisions prises à la majorité qualifiée.

A cet argument pragmatique s'ajoute pour certains un argument tenant à leur conception de la construction européenne : le recours accru au vote à la majorité qualifiée rapproche l'Union du modèle fédéral qu'ils appellent de leurs voeux.

Il convient toutefois de souligner que le champ du vote à la majorité qualifiée a déjà été étendu par l'Acte unique européen, puis par le traité de Maastricht. Les domaines qui restent aujourd'hui régis par l'unanimité le sont, dans la plupart des cas, parce qu'un ou plusieurs Etats ont jugé qu'ils avaient un intérêt très important à protéger. Dans ces conditions, bien que la plupart des Etats membres se déclarent officiellement partisans d'une large extension du vote à la majorité qualifiée, il reste néanmoins fort difficile d'obtenir un accord dès lors que l'on envisage les domaines précis où cette orientation devrait s'appliquer. De ce fait, la CIG n'a pu jusqu'à présent enregistrer des avancées très significatives dans ce domaine.

Le Gouvernement français, quant à lui, a constamment établi un lien entre un recours accru à la majorité qualifiée et une nouvelle pondération des votes. Faisant valoir que les règles actuelles de pondération introduisent des distorsions excessives dans la représentation des Etats membres, ce qui tend à compromettre la légitimité du processus de décision, et que l'élargissement devrait accroître encore ce problème, la France a souligné qu'on ne pouvait demander aux " grands " Etats d'élargir le champ d'application d'un processus de décision qui, sous la forme actuelle, les pénalise, et qu'il fallait donc en même temps introduire une pondération plus juste. Les autres " grands " Etats, tout en approuvant la volonté française d'atténuer les distorsions de représentation, ont cependant eu assez longtemps tendance à laisser à la France le soin de mettre en avant ce thème naturellement mal accueilli par les " petits " Etats. Certains de ces derniers ont finalement accepté d'envisager une correction, à condition qu'elle reste limitée ; en revanche, certains autres y restent opposés, faisant valoir qu'ils pourraient avoir des difficultés à obtenir la ratification d'un traité qui paraîtrait réduire leur place au sein des institutions.

Les propositions présentées au début du mois de mai par la présidence néerlandaise, tant sur l'extension du vote à la majorité qualifiée que sur la repondération des votes, traduisent les progrès réalisés dans les négociations et préfigurent sans doute en grande partie le contenu du futur traité ; il est clair, néanmoins, que les réserves de certains Etats, sur des sujets aussi " sensibles " ne pourront être levées que dans la phase ultime des négociations.

I. LA QUESTION DE LA PONDERATION DES VOTES

A. LES RÈGLES EN VIGUEUR

La pondération actuelle est la suivante :

- l'Allemagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni ont chacun 10 voix ;

- l'Espagne a 8 voix ;

- la Belgique, la Grèce, les Pays-Bas, le Portugal ont chacun 5 voix ;

- l'Autriche et la Suède ont chacune 4 voix ;

- le Danemark, l'Irlande et la Finlande ont chacune 3 voix ;

- le Luxembourg a 2 voix.

Le total des voix est de 87. Le seuil de la majorité qualifiée est fixé à 62 voix (soit environ 71 % des voix) ; la minorité de blocage est donc de 26 voix.

Lors de l'élargissement de l'Union à l'Autriche, à la Finlande et à la Suède, une controverse s'est développée sur le nombre de voix nécessaire pour constituer la minorité de blocage. Certains Etats, principalement la Grande-Bretagne et l'Espagne, souhaitaient que ce nombre de voix restât, comme auparavant, fixé à 23 voix malgré l'élargissement. La majorité qualifiée aurait alors été plus difficile à obtenir : il aurait fallu 65 voix (soit environ 75 % des voix). Cette controverse s'est terminée en mars 1994 par un compromis politique, dit " compromis de Ioannina ", dont le texte est le suivant :

" Si des membres du Conseil représentant un total de 23 à 25 voix indiquent leur intention de s'opposer à la prise d'une décision par le Conseil à la majorité qualifiée, le Conseil fera tout ce qui est en son pouvoir pour aboutir, dans un délai raisonnable et sans porter préjudice aux limites obligatoires de temps fixées par les traités et le droit dérivé (...) à une solution satisfaisante qui puisse être adoptée par 65 voix au moins. Pendant cette période, et toujours dans le respect du règlement intérieur du Conseil, le Président déploie, avec l'assistance de la Commission, toute initiative nécessaire pour faciliter la réalisation d'une plus large base d'accord au sein du Conseil. Les membres du Conseil lui apportent leur concours ".

Donc, le seuil de la majorité qualifiée est normalement de 62 voix, mais si la minorité le demande, le Conseil et la Commission doivent s'efforcer, autant que possible, de parvenir à une majorité plus large de 65 voix.

B. L'INSCRIPTION DU PROBLÈME À L'ORDRE DU JOUR DE LA CONFÉRENCE INTERGOUVERNEMENTALE

Le " compromis de Ioannina " est un expédient qui ne saurait valoir pour les futurs élargissements de l'Union. Si l'Union s'élargissait encore tout en conservant une référence politique à une minorité de blocage de 23 voix, la majorité qualifiée serait en pratique de plus en plus difficile à obtenir.

C'est pourquoi le Conseil européen de Corfou, qui s'est tenu en juin 1994, quelques mois après le " compromis de Ioannina ", a décidé que la conférence de 1996 serait également chargée de revoir le fonctionnement institutionnel de l'Union dans la perspective de l'élargissement, en examinant notamment les questions suivantes : " pondération des voix, seuil pour les décisions prises à la majorité qualifiée, nombre des membres de la Commission et toute autre mesure estimée nécessaire pour faciliter les travaux des institutions et garantir leur efficacité dans la perspective de l'élargissement ".

