Rapport d'Information N° 242: Rapport sur la mondialisation
Jean FRANCOIS-PONCET
Commission des Affaires économiques -Rapport d'Information 242 - 1996 / 1997
Table des matières
- AVANT-PROPOS DE M. RENÉ MONORY, PRÉSIDENT DU SÉNAT
-
INTRODUCTION PAR M. JEAN FRANÇOIS-PONCET,
PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES -
AUDITION DE M. RENATO RUGGIERO, DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (4 FÉVRIER 1997) -
AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, PROFESSEUR À L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES
DE PARIS, PRÉSIDENT DE L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (4 FÉVRIER 1997) -
AUDITION DE M. JEAN-MARIE MESSIER,
PRÉSIDENT DE LA COMPAGNIE GÉNÉRALE DES EAUX (5 FÉVRIER 1997) -
AUDITION DE M. MICHEL CAMDESSUS,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DU FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL (5 FÉVRIER 1997)
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires économiques et du Plan (1) sur la mondialisation ,
Par M. Jean FRANÇOIS-PONCET,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : MM. Jean François-Poncet, président ; Philippe François, Henri Revol, Jean Huchon, Fernand Tardy, Gérard César, Louis Minetti, vice-présidents ; Georges Berchet, William Chervy, Jean-Paul Émin, Louis Moinard, secrétaires ; Louis Althapé, Alphonse Arzel, Mme Janine Bardou, MM. Bernard Barraux, Michel Bécot, Jean Besson, Claude Billard, Jean Bizet, Marcel Bony, Jean Boyer, Jacques Braconnier, Gérard Braun, Dominique Braye, Marcel-Pierre Cleach, Roland Courteau, Désiré Debavelaere, Gérard Delfau, Fernand Demilly, Marcel Deneux, Rodolphe Désiré, Jacques Dominati, Michel Doublet, Mme Josette Durrieu, MM. Bernard Dussaut , Jean-Paul Emorine, Léon Fatous, Hilaire Flandre, Aubert Garcia, François Gerbaud, Charles Ginésy, Jean Grandon, Francis Grignon, Georges Gruillot, Claude Haut, Mme Anne Heinis, MM. Pierre Hérisson, Rémi Herment, Bernard Hugo, Bernard Joly, Gérard Larcher, Edmond Lauret, Jean-François Le Grand, Félix Leyzour, Kléber Malécot, Jacques de Menou, Louis Mercier, Jean-Marc Pastor, Jean Pépin, Daniel Percheron, Jean Peyrafitte, Bernard Piras, Alain Pluchet, Jean Pourchet, Jean Puech, Paul Raoult, Jean-Marie Rausch, Charles Revet, Roger Rigaudière, Roger Rinchet, Jean-Jacques Robert, Jacques Rocca Serra, Josselin de Rohan, René Rouquet, Raymond Soucaret, Michel Souplet, André Vallet, Jean-Pierre Vial.
AVANT-PROPOS DE M. RENÉ MONORY, PRÉSIDENT DU SÉNAT
La mondialisation marquera notre entrée dans le
XXIème siècle.
Si beaucoup de pays industrialisés se sont déjà
mobilisés pour en tirer parti, force est de constater que la France a
pris du retard.
La mondialisation n'est pourtant pas un choix ; elle est une
réalité à laquelle nous devons nous préparer en
procédant aux adaptations nécessaires et aux arbitrages
économiques et politiques qui s'imposent.
Dans ce nouveau contexte, notre pays a beaucoup d'atouts qu'il ne faut pas
gâcher : quatrième puissance économique mondiale,
quatrième exportateur, occupant même la deuxième place dans
le domaine agro-alimentaire, il a les armes nécessaires pour affronter
la concurrence dans un marché de plus en plus ouvert.
Et cela, à condition de renoncer aux combats d'arrière-garde et
de regagner du terrain dans les secteurs où il a su jouer un rôle
pionnier grâce, notamment, à son potentiel d'innovation et
à la qualité de ses chercheurs. C'est le cas
particulièrement des nouvelles technologies de communication et des
télécommunications qui, selon une agence
spécialisée de l'ONU, pourraient représenter un
marché potentiel de plus de 1.000 milliards de dollars.
Les Etats-Unis ont pris en ces domaines une avance substantielle. Si nous ne
réagissons pas, il y a fort à craindre que demain, sur 1.000
satellites installés au-dessus de nos têtes, la très grande
majorité soient américains.
La globalisation des marchés financiers confronte la France à un
défi de non moins grande ampleur. Nous avons certes modernisé les
instruments de la place financière de Paris, mais nos entreprises
manquent encore cruellement de fonds propres et nous devons nous montrer plus
attractifs si nous voulons drainer vers Paris l'épargne qui nous fait
aujourd'hui défaut.
A cet égard, la monnaie unique qui fera de l'Europe le premier exemple
régional intégré dans le monde nous donnera un atout
déterminant.
Ainsi que l'a rappelé M. Renato Ruggerio, Directeur
général de l'Organisation mondiale du Commerce, il faudra nous
habituer, au prochain siècle, à donner aux mots un contenu
nouveau. Ainsi, en ira-t-il de la sécurité de l'emploi, synonyme
pour la plupart d'entre nous de sédentarité et de maintien des
avantages acquis.
Demain, au contraire, la conservation d'un emploi sera garantie par la
mobilité et la flexibilité. Il faut savoir l'accepter.
Mais la condition de la réussite repose plus que tout sur la formation.
C'est l'impérieuse obligation que nous avons à l'égard de
nos enfants. C'est pour moi une conviction forte. Là encore, il faut
savoir s'adapter au temps présent. L'ordinateur sera pour les jeunes de
demain aussi indispensable que l'étaient l'encrier et le cartable pour
l'écolier d'hier.
Les journées organisées par la Commission des Affaires
économiques, les 4 et 5 février dernier, au Palais du Luxembourg,
et dont rend compte le présent rapport, ont eu le mérite d'ouvrir
le débat au Sénat qui, en la matière, a le devoir
d'informer et d'éclairer l'avenir sur cet enjeu capital qu'est la
globalisation de l'économie.
INTRODUCTION PAR M. JEAN FRANÇOIS-PONCET,
PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES
La mondialisation apparaît, aujourd'hui, à la
plupart des observateurs, comme le principal défi auquel vont se trouver
confrontés les grands pays industriels à l'horizon du
XXI ème siècle.
Avec pour objectif d'assurer une information de qualité au Parlement sur
ce sujet, la Commission des Affaires économiques a pris l'initiative
d'organiser, à l'intention des membres du Sénat, une série
d'auditions sur la globalisation de l'économie mondiale, les 4 et
5 février dernier.
Sous la présidence de M. René Monory, Président du
Sénat, la commission a fait appel, pour en débattre, aux deux
principales personnalités qui assument, au niveau mondial, la
responsabilité d'orchestrer l'évolution de ce processus :
pour le volet commercial de ce dossier, M. Renato Ruggiero, directeur
général de l'Organisation Mondiale du Commerce, et pour son volet
financier, M. Michel Camdessus, directeur général du Fonds
monétaire international ; du côté français, elle a
souhaité recueillir les points de vue d'un économiste,
M. Jean-Paul Fitoussi, Président de l'Observatoire français
des conjonctures économiques (OFCE), ainsi que du président d'un
grand groupe français, M. Jean-Marie Messier, président de
la Compagnie Générale des Eaux.
Le débat ouvert par ces auditions s'inscrit dans le fil des
préoccupations du Sénat et témoigne de l'attention de ses
membres à la nouvelle donne de la concurrence mondiale. Pour la
Commission des Affaires économiques, cette initiative fait suite aux
travaux qu'elle a conduits, tout au long de l'Uruguay Round, les
négociations du GATT ayant donné lieu, alors, à deux
rapports d'information qu'elle a présentés successivement en 1992
et en 1994. L'attention de la commission à ce sujet s'est
également traduite par un suivi attentif de la réglementation
communautaire et par l'adoption de résolutions concernant notamment
" les instruments de défense commerciale ", la
contrefaçon et le devenir des marchés publics.
Les auditions consacrées à la mondialisation ont ainsi eu
l'ambition de s'inscrire dans le double contexte de l'actualité
internationale et de préoccupations sénatoriales plus
pérennes.
Sur le plan international, un large débat auquel participent aussi bien
les économistes, que les hommes politiques et les représentants
du monde des affaires, s'est ouvert, ces derniers temps, sur ce thème.
Le Forum annuel de Davos a récemment confirmé que celui-ci
était au coeur de la réflexion des grands décideurs
mondiaux.
La mondialisation n'est pourtant pas un phénomène nouveau. Elle
correspond à un mouvement continu depuis l'origine de l'humanité.
De plus en plus, en plus, les civilisations qui étaient enfermées
dans leurs frontières se sont ouvertes. A partir du XVe siècle,
les grandes découvertes, puis la formation des empires coloniaux ont
conduit à des échanges toujours accrus.
Dans la période récente, l'intensification du processus,
liée en particulier à la révolution des transports et au
développement des nouvelles technologies de communication, a conduit
à une prise de conscience à l'échelle planétaire,
suscitant ici et là phobies et craintes irrationnelles.
Les civilisations repliées sur elles-mêmes ont fait place à
l'interpénétration des cultures. Les obstacles
géographiques et les barrières douanières se sont
effacés avec l'ouverture progressive des économies.
Tandis que les uns voient dans cette libéralisation le moteur de la
croissance mondiale et dans le développement des échanges et des
investissements un facteur de progrès susceptible de faire reculer la
pauvreté -en particulier dans les pays industrialisés- les autres
font de la mondialisation l'une des principales causes du chômage, de la
délocalisation des investissements et de l'accroissement des
inégalités.
Il ne servirait à rien de savoir si le phénomène est bon
ou mauvais en soi.
Il existe. Et rien ne l'arrêtera.
Il importe surtout de combler le déficit d'information et de
compréhension dont il souffre dans notre pays et de déterminer
par quelles mesures on peut s'y adapter, limiter les dangers qu'il
recèle et mettre à profit les aspects positifs dont il est
porteur.
Les personnalités entendues lors des auditions de la Commission des
Affaires économiques ont permis de relativiser les craintes que suscite
la mondialisation et ont conduit à deux grandes constatations.
Première constatation
: la France dispose d'importants atouts
dans le concert mondial.
Ainsi que l'a souligné le Directeur de l'OMC, la France, qui est une des
toutes premières puissances exportatrices dans le monde et qui est
dotée, entre autre, d'une économie agricole performante, a
beaucoup à gagner d'une libéralisation des échanges.
Dans le domaine des investissements, notre pays doit poursuivre son effort.
Ainsi que l'a fait ressortir une étude récente de la DATAR, les
investissements étrangers en France ont permis de créer ou de
sauver 22.800 emplois en 1996. Quant aux investissements de la France
à l'étranger, ils sont les garants des échanges
commerciaux de demain. Or, ils restent trop faibles et ne correspondent pas au
poids économique réel de notre pays, parmi les grandes puissances
industrielles.
D'une façon plus générale, il revient à la France
d'avoir un comportement plus offensif que défensif, tout en veillant
à ne pas laisser se développer une concurrence sauvage.
M. Ruggiero a fait observer qu'il n'y avait pas lieu de redouter, autant qu'on
le fait, les importations en provenance des pays les moins
développés, sachant par exemple que les exportations des 48 pays
les plus pauvres ne représentent que 0,4 % des exportations
mondiales.
Il convient aussi, a-t-il ajouté, d'avoir à l'esprit que la
balance commerciale de l'Europe avec l'Asie est excédentaire, qu'elle
talonne les Etats-Unis et devance le Japon.
Deuxième constatation
: les intervenants ont tous souligné
que l'Europe disposait, avec la monnaie unique, d'un atout important. L'Euro
devrait nous aider à faire face aux menaces que la globalisation
comporte, notamment dans le domaine financier.
A cet égard, les disciplines qu'impose le Fonds monétaire
international à la sphère financière sont de nature
à rassurer.
Ces éléments positifs ne signifient pas pour autant que nous
devions baisser la garde face aux dangers d'une libéralisation sans
contrôle et sans frein et que nous puissions négliger les
conséquences que peuvent avoir nos fragilités, si nous n'y
portons pas remède.
Il importe, en particulier, de prendre au sérieux le retard
technologique que l'Europe est en train d'accumuler et qu'elle ne se cantonne
pas dans les technologies moyennes, laissant le monopole des technologies de
pointe aux Etats-Unis qui ont déjà pris une grande avance en la
matière.
Pour gagner le pari de la mondialisation, il faudra faire preuve de
lucidité, d'imagination et de volonté. A cet égard, les
années à venir auront une importance stratégique.
Puissent les auditions, dont le présent rapport réunit les actes,
aider à lever certaines inquiétudes, à éclairer la
réflexion et à guider la décision.
AUDITION DE M. RENATO RUGGIERO, DIRECTEUR
GÉNÉRAL
DE L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (4
FÉVRIER 1997)
M. René Monory, Président du Sénat.
-
Monsieur le Directeur général, Monsieur le
Président, de la commission, Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs, quelques mots pour vous remercier de vous être
mobilisés. Je me réjouis de l'initiative de la commission des
Affaires Économiques qui nous donne aujourd'hui à la fois le
plaisir et l'honneur de recevoir M. Renato Ruggiero, et l'occasion
d'améliorer et d'approfondir notre culture économique et
financière internationale. Notre opinion publique a toujours, en effet,
tendance à se replier sur elle-même quand on lui parle de la
mondialisation.
C'est l'occasion d'entendre M. Renato Ruggiero. Je l'ai rencontré
ce matin, dans mon bureau, avec M. Jean François-Poncet,
c'était vraiment passionnant.
M. Jean François-Poncet, Président de la Commission des
Affaires économiques. -
Monsieur le Président, Monsieur le
Directeur général, je voudrais tout d'abord remercier le
Président du Sénat d'être ici et d'honorer de sa
présence notre réunion. Je voudrais naturellement remercier M.
Renato Ruggiero d'avoir répondu à notre invitation.
Je crois que le recevoir ici, aujourd'hui, est un véritable
privilège, en ce sens qu'il est l'homme-clé de ce que l'on peut
considérer comme le problème majeur de cette fin de
siècle. Si l'on posait à une audience, dans presque n'importe
quel pays, la question suivante : " quel est ce problème
majeur " ? Je crois qu'il se trouverait à peu près
90 % des gens qui répondraient : " c'est la
mondialisation ". Je ne prétends pas que ceux qui font cette
réponse savent exactement ce que ce mot recouvre, mais ce mot est sur
toutes les lèvres et l'homme qui le symbolise est M. Renato
Ruggiero.
Monsieur le Directeur général, vous accueillir ici aujourd'hui
est un privilège. J'ajoute que ce n'est pas une surprise. Je vous
connais depuis de nombreuses années, nous avons participé
ensemble à diverses entreprises, concernant en général la
construction européenne. Je sais que vous parlez le français
mieux que la plupart d'entre nous et il m'a toujours semblé que vous
aviez une certaine sympathie pour la France. Laissez-moi vous dire que je vous
suis très reconnaissant d'être venu.
Nous sommes très curieux de ce que vous allez nous dire, pour de
multiples raisons. Je vous pose tout de suite quelques questions pour orienter
votre intervention.
L'Organisation Mondiale du Commerce est née, vous le savez, il y a
très peu de temps. Elle a deux ans d'âge. Elle a remplacé
une organisation dont les initiales avaient fini par être
familières, le GATT. Je crois que personne n'était capable de
dire ce que ces initiales recouvraient, mais tout le monde avait du GATT le
sentiment que c'était l'une des menaces qui pesaient sur notre pays, sa
prospérité et ses emplois. Voilà l'Organisation Mondiale
du Commerce qui, après un demi siècle -puisqu'elle devait
naître après 1945-, est née.
Monsieur le Directeur général, nous souhaiterions que vous nous
disiez en quoi l'Organisation Mondiale du Commerce est différente du
GATT. Est-elle un progrès ? Sur quel plan est-elle un
progrès ? Nous avons eu souvent le sentiment que le GATT
était une organisation dont les règles s'appliquaient davantage
aux puissances faibles qu'aux puissances fortes, que les États-Unis
s'appuyaient sur le GATT quand cela les arrangeait, et qu'au contraire, ils en
prenaient à leur aise quand leurs intérêts n'allaient pas
dans le sens du GATT. Est-ce que l'OMC apporte une réponse aux
déficiences que le GATT avait manifestées ?
Deuxièmement, la mondialisation. Monsieur le Directeur
général, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous posiez la
question par le biais d'un sondage, dans un pays comme la France, les opinions
favorables seraient très largement minoritaires. On a le sentiment que
la mondialisation est une machine à détruire les emplois, que
c'est une machine par laquelle nos investissements se délocalisent et
vont transférer des emplois français en Asie ou en
Amérique Latine. Que peut-on répondre à cela ?
Comment imaginez-vous que l'on puisse arriver à combler le
déficit d'information qui existe, l'écart entre une opinion
publique très réservée et une réalité
internationale qui se développe avec une considérable
rapidité dans le sens de la mondialisation ? N'y a-t-il pas des
limites à la mondialisation ? Les limites d'autrefois
n'étaient pas seulement les tarifs et les contingents, c'était
aussi les frais de transport. Il existait une protection géographique.
Aujourd'hui, ces protections ont toutes éclaté ou sont en voie de
le faire. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où il faut dire : "oui,
il nous faut du libre échange, c'est un vecteur de progrès, mais
à condition de lui fixer des limites et des règles" ?
Quelles sont ces limites et ces règles ?
Troisième question. Au moment où la mondialisation progresse,
nous construisons en même temps une Europe unie. Pouvez-vous nous dire
comment vous voyez la place de l'Union Européenne dans le contexte de
cette mondialisation ? Est-ce que la mondialisation ne la rattrape pas ?
Est-ce qu'elle ne la dilue pas ? Est-ce que l'Europe est encore à
l'ordre du jour, compte tenu de ce mouvement qui crée une planète
unique ? Que pensez-vous, dans ce contexte, de la monnaie unique qui va
naître ?
Voilà beaucoup de questions : excusez-moi de vous
" bombarder " tout de suite.
Je vous donne la parole et je vous renouvelle encore une fois le
témoignage de notre reconnaissance et de notre extrême
curiosité.
M. Renato Ruggiero. -
Merci infiniment, Monsieur le Président du
Sénat et merci beaucoup, Monsieur le Président, si vous le
permettez, mon cher ami, au nom de grandes expériences
européennes que nous avons faites ensemble. Mesdames, Messieurs les
sénateurs, Mesdames, Messieurs, je me sens très honoré
d'être aujourd'hui parmi vous. C'est à moi de vous remercier et
non à vous car venir à Paris au Sénat est non seulement un
honneur, mais aussi un grand plaisir. Je vous remercie d'avoir organisé
ce débat sur la mondialisation car c'est quelque chose qui manque,
notamment en Europe. Nous avons besoin de pouvoir essayer d'éclaircir ce
phénomène qui a déjà marqué la fin de ce
siècle et qui va marquer encore plus le début du XXIème
siècle. Votre initiative est très importante et très
intéressante.
Je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites que la
mondialisation suscite avant tout de grandes inquiétudes, de grandes
incertitudes dans l'opinion publique. C'est à cause du manque
d'information et de débats. Nous devons essayer d'éclaircir la
réalité. La mondialisation ne sera jamais le paradis, mais elle
ne sera pas l'enfer. Ce que sera la mondialisation dépend de nous et de
la contribution que nous y amenons.
Je veux vous dire une chose tout de suite. Vue de Genève, la France est
une grande puissance commerciale, un grand acteur dans la mondialisation. Vous
êtes le quatrième pays importateur et exportateur au monde, le
deuxième pays exportateur en matière de services, le
troisième pays receveur d'investissements directs. Vous n'êtes pas
une puissance marginale, vous êtes une puissance au sein de l'action de
la mondialisation et de la création de la mondialisation. Vous devez
donc participer à ce débat avec non pas seulement de l'espoir,
mais avec la conscience et le sentiment que vous pouvez avoir -comme vous
l'avez toujours eu dans l'histoire de la politique étrangère et
de l'économie internationale- un rôle principal sur ce que va
être cette mondialisation.
La première question que M. le Président m'a posée est la
suivante : quelle est la différence entre le GATT et l'Organisation
Mondiale du Commerce ?
Du point de vue institutionnel, le GATT était un accord commercial
provisoire. L'OMC est une institution internationale. De ce point de vue, il y
a une différence institutionnelle remarquable.
La chose la plus importante est que le GATT était une organisation qui
gérait le système multilatéral des échanges sur une
base volontariste, certes contraignante, mais davantage volontariste et
obligatoire. L'OMC est un système qui gère le système
multilatéral des échanges sur la base de règles
contraignantes acceptées et négociées du point de vue
international, avec un système de règlement des différends
capable d'imposer le respect des règles et des disciplines.
A Singapour, les pays membres ont procédé à une analyse
des deux premières années de fonctionnement de l'OMC et en
particulier de la procédure pour la solution des différends.
Cette procédure constitue un des fondements de l'OMC. Elle est efficace
et est utilisée aussi bien par les pays industrialisés que par
les pays en voie de développement qui, du temps du GATT, ne
l'utilisaient pratiquement pas. A présent, les pays en voie de
développement sont presque pour moitié à l'origine des cas
présentés.
Pourquoi ? Parce que cette procédure peut être aussi bonne
pour les grands pays que pour les petits pays. Le cas que l'on mentionne
toujours est celui du Costa Rica, petit pays qui a amené les
États-Unis devant la procédure pour une question de textile. Le
Costa Rica a gagné, les États-Unis ont accepté de modifier
leur position. D'autres arrêts importants ont été pris. Un
autre pays a, par exemple, obtenu un changement dans la législation des
États-Unis en matière d'environnement.
C'est un système qui fonctionne de façon automatique,
transparente et, jusqu'à ce jour, à la satisfaction de tous.
Tel est le point qui apparaît à la surface comme
l'élément substantiel des différences entre le GATT et
l'OMC. Mais si, pour un instant, on laisse ce qui est l'aspect institutionnel
ou celui des procédures pour faire respecter les règles, et que
l'on s'attache au problème de la direction du programme de travail, nous
avons devant nous un programme de travail imposant, et certainement bien
différent de ce qu'était le programme de travail du GATT.
D'ici à 15 jours, nous devons conclure une négociation qui peut
être appelée "historique" sur la libéralisation -cela
couvre pratiquement 90 % du marché mondial- et sur les
règles de concurrence dans le domaine des
télécommunications. Cela veut dire 500 milliards de dollars en
terme de revenus des sociétés de
télécommunications.
Par exemple, en 1987, les sociétés américaines
dépensaient, pour les services de télécommunications,
15 % de plus que leur consommation de pétrole. Si on fait le
rapport entre ce chiffre de 1987 et la réalité d'aujourd'hui, et
qu'on le compare avec la situation européenne, on arrive à des
considérations de quantités beaucoup plus grandes. Cela veut dire
que, véritablement, dans le XXIème siècle, les services de
télécommunications seront beaucoup plus importants que ce
qu'était le pétrole dans la société
industrialisée dans laquelle nous avons vécu.
Un mois et demi après la conclusion de la prochaine négociation
sur les télécommunications, nous devons compléter la
négociation sur les technologies de l'information, c'est-à-dire
l'élimination, d'ici à l'an 2000, de la plus grande partie des
droits de douanes, pour tous les pays, des produits de technologies de
l'information. C'est une négociation qui intéresse beaucoup la
France, en raison de sa position très compétitive dans le monde.
Là aussi, nous sommes devant des chiffres très
intéressants. Le commerce des technologies de l'information dans le
monde représente aujourd'hui 500 milliards de dollars, pratiquement la
valeur globale du commerce de tous les produits agricoles. Si vous prenez les
deux dossiers, celui des télécommunications et celui des
technologies de l'information, vous pouvez conclure que pour la valeur et
l'importance, nous avons pratiquement déjà accompli un nouveau
round.
Il faut ajouter qu'au mois d'avril, nous recommençons la
négociation pour la libéralisation des services financiers,
banques, assurances, etc, que nous devrions compléter d'ici la fin de
l'année.
Avec ces trois grandes négociations sectorielles :
télécommunications, technologies de l'information, et services
financiers, nous pouvons dire que nous amenons le système commercial
mondial pratiquement à la hauteur de ce que seront les
nécessités du XXIème siècle.
Mais ce serait peu de parler seulement de chiffres et de quantités. Avec
cette libéralisation et avec les règles de concurrence faites
pour défendre les nouveaux concurrents et les petits concurrents devant
les positions dominantes des grandes sociétés existantes, nous
sommes en train de donner la possibilité à tous les pays du
monde, sur une position paritaire, pays riches et pays pauvres, d'avoir le
même accès à l'information et à l'éducation.
C'est un processus révolutionnaire qui va changer véritablement
la société humaine de demain. C'est quelque chose qui
dépasse de beaucoup le cadre quantitatif et sectoriel.
De plus, 28 pays sont candidats à l'adhésion à l'OMC. Ce
sont tous des pays en voie de développement ou des économies en
transition. Cela démontre que la vision d'une économie de
marché, dans un cadre de règles et de disciplines
acceptées du point de vue international, est considérée
comme la voie la plus importante pour le développement de ces pays ,
dont un grand nombre sont importants du point de vue commercial comme la Chine,
la Russie, l'Ukraine, les pays baltes, l'Arménie, l'Arabie Saoudite,
Taiwan, etc.
Enfin, nous préparons également une conférence très
importante qui montrera que l'OMC n'est pas un club qui s'occupe simplement des
nouvelles technologies ou des produits qui intéressent les pays
industrialisés, mais est au contraire une organisation qui prend bien en
compte les nécessités des pays les plus pauvres. Nous
organiserons cette année une conférence à laquelle
participeront les principales institutions financières internationales
pour étudier une approche intégrée -et c'est cela la
nouveauté- des efforts conduits par chacune de nos organisations pour
combattre la marginalisation des pays les plus pauvres. Dans le cadre de
l'Organisation mondiale du commerce avec la Banque mondiale, nous sommes aussi
en train d'étudier comment nous pouvons utiliser les nouvelles
technologies pour faire faire un grand pas en avant aux pays les moins
développés. L'un des objectifs que nous nous sommes fixé
est de donner, d'ici à 10 ans, à chaque petit village dans le
monde un téléphone mobile. Cela peut être la
différence entre la vie et la mort car avec un téléphone
mobile, vous pouvez appeler du secours pour des maladies, avoir des
renseignements, etc. C'est l'une des choses que nous sommes en train de faire.
En outre, avec la Banque mondiale, nous sommes en train de créer un site
sur Internet et de réaliser des investissements pour permettre aux pays
africains de recueillir toutes les donnés possibles concernant les
politiques et les données statistiques de développement, y
compris des exemples de politiques applicables à certaines situations,
de sorte que les hommes politiques des pays en voie de développement
aient à disposition toutes les informations dont ils peuvent avoir
besoin.
La bataille que nous menons va bien au-delà de l'ouverture des
marchés, car il s'agit d'essayer d'améliorer les conditions de
vie des pays les plus pauvres du monde. Ceux-ci ne peuvent pas rester
çà l'écart des bénéfices de la globalisation
de l'économie de la mondialisation.
La mondialisation est une réalité. Ce n'est pas une option. C'est
une réalité qui est déjà dans notre vie
quotidienne, c'est une réalité qui commence chez nous : le
matin, vous vous réveillez avec un petit appareil radio japonais
assemblé en Malaisie, vous buvez un café de Colombie, vous prenez
votre voiture qui a été construite en France mais dont 50 %
des pièces viennent de partout dans le monde, puis vous allez au bureau
où il y a votre ordinateur et tous les autres instruments produits avec
des pièces venant de partout dans le monde. La mondialisation est
déjà, dans notre vie quotidienne, une réalité. Ce
n'est pas un choix. La mondialisation est la conséquence du
progrès technologique : le développement des transports
terrestres, maritimes, aériens, des télécommunications, de
la télévision, etc.
Il faudrait arrêter tout cela pour arrêter la globalisation.
Pensez-vous que dans nos pays, on pourrait accepter une société
sans mondialisation ? Par exemple, quel serait le prix d'une voiture
construite entièrement en France ? Combien de gens pourraient
acheter ce genre de voiture ? Moins peut-être, car les prix seraient
beaucoup plus élevés et la qualité ne serait
sûrement pas la même que celle que vous pouvez avoir en achetant
les meilleures pièces de rechange aux meilleurs prix dans le monde. Dans
notre vie quotidienne, ce serait une révolution absolument inacceptable
pour chacun de nous, d'autant qu'elle s'accompagnerait d'une destruction
d'emplois. Il est inimaginable de garder les exportations et interrompre les
importations. La conséquence serait que les autres pays feraient la
même chose. Notre niveau de vie baisserait et nous perdrions des emplois.
La mondialisation est un processus auquel on ne peut s'opposer, mais auquel on
doit s'adapter. Tel est le premier défi auquel nous devons faire face.
La mondialisation ne détruit pas les emplois. Considérez
maintenant que les pays qui ont une plus forte croissance dans le monde sont
les pays d'Asie, les pays d'Amérique Latine, certains pays d'Afrique et
certains pays de l'Europe centrale et orientale qui, vous le savez sont de
grands pays importateurs de produits européens et français. Si on
fait le bilan de ce que sont nos exportations et nos importations dans ces
pays, nous voyons que notre croissance et nos créations d'emplois
dépendent de nos relations avec ces pays.