C. UN DÉSÉQUILIBRE GRANDISSANT ENTRE " GRANDS " ET " PETITS " ETATS

Les Etats membres de l'Union sont très inégaux sur le plan démographique et peuvent être répartis en deux groupes :

- le groupe des " grands " Etats, qui comprend un pays d'environ 40 millions d'habitants, l'Espagne, trois pays d'environ 60 millions d'habitants (France, Italie, Grande-Bretagne) et un pays d'à peu près 80 millions d'habitants, l'Allemagne ;

- le groupe des " petits " Etats, au nombre de 10, dont la population va de 400.000 habitants (Luxembourg) à environ 15 millions (Pays-Bas).

Depuis les débuts de la Communauté, il a toujours été admis que cette situation devait conduire à une certaine sur-représentation des " petits " Etats. L'application d'un critère purement démographique aboutirait en effet à une domination des " grands " Etats qui, à eux cinq, rassemblent 294 millions d'habitants, c'est-à-dire les quatre cinquièmes de la population de l'Union à Quinze.

Seulement, à mesure de ses élargissements, l'Union a compté de plus en plus de " petits " Etats membres : la sous-représentation des " grands " Etats est donc allée en s'accentuant. Ainsi, les trois plus grands Etats, qui représentent ensemble plus de 53 % de la population de l'Union, ont moins de 35 % des droits de vote.

Or l'élargissement à l'Est va nécessairement aggraver ce phénomène : en effet, sur les onze pays candidats, un seul, la Pologne, est un " grand " Etat. Si l'on ne modifie pas les règles actuelles de pondération, l'on obtiendra à l'issue du processus d'élargissement une Union de vingt-six Etats où six " grands " Etats, avec 70 % de la population, auront 42 % des droits de vote, tandis qu'une coalition de douze " petits " Etats pourra constituer une minorité de blocage tout en rassemblant seulement 11,5 % de la population de l'Union.

Ces données sont retracées dans le tableau ci-après :

Etats

Nombre de voix

Population

(en millions

Adhérents actuels

Belgique

5

10,1

Danemark

3

5,2

Allemagne

10

81,3

Grèce

5

10,4

Espagne

8

39,2

France

10

58

Irlande

3

3,5

Italie

10

57,2

Luxembourg

2

0,4

Pays-Bas

5

15,3

Portugal

5

9,8

Royaume-Uni

10

58,3

Autriche

4

8

Finlande

3

5

Suède

4

8,7

Sous-total adhérents actuels

87

370,4

Adhérents futurs

Hongrie

5

10,3

Pologne

8

38,5

Slovaquie

3

5,3

République tchèque

5

10,3

Bulgarie

4

8,4

Roumanie

6

22,8

Slovénie

3

1,9

Estonie

3

1,5

Lettonie

3

2,6

Lituanie

3

3,7

Chypre

2

0,7

Sous-total adhérents futurs

45

106,5

Total général

132

476,7

D. L'ABSENCE DE PRISE EN COMPTE DES CONTRIBUTIONS FINANCIÈRES

La pondération des votes au Conseil, déjà fort éloignée des réalités démographiques, ne tient aucun compte des contributions financières des Etats membres.

Cependant, alors que l'Europe des Six était un ensemble relativement homogène, la Communauté actuelle regroupe des Etats entre lesquels les différences de développement sont plus sensibles.

L'absence de prise en compte des efforts de chaque Etat entraîne un déphasage assez frappant entre la pondération des votes au Conseil et les responsabilités financières. Celles-ci sont retracées ci-dessous pour l'année 1994, dernière année pour laquelle les chiffres officiels sont disponibles :

Etats membres

Recettes de l'Union

Contribution nette

1994

 

en Mécus

en %

en Mécus

Belgique

2.822,1

4,4

-309,3

Danemark

1.296,2

2,0

198,9

Allemagne

21.366,3

33,3

-13.637,1

Grèce

992,3

1,5

3.851,9

Espagne

4.718,1

7,4

3.116.6

France

12.550,9

19,6

-2.626,4

Irlande

638,9

1,0

1.752,0

Italie

7.759,6

12,1

-2.540,4

Luxembourg

165,4

0,3

253,7

Pays-Bas

4.245,9

6,6

-1829,9

Portugal

1.215,6

1,9

1.827,0

Royaume-Uni

6.417,4

10,0

-1.158,8

(Source : Cour des Comptes des Communautés européennes)

On peut constater ainsi que le Portugal, la Grèce et l'Irlande, qui ont ensemble plus de voix que l'Allemagne (13 contre 10) fournissent au total 3,4 % des recettes du budget communautaire, soit dix fois moins que l'Allemagne. De même, il apparaît que la France et l'Allemagne fournissent à elles seules 53 % des recettes communautaires, alors qu'elles ne peuvent à elles deux constituer une minorité de blocage.

Si l'on considère par ailleurs la contribution nette des Etats membres, on peut constater que la solidarité financière communautaire repose principalement, dans la durée, sur un groupe assez réduit d'Etats membres, notamment l'Allemagne, les Pays-Bas et la France. Or ces trois pays, qui ensemble assurent approximativement les quatre cinquièmes des versements nets au budget communautaire, peuvent arithmétiquement être mis en minorité au sein du Conseil lorsqu'il s'agit de décider des dépenses.

Certes, on ne saurait fonder la pondération des voix au Conseil sur une approche purement financière qui serait la négation même de la solidarité communautaire. Mais ne tenir aucun compte des responsabilités financières de chacun, alors que les règles de décision sont également très éloignées des réalités démographiques, contribue à affaiblir encore la légitimité des décisions du Conseil.

Or, là encore, l'élargissement à l'Est va lourdement aggraver les déséquilibres existants, puisque les futurs adhérents verseront peu au budget communautaire et en recevront beaucoup, tout en disposant ensemble d'un grand nombre de voix si l'on conserve les règles actuelles de pondération. Avec ces règles, les futurs adhérents, qui ont au total 106 millions d'habitants et représentent une faible capacité contributive, auront 45 voix, alors que les quatre plus grands Etats parmi les membres actuels, qui ont ensemble 255 millions d'habitants et assurent 75 % des recettes du budget communautaire, n'auront que 40 voix.

Il parait donc indispensable que la CIG s'attache à prévenir des déséquilibres d'une telle ampleur, en adoptant des règles de pondération de nature à conserver une légitimité au processus de décision dans une Union élargie.

E. LES FORMULES ENVISAGEABLES

Les formules envisageables pour parvenir à corriger au moins en partie les inconvénients de la pondération actuelle ont été examinées par la présidence irlandaise dans le document intitulé " cadre général pour un projet de révision des traités " qu'elle a présenté en décembre 1996 :

Les éventualités envisagées par la présidence irlandaise

A. Nouvelle pondération des voix au sein du Conseil

Si l'on se mettait d'accord sur une nouvelle pondération, cela pourrait se faire, essentiellement, de trois manières :

1) proportionnellement à la population de chaque Etat membre ;

2) en classant les Etats membres dans un certain nombre de grandes catégories en fonction de l'importance de leur population, chacune de ces catégories disposant d'un certain nombre de voix ;

3) en adaptant les chiffres de manière plus ou moins arbitraire -par exemple en retirant une voix à chaque Etat membre, ce qui jouerait en faveur des Etats membres les plus grands en tant que groupe.

B. L'instauration d'une certaine forme de double majorité

Certains ont suggéré une autre formule, qui consisterait à instaurer un système de double majorité dans le processus de décision du Conseil. Selon la présidence, cela pourrait se faire de deux manières :

1) exiger, pour qu'une décision soit adoptée par le Conseil, en plus d'une majorité qualifiée de voix pondérées, que les votes positifs aient été émis par des membres représentant un certain pourcentage de la population de l'Union ;

2) exiger, pour qu'une décision soit adoptée par le Conseil, le soutien d'Etats membres représentant un certain pourcentage de la population, ainsi que le soutien d'un nombre déterminé de membres du Conseil.

Si cette formule devait être retenue, il faudrait examiner quels devraient être ce pourcentage de la population et ce nombre d'Etats membres.

A titre de variante, on pourrait prévoir qu'une minorité de blocage puisse consister soit, comme actuellement, en un nombre déterminé de voix pondérées, soit en un nombre déterminé d'Etats membres représentant un certain pourcentage de la population.

La question du seuil

La deuxième question évoquée -le seuil nécessaire pour atteindre une majorité qualifiée (avec son corollaire, le nombre de voix requis pour constituer une minorité de blocage)- a fait l'objet d'un accord à Ioannina en mars 1994. Si cette question a été mentionnée au cours des discussions, la conférence ne l'a pas encore examinée en détail. Selon certains, le seuil pour atteindre une majorité qualifiée doit être relevé dès maintenant, même dans la Communauté à quinze, et cela sera d'autant plus nécessaire dans le contexte de l'élargissement. D'autres considèrent que, si l'on veut avoir une procédure de décision qui fonctionne efficacement, le seuil actuel, ou son équivalent dans une Union élargie, devrait être conservé, voire légèrement abaissé.

Calendrier

Il reste à examiner la question de savoir si une éventuelle décision sur une modification de la pondération des voix ou l'instauration d'un système de double majorité, en cas d'accord sur l'une de ces formules, devrait prendre effet au moment de la ratification du résultat de la conférence ou seulement à mesure que se produisent les élargissements successifs.

Dans les discussions, la France s'est opposée au système de la " double majorité ".

Dans ce système, le seuil actuel de la majorité qualifiée (approximativement 71 % des voix) est conservé, de même que la pondération actuelle, mais s'y ajoute une condition de majorité démographique (55 % ou 60 % de la population de l'Union) ; une variante de ce système consiste à prévoir que la majorité qualifiée est constituée par un nombre minimum d'Etats membres (toute pondération disparaissant) et une condition de majorité démographique (là encore, de l'ordre de 55 ou 60 %).

Le système de la " double majorité " présente certains avantages : il permet de contourner la difficulté politique d'une repondération, puisqu'aucun " petit " Etat ne voit sa représentation relative diminuer ; par ailleurs, il permet, malgré l'élargissement, de conserver toujours le même seuil démographique. On peut rappeler, à cet égard, que la majorité qualifiée représentait de fait au minimum 63 % de la population de l'Union lorsque celle-ci comportait 12 Etats membres, et qu'elle n'en représente plus que 58 % dans l'Union à quinze. Ainsi, fixer une fois pour toutes une condition démographique de l'ordre de 60 % permettrait d'éviter toute nouvelle dégradation de la légitimité du Conseil quels que soient les nouveaux élargissements, et même de réaliser un léger progrès par rapport à la situation actuelle.

Toutefois, le Gouvernement a estimé qu'un tel système présentait deux inconvénients majeurs, pesant plus lourds que ses avantages.