La mondialisation est aussi le résultat du progrès
économique et technique. Aujourd'hui, nous avons, par l'effet de la
mondialisation, deux milliards d'hommes en Asie, en Amérique Latine,
dans certains pays d'Afrique et dans certains pays de l'ex-Union
soviétique qui sont en train d'arriver sur le marché de la
consommation et de la production. C'est une chance énorme pour les pays
industrialisés que de pouvoir ouvrir leurs marchés à leurs
exportations, et de pouvoir donner à ces pays les moyens de se
développer. Cela ne devrait pas nous rendre la vie difficile et, au
contraire, pourrait permettre à nos pays d'accroître leur
croissance dans les années à venir. Cependant, si la
mondialisation est une grande opportunité et un grand espoir, et non pas
un danger, nous devons être conscients qu'il existe aussi des risques.
Personne ne peut dire que c'est un processus facile et que tout va bien se
passer. Mais si nous savons nous adapter et adapter nos structures aux besoins
de la mondialisation, je crois que nous pouvons en tirer un profit
énorme.
La croissance n'est plus uniquement dans les pays industrialisés, elle
est aujourd'hui souvent à deux chiffres dans certains pays en voie de
développement.
La dernière question que l'on m'a posée est celle du rôle
de l'Europe dans ce processus de mondialisation.
L'Europe est un passage indispensable pour permettre aux pays européens
d'avoir une plus grande compétitivité dans le monde. Nous avons
parlé aujourd'hui de ce que pourrait être la contribution d'une
monnaie européenne à une plus grande stabilité dans le
domaine des parités monétaires. Je crois que la question d'une
monnaie européenne donnerait une plus grande stabilité au
marché des changes monétaires. La monnaie unique devrait marquer,
non pas la fin d'un processus dans la construction européenne, mais le
point de départ d'une plus grande participation à la
compétition mondiale et à la mondialisation. Je ne vois pas de
contradiction, mais une complémentarité.
Comment combler le déficit d'informations ?
Tel est le problème essentiel devant lequel nous nous trouvons et devant
lequel vous vous trouvez dans vos circonscriptions électorales, et dans
vos batailles quotidiennes dans la vie politique. Nous devons changer de
message, nous devons dire la vérité avec tout l'espoir que cette
vérité entraîne avec elle. En effet, le message n'est pas
un message de désespoir. C'est non seulement un message d'adaptation, de
changement, mais aussi un message de croissance, un message d'entrée
dans une nouvelle phase avec une rapidité et une vélocité
qui ne dépendent pas de nous, mais qui seront certainement l'une des
contraintes.
Certaines choses vont avoir une signification différente. Prenons le
problème de la sécurité de l'emploi. Il est évident
qu'aujourd'hui, la sécurité de l'emploi, notamment en Europe, est
liée à l'immobilité : on considère qu'un
emploi est sûr si c'est un emploi dans lequel, vous pouvez rester toute
votre vie, quoi qu'il se passe. C'est peut-être la raison pour laquelle
50 % des jeunes européens songent à avoir un emploi dans la
fonction publique. Il est évident que dans les années qui
viennent, la sécurité de l'emploi ne sera pas synonyme
d'immobilité. L'éducation sera encore plus déterminante
dans le processus d'adaptation. Les jeunes doivent de plus en plus avoir la
capacité d'être flexibles et mobiles dans leur vie
professionnelle. La sécurité sera liée à cette
capacité de flexibilité et de mobilité. Ceux qui seront
capables de flexibilité et de mobilité devraient avoir une
sécurité de l'emploi plus grande que celle que l'on connaît
aujourd'hui.
Les choses deviennent différentes et nous devrons nous adapter à
ces changements conceptuels en allant vers la mondialisation.
Ma conclusion -et j'espère que nous pourrons, à travers les
questions et les réponses, entrer davantage dans le vif du débat-
est qu'il n'y a rien d'inéluctable dans la mondialisation. C'est quelque
chose qui dépend, comme je l'ai dit au début, de notre action, de
notre politique, de notre volonté. On ne peut pas arrêter le
progrès technique, le progrès humain. Il faut se rendre compte
que la mondialisation, aujourd'hui, n'est plus simplement la libre circulation
des biens et des capitaux, et qu'elle revêt de plus en plus une dimension
humaine.
Si vous voyagez dans le monde, vous observez que les Gouvernements et les
opinions publiques perçoivent de plus en plus les
bénéfices de la mondialisation, porteuse d'espoir, de pouvoir
améliorer leur niveau de vie. Il est impensable de pouvoir fermer nos
frontières aux marchandises et aux hommes sans avoir devant nous une
catastrophe de caractère mondial. La politique d'ouverture, la politique
d'adaptation vers la mondialisation est une nécessité et, je le
répète, un grand espoir de croissance et de paix.
M. Jean François-Poncet -
Merci de cette brillante introduction
qui, je crois, ouvre parfaitement notre débat. Je vais vous poser tout
de suite une question qui intéresse, je le sais, un certain nombre de
ceux qui sont ici et, au-delà, la plupart des sénateurs.
Nous nous attendons à ce qu'à partir de l'an 2000, on entre de
nouveau dans un grand cycle de négociations, et nous nous
préoccupons de savoir dans quelle mesure ces négociations auront
l'agriculture pour cible. Notre préoccupation est de savoir si nous
devons nous attendre à ce que des pressions analogues à celles
que nous avons connues dans l'Uruguay round s'exercent sur notre agriculture.
Quand on va à Bruxelles, on est frappé de ce que les responsables
de la politique agricole européenne considèrent qu'il va falloir
remettre la politique agricole européenne en chantier, alors qu'il nous
semble qu'elle vient à peine d'être réformée et que
des pressions considérables vont s'exercer pour la libéraliser
encore plus qu'elle ne l'est. Pouvez-vous nous dire, dans les perspectives de
notre agriculture nationale, mais dans son cadre européen, quelles sont
les pressions auxquelles nous devons nous attendre ? Comment pensez-vous
que nous puissions ou devions réagir ?
M. Renato Ruggiero. -
Vous savez qu'à la fin du cycle de
l'Uruguay, on a pris un engagement ferme d'avoir, à la fin de notre
siècle, notamment à la fin de l'année 1999, une nouvelle
phase de négociation pour continuer dans la voie de la
libéralisation dans les secteurs de l'agriculture, et des services, mais
aussi pour reprendre aussi les négociations sur la
propriété intellectuelle, et, à la lumière des
décisions prises à Singapour, engager éventuellement une
négociation sur les investissements et les règles de concurrence.
Il existe déjà une pression de certains pays qui disent que dans
ce cadre, il faudrait y ajouter encore une libéralisation
ultérieure pour les produits industriels.
Certains parlent déjà d'un nouveau cycle de négociations
commerciales, d'autres préfèrent ne pas prononcer ce mot, mais,
certes, à la fin de ce siècle, d'ici pratiquement 3 ans, nous
sommes tenus par les engagements que nous avons déjà pris lors de
la conclusion des négociations d'Uruguay, devant des négociations
futures très importantes. Dans ces négociations, l'agriculture
aura une place importante.
Vous me posez la question de savoir si l'Europe devra faire face à une
pression comparable à celle qu'elle a connue dans l'Uruguay round. Je ne
veux pas entrer dans une telle discussion mais il me semble que la pression
sera certainement importante.
Au regard de l'attente, notamment des pays en voie de développement,
d'avoir un degré plus fort de libéralisation dans la politique
agricole commune ; au regard de ce que sera la pression à venir pour
l'élargissement de l'Union Européenne aux pays de l'Europe
centrale et orientale, compte tenu des contraintes budgétaires
auxquelles nous devrons faire face dans le cadre de l'Union Européenne ;
et, si on reste dans le domaine mondial, au regard d'un certain changement dans
la politique de soutien des États-Unis pour les productions agricoles,
je crois que la pression existera et sera forte pour continuer le processus de
libéralisation.
Quant à la manière dont les experts, à Genève,
voient la position de l'Europe, et notamment de la France, on a l'impression
que la France est un pays qui devrait tirer de grands avantages d'une
libéralisation ultérieure dans le domaine agricole. La France a,
dans la plupart des cas, une économie agricole très performante,
compétitive. Les marchés qui pourraient s'ouvrir dans les pays
asiatiques sont d'une très grande importance. La France ne devrait donc
craindre une phase ultérieure de libéralisation.
Évidemment, il convient de se préparer à cela. J'ajoute
que les diminutions du soutien agricole ne concernent pas toute une
série de subventions pour améliorer l'environnement, le tourisme
et toute une série d'activités qui ne sont pas liées
à la production agricole. Certes, il faudra introduire des changements
et, dans certains cas, peut-être difficiles, mais les perspectives, en
général, telles qu'on les voit de l'extérieur pour ce qui
concerne la France sont des perspectives positives.
M. Michel Souplet. -
Monsieur le Directeur général, dans
la foulée, faisant suite à la question que vient de poser M. le
Président Francois-Poncet, je voudrais vous poser une question.
Pensez-vous que l'Europe sera capable de parler, dans les négociations
futures, d'une seule voix ? Je pense au problème agricole. Il est
évident que l'agriculture européenne a une vocation totalement
différente de l'agriculture des grands pays exportateurs comme les
États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande. En effet, se pose le
problème de la densité démographique et de
l'aménagement du territoire. Nous pensons que la loi d'orientation
agricole devra considérer ces nouveaux paramètres et devra donc
proposer à l'agriculture française des perspectives de
développement qui devront tenir compte d'une part, de son rôle
dans l'aménagement du territoire et, d'autre part, de son rôle
dans la conquête des marchés extérieurs.
Il nous faut une agriculture offensive, il faut que l'Europe soit offensive et
ne se contente pas d'accepter la pression extérieure car il existe
d'immenses possibilités de consommation dans le monde et la France doit
y avoir sa place.
M. Renato Ruggiero. -
Je vous remercie de votre question qui est
à mon avis très bien centrée.
Ceux qui pensent que l'Europe est une forteresse se trompent. L'Europe n'est
pas une forteresse. De tous points de vue, l'Europe est ouverte et pleinement
insérée dans la réalité économique mondiale.
Si je dois exprimer, en tant que vieil européen, un jugement sur
l'attitude européenne, je dirais que l'Europe apparaît parfois
plus sur la défensive que sur l'offensive. Ce que vous avez dit me
plaît beaucoup : l'Europe doit apparaître beaucoup plus sur
l'offensive que sur la défensive. Elle doit demander l'ouverture des
marchés plutôt que de défendre ses marchés. Le
véritable pari qu'il faut faire dans ces négociations est d'avoir
davantage accès aux marchés pour exporter. Évidemment, il
faut être à même de pouvoir ouvrir ses propres
marchés.
Sur le problème de l'Europe qui parle d'une seule voix, je peux vous
dire qu'à Genève, l'Europe parle toujours d'une seule voix. La
voix de l'Europe, indépendamment des diversités à
l'intérieur des délégations européennes,
apparaît comme une voix unique. L'Europe, à Genève, est
très forte et c'est le jugement de toutes les autres
délégations.
M. Jean-François Le Grand. -
Vous avez affirmé un acte de
foi en disant que la mondialisation était un grand espoir. Je ne demande
qu'à partager votre credo, mais j'ai auparavant quelques
inquiétudes à lever.
La première concerne l'évolution des salaires, aux
premières lumières de la mondialisation. On constate que dans les
pays les moins développés, les salaires les plus bas
évoluent plus vite vers le haut, alors qu'à l'inverse, dans les
pays développés, les salaires les plus bas sont tirés vers
le bas et les salaires les plus hauts évoluent vers le haut. Cela
crée une distorsion qui devient socialement difficile à supporter
et la correction est généralement de freiner la chute des
salaires les plus bas. Cela produit une distorsion des termes de
l'échange et finalement percute la compétitivité.
Quels seraient les moyens de régulation que l'on pourrait avoir à
l'égard de ce premier phénomène ?
Par ailleurs, vous avez dit que vous étiez en train d'organiser une
conférence internationale rassemblant l'OMC et les différents
organismes mondiaux financiers. La fluctuation des taux de change d'une part,
et les spéculations gigantesques auxquelles on assiste, d'autre part,
font que l'on devrait peut-être organiser un plus grand rapprochement
entre l'OMC et le FMI, par exemple, afin qu'il existe des actions plus
harmonieuses et conjuguées ; faute de quoi la spéculation qui
permet de vendre sans détenir et d'acheter sans payer, va venir
perturber fortement la mondialisation des échanges.
M. Renato Ruggiero. -
Sur votre première question, je peux
répondre par deux considérations.
Comme vous le savez, le problème du respect des normes sociales fut l'un
des éléments les plus importants de la conférence de
Singapour. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'avant tout, se
pose un problème important : il faut que tous les pays s'engagent
à respecter les normes sociales. Tel est l'engagement. Dans le
passé, il n'existait pas d'engagement dans le domaine commercial.
Aujourd'hui, nous l'avons : le Bureau International de Travail doit
s'occuper des normes sociales, en premier chef. Le Bureau International de
Travail a pris des initiatives pour un programme de travail afin
d'améliorer la situation.
Par ailleurs, les États sont tombés d'accord sur le point que
vous évoquiez. La croissance conduit à une amélioration de
la défense des droits sociaux. La croissance est facilitée par la
libéralisation des échanges. Il ne faut donc pas agir à
travers des mesures de protectionnisme, mais au contraire en ouvrant les
économies. C'est le message donné à Singapour et c'est la
contribution que nous pouvons apporter, en tant qu'organisation internationale,
à ce problème.
Du point de vue des pays, le problème que vous avez soulevé doit
être réglé au niveau national ou communautaire. Je
reconnais qu'il y a là un problème, même si celui-ci doit
être réglé à travers la formation professionnelle et
la restructuration de l'appareil industriel. Ce n'est pas une organisation
internationale à caractère contractuel comme l'OMC qui peut
donner une réponse à ce problème.
M. Marcel Deneux. -
En dehors des grands principes que je partage,
très souvent, dans la négociation, on s'aperçoit que c'est
sur des détails pratiques et les données d'entrée de la
négociation que l'on se fait rouler.
Les Américains viennent de modifier leurs aides. Est-ce que les
nouvelles aides américaines vont être considérées
dans la boîte verte ? Autrement dit, seront-elles exemptées
de réduction ?
Croyez-vous évitable que les bases des exportations agricoles des PECOS
et de l'Europe soient jumelées ? Est-il inévitable que l'on
soit obligé de les additionner quand on va négocier ?
Que pensez-vous de la suppression de la règle de l'unanimité dans
les différends ? Est-ce que cela va, à l'avenir, modifier
les règles en matière d'agriculture et de normes
sanitaires ?
M. Renato Ruggiero. -
Si je comprends bien la première question,
vous voulez savoir comment les aides américaines vont être
jugées. Si quelqu'un estime que les aides américaines ne sont pas
conformes aux règles, il peut toujours, à Genève, entamer
une procédure pour avoir un jugement sur la compatibilité des
aides américaines avec les règles de l'OMC. Pour l'instant,
personne n'a formulé cette réflexion. Aucun État n'estime
que les nouvelles aides américaines ne sont pas conformes aux
règles internationales, mais je peux être démenti si un
État engageait une procédure et si, au terme de celle-ci, un
arrêt était prononcé contre les règles de soutien
à l'agriculture.
Je n'ai pas compris la question sur les exportations des pays de l'Europe
orientale.
M. Marcel Deneux. -
Du fait de l'entrée des PECOS, nous jouons,
nous, l'Europe, un rôle tout à fait particulier à la fois
sur l'équilibre de l'Europe et sur le développement
démocratique. Est-ce qu'il en sera tenu compte ou va-t-on,
obligatoirement, additionner les anciennes exportations des PECOS et les
nôtres ? Nous souhaiterions que dans les négociations, il
soit tenu compte de ce que nous avons fait pour les PECOS et que d'autres pays
dans le monde n'ont pas fait, et de notre apport à l'équilibre du
monde au cours des 5 dernières années.
M. Renato Ruggiero. -
C'est un problème que l'on pourra poser au
moment où commencera la négociation. Pour l'instant, il ne se
pose pas.
M. Marcel Deneux. -
Vous avez vu que la Hongrie commence à
flotter dans le groupe de CAIRNS.
M. Renato Ruggiero. -
La Hongrie a un autre problème au sujet
duquel une procédure est en cours. En effet, elle n'a pas, selon
certains pays, respecté toutes les règles concernant les
subventions aux exportations. Le différend est ouvert entre la Hongrie
et plusieurs pays de l'OMC.
Le problème que vous soulevez devra être posé au moment des
négociations. Pour l'instant, il ne se pose pas car il n'y a pas
addition des exportations des PECOS avec l'Union Européenne.
M. Alain Richard. -
Vous avez un peu répondu à la question
que je voulais vous poser en parlant de la clause sociale. Le GATT a eu le
mérite de commencer très modestement à développer
un schéma d'organisation des échanges de plus en plus
structuré pour le respect d'une série de droits sociaux minima.
On en est exactement au point de démarrage.
Or, l'OMC doit résoudre problème d'harmonisation progressive du
travail puisque les règles sociales influencent directement la
concurrence et les objectifs de travail du BIT qui existe depuis bientôt
100 ans.
Comment voyez-vous l'incorporation progressive, sans doute sur une longue
période, des règles sociales mises au point par le BIT dans
l'organisation des échanges commerciaux ?
M. Renato Ruggiero. -
Le problème ne se pose pas aujourd'hui. En
effet, le problème qui avait été posé était
de savoir quelle pouvait être la contribution d'une organisation mondiale
au respect des clauses sociales. Les 128 pays participant à la
conférence de Singapour, y compris la France, ont donné une
réponse unanime. Cette réponse, je l'ai déjà
indiquée. C'était avant tout l'engagement de respecter les normes
sociales, une fois qu'elles sont définies, et de confier cette
opération de définition et de contrôle au Bureau
International du Travail. En fait, nous sommes tous d'accord pour dire que le
respect des normes sociales peut être amélioré du respect
à travers la croissance économique, laquelle dépend de la
libéralisation des échanges. La contribution que nous pouvons
faire pour obtenir le respect des règles sociales est de libérer
nos économies et les échanges. La libéralisation
améliorera la croissance, qui permettra une amélioration des
clauses sociales. Nous sommes contre le protectionnisme et le fait de mettre en
cause l'avantage comparatif des économies des pays en voie de
développement comme moyen de faire pression dans le règlement de
la clause sociale. C'était une conclusion unanime. A partir de
là, le Bureau International du Travail a entrepris une action. Telle est
la contribution que nous pouvons apporter. Si nous décidions des mesures
de restriction à l'encontre d'un pays, nous entraverions sa croissance.
M. Jean François-Poncet. -
Vous me permettrez de vous poser une
question très souvent débattue dans la presse et dont
l'importance ira croissant. C'est le problème de l'entrée de la
Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce, qui se subdivise en de
nombreuses autres sous-questions.
La Chine souhaite-t-elle vraiment y entrer ? La Chine est-elle prête
à admettre d'y rentrer avec les règles qui s'appliquent à
tous les pays ? Cherche-t-elle et a-t-elle des chances d'obtenir un
régime particulier ? Au fond, quel est notre propre
intérêt dans cette affaire ? Devons-nous souhaiter
l'entrée de la Chine ou non ?
M. Renato Ruggiero. -
Si vous me permettez, on n'a pas toujours
partagé mes réponses sur la clause sociale. Je voudrais essayer
de dire encore un mot sur la clause sociale.
Ce fut un problème longuement débattu à tous les niveaux.
Finalement, tous les pays sont arrivés à la conclusion que je
vous ai faite. Pourquoi ? Le problème peut être vu de deux
façons.
Quel est l'objectif de cette opération ? S'assurer que les enfants
pauvres de notre monde puissent améliorer leurs conditions de vie ou
défendre des emplois qui deviennent de moins en moins compétitifs
dans les pays industrialisés ? La réponse à cette
question de base donne satisfaction ou non à ceux qui la posent car si
nous sommes en train de chercher comment on peut améliorer le destin des
pays pauvres, alors nous devons parier sur la croissance et non sur le
protectionnisme. Si nous voulons défendre les emplois non
compétitifs des pays industrialisés, il faut alors des mesures
restrictives. Nous voulons améliorer les conditions de vie des enfants
et pour cela, nous devons ouvrir nos économies et non pas les fermer.
M. Jean-François Le Grand. -
Cela me paraît être
encore trop un discours et non pas vraiment une réalité. La
réalité, on la vit au quotidien lorsque les salaires les plus bas
sont percutés dans un pays comme le nôtre. Je ne pense pas que ce
soit en appauvrissant les pays riches que l'on améliorera la situation
mondiale.
Il manque un élément dans tout cela -c'est un peu la question que
je posais-, un élément de régulation. Tant que l'on n'aura
pas arrêté cette spéculation gigantesque qui a un effet
pervers sur la mondialisation des échanges, on n'y arrivera pas. Ne
devrait-on pas avancer prudemment sur les chemins de la mondialisation en
essayant d'abord d'harmoniser nos rapports économiques et sociaux,
à l'intérieur de bassins régionaux, et en créant
des pôles d'équilibre reliés entre eux ? N'aurait-on
pas intérêt à aller prudemment vers cet Eden ? Vous
avez dit que la mondialisation n'est ni le paradis ni l'enfer. Je crains que ce
soit beaucoup l'enfer et pas assez le paradis.
Mme Josette Durrieu. -
Vous avez dit : on n'arrête ni le
progrès technique ni le progrès humain. Je ne suis pas certaine
que l'on puisse lier les deux de cette façon.
Puis, vous nous assénez une autre vérité, très
fortement : libéralisation égale croissance, croissance
égale progression des droits sociaux. J'ai envie de vous demander
d'argumenter, de prendre des exemples dans le passé, et
éventuellement, des projections et des perspectives dans le futur pour
nous convaincre. D'autres, avant vous, ont dit le contraire : la
liberté opprime, c'est la loi qui libère. J'aimerais savoir
comment on régule.
M. Renato Ruggiero. -
La première question concerne le soi-disant
avantage salarial. Si vous prenez toutes les études que l'on a faites,
même récemment, sur les critères pour réaliser un
investissement à l'étranger, vous voyez que le taux de salaire
est l'un des critères les moins importants dans une telle
décision. Dans le coût de production, le coût du salaire,
hormis quelques secteurs, n'est pas décisif. Enfin, le manque
d'économie externe et de technologie dans les pays les plus pauvres fait
en sorte que même si le coût du travail est très bas,
finalement, tout cela se réduit à un avantage tout à fait
minime. Les produits que ces pays peuvent exporter dans les pays
industrialisés sont très limités et leurs quantités
marginales.
Je comprends que dans le cas de tel secteur ou de telle industrie, une
répercussion soit possible, mais ce sont des phénomènes
tout à fait minimes. Jamais personne n'a dit que leur envergure
était suffisante pour pouvoir véritablement rendre plus pauvres
nos économies. C'est la première fois que j'entends dire que nous
pouvons devenir plus pauvres.
Savez-vous quel est l'impact des exportations des 48 pays les moins
développés au monde sur les exportations mondiales ?
0,4 %. Pensez-vous que nous sommes véritablement menacés par
ce 0,4 %? Non. Dans toutes les institutions économiques et
internationales, la réponse à votre question est très
claire : c'est un problème minime qui n'a pas de
répercussion.
Vous dites qu'il faut harmoniser les règles, mais il faut les harmoniser
une fois que ces pays connaissent la croissance. Sinon comment imposer à
ces pays des salaires qu'ils ne peuvent pas supporter ? Comment ce
système pourrait-il être viable ? C'est impossible. La seule
solution est la croissance à travers l'ouverture.
Madame, vous dites que cela n'est pas prouvé. Prenez le dernier rapport
de l'OCDE sur la clause sociale, vous y trouvez tous les exemples à
l'appui de ce que je dis. Personne, aujourd'hui, ne peut dire que la
libéralisation des échanges n'augmente pas la croissance. Un pays
comme la Chine, une fois qu'elle a décidé d'ouvrir son pays, a
commencé à avoir une croissance de 9 %.
Le Vietnam, après avoir décidé l'ouverture de son
économie, a connu, pendant 3 ans, la plus forte croissance dans le
monde, de l'ordre de 23 %. Aujourd'hui, il est devenu un pays exportateur
de produits agricoles, alors qu'auparavant, il était un pays
importateur.
Il est aujourd'hui généralement admis qu'un commerce ouvert peut
stimuler l'innovation et la créativité, encourager la
spécialisation et abaisser les coûts des facteurs de production.
De même, l'ouverture économique permet d'avoir accès
à des capitaux productifs, à de nouvelles technologies et
à des réseaux mondiaux de distribution, qui tous résultent
de plus en plus des liens entre le commerce et l'investissement. Au cours des
deux décennies écoulées, les économies ouvertes ont
enregistré un taux de croissance moyen de 4,5 pour cent, alors que ce
taux n'a été que de 0,7 pour cent dans les économies
fermées. De surcroît, non seulement la croissance des
économies ouvertes a été plus rapide que celles des
économies fermées, mais la croissance des économies en
développement ouvertes a été plus rapide que celle des
économies développées ouvertes. Cet état de fait
est reconnu par tout le monde, sinon, vous n'auriez pas 28 pays en voie de
développement et en transition qui demandent l'adhésion à
l'OMC.
En effet, il n'existe pas de lien automatique entre croissance et droits
sociaux. Un pays peut mener une politique antisociale, mais normalement, dans
tous les pays où il y a une croissance économique, le niveau de
vie, et donc des salaires progressent.
La Chine est un exemple de pays qui a choisi l'ouverture de son marché
et qui, à travers cette ouverture, a connu et continue de
connaître une croissance incroyable. Vous me demandez si la Chine veut
entrer dans l'OMC. Le fait qu'elle ait eu la patience de mener une
négociation depuis 10 ans déjà et qu'elle continue de
négocier pour entrer dans l'organisation mondiale est une
démonstration de foi et de volonté assez remarquable. Il existe
un débat en Chine, et c'est tout à fait naturel, mais je crois
que la Chine a aujourd'hui la volonté d'entrer à l'OMC.
Est-ce que la Chine peut respecter les règles ? C'est le
problème de la négociation. C'est un grand pays dynamique. Ce
pays doit maintenant s'adapter à toutes les règles de
marché de l'OMC. Il est évident que la Chine doit réaliser
un effort remarquable. Nous demandons à la Chine d'accepter toutes nos
règles et la Chine nous demande d'avoir des périodes de
transition. Telle est la question à laquelle nous sommes
confrontés, mais j'espère que cette négociation pourra
aboutir le plus tôt possible. Je crois que l'on peut dire que l'on
s'approche de la phase finale de la négociation.
M. Jean François-Poncet. -
Y a-t-il d'autres questions ?
J'ai l'impression, Monsieur le Directeur général, que vous avez
répondu à toutes les interrogations. Je ne sais pas si vous avez
abordé le problème de la monnaie unique européenne, grand
sujet, comme vous le savez. C'est un thème que j'ai abordé, en
particulier avec le Directeur général et je serais
intéressé que vous répercutiez devant cette
assemblée les observations que vous m'avez faites, en particulier sur le
rapport qu'il peut y avoir entre la monnaie unique d'une part, et le
déficit d'Europe politique, d'autre part.
M. Renato Ruggiero. -
Je dois, pour répondre à votre
question, abandonner ma casquette de directeur général de l'OMC
et m'exprimer à titre personnel. Il existe une nécessité
absolument fondamentale d'avancer et de conclure la négociation sur la
monnaie unique. Ce serait presque une tragédie si cet objectif majeur
devait échouer. Il y a eu trop d'attente, d'engagements et de sacrifices
afin d'avancer dans cette voie pour qu'à la fin de ce processus, on dise
que l'on n'y arrive pas.
Il faut y arriver avec une perspective et un esprit différents. La
monnaie unique ne doit pas être le point d'arrivée d'une
série de sacrifices budgétaires et de limitations dans les droits
sociaux des citoyens d'Europe. Si la monnaie unique devait être vue comme
l'imposition d'une discipline budgétaire sans qu'aucune explication ne
soit donnée sur sa nécessité, les citoyens d'Europe
s'éloigneraient davantage de cette grande et noble idée qu'est la
construction de l'Europe.
Nous devons donner davantage un cadre de référence politique
à cette construction. Il faut démontrer que si la banques
centrales ont des exigences pour ce qui concerne les disciplines
budgétaires, tout cela doit être encadré dans un grand
processus de construction politique de l'Europe, c'est-à-dire une
politique basée sur la position de l'Europe dans le monde et
l'amélioration de la création d'emplois en Europe, et non pas sur
une politique basée sur une croissance insuffisante. Il y a un effort
à faire, me semble-t-il, pour "repolitiser" l'objectif de la monnaie
unique et l'encadrer dans un processus visant à renforcer les
institutions politiques de l'Europe.
M. Jean François-Poncet. -
Il me reste, Monsieur le Directeur
général, à vous remercier d'être venu vous
prêter à toutes nos questions. Je crois que nous avons maintenant
une meilleure compréhension des problèmes qui sont posés.
De là à vous dire que toutes nos inquiétudes se sont
miraculeusement dissipées, ce serait excessif, mais je crois que vous
avez beaucoup fait pour nous faire progresser dans la compréhension de
cet énorme phénomène qu'est la mondialisation.
Mille merci, le Sénat vous est reconnaissant de vous être mis
à sa disposition, et bon vent pour l'avenir.
M. Renato Ruggiero. -
J'ai besoin du bon vent. Je vous remercie, mais
aujourd'hui, j'ai une grippe et je ne me suis peut-être pas
exprimé comme je l'aurais souhaité.
M. le Président. -
Vous avez été parfait.
AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, PROFESSEUR À
L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS, PRÉSIDENT DE
L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (4
FÉVRIER 1997)
M. le Président.
- Nous accueillons, à
présent, M. Jean-Paul Fitoussi. M. Jean-Paul Fitoussi est un
économiste distingué, connu de tous par ses écrits et ses
interventions multiples. Il nous avait semblé souhaitable, après
avoir entendu les deux principaux acteurs de la mondialisation sur le plan
international que sont le Directeur général de l'Organisation
Mondiale du Commerce et, demain, le Directeur du Fonds Monétaire
International, d'entendre aussi des voix françaises : la voix d'un
économiste qui défend souvent des thèses qui ne sont pas
celles de la majorité du gouvernement ; et la voix d'un grand
industriel, dont les investissements et les actions sont présents sur
l'ensemble de la planète : M. Messier, Président de la
Compagnie Générale des Eaux.