Tout d'abord, un mécanisme de " double majorité " romprait la règle de l'égalité entre " grands " Etats, qui a été déjà battue en brèche dans le cas du Parlement européen : l'Allemagne, avec 81 millions d'habitants, pèserait dans un tel système sensiblement plus lourd que la France, l'Italie ou la Grande-Bretagne, toutes trois autour de 58 millions d'habitants ; elle pèserait par ailleurs plus de deux fois plus lourd que l'Espagne (39 millions). Il y aurait là une atteinte aux équilibres politiques de l'Union.

Ensuite, un mécanisme de double majorité serait difficile à mettre en oeuvre. Il compliquerait le processus de décision et pourrait donner lieu, dans certains cas, à des contestations.

Ces arguments ont eu un écho certain, et il paraît aujourd'hui assez improbable qu'un système de " double majorité " soit retenu, même si dans un tel domaine, c'est manifestement le Conseil européen d'Amsterdam qui effectuera les arbitrages.

F. LES PROPOSITIONS DE LA PRÉSIDENCE NÉERLANDAISE

1. Les documents préparatoires

La présidence néerlandaise a présenté, le 11 février puis le 3 avril, des notes sur la nouvelle pondération des voix et le seuil de la majorité qualifiée.

L'intérêt de ces documents est tout d'abord de reconnaître l'existence du problème, que certains Etats avaient longtemps nié. Ils montrent en effet que la majorité qualifiée en nombre de voix, qui représente de fait au minimum 58 % de la population de l'Union à quinze, pourrait ne représenter que 50 % de la population d'une Union élargie à l'Est.

Ces données sont retracées dans le tableau ci-dessous :

Evolution de la majorité qualifiée en termes de minimum de population (1( * ))

 

12 Etats membres

15 Etats membres

26 Etats membres

Total des voix au Conseil

76

87

132

Majorité qualifiée, en nombre de voix

54

62

94

Majorité qualifiée, en pourcentage du total des voix au Conseil

71,05

71,26

71,21

Majorité qualifiée, en nombre minimum d'habitants requis (millions d'habitants)

203,73

216,300

240,308

Coalition minimum d'Etats membres

France, Royaume-Uni, Belgique, Grèce, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Danemark, Irlande

France, Italie, Espagne, Belgique, Grèce, Portugal, Autriche, Suède, Danemark, Irlande, Finlande, Luxembourg

Italie, Pologne, Roumanie, Pays-Bas, Grèce, République tchèque, Belgique, Hongrie, Portugal, Suède, Bulgarie, Autriche, Slovaquie, Danemark, Finlande, Lituanie, Irlande, Lettonie, Estonie, Chypre, Luxembourg

Majorité qualifiée, en pourcentage de la population totale de l'Union

63,21

58,30

50,29

Il est à noter, ensuite, que ces documents font droit, dans une certaine mesure, aux arguments de la France. La présidence néerlandaise souligne en effet que " pour choisir la meilleure solution, il pourrait être utile de tenir compte de certains critères permettant d'évaluer chaque solution : la nécessité d'établir des procédures simples et transparentes, l'efficacité du processus de prise de décisions (c'est-à-dire réduire les risques d'impasse) et l'acceptabilité politique d'une solution ".

Enfin, la présidence observe que " la tendance générale est de maintenir le statu quo en ce qui concerne le seuil de pourcentage de voix nécessaire pour atteindre une majorité qualifiée ". En d'autres termes, une majorité de 71 % des voix resterait le seuil nécessaire pour constituer la majorité qualifiée. Il s'avère ainsi que les Etats membres qui s'étaient efforcés, lorsque l'Union est passée de douze à quinze membres, de rendre plus facile l'obtention d'une minorité de blocage, ont renoncé de fait à poursuivre dans cette voie. (Au demeurant, il semble que le " compromis de Ioannina ", si difficilement négocié, n'ait jamais joué).

2. Les solutions envisagées

Au tout début du mois de mai, la présidence néerlandaise a présenté des propositions précises, en s'appuyant sur le fait qu'il existait " un accord général sur la nécessité de veiller à ce que la future majorité qualifiée corresponde à un pourcentage minimal de la population ".

La présidence néerlandaise ne tranche pas entre l'introduction d'une " double majorité " et une nouvelle pondération des votes, mais donne une formulation détaillée de chacune des solutions.

a) Deux variantes pour la " double majorité "

Pour le système de la " double majorité ", deux formules sont envisagées :

- dans la première, la pondération actuelle serait conservée et, en cas d'élargissement, extrapolée aux nouveaux membres ; le seuil de la majorité qualifiée serait conservé à son niveau actuel (71 % des voix) ; une condition démographique serait ajoutée, à savoir que les Etats émettant un vote positif regroupent 60 % au moins de la population de l'Union ;

- dans la seconde, la majorité qualifiée serait obtenue par le vote positif d'une majorité d'Etats membres (ce qui revient à supprimer toute pondération) représentant au moins 60 % de la population de l'Union.

b) Deux variantes pour la nouvelle pondération

La présidence néerlandaise présente également deux variantes pour une nouvelle pondération :

- dans la première (variante A), le nombre des voix des Etats les plus peuplés serait augmenté, la pondération restant la même pour les petits Etats. L'Allemagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni passeraient ainsi de 10 à 12 voix, l'Espagne de 8 à 9 voix, et les Pays-Bas de 5 à 6 voix. Cette nouvelle pondération aurait une incidence, dans la perspective de l'élargissement à l'Est, sur le nombre de voix de la Pologne (qui serait dans la même situation que l'Espagne) et sur le nombre de voix de trois " petits " Etats de moins de trois millions d'habitants (Slovénie, Estonie, Lettonie) qui, avec deux voix, seraient assimilés aux Etats les moins peuplés, le Luxembourg et Chypre. Avec cette nouvelle pondération, dans l'Union actuelle, la majorité qualifiée s'établirait à 69 voix sur 97 ; dans l'Union élargie de vingt-six membres, elle s'établirait à 100 voix sur 140 ;

- dans la deuxième (variante B), le nombre des voix de tous les Etats serait augmenté, l'augmentation étant plus forte pour les Etats les plus peuplés. Le nombre des voix serait multiplié par 2,5 pour l'Allemagne, l'Espagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni ; par 2,4 pour les Pays-Bas, et par 2 pour les autres Etats membres, sauf le Luxembourg pour lequel le coefficient multiplicateur serait de 1,5. L'application de ces règles aux pays candidats d'Europe de l'Est conduirait pour tous ces Etats à une multiplication par deux du nombre obtenu par extrapolation de la pondération actuelle, sauf dans le cas de la Pologne, pour laquelle le coefficient multiplicateur serait de 2,5, et dans le cas de la Slovénie, de l'Estonie et de la Lettonie qui, dans cette variante également, seraient assimilés au Luxembourg et à Chypre. Avec cette pondération, dans l'Union actuelle, la majorité qualifiée s'établirait à 142 voix sur 199 ; dans l'Union élargie de vingt-six membres, elle s'établirait à 201 voix sur 283.

Ces propositions sont retracées dans le tableau ci-dessous :


Etats

Nombre de voix actuel

Population

(en millions)

Nombre de voix révisé

(variante A)

Nombre de voix révisé

(variante B)

Adhérents actuels

Belgique

5

10,1

5

10

Danemark

3

5,2

3

6

Allemagne

10

81,3

12

25

Grèce

5

10,4

5

10

Espagne

8

39,2

9

20

France

10

58

12

25

Irlande

3

3,5

3

6

Italie

10

57,2

12

25

Luxembourg

2

0,4

2

3

Pays-Bas

5

15,3

6

12

Portugal

5

9,8

5

10

Royaume-Uni

10

58,3

12

25

Autriche

4

8

4

8

Finlande

3

5

3

6

Suède

4

8,7

4

8

Sous-total adhérents actuels

87

370,4

97

199

Adhérents futurs (extrapolation)

Hongrie

5

10,3

5

10

Pologne

8

38,5

9

20

Slovaquie

3

5,3

3

6

République tchèque

5

10,3

5

10

Bulgarie

4

8,4

4

8

Roumanie

6

22,8

6

12

Slovénie

3

1,9

2

3

Estonie

3

1,5

2

3

Lettonie

3

2,6

2

3

Lituanie

3

3,7

3

6

Chypre

2

0,7

2

3

Sous-total adhérents futurs

45

106,5

43

84

Total général

132

476,7

140

283

Il est clair que la variante B pour la nouvelle pondération est la plus intéressante. Elle permettrait en effet de stopper la dégradation de la légitimité démographique du processus de décision : elle conduirait, dans une Union élargie comptant vingt-six membres, à ce que la majorité qualifiée représente de fait au minimum 57,7 % de la population de l'Union, ce qui est très proche du niveau actuel, soit 58,3 % . (Rappelons que, sans une nouvelle pondération, cette représentation tomberait à 50,3 % dans une Union à vingt-six).

Par ailleurs, avec la variante B, la population minimum représentée par la minorité de blocage augmenterait par rapport à la situation actuelle où elle est de 12,3 % de la population de l'Union, pour s'établir à 14,5 % (alors que, sans nouvelle pondération, elle tomberait à 11,5 % ).

Enfin, la variante B présente un avantage psychologique : bien qu'étant très légèrement plus favorable aux " grands " Etats que la variante A, elle a le mérite d'augmenter le nombre de voix de tous les Etats, ce qui montre bien qu'il s'agit de corriger des distorsions pour préserver ou restaurer un équilibre, et non pas de renforcer les " grands " Etats par rapport aux " petits ".

La variante A, qui ne présente pas cet intérêt psychologique, apporte en outre des garanties de représentativité un peu moindres. Dans la variante A, la majorité qualifiée représenterait de fait au minimum 56,5 % de la population d'une Union à vingt-six, tandis que la minorité de blocage en représenterait 13 % au minimum : ces chiffres constitueraient certes un progrès par rapport au résultat qu'entraînerait le maintien des règles actuelles, mais le désavantage par rapport à la variante B n'est pas minime.

Pour autant, il convient de souligner que la variante B, la plus favorable, reste une formule de compromis qui aboutirait seulement à stabiliser approximativement la représentativité démographique de la majorité qualifiée, par rapport à ce qu'elle est aujourd'hui. En conséquence, accepter une formule moins favorable reviendrait à entériner la perspective d'une dégradation de cette représentativité. Il est donc souhaitable que les négociateurs français continuent à se montrer très vigilants dans ce domaine qui est " sensible " pour tous les Etats - puisqu'il s'agit de la légitimité des décisions de l'Union - et non pas seulement pour les Etats que les règles actuelles favorisent.