Par conséquent, nous entendons maintenant M. Fitoussi, afin d'avoir une
vision ouverte, un large éventail d'interventions qui nous permettront
de nous faire une idée de ce phénomène qui est l'un des
sujets centraux de notre temps.
Je ne vous pose aucune question particulière, vous connaissez les
sensibilités qui nous entourent. Dites-nous ce que vous avez envie de
nous dire sur la mondialisation et les questions ne manqueront pas ensuite.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Merci, Monsieur le Président. Je suis
très honoré d'avoir été invité à
parler devant vous.
La mondialisation est un phénomène aux dimensions multiples dont
certaines ne sont pas vraiment celles que nous craignons. Pour aller au coeur
du sujet, je dirai qu'il existe trois dimensions qui m'apparaissent
évidentes : la dimension symbolique, la dimension réelle, et
la dimension idéologique. Je crois que nous souffrons bien davantage de
la dimension symbolique et de la dimension idéologique que de la
dimension réelle.
La dimension symbolique est celle du déclin de l'empire européen.
Quel est l'objet de notre souffrance symbolique ? Nous nous
découvrons petits. La mondialisation incarne un en-dehors hostile, une
quatrième dimension dans laquelle nous nous sommes trouvés
projetés, comme dans les romans de science-fiction où le
héros passe sous un rayon qui lui donne une taille minuscule et qui lui
fait découvrir la violence des objets de son univers quotidien. Cette
violence, nous la découvrons soudainement. Nous nous apercevons que nous
sommes une population de 60 millions d'habitants dans une humanité de 6
milliards d'êtres humains, mais nous le savions déjà.
La première blessure n'est certes que d'amour-propre, mais elle occupe
une place importante dans l'imaginaire des peuples, et surtout, de leurs
dirigeants, comme en témoigne l'impact des classements de pays, que
chacun invoque pour rassurer ou inquiéter. Alors tantôt nous
sommes le quatrième pays exportateur du monde, tantôt le premier
pays exportateur par habitant ; -je l'ai entendu très fréquemment
et c'est faux. L'Irlande exporte plus par habitant que nous-mêmes, car
simplement, l'Irlande est une économie ouverte à 75 %- ;
tantôt on nous dit que l'Inde commence à nous dépasser et
que demain, nous seront dépassés pas certains pays asiatiques.
" Et alors? " Pourrait-on dire. Le déclin de l'empire
américain était la bonne nouvelle que l'Europe annonçait
au monde au moment des Trente Glorieuses, et cela, parce qu'un mouvement
arithmétique impliquait le déclin relatif des États-Unis
puisque l'Europe croissait plus vite que les États-Unis. Mais en aucun
cas, ce déclin relatif de l'empire américain ne s'est
accompagné d'un appauvrissement des États-Unis ; en aucun cas le
déclin relatif de l'empire européen ne s'accompagne d'un
appauvrissement de l'Europe. Les différences de niveaux de
développement mettent toujours à l'oeuvre ces mêmes
mécanismes qui relèvent de l'arithmétique, mais ils
semblent jouer aujourd'hui contre l'Europe. Le développement de
n'importe quel pays du monde peut être assimilé à un
déclin relatif des autres pays.
Est-ce pour autant une mauvaise nouvelle ? Devons-nous chaque fois
accueillir la réduction de la pauvreté dans le monde comme une
blessure, comme une injure à notre puissance ? Est-ce une mauvaise
chose si les inégalités entre pays riches et pays pauvres se
réduisent par enrichissement des pays pauvres ? Peut-on à la
fois tenir des discours généreux sur les rapports nord-sud et se
plaindre qu'en dépit de notre absence de
générosité, les régions du sud accèdent
enfin au développement ?
Certes, cela modifie les cartes de la puissance et de la domination, mais
souhaitons-nous maintenir, dans une ère post-coloniale, les mêmes
hiérarchies de la soumission ?
En vérité, le déclin relatif des pays riches est une
très bonne nouvelle. Elle signifie que la capacité de production
mondiale s'accroît, que les marchés s'étendent, que le
niveau de vie par habitant de la planète augmente. Cela ne signifie en
aucun cas que nous nous appauvrissons.
A cette première dimension symbolique, s'ajoute une dimension
réelle dans laquelle la mondialisation devient légitimation de la
croissance des inégalités et de la fragmentation sociale.
Il est vrai que la mondialisation, telle qu'elle se produit aujourd'hui, peut
aggraver deux catégories d'inégalités. Les
inégalités structurelles qui sont celles qui séparent
entre eux les groupes sociaux -inégalités relativement stables-,
et les inégalités dynamiques nouvelles qui sont celles qui
apparaissent au sein de chaque groupe social.
Par exemple, le chômage créé une inégalité
à l'intérieur même du groupe des salariés, comme les
restructurations créent une inégalité au sein même
du groupe des entreprises. On perçoit aujourd'hui qu'une telle
fragmentation, que ces inégalités dynamiques nouvelles,
concernent au premier chef les classes moyennes. On voit ainsi apparaître
une forme de désagrégation sociale à laquelle la
démocratie ne nous avait pas habitué : On voit
apparaître l'ascenseur social descendant.
La mondialisation sépare ainsi ceux qui s'adaptent au monde et ceux qui
ne le peuvent pas, mais en aucun cas, elle ne nous contraint à nous
montrer moins solidaires, et nous n'avons rien à gagner à le
faire.
Chaque type de mondialisation peut être schématiquement
associé à une catégorie d'inégalités. On
peut distinguer la globalisation financière qui, elle, fait
croître les inégalités structurelles parce qu'elle conduit
logiquement à un autre partage entre revenus salariaux et revenus non
salariaux. Elle contribue en effet à accroître de façon
considérable la mobilité des capitaux. Si les mouvements de
capitaux sont libres, il est normal, nécessaire, inévitable,
qu'ils affluent partout où la main d'oeuvre est le meilleur
marché pour un niveau de qualification donné.
La globalisation des marchés financiers ne peut donc qu'accroître,
dans des proportions importantes, la concurrence des pays à bas niveau
de salaire ou de protection sociale. Vouloir l'un, c'est appeler l'autre. On ne
peut se féliciter de la globalisation financière et regretter la
concurrence des pays à bas salaires. C'est le même processus.
Les capitaux libérés n'ont et ne doivent avoir qu'une seule
rationalité : la rentabilité maximale des investissements,
quel que soit le pays. Pour un capitaliste occidental, la rentabilité
des investissements, dans des pays émergents, est parfois le triple ou
le quadruple de ce qu'elle est dans les vieux pays industrialisés. On
conçoit que cela lui ouvre des perspectives, et on comprend l'attrait
que représente pour lui cette globalisation financière.
Supposons d'ailleurs que le pire scénario se réalise, pour mieux
éclairer mon propos.
Supposons que les capitalistes français, attirés par la
rentabilité de l'économie chinoise, décident
désormais de n'investir qu'en Chine, et donc de ne plus investir en
France. Cela sans conteste créerait un grave problème d'emploi en
France qui ne pourrait être résolu que par un abaissement
très considérable des salaires de façon que la
rentabilité redevienne en France ce qu'elle est en Chine.
Mais la France en serait-elle appauvrie pour autant ? La réponse
dépend du point de vue où l'on se place. Certes, le sort des
salariés en serait détérioré, soit du fait du
chômage, soit du fait de l'ouverture de l'éventail des salaires et
de la diminution des salaires les plus faibles. Mais celui des capitalistes et
des entrepreneurs serait considérablement amélioré. Ces
derniers conservent en effet la propriété du capital, quelle que
soit sa localisation. S'il est en Chine, cela signifie que les entrepreneurs
français possèdent une partie de la production chinoise et
bénéficient de son expansion.
On voit bien par cet exemple extrême que la mondialisation ne crée
d'appauvrissement nulle part, mais génère des
inégalités considérables.
Le vrai problème est que le surplus suscité par la mondialisation
n'est acquis qu'au prix d'une croissance considérable, peut-être
insoutenable, des inégalités. Les titulaires des revenus non
salariaux voient leurs revenus s'accroître fortement, même si une
très grande inégalité va exister entre eux. Selon la
taille des entreprises, certaines vont être paupérisées et
d'autres participer à cet enrichissement global dû à la
globalisation financière.
En d'autres termes, la répartition des revenus va subir une importante
déformation, aux dépens des revenus du travail. Les
inégalités structurelles vont s'approfondir. Ainsi, on pourrait
expliquer que la baisse de la part des salaires dans le revenu national
-phénomène occidental beaucoup plus dramatique en France
qu'ailleurs mais assez généralisé- a pour origine la
mondialisation.
C'est grave, mais regardons les faits.
Dans les faits, si un tel processus est à l'oeuvre -et je crois qu'il
l'est- son ampleur paraît mineure, presque indiscernable statistiquement.
Certes, les flux de capitaux entre les pays industrialisés et les pays
en développement ont augmenté. Mais ils sont passés de 7
à 9 % dans les 20 dernières années. Au total, cela
signifie que ce mouvement est mineur, il ne peut pas expliquer les
problèmes d'appauvrissement que connaissent les travailleurs aux
États-Unis, et le problème du chômage que connaît
l'Europe.
Regardons si la seconde globalisation en est responsable, celle des
marchés de biens. C'est une globalisation qui est une mondialisation
parce qu'elle signifie que les marchés de biens s'étendent
à l'ensemble de la planète, et non pas seulement aux pays
industrialisés, tel que ce fut le cas dans les Trente Glorieuses. Cette
mondialisation pourrait en théorie contribuer à expliquer
l'approfondissement de ce que j'ai appelé les inégalités
dynamiques, c'est-à-dire celles qui scindent les catégories
sociales homogènes, les fragmentent.
En effet, l'échange international incite les pays à se
spécialiser dans les productions pour lesquelles ils disposent d'un
avantage comparatif. Les pays industrialisés disposent d'un avantage
comparatif dans les productions qui utilisent du travail compétent,
qualifié, alors que les pays en développement disposent d'un
avantage dans les productions qui utilisent du travail non qualifié.
Cela signifie que nos pays vont avoir tendance à développer des
productions à forte valeur ajoutée, du fait de la qualité
du travail qu'elles incorporent -machines-outils ou robots-, alors que les pays
du sud vont se spécialiser dans l'exportation de biens intensifs en
travail non qualifié comme certains produits textiles ou la chaussure,
par exemple.
La mondialisation joue donc dans nos pays en défaveur des travailleurs
non qualifiés, et là-bas, en leur faveur. C'est cela qui explique
le développement des pays du sud. La croissance de la demande de travail
non qualifié dans ces pays est l'amorce d'un processus
d'homogénéisation de la société, un processus
réel de développement et de démocratisation.
Cette conséquence du développement du commerce international peut
notamment expliquer ce que l'on a appelé la désindustrialisation
des pays du nord. Elle est considérée par tous comme un
phénomène inquiétant. En effet, les industries
manufacturières emploient une proportion beaucoup plus forte de travail
non qualifié que de travail qualifié.
A l'inverse du processus mis en oeuvre par la globalisation financière,
le commerce international ne jouerait pas tant sur la répartition du
revenu entre capitalistes et travailleurs qu'entre travailleurs eux-mêmes
; entre ceux qui ont les qualifications requises pour utiliser les avantages
technologiques du Nord et les autres. Il en résulte un jeu de
ciseaux : les rémunérations du travail qualifié vont
augmenter, les rémunérations du travail non qualifié vont
baisser ou conduire au chômage.
La mondialisation va donc aggraver les conséquences de la
disqualification tendancielle du travail non qualifié. C'est une
tendance dans les sociétés dont le niveau d'éducation
s'accroît. Ainsi, le taux de chômage du travail qualifié en
France est passé de 2, 5 % en 1970, à 3,5 % en 1980, et
à 6 % en 1993, au plus fort de la récession. Dans le
même temps, le taux de chômage du travail non qualifié est
passé de 3 % à 9 %, puis à 20 %
aujourd'hui. Ces différences dans les évolutions du taux de
chômage sont considérables et soulignent la croissance des
inégalités face à l'emploi.
Cependant, c'est une chose que de les constater et une autre que d'invoquer la
mondialisation comme étant la cause de ces inégalités. Le
problème est analogue à celui que nous avons rencontré
dans l'analyse des conséquences de la globalisation financière.
Les évolutions constatées dans les échanges
internationaux, entre pays du nord et pays du sud, sont trop mineures pour
expliquer des phénomènes aussi massifs. Entre 1970 et
aujourd'hui, l'accroissement des importations nettes entre pays du nord et pays
du sud n'a été que de 1 % en moyenne. Même si l'on
considérait les importations brutes, elles ont augmenté de
2 % en moyenne, et rien ne permet d'expliquer un phénomène
d'une telle violence.
Deux remarques sont à faire.
Tout d'abord, les phénomènes statistiques dont nous avons
parlé sont trop mineurs et des évolutions aussi
modérées ne peuvent pas avoir d'aussi grandes
conséquences. Pour l'essentiel, la mondialisation commerciale est un
phénomène à venir, le développement de la Chine est
un événement à venir plutôt qu'un
événement déjà advenu. Ce n'est pas le
développement de la Chine qui explique la croissance quasi ininterrompue
du chômage en Europe depuis le milieu des années 1970. Cette
explication est, a posteriori, peu pertinente.
Ensuite, d'autres explications peuvent aussi bien rendre compte de
l'évolution des inégalités.
Tout d'abord, le progrès technique. La croissance des
inégalités entre travail qualifié et travail non
qualifié pourrait être la conséquence de ce que l'on
appelle la non neutralité du progrès technique. Le progrès
technique exige une main d'oeuvre de plus en plus compétente car les
outils que les travailleurs sont amenés à employer deviennent de
plus en plus complexes et demandent une plus grande qualification. Cela
signifie que non seulement une plus grande compétence est
nécessaire mais, de surcroît, que l'utilisation de ce type de
matériel accroît considérablement leur productivité
; ce qui fait que la demande pour le travail qualifié va augmenter.
L'exemple de ce type de progrès technique est la révolution
informatique.
Cette non neutralité explique aussi bien la croissance des
inégalités que ne le fait la mondialisation car à
l'évidence, du fait de cette non neutralité, le travail non
qualifié ne va plus être demandé ou va l'être
beaucoup moins. La désindustrialisation, dans ce processus de
progrès technique, est alors conçue comme l'externalisation des
services qui étaient auparavant fournis au sein même des
entreprises. Cette externalisation va accélérer le
développement du secteur des services en même temps que la
compétence moyenne que l'on exige des travailleurs.
Depuis le début des années 80, la mondialisation s'effectue sur
une toile de fond de taux d'intérêt réels anormalement
élevés. Certes, ils ont baissé depuis un an, mais je parle
d'un phénomène historiquement épais. C'est l'augmentation
brutale des taux d'intérêt qui permet de mieux distinguer la
rupture du début des années 80. En effet, c'est ce qui
sépare les Trente Glorieuses des années qui vont suivre. C'est un
phénomène d'une grande violence. Il ne faut pas être grand
clerc pour comprendre que dans un système capitaliste, les taux
d'intérêt représentent une variable cruciale, probablement
la plus importante de l'économie. Mais ils ne sont pas seulement une
variable économique, ils sont surtout une variable sociale.
En effet, leur niveau commande la perception qu'une société a de
son avenir et modifie le rapport au temps des agents économiques. Quand
les taux d'intérêt sont élevés, c'est le
passé qui l'emporte sur le futur. En période de taux
d'intérêt réels élevés, il vaut mieux avoir
un passé. Si vous n'en avez pas, vous êtes laissé sur le
bord de la route. Qu'est-ce qu'un passé en économie ? Un
capital financier, un patrimoine, ou un capital humain en termes de
compétences et de qualifications. Ceux qui vont rester au bord de la
route sont tous ceux qui n'ont pas de passé. Parmi ceux qui n'ont pas de
passé, ceux qui en ont le moins sont les jeunes non qualifiés.
On comprend pourquoi, dans un univers régi par la loi d'airain de ces
taux d'intérêts élevés, vont se retrouver sur le
bord de la route tous ceux qui n'ont pas de passé ou ceux dont on a
déclaré que le passé était obsolète, qu'il
ne pouvait plus être rentable. Or, le niveau anormalement
élevé des taux d'intérêt depuis 15 ans constitue un
phénomène singulier dans l'histoire du capitalisme occidental.
C'est la première fois qu'on est confronté à un niveau
aussi élevé pendant aussi longtemps. Or, ce niveau va modifier le
rapport de forces entre les détenteurs du capital financier, les
entrepreneurs et les salariés, d'abord, au détriment des
entrepreneurs, mais les entrepreneurs vont devoir réagir, et ils vont le
faire au détriment des salariés.
Au terme de ce processus, ce qui va se trouver le plus menacé, c'est
l'investissement, c'est tout ce qui construit l'avenir. Est-ce un hasard si le
taux d'investissement s'effondre en Europe ? Est-ce un hasard si
l'effondrement du taux d'investissement est en fait quasiment dans un rapport
de proportionnalité avec le niveau des taux d'intérêt des
différents pays ? A savoir que là où il s'est le plus
effondré, c'est là où les taux d'intérêt ont
été le plus élevés. La France a gagné ce
singulier record dans les années 90.
C'est là qu'intervient la dimension idéologique de la
mondialisation, le triomphe de l'économie de marché et du
libéralisme. On peut même penser qu'il s'agit d'une
idéologie américaine à usage externe seulement car ce qui
engendre les souffrances sociales, ce n'est pas la mondialisation en
elle-même, mais le retour à une logique de pseudo-impuissance des
états, sous prétexte de tutelle des marchés.
L'idéologie tient à ce que nous continuions de percevoir les
marchés comme des lieux fictifs de coordination des plans des agents,
alors qu'ils sont le lieu de rapports de forces.
On a semble-t-il oublié que déjà, au Moyen-Age, on faisait
la distinction entre le principe du marché qui était bon en soi
et le marché concret qui impliquait la présence du gendarme, de
la puissance publique. Ce qui veut dire que la mondialisation n'est pas un
problème, puisqu'elle peut engendrer des bénéfices
importants, mais en se produisant dans un contexte de
déséquilibre de rapports de forces entre acteurs, elle engendre
de la souffrance sociale.
Cette première souffrance est d'origine économique, d'origine
d'économie politique puisque, pourrait-on dire, en vérité,
la période de taux d'intérêt élevés a
coïncidé avec un changement radical de politique économique
aux États-Unis. C'est au début des années 1980 que tout
cela a commencé.
A cette première souffrance s'ajoute une seconde, d'ordre
anthropologique, qui provient du travail même de la démocratie.
Celle-ci libère l'individu et le rend responsable de son propre destin.
Etre responsable de soi en un temps où la plus grande probabilité
est celle de l'échec ne peut qu'aggraver la souffrance produite par la
montée des inégalités.
C'est donc sous les auspices d'une économie de marché
profondément déséquilibrée que s'effectue la
mondialisation. Elle s'effectue de surcroît sans le secours d'aucune
institution de régulation. C'est cela, plus que la mondialisation
elle-même, qui engendre les maux dont souffre la société.
Mais il serait faux de penser que la mondialisation fut une contrainte. Elle
fut d'emblée un choix politique comme est un choix politique le refus
actuel de l'organiser. Ce refus fait que le monde est imperceptiblement
passé d'une logique de croissance, où l'expansion des uns
entraînait celle des autres, à une logique de parts de
marché, où la croissance des uns ne peut se faire qu'au
détriment de celle des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons
peur du développement des pays émergents. C'est un comble, car
nous avons peur d'un phénomène que nous appelions de nos voeux
dans les années 60 et 70. Le maître-mot de cette logique de parts
de marché est la compétitivité. La
compétitivité, cela signifie prendre des territoires
économiques aux autres. Or, l'histoire nous a appris qu'à ce jeu,
il ne pouvait y avoir que des gagnants transitoires, que les miracles d'une
décennie pouvaient se révéler les cauchemars de la
décennie suivante, et que le résultat à long terme le plus
probable est que tout le monde se trouve perdant en termes de croissance,
d'inégalités ou en termes de démantèlement des
systèmes de protection sociale.
Une observation, même hâtive, aujourd'hui, de la situation mondiale
montre que presque partout existent des capacités de production
inutilisées, partout aussi le chômage est élevé, la
pauvreté croissante, rien ne s'oppose donc à ce que la production
s'accroisse sans tension inflationniste.
Or, la croissance est aujourd'hui bridée par cette logique de
compétitivité, au terme de laquelle l'expansion des uns ne peut
se faire qu'au détriment de celle des autres ; et cela, on le
dénote au travers des discours. Tous les gouvernements de la
planète, tous, souhaitent une croissance plus vive, mais ils
considèrent qu'il n'est de croissance vertueuse que tirée par les
exportations.
En d'autres termes, chaque pays appelle de ses voeux une augmentation de ses
exportations. Cela n'est possible que si chacun augmente aussi ses
importations. Or, tous les pays s'y refusent, de crainte de voir croître
leur endettement. Le monde est donc victime d'une sorte de syllogisme dont les
conséquences font craindre le pire. Dévaluation
compétitive ici, mesures protectionnistes là,
démantèlement partout des systèmes de protection sociale.
Parce que le problème a la structure d'un syllogisme, sa solution est
d'une grande simplicité. Il faudrait fournir à chaque pays, et
simultanément, des liquidités à n'utiliser que pour
importer. Ainsi, tous exporteront davantage sans avoir à redouter que
l'accroissement des importations conduise à un surcroît
d'endettement. Or, ce type particulier de liquidités existe, ce sont les
droits de tirage spéciaux du FMI. S'il paraît impossible, en
raison de la difficulté des négociations internationales, de
distribuer ces liquidités partout, distribuons-les au moins aux pays qui
en ont le plus urgent besoin : les pays de l'est et du sud.
Une partie des performances européennes, si je puis dire, compte tenu du
bas niveau de la croissance des années 1990, a été obtenue
grâce à la croissance des pays de l'est. 1997 verra la
contribution de la croissance des pays de l'est à la croissance
économique européenne devenir relativement significative. Les
pays industrialisés trouveront leur compte puisque leurs exportations
augmenteront. En fait, ce don aux pays du sud et de l'est est en même
temps une subvention aux industries exportatrices des pays du nord.
Voilà une solution où celui qui aide est aidé par son aide
même. Or, semble-t-il, on a oublié qu'il existait des solutions de
ce type. On a oublié qu'il existait des solutions qui nous permettaient
de renouer avec une logique de croissance. Si on l'a oublié, c'est en
raison de ce caractère idéologique qu'a revêtu la
mondialisation.
La mondialisation, ce sont les marchés libres. Mais là, on est
victime d'une cécité historique car il ne peut y avoir de
marché sans règles du jeu. Il ne peut surtout pas y avoir de
marché libre sans règles du jeu. Ces règles
relèvent d'un choix politique, c'est-à-dire de la
démocratie.
Que signifierait une société où il n'y aurait plus de
choix politique ? Comment croire que cette absence de choix sert les
intérêts de l'ensemble des citoyens ? C'est une conception
bien naïve de la démocratie. Aucun alibi ne pourra exonérer
le politique de la responsabilité de retrouver le sens des
solidarités.
Il n'est pas acceptable -et c'est un message inaudible par toute
société- que l'on dise aux Français que certaines
catégories sociales doivent s'appauvrir si elles souhaitent que
l'économie française continue de s'enrichir.
Aujourd'hui, pense-t-on, le capitalisme a triomphé du socialisme. C'est
peut-être vrai et l'histoire tranchera. Mais en aucune manière,
pourrait-on affirmer que le capitalisme a triomphé de la
démocratie, c'est-à-dire d'une recherche incessante de formes
supérieures de contrat social. La conception toute libérale de
l'avenir semble de fait être fondée sur un contresens. C'est parce
qu'on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux que les régimes
communistes se sont effondrés à l'est. C'est donc une victoire de
la démocratie, non de l'économie de marché.
Si le capitalisme, en excluant le politique, devenait totalitaire à son
tour, il risquerait de s'effondrer car en aucune autre période de notre
histoire, les dysfonctionnements de l'économie de marché n'ont
été aussi graves : chômage de masse et croissance de
la pauvreté dans les pays riches. A l'époque, les auteurs
libéraux écrivaient que cela annonçait la fin du
capitalisme et le triomphe du communisme.
Il ne faut pas qu'à notre tour, nous oubliions que le système
économique est toujours médiatisé par la
démocratie, et qu'en ce sens, il ne peut exister que des systèmes
hybrides. Nous vivons dans des démocraties de marché. Dans cette
caractérisation du système qui nous régit, chaque mot est
important car chacun définit un principe d'organisation
différent.
D'un côté, le marché est régi par le principe du
suffrage censitaire, où l'appropriation des biens est proportionnelle
aux ressources de chacun -un franc, une voix-, de l'autre, la démocratie
est régie par le suffrage universel -une personne, une voix-. D'un
côté, l'inégalité, de l'autre, la
société et l'égalité, ce qui oblige à la
recherche permanente de compromis. Cette tension est d'ailleurs dynamique car
elle contraint le système à s'adapter. On sait que tout
système qui s'adapte survit. Seuls les systèmes régis par
un principe unique d'organisation, généralement, se brisent parce
qu'ils n'arrivent pas à relever le défi de leur adaptation.
Il faut donc en permanence rechercher les compromis. Or, ce n'est pas la voie
que nous prenons aujourd'hui en terme de mondialisation. C'est la raison pour
laquelle je crois que l'interventionnisme est une nécessité.
Pour revenir à une question un peu plus concrète, je voudrais
dire en quoi, dans le contexte européen, la mondialisation est un
prétexte pour ne pas conduire les politiques nécessaires.
Aujourd'hui, les conditions idéales sont réunies pour conduire
des politiques expansionnistes. Jamais l'Europe n'a connu de conditions aussi
idéales pour des politiques expansionnistes. Je les énonce
rapidement.
Premièrement, il n'y a pas de menace d'inflation, ni à court
terme ni à moyen terme. On ne peut d'ailleurs pas imaginer qu'il existe
de menace d'inflation dans une situation de chômage de masse. Pour qu'il
existe une course prix-salaire, encore faut-il que les salariés puissent
courir, et ils ne le peuvent pas.
Deuxièmement, jamais la capacité d'autofinancement des
entreprises n'a été aussi élevée, jamais la
profitabilité des entreprises n'a été aussi
élevée, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de problème
d'offre.
Troisièmement, l'Europe est la région du monde la plus
fermée. C'est bizarre, mais c'est ainsi. Le pourcentage des exportations
européennes dans le PIB est de 8 %. Il est de 12 % pour les
États-Unis et de 10 % pour le Japon. Cela signifie que l'Europe n'a
pas de contraintes extérieures et que la mondialisation est un alibi
pour ne rien faire. Dans l'histoire européenne, la croissance
économique est exclusivement expliquée par la croissance de la
demande interne européenne, y compris jusqu'à nos jours. La
demande interne européenne, ce sont l'investissement et la consommation.
Ce n'est pas à partir de ces 8 % que nous allons pouvoir faire
redémarrer le moteur de l'économie européenne, mais
à partir des 92 % d'échanges européens.
Voilà pourquoi, au bout du compte, la mondialisation-alibi est celle qui
finalement sert de prétexte -je crois que c'est sincère- à
l'impuissance des états, alors qu'en vérité, si ceux
là savaient s'entendre, à l'échelle européenne, ils
retrouveraient une puissance majeure comme jamais ils n'en ont connue,
même à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.
M. le Président. -
Monsieur le Professeur, je vous remercie,
c'était un cours fort intéressant et qui nous a, m'a-t-il
semblé, directement introduit dans le raisonnement économique. En
vous entendant, je me suis demandé, à chaque étape de
votre raisonnement, dans quelle mesure il collait à la
réalité. J'ai eu là, je l'avoue, quelques interrogations.
Vous me permettrez de vous en soumettre quelques-unes.
Comme votre propos était extrêmement dense, il faudrait le relire
pour savoir si les questions que l'on vous pose sont fondées sur une
écoute suffisamment attentive de ce vous avez dit, ce dont je ne suis
pas sûr.
J'ai eu le sentiment que dans votre intervention, d'une façon
générale, vous rendiez la mondialisation responsable d'une
croissance plus lente de l'économie mondiale. Je me trompe, mais je ne
suis pas tout à fait d'accord avec vous. J'ai le sentiment, au
contraire, que l'économie mondiale s'est développée
à un rythme très soutenu et rapide, et que cette croissance a
été et reste " tirée " par le
développement des échanges internationaux, lui-même
lié à la mondialisation.
Par conséquent, il m'a semblé là qu'une pièce
manquait dans votre raisonnement. C'est ma première interrogation.
Vous avez donné à votre exposé un tour dialectique et
dramatique. Vous avez d'abord imputé à la mondialisation toute
une série de conséquences, notamment l'inégalité.
Ensuite, vous avez évoqué le fait qu'il n'y a pas seulement la
mondialisation, mais également la technologie et d'autres causes, et
qu'en définitive, on s'aperçoit que la mondialisation n'est qu'un
phénomène parmi bien d'autres. Cela me conduit à faire
l'observation suivante. Les problèmes que nous rencontrons sont-ils la
conséquence de la mondialisation ou du défaut d'adaptation
à la mondialisation ? On peut poser le problème aussi bien
pour la technologie que pour la mondialisation elle-même.
En d'autres termes, si nous avions une politique de formation adaptée,
il est probable que le caractère de plus en plus technologique de notre
société n'aurait pas laissé autant de gens sur le bord de
la route.
N'attribuons pas à la mondialisation une responsabilité qui est
en réalité le défaut de réponse adaptée de
nos gouvernements successifs qui n'ont pas vu venir ce qui, manifestement,
allait apparaître.
Dans tout raisonnement sur la mondialisation, on est porté à
regarder autour de soi et à regarder si certains pays s'en tirent mieux
ou moins bien que d'autres. Parmi les premiers, évidemment, viennent
à l'esprit les États-Unis. On constate qu'un certain nombre des
conséquences que l'on impute à la mondialisation, ont
été fort bien surmontées par les États-Unis. Vous
allez me répondre "pas toutes", puisque aux États-Unis aussi,
entre les bas salaires et les hauts salaires, un écart est apparu qui
existait beaucoup moins autrefois. Mais cette thèse est de plus en plus
contredite par les dernières études américaines qui
montrent que les nouveaux emplois créés se situent au contraire
dans les couches sociales moyennes et supérieures, et pas du tout dans
les couches inférieures. Les vérités qui avaient cours, il
y a 18 mois, sont de plus en plus contestées aujourd'hui. Les
Américains n'ont-ils pas fait un plus grand effort d'adaptation que nous
aux technologies modernes ? C'est ce que les Américains, à Davos,
ne se sont pas fait faute de dire aux européens en indiquant qu'ils
avaient un retard énorme sur ce plan.
Par conséquent, il m'a semblé qu'il y avait dans votre propos une
thèse impressionnante, brillante, était, ici et là,
contredite par les réalités. Vous me direz peut-être que je
refuse de voir les réalités parce que certains des aspects de
votre thèse me chiffonnent ! Et, je ne prétends pas, en effet,
être d'une totale objectivité.
Le dernier chiffre que vous avez fourni, et qui m'a surpris, est celui du
commerce extérieur européen. Il est vrai qu'à partir du
moment où l'on calcule le commerce extérieur européen avec
les pays extérieurs à la Communauté, on constate que les
échanges des différents pays européens sont principalement
centrés sur l'Europe. Il n'en demeure pas moins que quand on
considère le développement des exportations et des importations
européennes en Asie, continent probablement le plus intéressant
car c'est celui qui se développe le plus, on s'aperçoit que nous
talonnons les États-Unis, que nous dépassons largement le Japon,
que notre pente est plus ascendante que celle des États-Unis, et qu'en
définitive, la situation de l'Europe se présente assez
favorablement. Elle se présente, il est vrai, beaucoup moins bien dans
le domaine des investissements. On peut, dès lors, faire des projections
et dire, en effet, que les investissements d'aujourd'hui étant le
commerce extérieur de demain, nous sommes moins bien placés.
En conclusion, laissez-moi vous dire que j'ai été tout à
la fois fasciné par ce que vous avez dit, mais seulement partiellement
convaincu par votre thèse.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
J'ai dû être très mauvais.
M. le Président. -
Non, vous avez été superbe.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je n'ai jamais dit que la mondialisation
était responsable d'une croissance plus lente. L'essentiel de mon propos
est de montrer que ce n'est pas de la mondialisation dont nous souffrons. Ce
n'est pas l'épée qui est enfoncée dans nos reins. Pour
l'essentiel, notre destin est encore entre nos mains.
Je crois au contraire que l'internationalisation et la croissance du commerce
international sont des facteurs puissants de croissance économique en
général. Pendant les Trente Glorieuses, il est patent que les
échanges internationaux ont augmenté beaucoup plus vite que le
PIB, qui lui-même augmentait très vite.
J'ai pris un exemple extrême pour vous montrer que même quand la
mondialisation apparaît dans son aspect le plus laid, elle est quand
même source d'enrichissement.
La mondialisation n'est pas le responsable de nos maux. C'est la raison pour
laquelle je ne suis pas d'accord pour poser le problème en termes de
mondialisation ou de défaut d'adaptation à la mondialisation. Je
crois que nous n'avons pas été très bons. Les
européens n'ont pas su conduire les politiques économiques
adaptées et nécessaires.
M. le Président. -
Vous rejoignez donc ma thèse.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je pense que c'est de cela dont l'Europe
souffre. Certains pays s'en tirent mieux que d'autres. On prend l'exemple des
États-Unis car il est vrai qu'ils connaissent le plein emploi. Je veux
quand même dire que l'une des différences essentielles entre le
modèle de société aux États-Unis et le
modèle de société européen est que, jamais, le
discours américain n'a pris pour prétexte la contrainte
extérieure pour justifier une politique économique
inégalitaire.
En revanche, depuis la fin des années 60, toute une littérature
philosophique, politique, sociale, s'est développée aux
États-Unis de légitimation de l'inégalité, contre
toute redistribution. La tendance inégalitaire aux États-Unis,
qui existe vraiment malgré les derniers chiffres que vous avez
cités, est un choix politique qui résulte du fonctionnement
normal de la démocratie. Cela n'a jamais été
légitimé par une contrainte extérieure.
La deuxième grande différence avec les États-Unis, c'est
que les États-Unis ont conduit depuis toujours des politiques
économiques très massives dans un sens comme dans l'autre.
Imaginez ce que l'on dirait de l'Europe, si l'Europe aujourd'hui
réalisait le choc fiscal que les États-Unis ont
réalisé au début des années 1980. Cela a conduit
à un tel déficit que tout le monde disait qu'il signait le
déclin des États-Unis. Pourtant, si les États-Unis
n'avaient pas réalisé ce choc fiscal majeur, cette baisse
importante des impôts, auraient-ils connu une croissance aussi
rapide ?
Si, de surcroît, les États-Unis n'avaient pas, au début des
années 1990, pendant deux ans, fait que les taux
d'intérêt réels soient nuls, auraient-ils connu la
croissance ? Auraient-ils sauvé leur système
financier ? Non. Il n'y a nul prétexte, ils ont utilisé les
instruments de politique économique que la démocratie mettait
à leur disposition et ils ont choisi une société plus
inégalitaire que la nôtre. Mais ce n'est pas une nouveauté,
les États-Unis ont choisi cette société plus
inégalitaire depuis longtemps.
Je n'analyse pas la différence entre les États-Unis et l'Europe
comme la conséquence d'une flexibilité plus grande aux
États-Unis qu'en Europe. Ce sont deux choix d'un ordre différent
qui se sont faits dans des espaces différents. D'ailleurs, sait-on qu'en
réalité, le taux de chômage américain est beaucoup
plus élevé que celui qui est mesuré ? Le bureau des
statistiques aux États-Unis a essayé de calculer les taux de
chômage harmonisés, mais il y a le problème que l'on
appelle là-bas le "non-emploi".
Par exemple, parmi les hommes âgés de 25 à 49 ans, le taux
de participation au marché du travail est de 90 %. Il est à
peu près de 100 % en Europe. Où sont passés ces
10 % d'hommes, dans la force de l'âge, qui ne font plus
d'études, qui ne travaillent pas, qui ne sont pas des rentiers ?
C'est un problème statistique. La mesure du chômage dépend
du système social dans lequel on vit.
Notamment, s'il n'existe pas d'indemnisation du chômage de longue
durée, il n'existera pas de chômeurs de longue durée car
ils n'auront aucune incitation à se déclarer en tant que
chômeurs. Cela vous donne d'ailleurs un moyen de supprimer, du jour au
lendemain, le chômage : il suffit de supprimer l'indemnisation du
chômage.
(Rires)
Sur le quatrième point, je vous donne les chiffres qui viennent de la
Communauté européenne et d'une étude que j'ai
réalisée pour la Communauté européenne avec du
personnel de la Communauté, qui font apparaître que la part des
exportations extra européennes est de 8 %.
M. de la Malene. -
Monsieur le Professeur, vous nous avez dit que vous
n'étiez pas opposé la mondialisation, mais que vous trouviez
qu'actuellement, elle fonctionne avec un refus des règles. Vous avez
développé l'idée que pour essayer de mettre un terme au
conflit de compétitivité, il fallait prévoir des moyens de
paiement. Vous avez parlé des DTS à la disposition des pays
auxquels on penserait peut-être le moins -les pays de l'est et les pays
du sud- afin d'enclencher le mécanisme qui leur permettra de devenir
importateurs, de façon que nous puissions être exportateurs.
Je voudrais m'arrêter un instant sur ce problème des moyens de
paiement. Il semble que dans votre critique de l'absence de règles de la
mondialisation, vous mettiez en cause les politiques monétaires. Moyens
de paiement, politiques monétaires, les choses ne sont pas tout à
fait les mêmes, mais elles se rapprochent. Et alors ? Je vous pose
la question. Que faut-il faire de la monnaie, Monsieur le Professeur ?
Est-ce uniquement un instrument destiné à assurer la
stabilité des prix ou, comme vous le proposez, faut-il aller bien
au-delà et se servir de la monnaie comme un instrument
économique ? J'aimerais que vous nous disiez votre sentiment sur ce
rôle de la monnaie qui est actuellement au coeur de nos
préoccupations.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il va de soi que les objectifs d'une
société sont multiples. La stabilité des prix est un
objectif; mais le plein emploi et la croissance sont des objectifs premiers ;
de sorte que la monnaie, comme le budget et la fiscalité, doivent
être des instruments au service de la croissance et de l'emploi.
Les seuls objectifs naturels, dans une société, sont la
croissance et l'emploi. Il n'y a d'activité économique que parce
que nous vivons dans un monde de rareté. La rareté implique que
l'on essaie de lutter contre elle, c'est-à-dire d'accroître le
niveau de vie des habitants. Le chômage est un gaspillage des ressources
qui contribue à réduire la production que l'on pourrait
réaliser s'il n'existait pas de chômage.
Il faut remettre les choses dans l'ordre et mettre les politiques au service
des objectifs ultimes de la politique économique.
Evidemment, cela n'implique pas qu'il faille rechercher l'inflation. Je ne suis
pas pour l'inflation. Simplement, ce qui me frappe, c'est ce combat de titan
que nous continuons de conduire à l'échelle mondiale contre un
ennemi que nous avons déjà vaincu. Ce qui me frappe, c'est que
nous continuions de mobiliser toutes nos ressources dans la lutte contre une
inflation qui n'existe plus. Nous sommes revenus aujourd'hui dans les
conditions d'inflation qui prévalaient au début des années
1960 dans le monde entier. En France, nous sommes bien en dessous de ces
conditions.
On a changé de cycle. Il faudrait que l'on s'aperçoive que les
instruments de la politique économique peuvent aujourd'hui être
utilisés pour l'expansion. Pourquoi cela m'apparaît-il
important ? Quels étaient les maux aux noms desquels la
société française a souffert et pour lesquels elle a
accepté cette souffrance ? Ces maux, c'était la lutte contre
l'inflation à un moment où l'inflation faisait rage, l'inflation
à deux chiffres. On peut souffrir pour un combat de ce type.
C'était aussi la lutte pour satisfaire à la contrainte
extérieure. On peut comprendre qu'un pays qui s'endette puisse
être dans une situation mauvaise, notamment pour les
générations futures.
Mais ces combats ont été gagnés, et depuis longtemps.
Alors pourquoi les continuer ? Pourquoi continuer le même type de
stratégie, alors que, manifestement, les ennemis ont
changé ? Il ne faut pas que l'on continue de se battre sur le Rhin
si la bataille est sur l'Atlantique. La politique monétaire n'a pas un
rang de noblesse supérieur à la politique fiscale ou de
dépenses publiques. Sur le même plan, elle doit participer
à l'ensemble des objectifs de la nation, au premier rang desquels se
trouvent la croissance et l'emploi, surtout dans des circonstances où la
France a connu la croissance la plus faible de son histoire, dans les
années 1990. Sait-on que le taux de croissance moyen, de 1991 à
1996, en France, a été un peu inférieur à 1 %,
et que cela ne nous était jamais arrivé, sauf dans les
années 1930 ? Le taux de croissance séculaire du
XIXème siècle était de 2 %. Qu'est-ce qui
légitimait une croissance aussi inférieure à son
potentiel ?
Je critique, mais je suis plutôt de nature optimiste car j'ai
l'impression que les gouvernements commencent à prendre conscience, un
peu partout, qu'en vérité, ils ont gagné sur les ennemis
qu'ils combattaient. En Europe, ils vont finir par s'en apercevoir.
M. le Président. -
Je ferai une observation. Plus personne ne se
bat aujourd'hui contre l'inflation. On se bat contre le déficit
budgétaire. Ce n'est pas du tout la même chose. On ne se bat pas
contre le déficit budgétaire parce qu'on craint l'inflation, mais
parce qu'on est endetté et que l'endettement a atteint un stade tel que
l'on ne peut plus avancer. On se bat contre le déficit budgétaire
parce qu'on se bat contre le poids excessif de l'État qui freine
l'ensemble du développement économique. Il me semble que ce que
vous dites, tout le monde l'a compris...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il y a 6 mois ?
M. le Président. -
Peut-être.
Lorsqu'on critique le combat contre l'inflation, on a beau dire que l'on n'est
pas pour l'inflation, on a tendance à soupçonner qu'on
s'accommode quand même d'un peu d'inflation, que ce n'est quand
même pas si mal.
Or, quand on regarde les pays qui ont connu des taux de croissance importants
depuis la guerre, on ne peut pas ignorer l'Allemagne qui a constamment conduit
une politique de stabilité monétaire. Elle a
réévalué le DM depuis très longtemps -sept ou huit
réévaluations successives- et son taux de croissance n'a pas
été inférieur au taux de croissance français qui a
pratiqué la politique inverse.
Par conséquent, tout cela est plus compliqué qu'il n'y
paraît. Je me donne l'impression d'être un contradicteur et ce
n'est pas du tout mon intention.
M. Christian Poncelet. -
J'ai écouté avec
intérêt l'exposé de M. le Professeur. Il est vrai
qu'à une certaine période, notre croissance était nulle.
Je me souviens de grands débats qui ont eu lieu dans le cadre du club de
Rome où l'on nous expliquait que la croissance zéro était
la panacée à laquelle il fallait arriver pour pouvoir disposer
d'un état équilibré où le système social ne
serait pas contrarié. J'ai été surpris que ces grands
experts qui vantaient les mérites de la croissance zéro aient
été particulièrement silencieux dans la période que
nous vivions, à la croissance zéro, et qui était
contraignante pour la population puisqu'il ne pouvait pas y avoir
d'évolution sociale.
Vous dites : "la guerre contre l'inflation est gagnée". La paix,
aussi, est gagnée, mais c'est fragile. Il faut être constamment
vigilant car l'inflation peut réapparaître rapidement. Puisque
vous considérez que l'inflation est définitivement gagnée,
quelle est votre démarche ? Faut-il laisser filer, comme certains
le demandent, le déficit ? Faut-il faire un peu de
dévaluation ? L'Italie l'a tenté et l'Italie l'ayant
tenté, elle fait maintenant des efforts désespérés
pour revaloriser sa monnaie. L'Angleterre l'a tenté, mais regardez
l'Angleterre du point de vue du chômage : le chômage, chez les
hommes, est identique au taux de chômage chez les hommes en France. Ce
qui a fait baisser le taux de chômage en Angleterre, ce sont les femmes
qui travaillent presque toutes parce qu'il n'existe pas la même
protection sociale qu'en France. Reste à savoir si la France accepterait
un système social identique à celui de l'Angleterre.
Vous dites qu'il n'y a pas de règles. Des règles ont tout de
même été mises politiquement en place. L'OMC, sans
être parfaite, est quand même une règle qui tend à
éviter certains grands dérapages.
La question qui m'interpelle aujourd'hui, rentrant d'une visite en Chine, c'est
de voir ce pays qui peut-être peut réussir, momentanément,
un mariage de deux cultures. A l'intérieur, la culture dirigiste ; le
communiste règne avec ses règles impératives : un
investisseur français qui s'installe là-bas ne peut pas disposer
de toute sa liberté pour fixer les salaires de ces ouvriers ; mais
à l'extérieur, elle adopte la culture libérale : on
voit très bien qu'elle va être extrêmement
sévère en ce qui concerne les investissements à
réaliser chez eux, et que le retour sur investissement sera
négocié très durement.
J'ai été surpris d'entendre un grand responsable chinois de
Taiwan -qui investissait en Chine- dire : "Dans les négociations
avec mes partenaires chinois continentaux, j'exige un retour sur un
investissement d'une durée de 4 ans". Le mariage de ces deux cultures
conduit la Chine à un taux de croissance de l'ordre de 18 %.
La dernière question qui nous préoccupe est la suivante -et je
fais écho à l'observation de M. de la Malene- :
considérez-vous que la mise en place très rapide de cette monnaie
unique ne sera pas de nature à fortifier l'Europe dans les
négociations avec ses partenaires extérieurs à
l'Europe ? Si vous prenez votre billet de 100 francs et que vous faites le
tour des pays européens sans faire la moindre acquisition, par l'effet
de change, au moment où vous revenez au point de départ, vous
avez perdu la moitié de la valeur de votre billet pour rien. Nous sommes
dans un climat d'inquiétude. Oui ou non faisons-nous la monnaie
unique ?
Sur ces points -dévaluation, déficit, et monnaie unique-,
j'aimerais avoir votre sentiment et surtout votre appréciation sur ce
mariage de cultures en Asie.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je vais essayer de répondre à ces
questions.
Sur le club de Rome, la préoccupation, à l'époque,
était celle de la pollution et de l'épuisement des ressources non
renouvelables. Le premier choc pétrolier est venu donner un certain
crédit à cette préoccupation. Les ressources non
renouvelables s'épuisent et nous ne pourrons pas continuer à
faire vivre nos enfants et nos petits enfants si nous en consommons autant dans
le présent. C'est ce qui avait motivé le message du club de Rome,
à un moment où le problème du chômage ne se posait
pas. A ce moment-là, le taux de chômage, en France, était
de 2 %.
M. Christian Poncelet. -
Et la croissance était forte.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Maintenant, ils se taisent car ils ont compris
qu'il y avait d'autres pollutions que la pollution atmosphérique et que
la pollution sociale et humaine étaient plus terribles et
coûteuses.
Je ne considère pas qu'une guerre économique puisse être
gagnée pour l'éternité. Je dis que l'inflation a
été jugulée dans le monde entier, mais pas le
chômage.
M. Christian Poncelet. -
A quel niveau l'inflation a-t-elle
été jugulée ? Dans les pays de l'est, elle est loin
de l'être...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je parle des vieux pays
industrialisés : Japon, États-Unis, Europe. Le
problème est que dans un autre domaine, nous n'avons enregistré
que des défaites, celui du chômage.
Le problème est de savoir à quel niveau de victoire nous allons
nous arrêter pour nous attaquer au vrai problème de notre temps.
Je ne dis pas qu'il faille être inflationniste, je dis simplement que
toute politique unidimensionnelle, généralement, aboutit à
un échec. Je n'ai pas connaissance dans l'histoire d'une politique
unidimensionnelle qui ait réussi. Une politique qui ne s'attaquerait
qu'à un seul déséquilibre ne réussit pas parce
qu'elle aggrave de façon trop profonde les autres
déséquilibres. Nous sommes dans des circonstances où les
politiques que nous conduisons sont unidimensionnelles.
Je ne suis pas pour l'inflation. Je pense que le meilleur taux d'inflation est
un taux de zéro et que le meilleur taux de chômage est un taux de
5 % pour la France. Je pense que le meilleur taux de croissance est le
taux de croissance potentiel. Mais essayer de me réjouir sur l'un de ces
trois objectifs, alors que les autres sont caractérisés par une
défaite, non. C'est trop simple comme façon de concevoir la
politique économique.
Je ne suis pas pour la dévaluation. J'ai toujours été pour
la monnaie unique et je suis un impatient de la monnaie unique. Chaque fois que
l'on m'en parle, je dis plutôt hier que demain, car sinon, nous
allongeons un chemin qui de plus en plus est perçu comme étant un
chemin de croix, et nous risquons de rendre l'Europe impopulaire, alors que
d'après les chiffres que j'ai donnés tout à l'heure, avec
la monnaie unique, nous retrouvons tout à fait la puissance du
politique, puisque nous n'avons pas de contrainte extérieure.
Sur l'exemple anglais, vous avez raison. Mais savez-vous qu'il y a une
énigme dans la baisse du taux de chômage anglais ? Le taux de
chômage anglais a baissé alors que l'Angleterre a
créé moins d'emplois qu'en France, dans la période
considérée ?
M. Christian Poncelet. -
Il y a la démographie.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Mais il y a aussi un phénomène
singulier : en principe, une femme dont le mari a un emploi ne peut pas se
déclarer comme chômeur. On peut toujours trouver des moyens
statistiques de baisser le taux de chômage.
Oui, il existe quelques institutions de régulation, mais ces
institutions de régulation baignent dans une certaine idéologie
à usage externe que les américains ont produite. Si je dis cela,
ce n'est pas parce que je suis anti-américain, au contraire. Dans le
cadre de l'OMC, comme dans le cadre précédent du GATT, l'Europe
est toujours en position de faiblesse dans les négociations parce que la
plupart des autres pays ont l'intelligence de masquer leurs dispositions
protectionnistes, au détour de lois, de normes d'une complexité
telle qu'on ne peut pas les découvrir. Seule l'Europe affiche son
protectionnisme dans les traités internationaux. Il est très
facile de critiquer l'Europe alors même qu'elle est moins protectionniste
que les États-Unis et le Japon.
La Chine est le mariage de deux cultures, certes, mais autrefois, on appelait
cela du dumping. C'est une transition.
M. Christian Poncelet. -
Plus elle sera longue, plus nous serons
épuisés.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Si nous nous laissons faire, mais il n'y a
aucune fatalité qui implique que nous nous laissions faire. Pourquoi
est-ce que je regrette la disparition d'institutions de régulation, du
type du système de change fixe ? Parce que sinon, pour se procurer
les devises étrangères nécessaires à leurs
importations, les pays vont faire de la sous-évaluation
systématique de leur monnaie et vont créer des conditions de
compétitivité parfaitement artificielles.
Vous savez que le taux de croissance chinois est surévalué. On
compte dans le taux de croissance la consommation de capital.
M. le Président. -
D'autant que quand vous parlez de 18 %,
Monsieur Poncelet, c'est le taux de croissance de la production industrielle et
non la croissance économique. La croissance économique est un peu
inférieure à 10 %. Les Chinois, dans le plan actuel, pour
maîtriser l'inflation, la fixent aux alentours de 8 %. Mais
8 %, tous les ans, pendant 5 ans, quand la nôtre sera avec un
peu de chance 2 % cette année...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Avec un peu de chance...
M. le Président. -
... c'est un grand progrès.
M. Jean-François Le Grand. -
Merci à M. Fitoussi d'avoir
répondu de manière beaucoup plus satisfaisante que
précédemment à une question que j'avais posée
à l'orateur précédent sur les différentiels sociaux.
Est-ce que selon vous, il n'y a pas une sorte de déséquilibre,
voire même de contradiction entre plusieurs volontés
européennes affirmées en même temps ; c'est-à-dire
développer une politique mondialiste de libre-échange, organiser
une véritable communauté européenne avec une monnaie
unique, agrandir très rapidement la Communauté Européenne,
avec, dans le même temps, une lenteur assez affligeante dans la
construction politique de l'Europe, et notamment en l'absence d'un
élément politique fort qui permette de faire contrepoids à
l'ensemble des volontés économiques ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Oui, je crois qu'il existe des contradictions
dans le processus de la construction européenne. La contradiction entre
le marché libre et le maintien du système de protection sociale
est une contradiction. Il existe effectivement un paradoxe, aujourd'hui :
on a l'impression qu'en vérité, le programme mis en oeuvre en
Europe est le programme Thatchérien de l'Europe, zone de libre
échange. Je crois que je me trompe car je sais qu'il existe une
volonté -en tous les cas du gouvernement français et, je le
crois, du gouvernement allemand- très ancrée dans l'esprit des
populations, non seulement de maintenir mais de développer les
systèmes de protection sociale pour qu'ils soient à la fois plus
équitables et mieux adaptés aux nouvelles circonstances.
Ces contradictions sont inhérentes aux processus de la construction
européenne. Je souhaite qu'elles soient résolues rapidement.
Le message que je veux faire passer ici est le suivant : en Europe, le
politique a une efficacité, une puissance, que peut-être il ne
soupçonne pas lui-même, en raison des conditions aujourd'hui
réunies, et notamment en termes d'inflation et de contraintes
extérieures.
M. Francis Grignon. -
Je reviens sur l'inflation. J'ai l'impression que
cela arrangerait tout le monde et que l'on aimerait bien avoir un peu
d'inflation maîtrisée. J'ai l'impression que l'on ne sait pas y
parvenir, en l'état actuel des choses, et que l'on bloque de peur que
l'inflation remonte. On en arrive à cette politique unique. Comment
lever ces angoisses à ce niveau ? Que faut-il faire pour ne pas
avoir peur du redémarrage de l'inflation en agissant sur les autres
domaines ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je crois vraiment que les conditions sont
structurellement différentes qu'elles ne le furent en période
d'inflation.
Généralement, l'inflation se développe lorsque les acteurs
sociaux cherchent à se repasser le fardeau de l'ajustement. C'est ce que
l'on a appelé la course prix-salaire. Dans le cas du choc
pétrolier, par exemple : les entreprises augmentent leurs prix, les
salariés demandent des augmentations de salaire compensatrices et,
finalement, les adaptations ne se font pas parce que le choc pétrolier
aurait exigé qu'il y ait une modération des salaires.
Mais dans les circonstances actuelles, les rapports de forces ont
complètement changé. Ils sont complètement
déséquilibrés au détriment des salariés. Les
salariés se battent le dos au mur. On ne peut pas imaginer qu'ils
puissent être à la source d'un redémarrage de l'inflation.
S'il n'y a pas un rapport de forces équilibré entre les acteurs,
il n'y a pas la possibilité de développement d'une inflation. On
l'a vu aux États-Unis où, malgré la croissance forte, et
en raison de la précarisation d'un segment croissant de la population,
le plein emploi n'a pas conduit à l'apparition de tensions
inflationnistes. La fragilisation et la précarisation du travail,
phénomène en cours en Europe et aux États-Unis, fait qu'en
vérité, les circonstances objectives de la naissance de
l'inflation ont disparu.
Il y a donc une vraie possibilité de conduire des politiques
expansionnistes, mais pas en lâchant sur l'inflation. Je ne crois pas
qu'il faille lâcher sur l'inflation. Si on lâche sur l'inflation,
on devra ensuite la combattre et cela coûtera plus cher. Mais
aujourd'hui, ce n'est pas le problème. Il ne faut pas s'obnubiler sur un
problème qui, pour l'instant, a disparu.
De surcroît, dans tous les pays, on surestime le taux d'inflation. Les
études ont été faites aux États-Unis. Certaines
sont en cours en France. La surestimation du taux d'inflation aux
États-Unis a été considérée comme
très importante, de l'ordre d'un point et demi par an depuis des
années. Cela change fondamentalement les choses. En France, il l'est
probablement moins, mais il y a surestimation d'inflation.
M. Xavier de Villepin. -
Je voudrais revenir sur la question de
M. Poncelet et la monnaie unique.
Personnellement, je suis tout à fait convaincu que ce sera une
étape très importante pour l'Europe. Je voudrais vous poser deux
questions sur la marche vers la monnaie unique.
De plus en plus, il existe un débat entre les cultures monétaires
des pays, notamment celle de l'Allemagne et celle de la France. Pensez-vous
qu'il faille une autorité politique ou qu'une seule banque centrale
européenne est suffisante pour régler les problèmes de
l'avenir ?
Deuxième question. On voit de plus en plus les Allemands manifester une
grande réticence sur l'entrée de l'Italie, en 1999, ce qui posera
un problème à tous les pays du sud, l'Espagne, le Portugal et la
Grèce. Pensez-vous que la monnaie unique pour l'Europe aurait plus de
chance si elle réunissait ces pays du sud et qu'elle faciliterait la
volonté de la France d'être tout à fait
insérée dans la monnaie unique ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Ce sont des questions complexes.
Il n'existe pas d'exemple au monde d'une banque centrale qui n'ait pas de
tutelle politique, et surtout pas en Allemagne. Il y a là un
problème inédit. Il n'est pas pensable qu'un attribut de la
souveraineté aussi important que celui de la création
monétaire soit laissé sans contrôle aucun de la
démocratie. Il faudra bien que l'Europe imagine ces institutions qui
permettraient l'équilibrage des pouvoirs en Europe.
Concernant l'Italie, je ne vois pas l'Europe sans l'Italie. La richesse de
l'Europe est sa diversité culturelle. Je ne vois pas que l'on
progresserait dans l'idée européenne en
rétrécissant comme peau de chagrin les membres qui
appartiendraient à ce club, qui serait dès lors si fermé
qu'il n'aurait plus d'importance au sein de l'Europe elle-même.
Je crois de surcroît qu'il serait de très mauvaise
stratégie de rejeter aux frontières de l'Europe un des pays
fondateurs et un des pays le plus européen parmi les
européens : un des pays où l'idée européenne
est la plus ancrée dans les mentalités des populations. Je ne
vois pas que, politiquement et culturellement, nous puissions laisser l'Italie
à l'extérieur de l'Europe. Pour l'Espagne et la Grèce,
c'est un peu différent : leur entrée dans la
Communauté est plus récente et ils n'ont pas le même niveau
de développement. Je comprendrais qu'eux-mêmes ne souhaitent pas
faire partie du club immédiatement.
M. le Président. -
Je termine par une observation pour vous
permettre un ultime rebondissement. Je suis quand même
étonné de ce qu'au cours de votre intervention et de vos
réponses aux questions qui vous ont été posées,
vous ayez donné le sentiment que la voie à suivre était
principalement macro-économique. Vous n'avez à aucun moment,
parlant de l'Europe, de ses problèmes et de la mondialisation, fait
l'ombre d'une allusion aux structures. Or, nombreux sont ceux qui pensent qu'il
y a un grave problème structurel. Puis-je conclure que les structures
constitueront la deuxième partie de l'exposé que vous nous ferez
plus tard ou dois-je conclure que je me trompe en pensant qu'il y a des
problèmes structurels en Europe ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
J'ai fait récemment une étude
pour l'OCDE qui s'appelait "politique macro-économique et
réformes structurelles".