II. L'EXTENSION DU VOTE À LA MAJORITÉ QUALIFIÉE

Le problème du vote à la majorité se pose de manière spécifique pour chacun des trois piliers de l'Union :

- dans le premier pilier , la plupart des décisions sont déjà prises à la majorité qualifiée : toutefois, cette règle subit des exceptions, relativement peu nombreuses, mais importantes. Un large accord existe pour maintenir certaines de ces exceptions ; la plupart des Etats membres sont en principe favorables à la suppression des autres, mais il est difficile d'obtenir un accord unanime dès lors que l'on passe à un examen au cas par cas ;

- dans le deuxième pilier , des propositions sont avancées pour que soient prises à la majorité qualifiée les mesures d'application des décisions politiques arrêtées d'un commun accord par les Etats membres ;

- dans le troisième pilier , un accord paraît se dessiner pour introduire le vote à la majorité qualifiée pour une partie des décisions, celles concernant la libre circulation des personnes et certaines mesures corrélatives, mais un accord unanime sur ce point ne pourra manifestement être obtenu qu'en accordant des clauses d'" opting out " à certains Etats qui souhaitent rester en dehors du dispositif communautaire dans ce domaine.

A. LE PREMIER PILIER

Au mois de février, la présidence néerlandaise a présenté un document sur l'extension du vote à la majorité qualifiée dans le premier pilier.

1. Une liste négative

Afin de faciliter les négociations, ce texte présente tout d'abord une liste négative de domaines qui resteraient régis par l'unanimité :

- les dispositions à caractère " constitutionnel " ou " quasi constitutionnel ",

- les dispositions constituant des dérogations aux règles du marché intérieur,

- les dispositions ayant un impact direct sur le budget des Etats membres.

Cette liste est retracée ci-dessous :

Dispositions pour lesquelles l'unanimité devrait rester la règle

A - Dispositions à caractère constitutionnel ou quasi-constitutionnel

Article 8 B

Droit de vote et d'éligibilité aux élections du Parlement européen et aux élections municipales

Article 8 E

Droits de citoyenneté complémentaires

Article 136

Associations des pays et territoires d'outre-mer

Article 138 par.3

Adoption d'une procédure électorale uniforme pour le Parlement européen

Article 145

Principes et règles de l'exercice des pouvoirs d'exécution conférés à la Commission

Article 157 par.1

Modification du nombre des membres de la Commission

Article 159

Non remplacement d'un membre de la Commission

Articles 165,166

Augmentation du nombre des juges de la Cour de justice et des avocats généraux

Article 189 A

Modification d'une proposition de la Commission (y compris les dispositions des articles 189 B, paragraphe 3 (procédure de codécision, deuxième lecture) et 189 C, point d) et e) (procédure de coopération, deuxième lecture)

Article 201

Dispositions relatives au système des ressources propres

Article 217

Régime linguistique des institutions

Article 227

Territoires d'outre-mer

Article 228, par.2

Conclusion i) d'accords portant sur un domaine pour lequel l'unanimité est requise pour l'adoption des règles internes et ii) d'accords d'association (article 238)

Article 235

Réalisation d'un objet de la Communauté sans que soient prévus les pouvoirs d'action requis à cet effet

Article O, 1 er al.

Adhésion de nouveaux Etats membres

B - Dispositions relatives aux dérogations aux règles du marché intérieur

Article 73C, par. 2 dernière phrase

Mesures constituant un pas en arrière en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux

Article 75, par.3

Mesures spéciales concernant les transports

Article 93, par.2

Dérogations aux dispositions sur les aides d'Etat de l'article 92 ou 94

Article 223

Commerce des armes

C - Dispositions ayant un impact direct sur le budget des Etats membres

Article 51

Sécurité sociale

Article 99

Fiscalité

Article 121

Sécurité sociale

Article 130 D

Fonds structurels

2. Une liste positive

Le document de la présidence énumère ensuite les dispositions actuellement régies par l'unanimité pour lesquelles le vote à la majorité qualifiée pourrait être introduit :


Dispositions susceptibles de constituer une base de travail pour l'examen d'une extension éventuelle du vote à la majorité qualifiée

Article 8 A

Droit de circulation et de séjour

Article 45, par.3

Paiements compensatoires pour les importations de matières premières

Article 57, par.2

Modification des principes législatifs du régime des professions dans un Etat membre

Article 100

Rapprochement des législations pour le marché commun lorsque l'article 100 A n'est pas applicable

Article 128

Culture

Article 130

Industrie

Article 130 B

Actions spécifiques en dehors des fonds structurels

Article 130 I, par.1

Adoption du programme-cadre de recherche

Article 130 O

Création d'entreprises communes pour la recherche et le développement technologique

Article 130 S, par.2

Environnement

Article 151, par.2

Nomination du Secrétaire général du Conseil

Article 168A, par.2 et 4

Détermination des catégories de recours que le tribunal de première instance est chargé de connaître et approbation de son règlement de procédure

Article 188

Modification du titre III du statut de la Cour de justice et approbation de son règlement de procédure

Article 188B

Nomination des membres de la Cour des comptes

Article 194

Nomination des membres du Comité économique et social

Article 198 A

Nomination des membres du Comité des régions

Article 198 B

Approbation du règlement intérieur du Comité des régions

Article 209

Règlement financier

Dans un document complémentaire, présenté en avril, la présidence néerlandaise a suggéré de compléter cette liste positive en y ajoutant, d'une part, les règles applicables en matière de sécurité sociale aux travailleurs qui se déplacent dans l'Union (article 51 du traité), et d'autre part, certaines mesures fiscales :

- les dispositions se rapportant aux systèmes d'imposition communautaire en vigueur ;

- les mesures relatives à l'harmonisation complète de la TVA dans un secteur d'activité limité, dans la mesure où le fonctionnement du marché intérieur exige des conditions égales de concurrence dans le secteur concerné ;

- les mesures nécessaires en vue d'éliminer tout obstacle de nature fiscale à la libre circulation de biens et services à l'intérieur de l'Union européenne ;

- les mesures relatives à l'administration des systèmes de taxes harmonisés et permettant de renforcer la coopération administrative et l'assistance mutuelle entre les Etats membres nécessaires à cet effet ;

- les mesures nécessaires pour lutter contre la fraude fiscale, éliminer les doubles impositions, et d'une manière générale, supprimer les discriminations ou restrictions à la libre circulation des travailleurs, à la liberté d'établissement et de prestation des services et à la libre circulation des capitaux, qui ont pour origine les disparités entre les législations relatives à l'imposition des revenus.

3. Une négociation difficile

La France s'est prononcée pour une extension importante du champ des décisions à la majorité qualifiée dans le premier pilier, sous réserve d'une repondération des votes au Conseil, notamment en matière de recherche, de culture, d'industrie, de transports, de fonds structurels ; mais cette position est loin de refléter un sentiment dominant parmi les délégations. Certaines des décisions en cause ont en effet des incidences financières importantes et la perspective d'un abandon de l'unanimité suscite des inquiétudes aussi bien chez certains pays contributeurs net que chez certains pays bénéficiaires net.

Par ailleurs, l'introduction, même limitée à certains domaines, de la fiscalité dans les matières régies par la majorité qualifiée est repoussée par la plupart des Etats membres, dont la France.

La CIG semble ainsi s'orienter vers une extension relativement limitée du vote à la majorité dans le premier pilier.

Une solution de rechange pourrait résider dans le développement éventuel de " coopérations renforcées " permettant à certains Etats membres de réaliser ensemble des approfondissements de la construction européenne dans des domaines précis ; l'exigence d'unanimité se trouverait alors en quelque sorte contournée. Cependant, les Etats inquiets de cette possibilité de contournement ont obtenu que d'éventuelles " coopérations renforcées " dans le premier pilier soient soumises à des conditions rigoureuses qui risquent d'en rendre difficile la mise en place ; en outre, certains Etats persistent à demander que ces " coopérations renforcées " soient soumises à une autorisation accordée à l'unanimité par le Conseil. Dans ces conditions, il semble que le recours à la " flexibilité " ne puisse aisément servir de substitut à l'extension de la majorité qualifiée.

Finalement, on peut se demander si, pour les matières du premier pilier, le traité de Maastricht n'a pas déjà fait l'essentiel du chemin possible au stade actuel de la construction européenne, ne laissant à l'actuelle CIG qu'une marge de progrès relativement limitée. Seule une forte impulsion politique pourrait modifier les données du problème ; on ne la voit pas de dessiner pour l'instant.

B. LE DEUXIEME PILIER

Tenant compte, d'une part, du " cadre général pour un projet de traité " présenté par la présidence irlandaise au Conseil européen de Dublin, et d'autre part des propositions avancées ensuite par les différentes délégations- notamment la délégation française- la présidence néerlandaise a présenté au début du mois de mai un document proposant d'introduire le vote à la majorité qualifiée pour certaines des décisions prises dans le cadre du deuxième pilier, les décisions ayant des implications en matière de défense étant en tout état de cause prises à l'unanimité .

La proposition de la présidence néerlandaise distingue deux cas de figure.

Premier cas : le Conseil européen (qui statue toujours par consensus) a adopté une " stratégie commune ", c'est-à-dire, dans un domaine où les Etats membres ont des intérêts communs importants, un ensemble d'objectifs assortis de l'indication des moyens nécessaires pour les mettre en oeuvre. Dans ce cas, le Conseil peut adopter à la majorité qualifiée, pour appliquer la " stratégie commune " :

- des " actions communes ". Celles-ci " définissent les objectifs de l'Union et les moyens à mettre à sa disposition dans certaines situations où une action opérationnelle est jugée nécessaire " ;

- des " positions communes ", qui " définissent la position globale de l'Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ".

Deuxième cas : le Conseil européen n'a pas adopté de " stratégie commune " pour le domaine considéré. Dans ce cas, le Conseil ne peut adopter des " actions communes " ou des " positions communes " qu'à l'unanimité. Des abstentions n'empêchent pas la décision, sauf si des pays représentant plus du tiers des voix assortissent leur abstention d'une déclaration formelle.

Enfin, dans tous les cas , les décisions prises pour la mise en oeuvre d'une action commune ou d'une position commune sont adoptées à la majorité qualifiée.

Dans un tel schéma, l'unanimité -qu'elle se dégage au départ au sein du Conseil européen ou à l'échelon du Conseil- est toujours à la base de l'action de l'Union, le vote à la majorité qualifiée intervenant pour l'application des choix politiques arrêtés en commun.

Ainsi encadrée, une introduction limitée de la majorité qualifiée dans le deuxième pilier semble acceptée par bon nombre de délégations, mais le principe même de la majorité qualifiée dans un tel domaine suscite des réserves chez certains Etats membres depuis le lancement de la CIG.

C. LE TROISIEME PILIER

Les travaux des présidences irlandaise, puis néerlandaise, ont permis que se dégage un schéma d'évolution du troisième pilier comportant trois aspects :

- tout d'abord, l'intégration au traité sur l'Union européenne des accords de Schengen, sous la forme d'un protocole annexé qui constituerait une " coopération renforcée " entre treize Etats membres sur quinze, le Royaume-Uni et l'Irlande restant en dehors du processus Schengen. L'" acquis " de ce dernier serait intégralement conservé (y compris l'accord avec l'Islande et la Norvège, non membres de l'Union).