M. le Président. -
C'est donc la deuxième partie de votre
exposé.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il me semble qu'il y a une hiérarchie
des urgences. Les économies européennes sont sous une chape de
plomb. La réforme structurelle, dans ces conditions, implique que
finalement on tente de répartir mieux les bras pour supporter la chape
de plomb. Ces réformes structurelles sont extraordinairement difficiles.
Il me paraît très difficile de réformer une
société lorsque l'on n'a que des sacrifices à lui demander
et aucun objectif d'avenir à lui proposer.
Retrouvons le sens de l'avenir et, ensuite, procédons aux
réformes structurelles nécessaires. Cela peut se faire
très vite, dès le moment où de nouvelles perspectives
d'avenir sont ouvertes. Dire à une population en souffrance, qui souffre
doublement d'un chômage de masse, d'une précarisation croissante
du travail, et de surcroît, d'une désagrégation des classes
moyennes : "il faut encore souffrir si vous voulez que l'économie
française continue de s'enrichir", ce n'est pas le message que la
société peut entendre, et ce n'est pas un message efficace si la
société ne peut pas l'entendre.
Essayons donc de donner un ballon d'oxygène et procédons aux
réformes structurelles nécessaires. Il ne faut surtout pas que la
réforme structurelle soit le substitut d'une mauvaise politique
macro-économique. Il faut que bonne politique macro-économique et
réformes structurelles aillent de pair.
M. le Président. -
Réponse très claire.
Je remercie M. Fitoussi qui nous a passionnés par son exposé et
par des thèses affirmées, claires, et qui ont provoqué le
débat. Par conséquent, je me félicite que l'on vous ait
demandé de venir.
AUDITION DE M. JEAN-MARIE MESSIER,
PRÉSIDENT DE LA
COMPAGNIE GÉNÉRALE DES EAUX (5 FÉVRIER 1997)
M. René Monory, Président du
Sénat
. - Je me réjouis de ces auditions que nous organisons
dans cette maison sur la mondialisation -ce terme, qui me paraît barbare,
est en effet incontournable-.
Je voudrais profiter de la présence de M. Messier pour lui dire toute la
sympathie et l'admiration que j'ai pour lui. En considérant
l'évolution des communications dans le monde, je regrettais que la
France n'ait pas pris le virage nécessaire. Nous venons de le prendre,
c'est formidable, et elle peut se comparer aux autres maintenant : c'est
important si on veut exister à nouveau !
La communication est quelque chose de transparent, quelque chose
d'incontrôlable, à moins d'être puissant, sinon nous
jouerons le rôle de comparse et jamais d'élément principal.
Ce que vous venez de faire est admirable pour la France : c'est ce que je
voulais vous dire.
M. Jean François-Poncet, Président
. - Monsieur le
Président, merci d'être venu, à un moment où chacun
conçoit bien que vous avez d'autres préoccupations en tête.
J'ai à peine besoin de vous présenter. Je le ferai quand
même parce que cela peut être si court qu'on y renonce
difficilement. Je ne vois pas, en effet, sur la scène française
de réussite, plus fulgurante que la vôtre.
Je rappelle les étapes : elles sont extrêmement ramassées.
Votre parcours commence par l'Ecole Polytechnique, suivie de l'Ecole Nationale
d'Administration et l'Inspection des Finances, le cabinet du Ministre de
l'économie et des finances, puis la Banque Lazard et la Compagnie
Générale des Eaux et la présidence de cette très
importante société.
Nous ne sommes pas là pour parler de votre société, mais
pour recueillir votre témoignage sur un problème qui
préoccupe non seulement les sénateurs et tous les
Français, mais, en définitive, la planète entière :
la mondialisation.
Depuis le début de l'histoire, l'humanité n'a fait qu'avancer sur
la voie de la mondialisation. Mais le phénomène actuel a un
impact véritablement révolutionnaire et il inquiète
énormément les Français. Il nous a ainsi semblé
utile de faire venir un certain nombre de grands témoins pour nous
éclairer. Nous avons reçu hier M. Ruggiero, Directeur
général de l'Organisation Mondiale du Commerce. Nous avons aussi
entendu un économiste, M. Fitoussi. Nous vous entendons aujourd'hui
pour que vous nous exposiez le point de vue d'une grande affaire
française, très internationale. Et nous entendrons après
vous M. Camdessus, le directeur du Fonds Monétaire International.
Nous procédons à ces quatre auditions pour nous donner une
idée de ce que des témoins particulièrement
concernés par cette évolution peuvent en penser. Alors vous nous
parlez comme vous l'entendez, de ce que vous souhaitez, et nous poserons des
questions ensuite.
M. Jean-Marie Messier
. - Merci Messieurs les présidents de vos
mots d'introduction. Et ce que nous essayons de faire aujourd'hui dans le
domaine de la communication nous ramène bien à ce débat
sur la mondialisation.
Merci aussi de cette invitation et de cette audition. Je suis très
heureux et très honoré d'avoir l'occasion de vous
présenter quelques-unes des réflexions sur la mondialisation et
d'essayer de le faire du point de vue du chef d'entreprise, en essayant
d'être aussi concret que possible. Finalement la contribution que je
souhaiterais apporter aux réflexions de votre assemblée, c'est un
peu ce que signifie concrètement pour l'entreprise la mondialisation.
Est-ce un mythe ou une réalité ? Comment est-elle vécue au
jour le jour par les salariés ? Est-ce une menace ou un progrès ?
Quelles sont les réponses qu'on peut lui apporter au travers de
l'entreprise ? Et quelles sont nos attentes le cas échéant envers
les pouvoirs publics ?
D'une certaine manière, c'est répondre à la question :
doit-on se couler dans le moule de transformation subie de l'extérieur
ou a-t-on une marge de manoeuvre pour influencer le cours des
événements ?
Cette mondialisation recouvre plusieurs séries de
phénomènes. Pour l'entrepreneur, trois mouvements principaux :
libéralisation des échanges, déréglementation des
économies nationales et la globalisation des stratégies
d'entreprises.
Autour de ce mot de mondialisation, ce qui me frappe c'est que se greffe un
débat qui, en France en tout cas, prend le plus souvent une tournure
négative. On lui associe en général la montée du
chômage, les délocalisations, la pression à la baisse du
coût du travail non qualifié et d'une manière plus
générale le sentiment que rien ne sera plus comme avant et qu'on
ne maîtrise plus notre destin dans des règles du jeu qui changent
à grande vitesse.
Ce sentiment est-il corroboré par la réalité ? C'est la
première question à laquelle j'essaierai de répondre en
vous donnant des indications sur les réalités et les limites de
la mondialisation pour un groupe de services comme le nôtre.
Première manifestation concrète, c'est
L'INTERNATIONALISATION
TRÈS RAPIDE DE NOS MÉTIERS DE SERVICES
, et notamment nos
métiers de services liés à l'environnement, qu'il s'agisse
d'eau, de déchets, de transports ou d'énergie.
Il faut insister sur le fait que c'est un phénomène neuf dans les
métiers de services, qui est devenu spectaculaire depuis le début
de la décennie 1990.
Je vous donnerai deux chiffres : en France dans les métiers de services,
notre croissance est de 3 % ; à l'international notre croissance est de
16 %. Et même notre croissance à l'international dans les
métiers de l'eau est de 25 à 30 % par an. Quand dans une
entreprise on est face à une croissance à deux chiffres continue
comme celle-là dans un métier, c'est réellement un
phénomène majeur. Cela veut dire qu'il y a 10 ans on ne faisait
même pas 10 % de notre chiffre d'affaires à l'étranger, on
en fait un tiers aujourd'hui, on en fera rapidement la moitié, et sur
nos 220 000 salariés, un peu plus de 70 000 sont employés hors de
France.
Cette internationalisation des services est récente alors que nous
étions habitués à voir plutôt les industries
manufacturières tirer nos exportations et se placer dans le jeu
international.
Cette percée des services, si on veut en donner une illustration au
niveau de l'économie dans son ensemble, de 1985 à 1995,
globalement sur les dernières statistiques disponibles, le secteur
tertiaire a représenté près de 60 % des investissements
internationaux. Cela veut dire que la mondialisation se joue aujourd'hui avant
tout dans le domaine des services et dans le secteur tertiaire plus encore
qu'au niveau industriel.
C'est clair, l'ouverture des frontières, l'adoption de politiques
ouvertes à l'égard des investisseurs étrangers, la
volonté de recourir au secteur privé pour gérer et assumer
certaines charges de service public, ont changé la donne dans des
métiers qui sont les métiers de services qui, jusqu'à une
période récente, étaient typiquement dominés par
une logique nationale et pas par une logique internationale.
Cette intégration des services dans le commerce international est pour
moi une des marques concrètes de la mondialisation de l'économie
et du rythme auquel elle avance.
Ce qui va de pair avec cette ouverture, c'est
LE RENFORCEMENT DE LA
CONCURRENCE INTERNATIONALE
. Dans les métiers de services, et c'est
un enjeu très largement au-delà du groupe que j'anime, pour
l'ensemble des groupes français de services, nous avons
été longtemps dans une position singulière assez
confortable qui est celle d'être confronté à une
concurrence principalement franco-française. C'était le cas dans
les domaines des services informatiques et dans le domaine des services
à l'environnement.
Sur les marchés internationaux, aujourd'hui c'est clair le
problème n'est plus celui de la concurrence franco-française,
mais il est avec nos compétiteurs américains, nos
compétiteurs britanniques récemment privatisés, et souvent
privatisés en leur donnant une grande capacité d'action en termes
de fonds propres et de ressources, et je pourrais citer beaucoup d'autres
exemples.
Cet effacement des frontières vaut aussi pour la France.
Bien sûr cette mondialisation ne peut pas être réduite
uniquement à l'internationalisation de nos métiers et
l'intensification de la concurrence. C'est beaucoup plus que cela et l'un des
phénomènes que nous vivons, qui est suffisamment rare pour
être souligné, c'est qu'en tout cas dans la plupart de nos
métiers une partie de cette mondialisation se fait par l'adoption en
différents points de la planète d'un mode de gestion des services
collectifs qui est né en France et qui est neuf hors de nos
frontières, qui est celui de la gestion déléguée.
Aujourd'hui des Etats-Unis à la Malaisie, de l'Australie au Mexique, un
mouvement de fond se produit en faveur d'une logique d'introduction
d'entreprises privées, de mode de gestion privée des services
publics, et d'une professionnalisation de l'approche de ces métiers qui
sont devenus très complexes.
Ce n'est pas anecdotique et ce n'est pas de ma part un simple plaidoyer pro
domo en ces temps de controverse en France sur les mérites respectifs de
la régie ou de la gestion déléguée.
J'y vois aussi pour ma part la marque d'une certaine uniformisation d'un
continent à l'autre des préoccupations des collectivités
locales aux prises avec une urbanisation galopante, avec des besoins
d'investissements considérables, et avec des problèmes
environnementaux de plus en plus difficiles à résoudre. De ce
point de vue-là, le degré d'exigence n'est pas le même et
ne le sera pas avant longtemps entre l'habitant de Miami ou celui de
Kuala-Lumpur, mais la démarche générale est la même
et elle est celle d'un modèle de gestion des services collectifs qui
après tout a été inventé et développé
depuis 150 ans dans notre pays.
Les méthodes d'attribution des contrats de ce type elles aussi
s'uniformisent et là elles s'uniformisent non pas sur un modèle
français, mais anglo-saxon, et sur les techniques d'appel d'offres
développées par nos amis anglo-saxons, avec un risque fort qui
est celui de la parcellisation et du découpage en rondelles.
Dernier élément tout à fait essentiel sur la
stratégie d'entreprise. Cette mondialisation se traduit par un dernier
mouvement dont on constate chaque jour dans tous les secteurs de
l'économie la progression rapide : c'est celui de
LA CONSTITUTION
D'ALLIANCES ENTRE ACTEURS INTERNATIONAUX DE PREMIER PLAN
. Il n'y a plus un
seul métier dans lequel on puisse faire l'impasse sur cette approche
d'alliances internationales. Les besoins en investissements, les gains attendus
des effets de taille et de synergie, les savoir-faire requis sur les
marchés nécessitent et rendent indispensables la conclusion de
telles alliances.
Elles permettent des évolutions rapides, elles permettent des
croisements d'expériences précieux, elles permettent une
flexibilité stratégique qui est indispensable.
Et si vous me permettez de l'illustrer par quelques exemples, dans notre groupe
ou à l'extérieur, nous avons noué un partenariat avec un
groupe japonais, Marubeni, dans le domaine de la production indépendante
d'électricité notamment pour les Etats-Unis et l'Asie. Dans les
télécommunications, nous nous sommes alliés aux anglais
British Telecom et Vodafone, à l'américain SBC, à
l'allemand Mannesmann, leur entrée au capital de CEGETEL, qui demeure
sous contrôle majoritaire de la Générale des Eaux, nous
permet de financer nos investissements, d'enrichir notre expérience et
d'offrir le plus rapidement possible aux clients français une offre de
télécommunications internationale. Ce qu'on appelle une "offre
sans couture", c'est-à-dire que cette donnée tellement
fondamentale de l'information pour les années qui viennent, l'une des
traductions de la mondialisation est que là où l'on raisonnait en
termes de réseaux locaux, on raisonne en termes de réseaux sans
couture sur le plan international.
Dans l'évolution et les conséquences du capitalisme
français, la mondialisation va se traduire par des évolutions qui
sont pour privilégier certains effets de taille, et pour
privilégier une simplification et une visibilité des
actionnariats permettant aux groupes français de nouer dans de bonnes
conditions des alliances internationales.
Je considère que la fusion récente entre AXA et UAP est une bonne
illustration de ce mouvement. Ce que nous cherchons à faire avec Havas
et Canal + est du même ressort. La vraie bataille se livre dans le
domaine de la communication et de l'information sur les marchés
internationaux. L'industrie de la communication française n'est pas
tellement forte qu'elle puisse se permettre d'y ajouter en plus des
problèmes de querelles gauloises et franco-françaises.
Ce que nous essayons de faire, c'est d'avoir et de permettre la constitution
d'un groupe de communication français qui soit par sa taille et ses
métiers capable de rivaliser avec ses principaux concurrents mondiaux,
qui ait un actionnariat stable, industriel, avec une vraie logique de
métier et qui soit pérenne. On ne bâtit pas une
stratégie d'entreprise sur la présence d'actionnaires qui
changent tous les deux ans. On ne peut la bâtir que sur une
pérennité et une sérénité au niveau de la
relation de l'actionnariat.
Enfin, et c'est aussi un des effets de la mondialisation, dans ces
métiers liés aux réseaux de l'information,
LES MARGES
ET LA VALEUR PEUVENT SE DÉPLACER TRÈS FACILEMENT D'UN
MÉTIER À L'AUTRE
. La seule manière d'avoir des groupes
puissants et compétitifs sur le plan mondial est d'avoir des groupes
capables de maîtriser l'ensemble de la chaîne de valeur. Un groupe
de communication qui aujourd'hui ne serait pas capable de maîtriser le
contenu, la production, la diffusion, la relation avec le consommateur serait
un groupe fragile.
Voilà donc sur cette illustration les conséquences de cette
mondialisation que l'on peut tirer dans la stratégie de l'entreprise et
les mouvements d'entreprises.
Je parlais d'alliances internationales. Ceci dit l'autre caractéristique
de ce mouvement est la nécessité de ne pas apparaître
là où nous agissons comme un opérateur étranger.
C'est le fameux "think global but act local". Cela suppose de nouer
dans chaque
pays des partenariats locaux solides, de construire des relations de confiance
dans la durée, et aujourd'hui être un acteur de cette
mondialisation ne peut pas reposer sur une politique de coût menée
depuis un siège parisien ou new-yorkais avec l'envoi d'expatriés
détenant le savoir. Je crois que ce temps-là est révolu.
La mondialisation, c'est paradoxalement l'âge de l'ancrage local, de la
réputation qui est lente à bâtir et facile à
détruire à un moment où la circulation de l'information
est instantanée. Cette réputation, on ne peut la construire
qu'avec des profils que j'appelle biculturels plutôt que mondiaux, c'est
à la fois la culture locale et la culture du groupe auquel on appartient.
Cela devient un atout évident dans le cursus professionnel de nos cadres
et c'est la denrée rare qu'on s'efforce de dénicher.
A l'inverse le rétrécissement de la planète conduit
à se poser la question de ce que doit être la vraie
définition de l'expatriation telle qu'on le dit souvent : les
Français ne s'expatrient pas beaucoup. C'est vrai. Mais est-on
réellement aujourd'hui un expatrié quand on travaille dans un
pays européen ? Aujourd'hui même les Etats-Unis sont un pays qui
en réalité nous paraît bien proche. Y compris dans notre
démarche sur cette notion d'expatriation, il va falloir qu'elle
évolue parallèlement à ce mouvement.
Dernier point sur lequel je passe rapidement
LA MONDIALISATION EST SYNONYME
D'INFLUENCE CROISSANTE DES MARCHÉS FINANCIERS INTERNATIONAUX.
Dans un groupe comme le nôtre, presque 40 % du capital est aujourd'hui
détenu par des investisseurs étrangers. Et 90 des 100 principaux
investisseurs européens sont actionnaires. Cela a une traduction
concrète en termes d'agenda d'un chef d'entreprise. C'est beaucoup de
temps passé au contact de ces investisseurs internationaux et de
rendez-vous pris avec eux tout au long de l'année.
A l'inverse, il est peut-être aussi instructif de dire ce que la
mondialisation n'est pas. D'abord, et là je parle d'un groupe aux
caractéristiques un peu spécifiques, pour moi la mondialisation
n'est pas synonyme de délocalisations et c'est l'une des
caractéristiques de certains de nos métiers de services. Nos
métiers ne sont pas délocalisables au gré des avantages
fiscaux, salariaux ou énergétiques des différents pays. Ce
sont des services de proximité qui sont physiquement attachés aux
populations que l'on dessert.
Autrement dit, quand on remporte un contrat à l'étranger, on
ajoute au chiffre d'affaires existant sans rien avoir à retrancher de la
production nationale. On n'a pas à arbitrer quand on gagne un contrat
à l'étranger entre le maintien d'emplois dans des usines
situées sur le territoire national ou l'installation d'usines à
l'étranger. On crée par cette expansion au contraire un certain
nombre d'emplois en France qui sont des contrats commerciaux, des contrats
d'exploitants qui attirent de plus en plus de jeunes.
Je vois bien ce qu'une telle situation peut avoir d'enviable par rapport
à un industriel du textile, du jouet ou de la chaussure. Je cherche
seulement à insister sur la réalité de nos métiers
de services et à dire que dans la réflexion globale sur la
mondialisation, il est aussi important de repérer et de chercher
à favoriser le développement des métiers dans lesquels
cette mondialisation se traduit par une addition et non pas par des arbitrages
de délocalisations.
Autre chose que cette mondialisation n'est pas, elle n'est pas signe d'une
centralisation.
Je ne me reconnais pas dans la World Company des Guignols de l'information et
dans le célèbre M. Sylvestre. Un groupe de services est
forcément un groupe très décentralisé et, de ce
point de vue-là, nous sommes certainement beaucoup plus proches, et
c'est ce qui nous donne beaucoup de souplesse à l'international, d'une
fédération de P.M.E., au plus près des clients, que d'une
société centralisée comme la World Company.
Et enfin ce que cette mondialisation n'est pas, elle n'est pas non plus une
perte d'identité française. C'est un point auquel je suis
très attentif. A la fois nous devons faire des efforts pour
internationaliser nos équipes de direction ; je ferai rentrer dans notre
conseil d'administration dans quelques mois un Britannique. Mais je crois qu'il
faut se méfier d'un groupe sans culture dominante ou d'un groupe qui
planterait à égalité de profondeur ses racines dans ses
différents pays d'opérations.
Il y a eu quelques exemples comme ABB depuis la fusion en 88, qui est un peu
une structure du troisième type. Moi je crois que nous avons la
possibilité dans un certain nombre de domaines, à partir d'une
vraie identité française, de favoriser l'expansion de cette
identité française et là aussi c'est dans ma
préoccupation de chef d'entreprise et d'expansion de nos métiers
une dimension qui est très présente.
J'en mentionnerais deux illustrations : il y a une vraie école
française de l'eau. Au-delà de la concurrence qui nous anime en
face de La Lyonnaise ou de Bouygues, il y a un intérêt à
promouvoir cette école française de l'eau qui en termes
techniques de savoir-faire a la possibilité d'avoir et d'afficher une
véritable présence dans ce domaine de plus en plus mondial.
De la même manière, et je reviens un instant sur Havas, je
souhaite que dans les années qui viennent l'une des tâches d'un
groupe français de communication qui n'aurait plus à se
préoccuper de conflits d'intérêts franco-français
mais qui pourrait réellement se préoccuper de sa dimension
internationale, c'est que nous arrivions à promouvoir un certain nombre
de produits qui soient des produits de culture française ou de culture
européenne à destination des autres marchés internationaux.
Je pense notamment à un projet de chaîne thématique
développé avec l'aide de Canal + qui correspond à ce
concept d'essayer de vendre sur les marchés américains et sur les
marchés asiatiques un produit de communication qui soit basé sur
l'art de vivre européen et tout particulièrement français,
en matière de culture, de différents produits, qu'il s'agisse de
tourisme ou autres.
Cela aussi c'est un moyen de permettre à la France de jouer le
rôle le plus efficace à l'intérieur de cette
mondialisation. Et là aussi je crois que c'est un domaine dans lequel
nous devons être capables d'utiliser le véhicule information, et
cela suppose de dépassionner un peu les débats trop strictement
nationaux.
Il n'y a pas de raison dans un projet tel que celui que je mentionnais sur
cette chaîne thématique de ne pas arriver à mettre autour
de la table la plupart des industriels français qui pourraient
bénéficier de la diffusion de cet art de vivre français
sur les marchés américains ou asiatiques.
Voilà très rapidement brossé à quoi ressemble cette
mondialisation pour nous.
Comment est-elle vécue par les salariés ? Quelles en sont les
conséquences ?
Il est clair qu'il y a un fossé aujourd'hui entre ce que vit le monde de
l'entreprise et ce que perçoivent un certain nombre de commentateurs, et
ce fossé porte sur le rôle des marchés. On prête
généralement aux marchés des pouvoirs impressionnants, on
parle couramment de la revanche des marchés, et on fait assez vite des
marchés le chef d'orchestre un peu diabolique de ce projet que serait la
mondialisation.
Je voudrais me livrer à une défense et une illustration du
rôle des marchés. J'ajoute que je le fais en tant que responsable
d'un groupe dont les métiers s'exercent et se jugent sur le long terme,
avec des contrats qui dépassent fréquemment 10 ans alors
même qu'on reproche souvent aux marchés leur volatilité
excessive ou leur horizon limité.
Premier lieu : la loi des marchés s'impose à l'entreprise, qu'on
le veuille ou non. Vous connaissez le rôle de plus en plus important des
agences de notation pour permettre l'accès aux marchés des
entreprises. Cette notation n'a pas de caractère obligatoire, mais on ne
peut pas y échapper. Et je vais prendre une illustration avec un mea
culpa : notre groupe a été surpris quand pour la première
fois l'an dernier une agence américaine l'a noté. Nous aurions pu
avoir une réaction de rejet face à un travail qui était
fait de manière assez unilatérale et lointaine, nous avons
préféré demander une deuxième notation à une
équipe à laquelle nous avons ouvert les portes de l'entreprise et
je crois qu'aujourd'hui nous nous en félicitons.
S'opposer à cette loi et cette présence des marchés
n'aurait fait que créer un climat de défiance défavorable
au groupe. Le fait que les marchés s'imposent ne signifie pas pour
autant qu'on n'a pas de prise sur eux, et nous savons bien que les relations
avec les marchés sont profondément marquées par des
facteurs psychologiques qui s'appellent la confiance, la loyauté, et la
crédibilité.
Ce que veulent ces fameuses salles de marchés, c'est une exigence de
transparence, de qualité d'informations, de lignes stratégiques
claires et d'unités d'action. D'une certaine manière ce qui est
dit pour les entreprises vaut également pour les états.
C'est-à-dire que mon sentiment est que les marchés sont en fait
non seulement sensibles au fond des actions qui sont menées, mais aussi
à la qualité du dialogue et à la cohérence du
discours, qu'il soit d'entreprise ou d'Etat par rapport à la
réalité.
On peut le résumer de manière caricaturale. Ce que les
marchés attendent, c'est qu'on puisse leur dire : je dis ce que je fais,
et qu'ils puissent vérifier que je fais ce que je dis. Et c'est cet
élément de cohérence qui est un domaine essentiel.
De ce point de vue, cela veut dire que la capacité de présenter
un certain nombre d'axes forts d'une politique avec la fixation d'un calendrier
peut permettre de ne pas subir, mais au contraire d'influencer et d'orienter
les marchés. Et lorsque j'entends, y compris dans des domaines comme
ceux de la politique monétaire, que tout est fixé par les
marchés, je dis : tout est fixé par les marchés sur la
base de l'information qu'on leur donne. Qu'on leur donne une qualité
d'information, de l'anticipation, et au travers du contenu de cette information
on a une influence claire sur la réaction de ces marchés.
Si vous me permettez de reprendre à nouveau l'exemple de mon groupe,
notre cours de bourse a monté de 75 % sur les 15 derniers mois. Ce n'est
pas que la valeur de notre groupe a progressé de 75 %, c'est simplement
que la perception de la lisibilité de la stratégie et de la
capacité de tenir cet adage "je dis ce que je fais et je fais ce que je
dis", cette vision-là s'est améliorée. De ce point de vue,
je suis très sensible au fait que dans des marchés qui nous
influencent considérablement, la nature, le fond de l'information qu'on
donne exerce une influence sur les marchés. Ne les subissons pas,
organisons-nous aussi pour leur passer des messages.
Je reviens sur la réaction de nos salariés face à cette
mondialisation. Je ne vais pas vous dire que les salariés ne sont pas
inquiets, parce que ce serait mentir ou être aveugle. On a la chance
d'être le premier employeur privé de France et d'être tout
au long de ces 10 dernières années un créateur net
d'emplois de services à périmètre constant en France.
J'insiste aussi sur ce petit point parce que dans la vision suivant laquelle
tous les emplois sont créés dans les PME, ce n'est pas
complètement exact. Notre groupe a été créateur net
d'emplois de services à hauteur d'un peu plus de 3 500 emplois l'an
dernier. Ce n'est pas si négligeable.
Il n'empêche que nous sommes bien, notamment dans un certain nombre de
domaines comme celui du BTP, en raison de la crise que nous traversons en
France, mais aussi de la progression de la concurrence internationale sur notre
territoire, obligés de faire un certain nombre d'ajustements. Et ces
ajustements ne sont pas faciles à faire.
Nous avons une autre caractéristique : nous exerçons nos
métiers au coeur des quartiers et des communes tous les jours et nous
sommes particulièrement sensibles à la dégradation de
l'environnement social et du tissu social, qu'il soit urbain ou rural en France.
Cela veut dire que dans un groupe comme le nôtre, la sensibilité
au problème du chômage et de l'exclusion est
particulièrement forte. Or ce problème de l'exclusion reste,
demeure, le fait social majeur de cette fin de siècle. C'est devenu une
banalité de le dire, mais c'est bien parce que l'exclusion
elle-même se banalise et elle nous pose un certain nombre de
difficultés.
Que la mondialisation ait certainement sa part dans les évolutions
connues par les métiers les plus exposés aux
délocalisations, c'est certain. Mais on peut relever aussi que la
précarisation du monde du travail, les transformations en cours
s'observent dans tous les métiers, dans tous les secteurs, qu'ils soient
en contact ou non avec l'économie mondiale. Le lien qui est souvent fait
entre progression de l'exclusion et mondialisation est largement trop
générique et trop globalisateur.
Quelles sont les réponses qu'une entreprise peut donner à ce
défi de la mondialisation, à la fois en étant un acteur et
en même temps en étant conscient d'un devoir d'utilité
sociale ?
Je crois que la première réponse est de ne pas faire de la
mondialisation un alibi, un bouc émissaire, mais d'y voir le
révélateur de nos propres faiblesses. Le discours de l'adaptation
aux nouvelles réalités n'est pas suffisant et en plus il n'est
pas très mobilisateur. C'est-à-dire qu'il faut essayer de
franchir une étape de plus et non pas se situer dans une position
défensive, mais au contraire dans une position d'acteur de la
mondialisation.
Je me garderais de vous donner le sentiment d'esquisser des règles de
management, mais il me semble qu'il y a quelques règles simples qu'il
faut suivre.
L'entreprise doit connaître ses points forts et consolider ses
métiers de base et elle doit éviter de miser en dehors de ses
points de force, car les batailles que nous avons à mener deviendront de
plus en plus coûteuses. Et dans la réorganisation de certains
groupes, je crois que c'est cette règle évidente qui est
appliquée et c'est un mouvement qui continuera à alimenter et
à traverser notre industrie, et c'est d'ailleurs souhaitable.
Chacune des batailles dans chacun des métiers par le jeu de cette
dimension du marché mondial devient de plus en plus coûteuse et on
n'a plus le droit, plus la possibilité, plus les moyens de s'investir en
dehors de ces points de force et des points de force de chacune de nos
entreprises.
La nécessité de créer de la valeur pour les actionnaires
de nos entreprises.
La définition de la vision à long terme. Aujourd'hui l'une des
tâches les plus difficiles, en tout cas l'une de celles que dans ma
propre expérience je trouve la plus difficile, c'est de savoir comment
en permanence ajuster la boussole dans des métiers et des univers qui
sont en perpétuelle recomposition, et comment on donne un sens de la
perspective dans un temps qui est dominé par l'urgence.
Je crois que c'est l'une des tâches prioritaires, non pas pour raisonner
en termes de portefeuille d'activités, comme on le ferait pour un pays,
mais plutôt en termes de portefeuille d'options de développement.
Et finalement il ne faut pas avoir peur de jouer dans la cour des grands si
l'on a conscience et de ses forces et de ses points faibles.
De ce point de vue-là, les stratégies d'alliances avec un certain
nombre de groupes internationaux qui ont historiquement un avantage de taille
par rapport aux groupes français doivent être assumées.
C'est indispensable et je crois que nous avons encore en France dans la plupart
de nos domaines les moyens de les maîtriser.
L'autre grand défi du chef d'entreprise qui est plus terre à
terre, mais non moins essentiel, c'est de modifier les modes de fonctionnement
internes à l'entreprise. On a pu dire, et je trouve que c'est une
réflexion très importante, que la mondialisation était la
fin des territoires et la naissance des réseaux. Pour un groupe dont le
dénominateur commun est le réseau, c'est une notion
séduisante de parler de la naissance des réseaux.
Je crois qu'il faut aller un peu plus loin. De l'expertise des réseaux,
il faut aujourd'hui que l'on passe réellement à la notion de
réseaux d'expertise. Nous avons en face de nous une complexité
croissante des besoins à satisfaire alliée à la
nécessité de bien comprendre les réalités locales
de chacun des pays où nous intervenons. Cela rend de plus en plus
illusoire la notion de travail solitaire. Dans beaucoup d'appels d'offres
internationaux nous faisons désormais travailler des équipes de
provenances diverses ; lorsque nous répondons à un appel
d'offres en Asie, l'équipe est composée d'Australiens, d'Anglais,
de Français ou d'Américains. Et c'est la capacité à
fédérer autour d'un même projet des équipes aux
cultures et aux savoir-faire différents qui est la clé du
succès. J'en suis personnellement convaincu.
Il va de soi aussi que dans ce contexte, l'utilisation quotidienne d'un certain
nombre d'instruments de véhicules d'information comme Internet et les
réseaux Intranet est désormais largement passé dans les
moeurs, au-delà de ce que nous montrent les chiffres de
développement de ces véhicules en France.
A titre d'illustration, dans une réunion récente en Asie, je
demandais à nos 50 principaux responsables asiatiques ceux qui
utilisaient tous les jours Internet. La réponse a été oui
pour les 4/5ème d'entre eux. Et sur le cinquième restant qui
n'avait pas l'utilisation fréquente d'Internet, il n'y avait pas de
Français, contrairement à certaines idées reçues.
Cette mise en réseau renforce le sentiment d'appartenance à un
même groupe et elle rend nécessaire qu'on aborde certaines
questions dans un cadre transnational.
Je voudrais évoquer tout particulièrement une expérience
positive que nous avons menée depuis un peu plus de 3 ans, qui est la
création d'une instance de dialogue social européen. Cela nous a
permis de traiter au niveau européen, à l'intérieur de
notre groupe, un certain nombre de questions comme la formation professionnelle
des personnels les moins qualifiés dans les filiales du groupe en Europe
ou la stratégie dans un certain nombre de nos métiers. Et cette
mise en réseau doit donc se faire à l'intérieur d'un
métier entre différentes cultures, mais elle doit aussi se faire
au niveau du dialogue social.
Bien sûr, ce n'est pas comme cela qu'on va complètement
répondre à la question des inquiétudes nées de la
montée du chômage. Je ne veux pas l'esquiver, même
après avoir évoqué ce qu'elle devait à d'autres
mutations que la mondialisation. Qu'on le veuille ou non, la mondialisation est
devenue synonyme de fragilisation de nos sociétés. Je voudrais me
centrer sur quelques sujets et voir brièvement certaines réponses
qu'on peut tenter d'y apporter. Je souhaite suggérer des pistes de
travail, évoquer quelques réussites, mais aussi les
difficultés rencontrées. Je me garderais bien de dire que les
quelques illustrations que je vais évoquer sont reproductibles partout.
Elles sont naturellement dépendantes des caractéristiques de
chacune des entreprises.
Le fait d'avoir la responsabilité d'un groupe dont les activités
autorisent une action en profondeur sur ce qu'on appelle le tissu social nous
donne naturellement la possibilité de chercher à donner le tempo
et cela se traduit depuis deux ans par plusieurs démarches.
La première, c'est de favoriser délibérément le
recrutement dans notre groupe de jeunes, et notamment de jeunes en
difficulté d'insertion. Dans le climat social de nos entreprises et du
pays, la capacité d'éviter à des jeunes l'échec
dans l'entrée sur le marché du travail est une donnée
essentielle de la confiance et du dynamisme de nos entreprises et de notre pays.
Nous nous étions engagés il y a 15 mois à recruter 4 000
jeunes en difficulté d'insertion dans notre groupe, et nous en avons en
fait recruté 5 000 que j'ai réunis la semaine dernière
à la Porte de Versailles. J'ai passé 3 heures avec eux uniquement
dans un jeu de questions-réponses. Je trouve qu'il n'y a pas de
sentiment physique plus fort, plus dynamique que le fait d'arriver à
apporter la démonstration que dans un groupe comme le nôtre, il
est aujourd'hui possible non pas de prendre des engagements
généraux en termes de nombre de créations d'emplois, mais
de mener une action volontariste sur ce qu'on est capable de maîtriser,
c'est-à-dire la culture du recrutement à l'intérieur de
l'entreprise et de lui donner une priorité totale sur le recrutement des
jeunes en difficulté d'insertion.
Je pourrais vous parler aussi d'aménagement du temps de travail. Je ne
le ferai pas en détail.
Un dernier mot qui nous ramène complètement à ce
problème de nos besoins face aux enjeux de mondialisation, c'est
l'importance de la formation et de l'approche que nous pouvons avoir des
problèmes de formation dans l'entreprise.
Lorsque je dis "dans l'entreprise", le constat que je fais, qui est
un peu
provocateur, est que quand on regarde l'évolution de notre groupe depuis
quelques années, nous avons de plus en plus tendance à
considérer que les formations de l'éducation nationale ne nous
donnaient pas satisfaction et à prendre la décision
d'intégrer au maximum les formations à nos métiers, les
formations au comportement dans des marchés mondiaux à
l'intérieur de l'entreprise.
C'est ce que nous avons fait en créant dans beaucoup de nos
métiers une série d'instituts de formation qui
privilégient des mains-d'oeuvre assez peu qualifiées. Cela
explique aussi la très grande priorité dans nos recrutements
donnée aux voies de l'apprentissage et de la qualification, qui sont
aujourd'hui dans notre groupe les deux vaisseaux amiraux de
l'intégration à l'intérieur de notre groupe.
Voilà quelques-unes de ces illustrations simplement pour évoquer
le fait qu'une entreprise comme la nôtre peut s'assigner un devoir
d'utilité sociale de manière très concrète,
très pragmatique, je crois à la modeste échelle d'une
entreprise efficace. Elle ne le fait pas et je ne le fais pas plus que d'autres
par pure philanthropie. Il n'y a pas de contradiction entre notre exigence de
performance économique et l'investissement dans la création d'un
certain nombre de richesses humaines.
Dans des métiers de services qui sont avant tout des métiers sur
la qualité des équipes, je considère qu'un investissement
même à long terme sur le recrutement de jeunes en
difficulté d'insertion, sur les actions de formation, sur les actions
que nous pouvons mener au travers de notre fondation, c'est un investissement
dont le retour n'est pas à 6 mois, c'est peut-être et même
sans doute l'investissement le plus utile auquel j'ai procédé
dans notre groupe depuis deux ans.
Tout dernier point que je souhaitais évoquer, c'est l'entreprise face
à la mondialisation, qu'attend-elle de l'Etat ?
Il y a un rôle de l'Etat qui est persistant et qui est un besoin des
entreprises en face de cette mondialisation, c'est le besoin de
régulation. Finalement notre attente majeure est celle-là. La
mondialisation ne produit pas d'ordre par elle-même. On peut bien
sûr valoriser, et il y a de très brillants esprits qui l'ont fait,
l'âge des systèmes ouverts, l'ère du flou, la
théorie du chaos, le désordre créateur, etc. Je me
méfie personnellement des vertus de l'évolution spontanée
et de l'indétermination, et je crois au contraire que nous avons plus
que jamais besoin de règles du jeu et d'une démarche qui
réduise l'incertitude, d'une démarche qui donne de la
visibilité. C'est là qu'on retrouve ce besoin de
régulation qui peut et doit être exercé par l'Etat.
Beaucoup de ces régulations s'exercent ou devraient s'exercer à
un niveau supranational pour des raisons qu'il n'est pas nécessaire de
détailler, et je crois d'ailleurs monsieur le Président, que vous
avez choisi d'auditionner trois acteurs d'institutions multilatérales,
mais aucun intervenant politique national à proprement parler.
Je ne vais pas revenir sur des thèmes qu'ils vivent au quotidien, mais
simplement illustrer par trois exemples ce que peut être la nature de
notre besoin de régulation. Je suppose que M. Ruggiero a
évoqué devant vous la mise en oeuvre des accords du GATT et de la
mise en place de l'OMC.
La question du dumping social est une des plus sensibles au regard des enjeux
de la mondialisation et on connaît l'hostilité des pays à
faible coût de main-d'oeuvre à introduire la fameuse clause
sociale. Mais ne croyons pas que seuls des pays peu développés
sont concernés. Il est vrai que nous sommes confrontés dans notre
action d'entreprise tous les jours à nos frontières à un
certain nombre de questions troublantes.
Le dernier rapport du B.I.T. fait état de la persistance du travail
carcéral forcé en Allemagne et en Autriche, les détenus
étant mis à disposition d'entreprises privées avec un
salaire qui représente 5 à 6 % du salaire des travailleurs libres
ayant un emploi comparable.
Je ne reviendrais pas sur le débat en matière de liberté
syndicale sur la compatibilité des lois entre 80 et 90 au Royaume-Uni
par rapport aux conventions de l'OIT. Je pourrais mentionner sur certains
chantiers de BTP européens que nous sommes souvent évincés
par des concurrents qui importent une main-d'oeuvre à très bon
marché au mépris des textes communautaires sur les travailleurs
migrants.
Voilà le constat et voilà l'un des besoins de régulation
et de contrôle forts qui subsiste si on souhaite que les uns et les
autres puissent lutter à armes égales.
Concernant notre groupe, cela a amené la Générale des Eaux
à adopter en novembre dernier une charte des droits sociaux fondamentaux
qui est très précise et qui couvre trois domaines :
l'interdiction pour nous et nos sous-traitants du travail des enfants et des
détenus, et le respect de la liberté syndicale. Cette charte
s'applique à l'ensemble de nos actions, en France comme à
l'étranger. C'était pour moi un moyen de responsabiliser et
sensibiliser les dirigeants de notre groupe à ces problèmes.
Je crois que c'est une des rares initiatives privées qui a
été prise en ce sens ces dernières années. Je pense
que ce type d'initiative peut faire progresser le débat pierre par
pierre, mais il est évident que ce chantier doit être un chantier
prioritaire de l'O.M.C. car la violation de ces droits est non seulement
naturellement indéfendable, mais elle est inscrite au passif de la
mondialisation que l'on évoquait.
Deuxième illustration d'un secteur où le besoin de
régulation se fait sentir, c'est celui de la politique de concurrence.
Un groupe qui a des ambitions internationales ne peut que souhaiter le
"level
playing field", c'est-à-dire une sévérité
égale des politiques de concurrence d'un pays à l'autre, voire
d'un continent à l'autre.
Le paradoxe veut que la France apparaisse à la fois comme un pays
rétif à une concurrence effective, alors même qu'elle n'a
souvent sous cet angle pas de leçon à recevoir de ses grands
voisins. Ainsi, dans le domaine de l'eau et contrairement aux idées
reçues ou faciles colportées en France, la France est le pays de
l'Union européenne où la concurrence est la plus forte, surtout
depuis les lois récentes. Des pays aussi libéraux que l'Allemagne
ou les Pays-Bas ignorent totalement les principes de la mise en concurrence
dans ces métiers puisque la gestion en régie y demeure quasi
exclusive, y compris en Grande-Bretagne où la privatisation des services
d'eau a organisé une juxtaposition des monopoles régionaux sans
remise en jeu régulière, alors que tous nos contrats le sont.
Je voudrais dire que sur la base de ce constat, je suis stupéfait, et
c'est un mot faible, quand je vois la Commission européenne s'attaquer
à la concession à la française pour chercher à la
saucissonner en plusieurs tranches de marché public alors que notre
système est de loin le plus ouvert en Europe et que la Commission ne se
pose même pas la question de l'ouverture à la concurrence des pays
qui pratiquent exclusivement une gestion publique.
Au-delà, le besoin de ce qu'on peut appeler cette politique
extérieure de la concurrence est manifeste afin qu'il y ait une vraie
réciprocité entre les différents pays.
Troisième et dernière illustration que je souhaitais donner de
ce besoin de régulation, c'est celui de la monnaie et de l'Euro. Je
crois que M. de Silguy est venu hier.
M. le Président
. - Non, il a été retenu par une
réunion de l'Institut monétaire européen. Nous nous sommes
inclinés devant cet impératif.
M. Jean- Marie Messier
. - Que représente l'Euro pour un groupe
comme le nôtre ? Un facteur de réduction des incertitudes. Et
c'est à ce titre-là qu'il est précieux et valorisable.
Prenez l'exemple des dévaluations compétitives de la livre il y a
quelques années. Pour un groupe qui réalise 15 milliards de
francs de chiffre d'affaires en Grande-Bretagne, une dévaluation
compétitive c'est un facteur d'attentisme pour nos investissements,
c'est un facteur de compression de nos marges si nous voulons rester
compétitifs sur les appels d'offres, et c'est un plus de
compétitivité évident pour les entreprises britanniques de
réseaux.
Je crois vraiment que l'Euro permettra de supprimer ces effets, pour peu que
l'ensemble des Etats membres soit couvert par une obligation de
stabilité des parités, effective et efficace.
L'Euro est en même temps pour moi un facteur de réduction des
incertitudes, de confiance dans l'économie européenne, de cette
confiance qui nous fait dans tous les domaines tant défaut aujourd'hui.
Mais, sans allonger cette présentation, oui à l'Euro, oui
à l'Euro le plus vite possible, mais un Euro dont le niveau de
parité par rapport à ses concurrents soit économiquement
réaliste. La marche vers l'Euro doit s'accompagner d'une
accélération concertée d'une politique de baisse des taux
d'intérêt et d'une action concertée pour faire en sorte que
l'acte de naissance de l'Euro ne soit pas celui d'une monnaie
surévaluée qui pénaliserait dans le jeu mondial l'ensemble
des positions des industries et des nations européennes.
Voilà donc sur le plan supranational trois illustrations très
concrètes de ce besoin de régulation en matière de droits
sociaux, en matière de politique de concurrence et en matière de
politique monétaire.
Au niveau national, l'Etat aussi doit avoir une action modernisatrice, c'est
lui qui contribue largement à donner le tempo dans un certain nombre de
domaines. Je ne voudrais citer qu'un seul exemple qui me paraît un
exemple d'une franche réussite française récente, c'est
l'ouverture à la concurrence du secteur des
télécommunications. L'impulsion a été donnée
au niveau communautaire et elle a été dictée par
l'évolution des techniques. Mais je crois que l'Etat français, le
gouvernement, le Sénat et l'Assemblée nationale ont su anticiper
l'ouverture, préparer par étape un cadre législatif pour
lequel les directives européennes laissaient une réelle
liberté de manoeuvre sur des questions essentielles, y compris en
matière d'aménagement du territoire.
Et je crois objectivement que quand on se situait en 1995, le sentiment
dominant, notamment celui de nos partenaires étrangers, est que la
France était en retard dans son évolution sur l'Allemagne d'au
moins une à deux années. Aujourd'hui le constat que je peux faire
c'est que la France, grâce au contenu de l'action législative qui
a été faite en matière de réglementation des
télécommunications, la France est aujourd'hui objectivement en
avance sur l'Allemagne dans la préparation du rendez-vous de 1998. C'est
bien le signe qu'on peut ne pas rater la révolution des services publics
que va connaître l'Europe dans de nombreux domaines, et qu'on peut
prendre ce tournant sans fragiliser les groupes publics français.
Mon sentiment est que le travail fait en matière de
réglementation des télécommunications en France ne
fragilise pas France Télécom, mais lui donne au contraire les
moyens d'anticiper un certain nombre d'évolutions par rapport à
d'autres compétiteurs européens, et d'autre part l'ouverture de
ce secteur se résume de manière simple, c'est plus de services
moins chers et plus d'emplois.
Quand on voit le développement et le cercle vertueux de croissance des
marchés de télécommunications que cela
génère en France aujourd'hui, il n'est qu'à prendre
l'exemple du téléphone mobile. Il n'y a pas beaucoup de domaines
où l'on puisse faire ce bilan gagnant : plus de services, moins chers et
plus d'emplois.
Quand nous créons des emplois dans le secteur des
télécommunications, ils ne sont pas pris à France
Télécom, ils sont générés par la croissance
du marché elle-même soutenue par l'apparition de cette concurrence
loyale.
Là aussi l'action de régulation, puisqu'il n'y a pas d'ouverture
sans régulation, l'action de régulation de l'Etat est un besoin
et c'est une forme d'action qui dans tous les domaines où elle
intervient est un élément de compétitivité de notre
économie sur les marchés mondiaux.
C'est vous dire combien je suis convaincu que la mondialisation peut
n'être pas seulement ressentie comme une pression de l'extérieur,
ni être vécue seulement comme une contrainte. Nos entreprises
françaises peuvent en être les acteurs et il n'y a aucune raison
que la mondialisation soit synonyme de crise de l'action collective et de
l'action publique.
La mondialisation agit surtout comme un révélateur de nos forces
et de nos faiblesses, c'est cela qu'il faut accepter et il faut là
prendre comme tel, comme révélateur de nos forces et nos
faiblesses, ne pas masquer nos responsabilités propres mais ne pas faire
davantage de la mondialisation un projet en soi, ce qu'elle n'est pas. C'est en
développant son propre projet qu'une entreprise comme un Etat peut
espérer influencer le cours des choses. Nous ne pouvons pas
maîtriser tous les éléments du cours des choses, nous
pouvons très certainement les influencer à commencer par ces
fameux marchés dont j'ai rappelé qu'ils étaient aussi
sensibles à l'affichage d'une volonté qu'à la
cohérence de l'action.
M. Jean François-Poncet, Président
. - Je vous remercie
beaucoup. Votre exposé a été suivi avec une attention
extrême et je dois dire qu'il était particulièrement riche.
Il m'a semblé qu'il était également très
équilibré entre les différentes préoccupations qui
s'affrontent, et globalement très rassurant. Il est vrai que la
Mondialisation est une évolution que tout le monde constate et sur
laquelle on met habituellement davantage l'accent par les problèmes
qu'elle crée et les traumatismes qu'elle engendre. Vous avez
souligné qu'on peut avec beaucoup de volontarisme, et à condition
de s'adapter, " influencer " la Mondialisation.
M. Xavier de Villepin
. - Je voudrais vous remercier de cet exposé
très intéressant et vous poser deux questions : la
première, sur les chances de la France dans le domaine de
l'internationalisation des capitaux, et la deuxième, sur le
développement de la présence humaine française à
l'étranger.
Sur le premier point, les entreprises françaises ont une insuffisance de
fonds propres. On pourrait presque en dire autant dans le domaine de
l'investissement. On constate, y compris maintenant, un certain retard.
Pensez-vous que beaucoup d'entreprises, dans le mouvement qui est
amorcé, pourront rester majoritairement françaises ? Evidemment
cela ne s'adresse pas à une très grande entreprise comme la
vôtre, mais on peut se poser la question pour beaucoup d'autres.
Sur la deuxième question, vous avez dit des choses très justes et
que je partage sur l'expatriation. Mais on constate dans les chiffres qu'il y a
plutôt moins de Français de l'étranger
qu'antérieurement, en raison peut-être du reflux d'Afrique. On
peut se demander si le manque de formation des Français et une certaine
non-adaptation aux profils que vous avez définis ne vont pas encore
creuser l'écart dans le mauvais sens.
M. Hubert Durand-Chastel
. - Monsieur le Président, vous avez
indiqué qu'il fallait ne pas être trop créateur à
l'étranger. Et vous avez indiqué qu'il fallait avoir une culture
de l'art de vivre français. N'y a-t-il pas contradiction entre ces deux
points ?
Concernant l'eau, c'est un service public. La technologie française est
particulièrement connue et appréciée à
l'étranger. Vous pouvez avoir dans un pays un contrat qui est
juridiquement parfait avec une concession à très long terme, mais
les circonstances politiques, économiques ou commerciales changent et il
se peut qu'au cours de ces changements un contrat intéressant puisse
rencontrer des difficultés. N'est-on pas tenté à
l'étranger d'accuser le concessionnaire qui, bien que partenaire d'une
compagnie nationale, est en fait connu comme représentant une des plus
grandes sociétés mondiales, votre société par
exemple ?
Comme il s'agit de contrats publics et que l'eau est, en particulier, un bien
qui dans certaines constitutions est préservé (on ne peut pas
couper l'eau dans certains pays à des clients qui ne paieraient pas leur
dette), est-ce que cette mondialisation ne constituerait pas une très
grande difficulté pour vous en raison du caractère souverain d'un
service public ?
M. François Gerbaud
. - Monsieur le Président vous avez
fait un tableau que vous avez vous-même qualifié de pointilliste.
C'est un pointillisme étonnant et nous vous en remercions.
Ma question qui est une demande d'explication complémentaire. Vous avez
dit que l'Euro serait un facteur de réduction des incertitudes et nous
vous rejoignons. Il faut qu'il tienne par des conditions économiques,
soit à un niveau de parité économique réaliste et
qu'il ne soit pas sur une monnaie surévaluée. Voulez-vous dire
par là que les critères de Maastricht sont trop ambitieux et que
vous n'êtes pas forcément pour l'Euro mark ?
Vous avez à un moment donné de votre propos évoqué
l'ancrage dans notre biculture, c'est-à-dire la conjugaison d'une
culture locale et d'une culture de groupe. Par culture de groupe, est-ce que
vous vous dénationalisez un peu ou pas ?
Enfin, vous avez insisté, et vous avez raison, sur le rôle de
régulation de l'Etat. Mais comment concevez-vous ce rôle dans une
Europe actuelle dont vous contestez l'hégémonie des commissions ?
M. Jean-François Le Grand
. - Vous avez évoqué un
certain nombre de services nouveaux et vous les avez balayés rapidement.
Pourriez-vous préciser quels sont les gisements d'emplois qui en
découlent ?
Par ailleurs, je relisais hier un écrit de Jacques Rueff évoquant
les différents équilibres et la nécessaire
régulation qui doit exister dans un cadre institutionnel
approprié. Il faut un ordre politique, moral, et des prescriptions de
cette nature. Vous y avez en partie répondu. Est-ce qu'au niveau
européen on dispose d'ores et déjà de ces
mécanismes régulateurs ? Si oui sont-ils suffisants, et sinon
sont-ils à créer et quels types de régulation
demanderiez-vous à l'Europe de créer ?
M. Pierre Hérisson
. - Peut-on avoir le point de vue d'un
Président d'une grande entreprise, mais qui s'assimile à une
fédération de PME, sur la retraite à 55 ans ?
Et puis, une question : peut-on penser qu'il est raisonnable, puisque vous
parlez de l'école française de l'eau et de la culture dans ce
domaine, d'y assimiler un relais qui peut, peut-être, paraître
déconnecté, mais qui est la défense de la francophonie
à travers ce que vous faites sur le plan planétaire, et
précisément les interventions ou du moins les marchés que
vous portez à l'étranger ? En d'autres temps cette technique
a été adoptée par les tailleurs de pierre et la langue
internationale des tailleurs de pierre à travers le monde est le
français.
Enfin, je vous ai entendu dans une grande émission de
télévision et nous sommes plusieurs parlementaires à
être convaincus que nous devons apporter notre soutien entre autres
à l'Ecole Française de l'Eau et à cette activité
qui apporte ses technologies sur le plan international. Je ne pense pas que
vous nous aidiez beaucoup quand vous dites que dans le prix de l'eau, pour
moitié, il y a des impôts élevés et des taxes. Il
est vrai qu'il y a la T.V.A., mais au taux réduit de 5,5 % et les taxes
accrochées au prix de l'eau sont bien pour développer et financer
les équipements -entre autres de la distribution et de l'assainissement
de l'eau.
M. Jean-Marie Messier
. - La France sur les marchés des capitaux.
Dans le domaine des capitaux, on a laissé le centre de décision
européen se déplacer à Londres. Dans le domaine des
télécommunications, on est en avance et nous avons un bon
système de régulation et toutes les chances sont réunies
dans la composition de l'ART et de ses équipes. Dans un domaine comme
celui-là, dans lequel il y aura aussi une logique européenne, on
devrait avoir pour objectif d'éviter que le centre
privilégié européen ne se déplace à nouveau
à Londres. En tout cas c'est quelque chose à quoi nous nous
attacherons concernant mon groupe.
Sur l'insuffisance des fonds propres des entreprises françaises.
Oui, naturellement, il faut qu'on cherche tous les moyens pour donner aux
entreprises françaises une marge de manoeuvre supplémentaire en
matière de fonds propres. Je crois que de ce point de vue l'institution
des fonds d'épargne retraite est une contribution à la solution
et, ne serait-ce qu'à ce titre, c'est un acte positif à long
terme pour le capitalisme français.
D'autre part, et c'est un des points qui doit soutenir une politique
délibérée et volontariste de taux bas. Les entreprises
françaises qui ont une base de fonds propres limités ont moins de
handicap par rapport à leurs concurrents si elles peuvent financer
certains investissements par des taux bas. Il y a convergence entre le constat
de carence des fonds propres des entreprises françaises et une politique
monétaire volontariste en matière de baisse des taux.
Et le troisième élément : l'une des
nécessités pour que les entreprises françaises et les
centres de décision restent français, c'est la concentration sur
les métiers sur lesquels on est fort. Une entreprise qui est leader
mondial dans son métier trouvera les éléments pour
défendre son centre d'intérêt et son centre de
décision en France.
Sur la présence humaine française à l'étranger,
il y a toujours aujourd'hui un problème de non-adaptation à ce
dont nous avons besoin pour envoyer un certain nombre de cadres ou non-cadres
à l'étranger. Pour l'instant, de manière très
pragmatique, on constate des carences extérieures auxquelles on essaie
de répondre par la multiplication des formations internes. La
création il y a 2 ans de l'Institut de l'Environnement Urbain est une
des formes de réponse internalisée à ce constat de
carence, mais malheureusement ce constat reste très fort dans notre pays.
Sur la question de l'art de vivre français et la défense de la
francophonie,
je vais répondre de manière un peu provocante. Pour moi on peut
défendre l'art de vivre français en anglais et diffuser une
chaîne centrée sur la culture française et l'art de vivre
français, sur les spécificités d'un certain nombre de nos
industriels dans le domaine du luxe, du tourisme, en produisant un produit de
communication grand public en anglais pour les marchés américains
et asiatiques. C'est contribuer au rayonnement de la culture française
et au développement de la communication française.
De ce point de vue, notamment dans toutes les réflexions sur les
évolutions de la production, je crois totalement à cette
idée. Aujourd'hui on doit être capable d'utiliser l'anglais pour
défendre l'art de vivre français.
A la question sur les concessions, sur les changements et les
difficultés liées au caractère des services publics,
notamment dans le domaine de l'eau, et du caractère souverain de ces
services publics,
il est vrai que c'est une de nos difficultés. C'est aussi une des
raisons qui renforcent complètement la nécessité pour nous
d'appliquer la règle du
think global but act local
. Dans la
quasi-totalité des cas, nous avons des partenaires nationaux des pays
concernés. L'une des difficultés très concrètes que
nous avons connue ces derniers mois, qui n'est pas totalement
réglée et qui recoupe tout à fait l'analyse que vous
faisiez, s'est posée dans une province d'Argentine où nous nous
sommes trouvés en face d'une opposition et d'un pouvoir politique qui
ayant changé a utilisé le caractère non national de notre
groupe pour remettre en cause les termes d'une concession.
Ces cas-là existent, ils sont inquiétants. Heureusement ils ne
sont pas aujourd'hui dominants. Et dans un cas comme celui-là,
l'Argentine a aussi bien réagi au niveau central en prenant conscience
que si cela se passait mal dans l'une de ses régions, c'était la
remise en cause de l'image du pays à l'extérieur.
Sur l'Euro.
Je ne crois pas que les critères de Maastricht soient inadaptés.
Je crois que nos politiques monétaires actuelles sont inadaptées
et insuffisamment volontaristes. Je crois que le Gouverneur de la Banque de
France et le gouvernement de la Bundesbank pourraient avoir un discours plus
agressif vis-à-vis des marchés internationaux. Le problème
n'est plus celui de la parité du franc et du mark, mais la parité
de l'Euro vis-à-vis des autres monnaies.
Les aléas et les variations sont faibles, on est à 2 ans de la
création de l'Euro, on peut donc tenir aujourd'hui ce discours plus
offensif.
Non seulement je considère que ce serait une erreur d'avoir un Euro
mark, mais l'évolution de la situation en Angleterre aujourd'hui,
indépendamment même du résultat des prochaines
élections, devrait nous permettre d'avoir plus de convergence sur ces
problèmes monétaires avec l'Angleterre et peut-être
rééquilibrer le débat vis-à-vis de nos amis
allemands.
Sur le problème de l'ancrage local.