- ensuite, le transfert au premier pilier d'une partie des matières relevant actuellement du troisième pilier, à savoir les mesures relatives à la mise en oeuvre de la libre circulation des personnes (règles pour le franchissement des frontières intérieures et extérieures de l'Union, politique en matière de visas, d'asile et d'immigration). Ce transfert entraînerait pour ces matières l'application, à terme, des règles de fonctionnement ordinaires du premier pilier, y compris le vote à la majorité qualifiée. Il convient de souligner toutefois que la France demande que la levée de tout contrôle des personnes aux frontières intérieures soit décidée à l'unanimité, le Conseil ayant préalablement constaté la réalisation des mesures d'accompagnement nécessaires en matière de sécurité.

- enfin, un renforcement du troisième pilier, de manière à donner plus d'efficacité à la coopération judiciaire et policière. Ce renforcement passerait en partie par des assouplissements à la règle de l'unanimité. Tout d'abord, les Etats membres pourraient établir des conventions qui s'appliqueraient dès lors qu'elles auraient été ratifiées par une majorité des Etats membres, pour les Etats ayant procédé à cette ratification. Ensuite, il pourrait être dérogé à la règle de l'unanimité pour certaines mesures. A cet égard, la France propose en particulier que le Conseil adopte à la majorité qualifiée un " socle législatif commun " assurant l'harmonisation des incriminations et des sanctions dans le domaine de la criminalité organisée transnationale, du terrorisme, de la consommation et du trafic de drogue.

La réforme du troisième pilier de l'Union pose des problèmes complexes dans la mesure où il est difficile de définir avec précision l'articulation des trois aspects du schéma qui vient d'être évoqué. La mise au point d'un texte complet et cohérent, qui serait susceptible de recueillir un accord unanime, n'est pas encore achevée. Toutefois, il ressort clairement du déroulement des négociations qu'il existe une volonté largement partagée d'introduire le vote à la majorité qualifiée sur certaines matières importantes qui, dans le traité de Maastricht, restaient régies par l'unanimité.

C'est donc finalement dans les domaines relevant jusqu'à présent du troisième pilier que devrait se produire l'extension la plus significative du champ des décisions à la majorité qualifiée.

CONCLUSION

Votre rapporteur approuve le Gouvernement d'avoir établi un lien entre un recours accru au vote à la majorité qualifiée et une repondération des votes destinée à mieux garantir la légitimité des décisions du Conseil. Cette attitude a permis de placer chacun devant ses responsabilités.

Cependant, de nouvelles règles de pondération sont en tout état de cause nécessaires dans l'optique de l'élargissement, sous peine de voir s'accentuer encore les distorsions de représentation qui caractérisent d'ores et déjà le Conseil.

Il est manifeste qu'un traité qui n'assurerait pas un progrès dans ce domaine ne pourrait être considéré comme satisfaisant, même si, compte tenu de la " sensibilité " d'un tel sujet, on ne peut s'attendre qu'à un rééquilibrage mesuré.

Au sujet de l'extension du vote à la majorité qualifiée, la France a également fait preuve d'une audacieuse volonté de réforme. Il s'avère cependant qu'il est difficile d'obtenir un accord unanime sur des domaines précis, de telle sorte que les avancées resteront sans doute relativement limitées dans le cas des premier et deuxième piliers, et qu'elles ne seront importantes dans le cas du troisième pilier qu'au prix de clauses d'" opting out " pour certains Etats.

Dans ces conditions, il ne paraît pas acquis, aujourd'hui, que la CIG parviendra à donner au fonctionnement de l'Union tout le surcroît d'efficacité qui serait souhaitable dans l'optique de l'élargissement.

EXAMEN PAR LA DELEGATION

La délégation s'est réunie le 28 mai 1997 pour l'examen du présent rapport.

Un débat a suivi l'exposé du rapporteur.

M. Christian de La Malène a déclaré partager les interrogations figurant dans la conclusion du rapport. L'objectif de la Conférence intergouvernementale, a-t-il poursuivi, est d'améliorer l'efficacité des institutions pour que l'élargissement à l'Est s'effectue dans de bonnes conditions. Une pondération plus juste, mieux équilibrée, est une des conditions de cette meilleure efficacité. Or, il paraît vraisemblable que la CIG parviendra tout au plus à limiter la dégradation de la représentativité du Conseil. Dès lors, a-t-il conclu, le nouveau traité va étendre le champ du vote à la majorité qualifiée sans revoir suffisamment la pondération des votes, ce qui montre une fois de plus que le souci d'efficacité n'est pas suffisamment au centre des préoccupations.

M. Robert Badinter a souligné que, dans le cas précis du troisième pilier, l'élargissement à l'Est paraissait particulièrement difficile à concilier avec l'amélioration de l'efficacité, sauf à maintenir une certaine fragmentation de l'espace européen.

M. Pierre Fauchon a plaidé pour que le vote à la majorité qualifiée s'applique à l'ensemble des décisions du troisième pilier. Alors que la délinquance s'est en quelque sorte " communautarisée ", la réponse à la délinquance est restée fondée sur des procédures intergouvernementales peu efficaces. Les difficultés du deuxième pilier ont déteint sur le troisième.

M. Jacques Genton a souhaité que les préoccupations de la délégation soient portées en temps utile à la connaissance du Gouvernement par voie de lettre. Il a souligné que le Sénat assurait présentement la continuité du contrôle parlementaire.

M. James Bordas a déclaré que, sans sombrer dans le pessimisme, on pouvait s'interroger sur la possibilité de réunir l'unanimité pour réaliser l'ensemble des avancées qui seraient nécessaires pour disposer d'institutions restant efficaces malgré l'élargissement. Il a estimé probable que la Conférence fasse seulement une partie du chemin.

Puis, après un large échange de vues, la délégation a autorisé à l'unanimité la publication du présent rapport.



(1) En maintenant le système de pondération actuel et en l'extrapolant à une Union de vingt-six Etats membres.

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