Oui, c'est essentiel. Dénationaliser ou pas, moi je souhaite vraiment
que le groupe dont j'ai la charge soit un acteur efficace sur les
marchés mondiaux. Je suis un chef d'entreprise nationaliste. Je
considère dans le développement des
télécommunications que j'aurais renoncé à certaines
alliances si elles avaient dû se faire au prix de la perte de notre
contrôle majoritaire. Et quand j'ai pour la première fois
évoqué ce sujet avec le Président de Britsh
Télécom, c'est la première chose que nous nous sommes
dite. Oui, il est intéressant qu'il y ait une structure ensemble, mais
la Générale des Eaux restera maîtresse de son destin. Si
vous êtes prêt à l'accepter, la discussion est bienvenue,
sinon je préfère renoncer à la discussion avec vous
plutôt que de renoncer à ce contrôle majoritaire sur nos
activités.
Tout en vous ayant tenu ce discours fort sur notre ancrage mondial, je n'ai pas
de problème à revendiquer ce caractère nationaliste.
Sur la régulation européenne qui recoupe aussi une autre
question qui a été posée, il est vrai que j'ai beaucoup
insisté à la fois sur ces besoins de régulation et les
défauts et les insuffisances de régulation sociale concurrence
actuelle. Je ne sais pas quelle est la bonne solution. En tant que chef
d'entreprise, je ressens un équilibre qui n'est pas encore satisfaisant
au niveau européen, qui est à la fois extrêmement
présent dans certains secteurs, mais qui n'a peut-être pas
l'organisation ou le recul nécessaire pour répondre aux besoins
de régulation que j'ai identifiés.
La solution institutionnelle, je ne vous l'ai pas apportée aujourd'hui ;
je vous ai apporté une frustration forte, à la fois la
reconnaissance du besoin de régulation et l'insatisfaction dans la
manière dont il est exercé au niveau européen aujourd'hui.
Quelques précisions sur les gisements d'emplois dans les services
nouveaux.
Si je prends le secteur des Télécom, nous allons y créer
dans les quelques années qui viennent 10 000 emplois directs en France,
c'est-à-dire à peu près 30 000 emplois directs et
indirects. A l'échelle d'un groupe comme le nôtre et à
l'échelle de la nation, c'est significatif.
Sur la retraite à 55 ans,
je disais que je me considérais un peu comme un patron d'une
fédération de PME. En matière sociale, c'est encore plus
vrai. Pour moi le seul vrai lieu du dialogue social est le plus
décentralisé possible. Aujourd'hui nous essayons de multiplier
des accords intelligents d'aménagement et de réduction du temps
de travail et surtout ne pas poser, ni au niveau d'une entreprise ni au niveau
du groupe, la question de la retraite à 55 ans. Personnellement, je sais
que pour mon groupe ce n'est pas tenable, ce n'est pas envisageable. Je
considère en plus qu'il vaut mieux essayer de consacrer son
énergie à des politiques d'aménagement de réduction
du temps de travail, qui est un volet un peu offensif en matière
d'emplois, plutôt que d'aborder cette question. Je suis résolument
sur le frein face à toutes revendications de ce type où qu'elles
soient dans le groupe.
Cela n'empêche pas de prendre des initiatives en matière sociale.
Quand j'ai présenté mes voeux aux dirigeants du groupe, je leur
ai dit que cette année 1997 devait être dans notre groupe
l'année du dialogue social en leur donnant une clé : on en a un
peu assez de dire qu'il faut nous donner plus de marge de manoeuvre en
matière sociale. Cela ne doit pas vous dispenser de vous poser la
question "à marge de manoeuvre donnée, que puis-je faire de mieux
et de plus que ce que je fais actuellement ?"
Le constat que nous avons dressé il y a quelques jours avec ces
5 000 jeunes recrutés dans le groupe, est une illustration
qu'à marge de manoeuvre donnée on peut faire mieux et plus que ce
qu'on fait actuellement. C'est une question d'affichage effectif dans les
niveaux de priorité de la direction de nos entreprises.
Sur le prix de l'eau,
j'insiste beaucoup dans mes interventions publiques sur le fait que quand on
regarde l'évolution du prix de l'eau, il y a trois composantes : la
rémunération du distributeur (elle augmente en gros quelque part
entre l'inflation et l'index des services). Il y a la part liée à
l'assainissement direct, et on sait bien qu'aujourd'hui on a un problème
d'environnement majeur en constatant que la moitié des eaux usées
ne sont pas encore retraitées. Et il y a la partie taxes et redevance
dont je souligne qu'elle a augmenté de 234 % en 5 ans. Vous avez dit
qu'elle sert aussi au financement des ouvrages d'assainissement. C'est vrai en
partie. La taxe sur les voies navigables et les ouvrages d'assainissement, le
lien n'est pas direct.
Je crois qu'en fait dans ce débat sur le prix de l'eau, mon intention
est de continuer à insister sur le fait que nous avons encore des
efforts majeurs à faire en matière d'assainissement dans ce pays,
et là où ils seront faits, ils ne peuvent pas être sans
influence sur le prix de l'eau, que ce soit directement sur l'assainissement ou
au travers d'un certain nombre de redevances.
Au-delà il y a un dernier argument sur lequel j'ai l'intention
d'insister de manière générale. Un débat se
pervertit très vite. Aujourd'hui le débat est la hausse du prix
de l'eau. La conclusion est que le prix de l'eau est très cher. Et nous
avons nous, distributeurs d'eau, toujours eu un gros défaut, nous
parlons en mètres cubes en disant que le prix moyen de l'eau, c'est 15
francs/m3. La plupart de nos concitoyens ne savent pas traduire le m3 en litre.
Quand ils vous disent c'est 15 francs le m3, ils vous disent que l'eau est plus
chère que le vin. C'est cela la réalité. Ce que j'essaie
de faire, c'est d'abord que nous commencions nous par parler comme le
consommateur, c'est-à-dire parler du prix de l'eau en litre. Là,
c'est 1,5 centime le litre. C'est 200 ou 300 fois moins cher que la bouteille
d'eau minérale qui est là.
Je veux essayer de casser l'idée : puisque le prix de l'eau augmente,
c'est qu'il est très cher. Il faut donner pour cela des
références. Pour moi, c'est le prix de l'eau par litre, c'est la
comparaison avec l'eau minérale, alors que souvent la qualité du
produit est très proche. Et c'est un dernier élément qui
me paraît important : nos activités dans le domaine de l'eau
rendent un vrai service.
L'expression autour de laquelle je voudrais recentrer le discours maintenant
est : la réalité du prix de l'eau, c'est 1,5 centime/litre,
service compris 24 heures sur 24 chez vous, récupérée,
nettoyée. Il me semble qu'en disant cela, on se fait mieux comprendre
qu'en ayant de grands débats sur les taxes et redevances.
M. le Président
. - Merci de votre présence à un
moment de très grande intensité dans la vie de votre
société. Avec votre permission, nous penserons à nouveau
à vous quand nous aurons de graves questions dans l'esprit.
AUDITION DE M. MICHEL CAMDESSUS,
DIRECTEUR
GÉNÉRAL DU FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL (5 FÉVRIER
1997)
M. le Président
. - Je veux remercier M. Michel
Camdessus, Directeur général du FMI, d'être venu. Sa
résidence normale est Washington et il nous fait un grand honneur en
venant nous parler ce matin.
Il aurait été tout à fait paradoxal de ne pas lui demander
de venir dès lors qu'il tombe sous le sens que, si la mondialisation a
de nombreux aspects, il y en a plus particulièrement deux qui
crèvent les yeux : le premier aspect, ce sont les échanges de
marchandises et de services et le second est constitué par l'ensemble de
la sphère financière, qui est tout à fait fondamentale. On
peut même dire que c'est par elle que la mondialisation a le plus
progressé.
De tous nos interlocuteurs internationaux, M. Camdessus est sans doute celui
qui s'impose le plus à l'esprit. J'ajoute que dans son cas, il est un
interlocuteur privilégié puisqu'il est Français et qu'il a
succédé à un Français. Voir cette organisation qui
passe pour largement dominée par les Anglo-saxons, dirigée par un
Français succédant à un Français et imposant sa
marque, son autorité, à l'institution qu'il dirige en jouissant
de la considération internationale, est pour nous, Monsieur le
Directeur, extraordinairement satisfaisant. Je tenais à le dire.
Avec un parcours de carrière que tout le monde connaît, mais
très euro-français puisqu'il passe par l'Institut d'Etudes
politiques, l'E.N.A., le ministère des Finances, la direction du
Trésor, mais avec une alternance de fonctions au Fonds monétaire,
à la Banque Européenne d'Investissements et au Comité
Monétaire Européen, M. Camdessus a une expérience qui l'a
conduit aux plus hautes fonctions dans cette grande institution internationale
qu'est le FMI.
Il n'est pas de crise mondiale où on ne voie apparaître le FMI. Il
apparaît si souvent et avec tant d'autorité qu'il est une des
institutions les plus contestées et les plus critiquées pour sa
rigidité et son orthodoxie financière. Et malgré ces
critiques, chaque fois que ses thérapeutiques sont utilisées, on
voit le paysage des pays concernés changer complètement. On voit
la prospérité succéder à la crise. C'est en tout
cas mon sentiment personnel.
C'est pourquoi, Monsieur le Directeur, nous vous demandons de nous parler des
progrès de la mondialisation avec ce qu'elle peut comporter de
spéculations, d'instabilité, de mouvements brutaux. Nous
aimerions, bien sûr, que vous nous disiez aussi comment un haut
fonctionnaire international comme vous réagit à l'Euro.
Pensez-vous que la monnaie unique soit une réponse adaptée au
paysage financier mondial en pleine évolution ? Que peut-on en
attendre ?
Je ne sais pas si vous avez le droit de nous dire quelque chose des rapports
futurs entre l'Euro et le dollar ? Les relations de change telles qu'elles
existent actuellement sont-elles adaptées ? Et pensez-vous qu'à
l'avenir l'existence de l'Euro permettra un dialogue plus égal avec le
dollar et le yen ?
On a souvent le sentiment de subir les évolutions. L'Euro nous
permettra-t-il de co-décider au niveau de la planète, sous
l'égide du FMI bien sûr ?
M. Michel Camdessus
. - Merci, messieurs les Présidents de me
faire le plaisir de m'inviter à passer quelques heures ici, de
rencontrer des visages familiers, et de parler ma langue maternelle. C'est
quelque chose que je savoure. Et merci d'avoir prononcé des parles
évidemment trop flatteuses et dit deux choses très importantes.
L'une, que le FMI n'est pas si anglo-saxon que cela. Retenons que l'Europe des
15 a 29 % du capital du FMI. Les Etats-Unis d'Amérique, 18 %.
Evidemment, nous héritons d'une histoire qui a fait que pendant
longtemps l'Europe s'est habituée à une sorte de domination. De
plus, il est arrivé que l'on soit plus puissant lorsque l'on est un seul
qui pèse 18 % que 15 qui pèsent 29 % mais se
chamaillent ! Ici, et voici déjà un élément de
réponse, Monsieur le Président, l'UEM peut, à terme,
changer les choses très positivement.
Cette institution est le bouc émissaire naturel, idéal, puisque,
comme elle traite d'affaires monétaires elle est invitée à
la discrétion et au silence et donc à laisser dire. Et il est
évidemment commode, quand un pays vient trop tard nous demander de
l'assister dans ses difficultés et que nous sommes amenés
à lui recommander de la chirurgie alors que quelques cachets d'aspirine
auraient suffit si on s'y était pris plus tôt, de mettre sur le
dos du médecin les affres de la maladie.
Pendant longtemps, nous nous sommes résignés à cet
état de choses.
Je dois vous dire que depuis quelques années nous réagissons
contre cela. D'abord parce que c'est malhonnête à l'égard
des opinions publiques, et aussi parce que si les gouvernements ne prennent pas
la responsabilité politique des réformes qui s'imposent et s'ils
les mettent sur le dos de quelqu'un d'autre, évidemment elles ne
pourront pas réussir. Et quelques-uns de nos échecs s'expliquent
comme cela.
Enfin, troisième raison pour nous de rejeter ce rôle de bouc
émissaire, à force de laisser dire que nos politiques sont
récessives, qu'elles entraînent la souffrance des peuples, on
encourage les gouvernements à retarder au maximum le moment où
ils viendront demander notre intervention, nous amenant alors à
opérer dans les pires circonstances, au coeur des crises sociales et
politiques.
Alors oui, bouc émissaire, de fait, mais nous devons de plus en plus, et
cela fait partie de notre politique, amener les gouvernements avec lesquels
nous travaillons (actuellement 85 pays sur les 181 pays membres de notre
institution ont des programmes avec nous ou sont en train d'en négocier)
à prendre leurs programmes en charge et à prendre la
responsabilité des mesures inévitables.
Vu de cette sorte de satellite d'observation qu'est à certains
égards le FMI (je me hâte d'ajouter qu'il n'est pas que cela), le
monde apparaît plongé dans les spasmes d'une laborieuse transition
vers son unité économique et financière, la
mondialisation. Paradoxalement, au plan politique, il semblerait pris au
même moment de pulsions régressives qui le pousseraient vers de
nouvelles fragmentations. Le processus de mondialisation s'intensifie
partout ; en certaines parties du monde, il est vécu dans
l'euphorie ; dans d'autres, c'est particulièrement le cas de
beaucoup de pays d'Europe, dans le doute. Certes, l'on pressent que bien des
choses évoluent, mais les sociétés européennes
vieillissantes voient plus de menaces que de chances dans l'économie
mondialisée qui se met en place. Rien d'étonnant, dès
lors, que des projets d'une extraordinaire portée, tels que l'Europe
monétaire, soient perçus par certains comme de sournoises menaces
et qu'enfin l'Europe éprouve tant de mal, aujourd'hui, à se doter
de projets collectifs.
D'où la pertinence de la question : comment, à quelles
conditions, réussir la mondialisation ?
Je ne peux répondre qu'avec modestie, parce que c'est commode de parler
quand on voit les choses de loin. Vous, vous êtes sur le terrain. Moi je
dis comment la France se situe par rapport aux autres, mais mes observations
méritent d'être tempérées par ce que votre
expérience vous montre. Néanmoins, la perspective d'ensemble me
fera répondre en trois points :
- essayer, tout d'abord, d'y voir clair, de démêler ses
chances et ses risques, nos atouts et nos handicaps ;
- accepter cette exigence de la mondialisation qu'est la
responsabilité dans la conduite des économies nationales ;
- et enfin, progresser vers une régulation plus efficace au plan mondial.
Chances et défis de la mondialisation : tout a été
dit là-dessus ! Et pourtant on continue à en faire le bouc
émissaire de tous nos maux, alors qu'elle constitue un
phénomène positif pour l'ensemble de l'économie mondiale
et, notamment, pour les pays industrialisés comme la France. D'abord,
parce qu'elle s'inscrit dans le prolongement du processus d'ouverture et
d'intégration des économies, auquel le monde doit près
d'un demi-siècle d'une prospérité sans égale. Cette
ouverture, aujourd'hui, s'étend aux marchés financiers ; les
flux de capitaux privés en direction des marchés en
développement on permis de financer l'essor de la production dans les
pays bénéficiaires, et par là-même de contribuer
à soutenir la demande des produits exportés par les pays
industrialisés.
C'est ainsi qu'entre 1990 et 1995, par exemple, les exportations
françaises vers les pays en développement ont augmenté en
moyenne de près de 10 % par an -en dollars-, alors que nos
exportations vers les pays industrialisés sur la même
période ne progressaient que de 6 %, en rythme annuel.
Résultat, en 1995, les exportations vers les pays en
développement ont représenté 23 % des exportations
totales de notre pays, contre à peine 19 % au début de la
décennie. Les consommateurs ont bénéficié eux aussi
de la mondialisation, car la spécialisation et la libéralisation
accrues des échanges leur ont donné accès à un
éventail plus large de produits meilleur marché.
Parallèlement, la mondialisation offre aux opérateurs
présents sur les marchés internationaux de capitaux une gamme
plus large d'investissements, assure à leur épargne des
rendements plus élevés et leur permet de diversifier davantage
leurs portefeuilles. Elle facilite également une allocation plus
efficace des ressources au niveau global, donc une croissance plus rapide de
l'économie mondiale et, avec elle, de meilleures chances de
réduire la pauvreté.
On me parlera évidemment de la toute-puissance des marchés, de
l'espace trop étroit laissé par les marchés aux
politiques. Je suis prêt à en débattre. On me dira aussi
que le bonheur des marchés n'est pas le bonheur de l'homme de la rue,
c'est certainement vrai, mais il y a quelques faits massifs à
reconnaître. Je ne vous en cite qu'un : ce qui s'est passé de
90 à 93 dans l'économie mondiale.
Vous vous souvenez que pendant ces années-là, les grandes
économies industrielles, successivement les Etats-Unis, la
Grande-Bretagne, le Japon, l'Allemagne et la France, sont rentrées en
récession, ont flirté avec une croissance zéro ou se sont
retrouvées un petit peu en dessous.
Si on s'était trouvé dans le contexte des 15 années
précédentes, l'époque où les économies
industrielles étaient les locomotives de l'économie mondiale, le
fait que les économies industrielles s'arrêtent aurait
entraîné une crise profonde au plan mondial. Or il n'y a pas eu de
crise. Il y a eu un ralentissement de la croissance, mais le monde a
continué de croître entre 2 et 2,5 %.
Pourquoi ? Parce qu'entre une trentaine de pays en développement, qui,
soit dit sans excès de modestie, avaient été de
très bons élèves du FMI, ont crû pendant ces
années-là grâce à la mondialisation et à
l'ouverture des financements qu'elle a permis pour eux, à un rythme
entre 6 et 9 %. Et ce sont eux qui ont fait en sorte que la croissance mondiale
soit positive et que notre récession soit considérablement
amortie. Il y a donc du bon dans la mondialisation.
Mais qui dit nouvelles chances dit aussi nouveaux risques et évidemment,
il est prudent de s'arrêter plus longtemps sur les risques que sur les
chances. Je me contenterai d'en signaler ici deux parmi les plus
préoccupants. Le premier est le risque d'instabilité
financière. Au cours de ces dernières années, plusieurs
crises financières coûteuses ont secoué l'économie
mondiale. L'effondrement des prix des actifs, les fortes turbulences des
marchés des changes, la crise déclenchée sur les
marchés émergents par les événements survenus au
Mexique, la faillite de plusieurs grands établissements financiers,
autant d'événements qui soulignent les principales carences de
notre système. Jusqu'à présent, la communauté
internationale y a fait face ; non sans mal, cependant. Autant dire qu'il
y a là une vulnérabilité qui appelle un renforcement du
système financier, puisque nous savons maintenant qu'une crise
financière, née presque n'importe où, peut se
répandre comme traînée de poudre.
Le second risque est celui de la marginalisation. Si certains pays en
développement ont compris comment faire fond sur les forces de la
mondialisation pour accélérer leur progrès
économique, il n'en va pas de même, à l'évidence,
pour tous. Le fait est que les pays qui ne sont pas capables de participer
à l'expansion du commerce mondial, ou d'attirer un volume significatif
d'investissements privés, sont en danger de devenir les laissés
pour compte de l'économie mondiale. Et ce sont précisément
les pays qui ont le plus besoin des échanges, des investissements et de
la croissance que la mondialisation pourrait leur apporter, qui courent le plus
grand risque d'être marginalisés.
Et il y a une sorte de mécanique infernale. De plus en plus, nous, pays
industriels, dans l'octroi de nos aides publiques au développement, dans
nos investissements dans ces pays, nous avons tendance à aider ceux qui
gagnent et qui sont crédibles. Il s'inscrit une tendance forte à
l'accroissement des écarts entre pays en développement qui
décollent et ceux qui sont à la traîne.
On peut donc craindre que le fossé ne se creuse encore entre les pays
qui sauront profiter de la mondialisation et ceux qui seront frappés de
marginalisation. La communauté mondiale ne peut pas se résigner
à cette dérive. Elle se sait une désormais. Elle sait que,
quelle qu'en soit l'origine, une crise financière peut, dans l'instant,
devenir universelle, elle sait que même si elle se cuirassait contre le
sentiment de l'inacceptable d'une misère sans réponse, elle ne
pourrait ignorer les risques que la marginalisation entraîne pour
l'équilibre géopolitique mondial.
Ces chances et ces risques font désormais partie intégrante de
notre environnement, que ce soit en France, en Europe, ou dans le reste du
monde. Il y a des chances nouvelles. Il y a des défis,
c'est-à-dire des risques que notre génération devra
transformer en chances ! Face à ces défis, la France, comme
l'Europe, part gagnante. Elle part gagnante dans un jeu qui n'est pas à
somme nulle et où notre responsabilité est de faire que le plus
de pays possible soient gagnants. Ce serait cela une mondialisation
réussie.
Commençons par l'avenir que la France peut attendre de la
mondialisation. Voici trois raisons pour lesquelles la France doit envisager
cet avenir avec confiance.
D'abord, parce que la France mène, depuis le début des
années 1980, une politique macro-économique pratiquement
constante et vigoureuse qui s'est traduite par un remarquable renforcement de
nos structures industrielles et de notre compétitivité,
l'assainissement en cours de nos finances publiques, des taux
d'intérêt à long terme parmi les plus faibles du monde...
Tout cela, la solidité de sa balance courante, la qualité de sa
recherche et de nombreux secteurs de pointe lui vaut une
crédibilité dont seul ses ressortissants ne semblent guère
conscients et tout cela évidemment contribue à faire du franc une
monnaie saine et respectée.
Deuxièmement, l'engagement indéfectible de la France en faveur
de la construction européenne a aidé à promouvoir la paix,
la stabilité, le progrès économique à travers le
continent, et à créer un engagement commun des Européens
à affronter l'avenir ensemble qui, vu de l'autre rive de l'Atlantique,
est réellement le fait majeur de cette dernière décennie.
Troisièmement, la France a une longue tradition d'engagements dans les
affaires du monde et de solidarité avec les pays en
développement. Ceci sera un actif précieux de la nouvelle Europe
et contribuera à en faire un partenaire constructif dans cet effort
universel pour une mondialisation réussie.
La France peut s'appuyer sur cet acquis pour bâtir l'avenir. Comment
expliquer, dans ces conditions, l'appréhension que l'on devine
aujourd'hui -en France, mais aussi dans les autres pays européens-
dès que l'on évoque cet avenir ? Par le drame du
chômage et notre lenteur à lui trouver des réponses
crédibles ? Bien sûr ! La concurrence s'intensifie aussi
sur les marchés mondiaux. Les investissements financiers internationaux
se diversifient de plus en plus pour réduire au minimum les risques et
améliorer les rendements. Enfin, voici que, grâce à la
libéralisation du commerce et des marchés de capitaux, il devient
beaucoup plus facile, et parfois indispensable, de
" délocaliser " la production vers des pays où les
coûts sont relativement bas.
Faut-il en déduire que l'essentiel de nos acquis est désormais
menacé, et que des pays comme la France ne peuvent affronter des
concurrents qui pratiquent encore des politiques sociales et des salaires si
éloignés des nôtres ? Absolument pas. En effet,
lorsque les producteurs et les investisseurs ont à choisir entre tel ou
tel pays, bien d'autres facteurs que les salaires et les politiques sociales
entrent en ligne de compte. La stabilité macro-économique,
l'évolution plus ou moins prévisible du taux de change,
l'ouverture aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux, la
productivité de la main d'oeuvre et la transparence du cadre
légal et réglementaire, la cohésion sociale, etc...,
prennent alors une importance capitale.
La France est donc bien placée - à plus d'un titre- pour
affrontrer une compétition désormais planétaire. Mais il
est vrai que ces atouts ne sauraient suffire si nous voulons nous donner la
croissance et la souplesse des structures sans lesquelles nous n'avons aucune
chance de saisir ces nouvelles opportunités et de régler le
problème du chômage. Il faut un plus : répondre sans
nous dérober à l'exigence universelle d'une gestion responsable
de la transition.
Nous sommes tous, pays en développement, pays en transition vers
l'économie de marché et vieux pays industriels, des pays en
transition. Transition déjà tardive vers cette économie
mondialisée du 21ème siècle, puisque celui-ci, je le
pense, a déjà commencé ! Et ceci implique,
particulièrement de la part des grands pays industriels, non
l'uniformité des stratégies mais une sorte d'exigence
d'excellence dans la conduite des politiques économiques. L'influence
qu'ils sont susceptibles d'exercer sur le reste du monde ajoute à ce
devoir. Le temps est bien révolu où " il suffisait de faire
moins de bêtises que ses voisins ". Aujourd'hui, notre voisinage est
universel et la compétition peut surgir partout. Dans un monde où
la concurrence s'exerce de plus en plus, non seulement entre firmes mais entre
systèmes, dans un monde surtout où les crises financières
peuvent dans l'instant revêtir une dimension systémique, les
gouvernements ne peuvent plus échapper, fut-ce temporairement pour une
pause pré-électorale, à leur devoir d'excellence dans
leurs gestions. Excellence dis-je, mais je pourrais tout aussi bien dire
responsabilité ou tout simplement rectitude.
A cela, nul pays n'échappe et tous le savent. Il y a au Fonds
monétaire international un consensus unanime pour que, dans le dialogue
avec chacun de nos pays membres nous mettions -dans ce contexte de
mondialisation- un accent plus appuyé sur trois points :
- la transparence et la rigueur dans la gestion économique
d'ensemble ;
- la recherche d'une croissance axée sur le développement humain,
et
- la réforme de l'Etat.
Il y a trois semaines j'ai été invité par le groupe
parlementaire CSU CDU en Allemagne qui m'a posé les mêmes
questions que vous et m'a demandé de leur dire où en était
l'Allemagne face à la mondialisation.
Ici en France on aurait tendance à dire que les Allemands sont beaucoup
plus avancés que nous. L'économie allemande serait une MERCEDES,
la nôtre une 4L ou une 4 CV. Pas du tout ! Je suis
sidéré de voir à quel point les problèmes sont
communs et comme l'avenir est finalement perçu avec la même
appréhension et la conscience d'un effort à faire sur des sujets
communs :
- la rigueur budgétaire, on reconnaît qu'il faut aller vers
l'équilibre budgétaire, en tout cas sur le moyen terme.
- La nécessité de garder une monnaie saine, je ne dirais pas une
monnaie forte, mais une monnaie débarrassée de toute composante
inflationniste.
- La nécessité de poursuivre la réforme de l'Etat et des
entreprises publiques.
- La nécessité de se débarrasser de toutes les niches, de
tous les éléments dans notre dispositif qui font que des pans de
notre économie restent protégés du vent de la concurrence
intérieure ou extérieure.
- La nécessité, si nous voulons pouvoir saisir rapidement les
chances qui s'offrent à nous sur les marchés mondiaux, de nous
doter d'une beaucoup plus grande souplesse d'adaptation de nos structures et de
nos marchés, notamment de l'emploi.
- La nécessité aussi, sans pour autant renoncer à une
philosophie de cohésion sociale à laquelle ils sont aussi
attachés que nous, de revoir nos dispositifs de protection sociale,
essentiellement parce que nous avons en commun un problème de
vieillissement de nos populations qui ne nous permet pas de continuer à
vivre aujourd'hui avec des systèmes qui ont été
bâtis quand les perspectives démographiques étaient
radicalement différentes. C'est un problème universel en Europe,
que nous devons chacun traiter à notre manière, en fonction de
notre dispositif de dialogue social qui fonctionne hélas, moins bien
chez nous que chez nos voisins, mais nous devons trouver des solutions
similaires à tous ces problèmes communs.
J'observe que parfois, dans les spasmes chez nous, d'une manière plus
concertée ailleurs, des solutions obéissant à la
même philosophie sont en train de se faire jour.
Je crois que si l'on arrive à poursuivre cet effort de réformes
structurelles sans remettre en cause la stabilité acquise,
réellement, la France sera bien placée pour soutenir la
concurrence internationale et les retombées seront positives pour la
société tout entière en termes de nouveaux
investissements, de croissance et de création d'emplois.
Je crois que l'enjeu est formidable et il l'est d'autant plus que c'est au
moment même où nous livrons ce combat pour notre propre
adaptation, un combat qu'il fallait livrer de toutes façons, par une
sorte de caprice de l'histoire ou de logique profonde, le volet
monétaire de la construction européenne nous apporte un atout
dont nous n'avons peut-être pas encore mesuré toute l'importance.
Je m'arrête un instant sur l'Euro, comme vous m'y avez invité,
Monsieur le Président. Je crois que les Français ne se sont pas
tous rendu compte, du supplément de puissance économique qui
pourra se manifester dans une Europe monétairement unifiée.
A-t-on songé à ce que signifie un marché unifié de
370 millions d'habitants à haut niveau de revenu, où les
fluctuations de change auront disparu, où les taux
d'intérêts seraient maintenus à des niveaux bas grâce
à la discipline budgétaire sur laquelle on est d'accord, les
entreprises bénéficieraient de surcroîts
d'efficacité résultant de rapprochements et de la mise en commun
des potentiels industriels et de recherche parmi les plus avancés du
monde ? A-t-on songé à ce que cela signifie pour l'Europe que
cette chance nouvelle de se doter d'un système financier, comparable par
sa profondeur et son efficacité, à celui est des Etats-Unis ?
Je crois qu'il y a là des perspectives de croissance, et pour la monnaie
unique des perspectives d'un rôle accru au plan international, qui doute
devront renforcer l'influence européenne sur la scène mondiale si
nous réussissons cette transition.
Dans quelle mesure et dans quels délais l'Euro sera-t-il à
même de concrétiser son potentiel de monnaie de
réserve ? La réponse à cette question dépend,
essentiellement, de l'appui que pourront lui apporter les politiques
budgétaire et structurelle. Maintenant que l'Europe dispose de son pacte
de stabilité et de croissance, les politiques structurelles devront
évidemment occuper une place de premier plan dans les priorités
de tous les responsables de l'avenir du continent. Une place de premier plan,
certes, mais non exclusive ; car la prospérité future de
l'Europe dépendra de plus en plus de la stabilité et du dynamisme
de l'économie mondiale intégrée, et l'Europe doit prendre
une part grandissante à l'effort consenti par la communauté
internationale au plan global, pour sa régulation. C'est le
problème du pilotage d'ensemble de l'évolution économique
et sociale mondiale. Trois grandes questions s'y rattachent :
- comment faire face aux risques d'instabilité
systématique ?
- comment faire face aux risques de marginalisation des plus pauvres ?
- comment tenter de progresser vers une meilleure régulation, au plan
mondial, de la mondialisation ?
Arrêtons-nous donc aux trois grandes questions que je viens de citer.
Comment affronter les risques d'instabilité financière ?
La crise du Mexique l'a montré, les phénomènes de
déstabilisation financière ont de plus en plus une dimension
mondiale. Et ici, une institution comme le FMI a donc des
responsabilités à exercer et un rôle central à jouer.
Comment faire face à ces risques ? Par la prévention d'abord.
L'intégration des marchés financiers internationaux a conduit le
FMI à renforcer la surveillance qu'il exerce sur la politique
économique des Etats, de façon à pouvoir détecter
à temps les problèmes qui se font jour et à les traiter
avant qu'une crise sur les marchés financiers n'impose un ajustement
brutal. Nous nous sommes efforcés, en particulier, d'instaurer un
dialogue plus continu et plus exigeant avec les autorités des pays
membres. Nous avons également reçu mandat de porter attention
à la solidité des systèmes bancaires, à la
pérennité des flux financiers, aux pays à risques et
à ceux où les tensions du marché financier pourraient
avoir des effets de contagion graves.
Cela dit, les marchés fonctionnent mieux lorsqu'ils disposent
d'informations suffisantes. C'est pourquoi, nous avons mis au point des normes
destinées à aider et à inciter les Etats à diffuser
leurs données économiques et financières dans le public
aussi complètement que possible et sans délai.
Il n'en reste pas moins que, dans ce monde intégré et parfois
imprévisible, le FMI ne peut se contenter d'encourager les Etats
à mettre en oeuvre des réformes économiques ; il doit
aussi disposer de ressources financières suffisantes pour les
accompagner dans leurs efforts et disposer de toutes les ressources ou des
droits de tirage nécessaires pour être en mesure de faire face,
s'il vient à se produire une crise majeure. Les quotes-parts constituent
notre capital et sont la base de nos prêts. Nous envisageons de les
relever de façon substantielle, c'est aujourd'hui notre première
priorité. J'ai bon espoir que nous pourrons compter, comme cela a
toujours été le cas par le passé, sur le soutien actif de
la France.
D'autre part, les pays du G-10 -parmi lesquels figure la France- ainsi qu'un
certain nombre d'économies de marché émergentes et
d'autres pays disposant d'une balance des paiements solide, ont entrepris de
mettre sur pied des accords de financement parallèles aux dispositions
déjà en vigueur dans le cadre des Accords généraux
d'emprunt, de manière à porter autour de 50 milliards de
dollars les ressources auxquelles le FMI pourra avoir accès d'urgence
dans l'hypothèse d'une crise systématique.
Enfin, nous cherchons en parallèle à renforcer nos moyens pour
aider les pays les plus pauvres à des conditions adaptées
à leur situation par des prêts sans intérêt
(j'évoque par là nos efforts pour rendre permanente la FASR dont
je parlerai plus loin).
Si l'adoption de ces mesures réduit le risque de voir se
déclencher de nouvelles crises de type mexicain, elle ne
l'élimine pas. Aussi, avons-nous clarifié, et en quelque sorte
codifié, les procédures qui permettront au FMI de répondre
rapidement et de manière décisive à des situations de
crise, tout en maintenant la conditionnalité dont s'assortit son
concours financier. Le recours à ces procédures devra demeurer
exceptionnel ; notre contribution devra garder son caractère
catalytique et, comme par le passé, être liée à
l'adoption d'un programme économique vigoureux par le pays qui
solliciterait cette assistance exceptionnelle.
Nous devons aussi, je pense, continuer à porter une attention accrue
à d'autres sources d'instabilité potentielles dans chaque pays et
dans le système monétaire international tout entier.
Sûreté et solidité des systèmes bancaires d'abord.
La crise mexicaine a montré que les pays dont le système bancaire
est fragile et inefficace sont plus vulnérables aux risques de contagion
et moins à même de faire face à l'instabilité des
flux de capitaux et aux pressions sur les taux de change. Qui plus est, les
répercussions de cette crise sur certains pays latino-américains
ont montré que la fragilité des systèmes bancaires peut
amplifier et prolonger l'impact de telles crises sur d'autres économies.
Les autorités de tutelle des principaux pays industrialisés sont
conscientes depuis fort longtemps de l'existence de ces risques et, au cours
des dernières années, la réglementation et le
contrôle G-10. Chacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître
que ces progrès doivent être généralisés
à l'échelle mondiale. Je suis convaincu que la
dissémination de normes précises reconnues au plan international
pourrait constituer une base commune pour la réglementation et le
contrôle des systèmes bancaires à travers le monde.
Evidemment, ceci ne serait qu'un modeste premier pas, car ces normes ne
suffiront pas à elles seules. Elles ne seront efficaces que si les
autorités ont la capacité et la volonté d'exercer une
constante et difficile vigilance et de prendre les décisions
indispensables à leur mise en oeuvre.
Comme vous vous en doutez, cette attention, que nous dicte l'actualité,
à la stabilité des systèmes bancaires n'enlève rien
à notre souci de promouvoir -comme nos statuts nous en font obligation-
la stabilité des changes et, singulièrement, des relations entre
le dollar, le yen et les monnaies européennes. Dans une époque
caractérisée par les flux massifs de biens et de capitaux, il ne
reste plus grand monde pour nier que les désordres des taux de change
peuvent opposer un sérieux obstacle à une
prospérité mondiale durable. La question est de savoir comment
mettre en place et maintenir une grille de taux de change viable. Ici, au sein
d'une controverse vieille de trente ans, un point au moins est fermement et
unanimement acquis : les deux conditions premières de cette
stabilisation se trouvent dans la solidité des équilibres
macro-économiques et monétaires, surtout des pays du G-7, et dans
la qualité de leur coopération.
Les pays du G-7 doivent donc consolider les grands paramètres de
leurs économies respectives. Mais que faire, lorsque les taux de change,
malgré cela, s'écartent de ce que l'on pourrait considérer
comme leurs " zones de vraisemblance " ? Ici, s'ouvre un
débat
dans lequel je me reconnais quelque peu minoritaire. Je suis de ceux qui
regrettent que la trajectoire et la dynamique créées par les
accords du Plaza et du Louvre aient été sinon abandonnées,
du moins mises en sommeil par le G-7, probablement parce qu'elles
impliqueraient un degré de coordination des politiques
économiques et monétaires auxquelles les grandes puissances
n'étaient pas encore disposées. Notons toutefois qu'une forme de
coopération discrète et informelle a subsisté qui a connu
un succès remarquable depuis le printemps et l'été
derniers, lorsque la coordination de leurs politiques économiques et
l'envoi de signaux clairs aux marchés a permis de rétablir une
constellation de taux de change beaucoup plus raisonnable lorsque la
surévaluation du yen a fini par apparaître totalement
déraisonnable.
Ceci s'est produit et c'est une réussite assez remarquable puisqu'elle
s'est opérée sans que les 7 aient dû peser pour obtenir ce
résultat. Le dollar s'est apprécié de 50 % contre le yen
depuis avril 96, et de 20 % contre le DM et le franc français.
Est-ce durable et où va-t-on aller ? C'est le genre de sujet sur lequel
je parle d'abondance quand il s'agit de commenter le passé, mais
où je retiens mon souffle et mes paroles quand il s'agit de parler de
l'avenir. Je vous dirai néanmoins qu'il y a quelque chose de sain dans
ce qui s'est passé, en ce sens que l'appréciation du dollar est
clairement la confirmation naturelle par les marchés de la bonne
santé de l'économie américaine et du renforcement de ses
disciplines macro-économiques.
Il importe aujourd'hui -à tout le moins- de faire fond sur ce
succès qui démontre que, même avec des réserves de
change limitées face à la taille des marchés, la
concertation du G-7 n'est pas sans influence. Il ne fait aucun doute que
la stabilité des taux de change peut être grandement
améliorée si les principaux pays prennent à coeur les
responsabilités qui sont les leurs en tant qu'émetteurs de
monnaies de réserve. Ils peuvent le faire et ils le doivent : il
reste que la prochaine étape dans cet effort sans cesse
recommencé de renouvellement du système monétaire
international sera largement dominée par l'événement
monétaire majeur et le plus prometteur de l'après Bretton
Woods : je parle une fois de plus de l'avènement de l'Euro.
Comment l'Euro sera-t-il géré ? Comment évoluera cet
équilibre entre grandes monnaies, quel type de coopération
s'établira entre les responsables ? Quel sera l'impact de
l'apparition de cette monnaie de tout premier plan au sein du système
monétaire international ? Autant de questions ouvertes pour
l'évolution ultérieure. Il n'est que grand temps d'en
débattre. Le fait, néanmoins, demeure que l'Euro est devenu
aujourd'hui le point de passage obligé de la réforme du
système monétaire international.
Comment soutenir dans leurs efforts d'ajustement les pays en transition et
les pays des plus pauvres ?
Notons-le d'abord, la mondialisation a incité de plus en plus de pays
à opter pour la stabilisation macro-économique et les
réformes structurelles. Ces pays recherchent auprès du FMI
conseils, assistance technique et appui financier. Notre institution compte
désormais 181 membres, dont une soixantaine bénéficient
d'un financement pour leur programme d'ajustement et de réforme.
Soixante-deux pays ! et 24 autres négocient de tels programmes ! Cela
donne une idée du formidable effort d'ajustement structurel qui s'est
engagé à travers le monde ! Un grand nombre des Etats qui
nous ont rejoints ces dernières années sont des économies
en transition d'Europe de l'Est et de l'ex-Union soviétique, que le FMI
aide à réintégrer l'économie mondiale. Les
résultats sont encore inégaux -souvent décevants, parfois
remarquables- et il reste beaucoup à faire dans bien des cas. Mais il
est encourageant de constater que ceux de ces pays qui ont été
les plus déterminés dans leurs efforts de réforme figurent
aujourd'hui parmi les économies les plus dynamiques du continent. Pour
l'Europe, cela signifie une intensification de la concurrence, mais aussi de
nouveaux marchés, plus de stabilité et, bien évidemment,
la consolidation de la paix.
Mais ce n'est pas tout. Nous devons aussi être prêts à
lutter contre la marginalisation à travers le monde et à soutenir
les efforts de réforme des pays les plus pauvres à des conditions
qui puissent leur convenir. C'est pourquoi, nous travaillons à doter la
facilité d'ajustement structurel renforcée (FASR) -le guichet
grâce auquel le FMI peut faire des prêts à 0,5 % aux
plus démunis de ses membres- de ressources suffisantes pour continuer
à fonctionner jusqu'à ce qu'elles puissent s'autofinancer, ce qui
sera le cas dès les premières années du siècle
prochain. La FASR sera aussi le canal par lequel le FMI contribuera à
l'initiative qu'il a engagée conjointement avec la Banque mondiale pour
alléger le fardeau des pays pauvres les plus endettés.
Quelle que soit leur importance, toutefois, la FASR et " l'initiative
conjointe sur la dette " ne résoudront pas, à elles seules,
tous les problèmes liés au sous-développement et à
la vulnérabilité des pays les plus pauvres. Ces derniers, et en
particulier les pays africains, continueront d'avoir besoin d'aides
bilatérales assorties de conditions concessionnelles. Je sais que la
France entend poursuivre -et, espérons-le, intensifier- ses efforts dans
ce domaine, à condition que les pays qui sollicitent l'aide
internationale bilatérale ou multilatérale fassent tout ce qui
est en leur pouvoir pour créer les conditions d'une utilisation
productive des concours reçus. Il leur faudra, pour ce faire, adopter
une politique macro-économique judicieuse, engager des réformes
structurelles globales et mettre en place un cadre institutionnel qui inspire
confiance aux investisseurs et aux épargnants tout en assurant la
sécurité de leurs investissements. L'assistance internationale
toutefois ne saurait remplacer un meilleur accès aux marchés
mondiaux, surtout pour le type de produits pour lesquels les pays les plus
démunis ont, ou pourraient dégager, un avantage comparatif,
à savoir les produits agricoles et minéraux et les produits
industriels de base.
Poursuivre et élargir cet effort de solidarité, c'est ajouter une
dimension essentielle à notre stratégie pour la réussite
de la mondialisation. De même que les efforts déployés par
chacune de nos nations pour devenir plus compétitive doivent être
complétés par des initiatives visant à améliorer
l'efficacité du soutien apporté aux éléments les
plus vulnérables de nos populations, la mondialisation ne sera une
réussite globale que si elle devient une nouvelle chance pour les pays
les plus pauvres. Les enjeux sont là-aussi considérables. Il
s'agit de faire que, dans la gestion d'un univers mondialisé, la
solidarité devienne le soeur jumelle de la responsabilité. Sans
cet effort de solidarité, le monde serait en permanence en danger
d'implosion. Les pays pauvres le comprennent bien qui acceptent maintenant de
nous aider à financer nos instruments de soutien à des pays plus
pauvres qu'eux. Ils nous disent par là qu'un univers mondialisé
prend un risque majeur s'il laisse subsister des poches de misère. Comme
le faisait remarquer récemment Peter Sutherland, l'aide au
développement était naguère une sorte de cotisation
d'adhésion au club des pays riches. Elle est aujourd'hui une
contribution indispensable à l'équilibre d'un monde qui s'unifie.
L'opinion publique est prête à l'admettre et il est une question
à laquelle quiconque, en particulier, dialogue avec des jeunes se trouve
confronté : à quoi rime cette quête incessante de
compétitivité que nous impose la mondialisation ? Pourquoi nous
laisser entraîner dans cette spirale infernale où l'homme risque
d'être broyé ? Ne vaudrait-il pas mieux rechercher le moyen
d'y mettre fin ? On peut, bien sûr, répondre que la concurrence
est le moteur du progrès et de l'amélioration globale des niveaux
de vie. C'est vrai, mais insuffisant. On peut rappeler qu'accroître notre
efficacité est indispensable pour progresser et même parfois pour
survivre dans un monde où la concurrence est rude. Cela non plus ne
suffit pas. Cet effort incessant ne prend de sens que s'il permet une
solidarité plus active envers les groupes sociaux les plus
vulnérables et les pays les plus démunis. Pour que la
solidarité puisse être à la hauteur de l'enjeu, il ne peut
être question d'abandonner la course vers plus d'efficacité. Il
faut la courir ensemble et dans un cadre mieux régulé.
Comment donc progresser vers une meilleure régulation globale de la
mondialisation ?
Comment, au moment où la mondialisation avance si vite, trouver les
structures mondiales adaptées, où chacun serait
équitablement représenté, et qui permettraient de parvenir
à une meilleure formulation de stratégies globales au niveau de
l'économie mondiale ? C'est un sujet sur lequel Jacques Delors a
lancé naguère des suggestions novatrices ; c'est un sujet
repris fréquemment parmi les pays émergents, mais je crains qu'il
ne reste encore beaucoup de scepticisme et d'appréhensions à
dissiper à ce propos. Faute de soutien politique pour une approche plus
ambitieuse, nous en sommes réduits pour l'instant à faire de
notre mieux pour que cette dimension mondiale des problèmes soit prise
en compte le mieux possible dans les structures existantes. Tel est l'effort de
M. Ricupero à la CNUCED, de M. Ruggiero à l'OMC. Tel a
été l'objet des grandes conférences sous l'égide
des Nations-Unies, tel est le sens de l'effort accompli au sein du
Comité intérimaire du FMI. Cette structure, si mal nommée,
mais où des pays tels que l'Inde et le Brésil, entre autres pays
émergents, sont représentés en permanence aux
côtés de ceux du Groupe des Sept, fournit un cadre utile pour
parvenir à un consensus sur les grandes orientations de la
stratégie macro-économique mondiale.
Il demeure que d'une manière un peu simpliste, l'opinion publique
considère que nous vivons encore sur la base d'un système
gouverné par les 7. Or les 7, c'est important, mais il y a maintenant
d'autres géants qui émergent. Quel système légitime
pourrait être mis en place pour que les citoyens du monde aient le
sentiment que les affaires du monde sont gérées et prises en
charge d'une manière acceptable et légitime ?
C'est une question qui est souvent posée en France, dans les pays
émergeants. C'est une question qui entraîne un très grand
scepticisme et des réactions de surprise amusée lorsque ce n'est
pas de rejet franc aux Etats-Unis et dans d'autres pays industriels.
Prononcez le mot de " gouvernement mondial " au Congrès des
Etats-Unis et vous devenez l'ennemi public numéro un. Or, la simple
idée de dire qu'il faudrait aller vers une structure où des
questions comme celles dont nous venons de parler seraient plus directement, et
d'une manière plus délibérée et volontaire, prises
en charge par la communauté mondiale des états, cette
idée-là n'a pas encore trouvé sa légitimité
dans l'opinion publique des grands pays. Mais il est vrai que l'arrivée
de l'Euro va être une occasion de renouveler le débat entre les
grands pôles monétaires. Il faudra assez vite reconnaître
aussi qu'il y en a d'ailleurs plus que trois. La Chine peut émerger
très vite comme une grande monnaie. L'Inde aussi.
La question qui se posera un jour prochain sera de faire en sorte que ces pays
qui vont être de plus en plus appelés à prendre leurs
responsabilités pour le financement de l'économie mondiale et la
prise en charge des fonctions de stabilisation de cette économie, se
voient accueillir dans un cadre convenable pour exprimer leurs vues sur de tels
sujets et peser sur des négociations indispensables.
Mais il est temps que je m'arrête pour répondre à vos
questions.
M. le Président
. - Monsieur le Directeur, merci. Vous avez
abordé la plupart des questions que nous nous posions. Et vos propos
rejoignent, dans une très large mesure, ceux de M. Ruggiero hier.
Votre appréciation de la mondialisation est beaucoup plus positive que
cela n'est habituellement le cas en Europe. J'ai eu l'occasion de rencontrer
des Allemands et le sentiment de pessimisme est au moins aussi
développé chez eux qu'en France.
Je voudrais vous poser une ou deux questions.
A propos de l'Euro -vous connaissez le système mieux que nous-,
n'êtes-vous pas inquiet de voir une banque centrale européenne se
mettre en place alors que sur le plan de l'union politique nous faisons
pratiquement du sur place, si même nous ne rétrogradons pas
à travers l'élargissement de la Communauté dont il est
difficile de penser qu'elle va renforcer les institutions ? N'y a-t-il pas
là un hiatus très grave entre le pouvoir monétaire d'un
côté et l'absence de pouvoir politique de l'autre ?
C'est une thèse largement défendue par la France. Le
problème est de savoir vers quoi on va.
Deuxième question : je vous ai entendu nous dire que l'évolution
favorable des relations entre les monnaies européennes et le dollar
était due à une politique concertée. Peut-on vraiment dire
cela ? Est-ce que vous ne sacrifiez pas à la vieille formule :
" ces mystères nous dépassent, feignons de les
organiser ". Ne m'en voulez pas de cette observation sceptique.
Enfin, vous avez parlé des pays marginalisés. Quand on
évoque cette catégorie de pays, on pense à l'Afrique, or
voilà deux ans que l'Afrique connaît un taux de croissance qui
tout à coup dépasse le taux de la croissance démographique
et dépasse même le nôtre. Chez elle, le taux de croissance
moyen est de 5 à 6 %. Est-ce le signe de quelque chose de durable ?
L'Afrique réémerge-t-elle à l'horizon économique ?
M. Michel Camdessus
. - On voit bien ce que serait la Banque Centrale
Européenne, et il n'était pas difficile d'en dessiner une. Il y
avait d'autres modèles dont la Bundes Bank. De plus, organiser une
banque centrale indépendante à partir de banques centrales
devenues indépendantes ne posait pas de grands problèmes
métaphysiques ou politiques.
Mais la logique du traité, c'est que l'on mette en place en effet la
Banque Centrale et, à travers les résultats des travaux de la
conférence intergouvernementale, que la construction politique de
l'Europe avance. Comme vous, je pense en tant que citoyen et même en tant
que technicien des affaires monétaires, qu'on ne peut pas avoir ou
tolérer longtemps le risque de hiatus dont vous parlez.
Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il y a une absence de pouvoir politique.
Je comprends le gouvernement français quand il dit : nous voulons un
conseil financier et monétaire des ministres. Mais il existe
déjà au niveau des ministres ! Les ministres des finances se
réunissent tous les mois. Evidemment dans une structure qui sera plus
large puisque ce seront les 15, alors que dans le noyau initial de la Banque
Centrale Européenne il y aura plus de 7 et moins de 15 pays. Il faudra
qu'ils trouvent le moyen de se réunir en ministres de la zone Euro,
d'autant plus qu'ils auront, eux ministres et pouvoirs politiques, la
responsabilité de la politique de change de la zone Euro.
Mais je ne vois guère là de problème énorme
à régler et je pense que la solution sera trouvée. Il y a
aussi le Conseil européen et les présidents des pays de l'Euro
trouveront certainement aussi le moyen de se concerter et d'exercer quand il le
faudra leur responsabilité au niveau des décisions de change.
Je comprends évidemment la dialectique franco-allemande en particulier,
et tout l'arrière-plan politique de cette affaire, mais je crois que
cela ne devrait pas être une pierre d'achoppement. Ici aussi,
après quelques spasmes et beaucoup de discussions d'experts, beaucoup de
paroles inutiles, on trouvera un accommodement.
Nous avons vu depuis des décennies la construction européenne
progresser de cette façon. Nous allons voir nos responsables se rendre
compte du formidable enjeu de cette affaire et, je l'espère,
éviter les faux pas politiques. C'est mon opinion, mais je soumets cette
affirmation optimiste à votre critique.
Sommes-nous en train d'organiser les mystères qui nous dépassent
en ce qui concerne le dollar et les autres monnaies ? Je ne le crois pas. Je
pense que le résultat est venu beaucoup plus tard que nous ne le
pensions, mais c'est tout de même le résultat de politiques qui
ont été voulues et délibérées entre les 7.
Il y a très longtemps que la politique économique
monétaire et financière des Etats-Unis, du Japon, des pays
européens est concertée au cours de ces réunions
périodiques tous les 3 ou 4 mois. On met cartes sur table, on
écoute poliment le Directeur général du FMI qui distribue
bonnes notes, avertissements ou cris d'alarmes, on regarde ce qui se passe, on
suit les fluctuations des marchés, et je peux vous dire que la manoeuvre
de mars-avril 1996 a été délibérée, voulue
et organisée. Et si elle a demandé peu de gesticulations, c'est
d'une part parce que les marchés ont reconnu que c'était
indispensable, et parce qu'il y avait assez de volonté commune d'arriver
à un résultat que tout le monde jugeait bon, que des trois
côtés des mesures convergentes ont été prises. Je ne
vous dis pas que cette concertation est parfaite, je la trouve insuffisante,
parfois maladroite, parfois trop tardive, mais en cette occasion elle a
marché.
Je souhaiterais qu'enhardis par ce succès, nos grands argentiers
continuent et gèrent comme un acquis précieux et fragile la bonne
constellation qu'ils ont aidé à mettre en place.
Enfin, sur l'Afrique je fais le même constat que vous. Enfin l'Afrique
croît d'une manière positive, c'est-à-dire que la
croissance dépasse le galop démographique. Et ce n'est pas
l'effet du hasard. Certains ont dit : c'est une aubaine passagère,
ce sont les termes de l'échange du café, du cacao, etc. Non. Nous
avons étudié par le menu, pour l'ensemble des pays avec qui nous
avons des programmes en Afrique, une trentaine sur les 50, ce qui s'est
effectivement passé. Et bien, Mesdames et Messieurs, c'est la
récompense de leurs efforts. Les pays qui tirent le développement
de l'Afrique en ce moment sont ceux qui après des années
d'effort, commencent enfin à récolter les effets positifs de
l'ajustement structurel dont vous parliez, monsieur le Président.
Et je dois dire que le phénomène est particulièrement
éclatant dans les pays de la zone franc. Il faut dire qu'ils venaient de
loin, ils ont été longtemps handicapés par un taux de
change sur-évalué, ils ont mis, et nous aussi Français,
beaucoup de temps à le reconnaître. Mais ils ont eu aussi la
sagesse de prendre une mesure très forte d'ajustement de leur
parité monétaire et de l'accompagner dans les 14 pays par des
politiques d'accompagnement de rigueur budgétaire, de modération
salariale, de privatisation, de modernisation de leurs structures. Ainsi ces
pays qui pendant 15 ans avaient eu une croissance négative - sur 12
ans ils avaient perdu un quart de leur richesse par tête- croissent
maintenant à un rythme de 6 à 7 %. C'est un renouveau prometteur,
à condition qu'ils gardent ces disciplines et continuent à
accélérer leur gestion
Nous sommes là pour les encourager et les aider, car tout ceci est d'une
extrême fragilité et vous savez à quelles tensions,
à quelles pulsions, à quels désordres de caractère
politique et tribal ces pays sont toujours exposés.
M. Hubert Durand-Chastel
. - Les opérations journalières de
change international représentent un volume de l'ordre du milliard de
dollars, qui est incomparablement supérieur au besoin du mouvement des
marchandises : plusieurs dizaines sinon une centaine de fois. Les banques
nationales ont des réserves très réduites et sont
incapables de faire face à des mouvements concertés de cette
grandeur.
Que peut faire le FMI contre ce phénomène qui constitue un risque
certain et une spéculation ?
Au mois de janvier dernier, le dollar américain s'est sensiblement
renforcé vis-à-vis des monnaies européennes. Les
incantations justifiées et souhaitables de M. le Président
Giscard d'Estaing n'ont pu constituer à mon sens les raisons
réelles de cette situation. Y a-t-il eu en même temps un
phénomène plus profond comme la surchauffe possible de
l'économie américaine qui a vu une croissance supérieure
à 3,7 % ces derniers mois ? Y a-t-il une autre raison ? Le nouveau
taux semble un peu se stabiliser.
M. Michel Camdessus
. - Je reviens sur ce que je suggérais il y a
un instant. Il est vrai que les transactions financières internationales
sont d'un montant considérable, de l'ordre aujourd'hui de 1.400
milliards de dollars. Cela n'a pas grand-chose à voir avec les flux de
marchandises. Mais il faut bien voir aussi que ces transactions ne sont pas
seulement liées au commerce international, mais aux investissements des
ressources d'épargne, aux opérations de couverture à
terme, aux opérations de diversification des risques de l'ensemble des
opérateurs financiers, gestionnaires de fonds de retraites et autres
à travers le monde.
Ce sont des opérations qui sont justifiées, non par une
spéculation systématique, encore que celle-ci puisse se
déchaîner, mais par l'utilisation croisée de l'ensemble des
instruments modernes de financement et de réduction du risque qui
s'appliquent aux transactions financières au plan international.
Il n'est pas indispensable, pour que l'ordre ou une stabilité suffisante
soit maintenu sur les marchés internationaux, que les banques centrales
disposent de réserves de change croissant à la même vitesse
que les transactions quotidiennes. Normalement ces transactions doivent
s'équilibrer et le marché est là pour les
équilibrer par le mécanisme des prix et des taux. Si ces
opérations sont d'un tel volume, c'est que beaucoup d'opérations
n'ont d'autre objet que de limiter par des opérations de couverture les
risques de fluctuation de change.
Que faire pour éviter que soudainement le système devienne fou ?
Il faut d'abord s'assurer que les politiques macro-économiques des pays
soient saines et ordonnées. Si vous observez et étudiez toutes
les crises de change des 15 dernières années, vous verrez que
toutes ont été engendrées par une défaillance
majeure dans la gestion macro-économique monétaire et
financière d'un pays donné.
Même à l'abri du système monétaire européen,
on a laissé dans les années 91 à 93 se créer entre
les taux de change qu'on prétendait défendre et la situation
macro-économique de pays comme l'Italie, l'Espagne ou la
Grande-Bretagne, des écarts tels que la spéculation, comme M.
Soros l'a bien expliqué, ne pouvait que gagner.
Si vous voulez éviter la spéculation, il faut éviter que
de tels écarts ne se produisent et ceci est une leçon qu'il nous
faudra toujours garder en mémoire. On a vu ces écarts se
créer dans un système qui était créé pour
les éviter. Et donc l'invitation à la vigilance que cette crise
de 92-93 comporte pour tous les responsables mondiaux est essentielle.
L'article premier d'un dispositif de défense contre la
spéculation n'est pas de grossir les réserves de change des
banques centrales, c'est la qualité de gestion et la concertation entre
les responsables nationaux. Les marchés ont besoin de savoir que les
responsables parlent entre eux et s'entendent. Rappelez-vous la crise d'octobre
87. Il y avait un problème de cours trop élevés sur tel ou
tel marché, mais le facteur déclenchant a été le
fait qu'un beau jour l'on s'est rendu compte que M. Stoltenberg et M. Baker ne
s'entendaient plus. Il est donc important de convaincre les marchés que
les autorités monétaires sont capables d'agir ensemble et vite
face à une situation de crise.
J'ai oublié de répondre à propos de la sagesse des
Américains et des déclarations de M. Giscard d'Estaing. Je ne
doute pas qu'elles ont impressionné les opérateurs, mais la
normalisation de la position du dollar par rapport aux autres monnaies tient
surtout à la perception par les marchés de la force de
l'économie américaine par rapport aux médiocres
performances japonaises et européennes.
M. le Président
. - Je suis chargé par un de nos
collègues qui a dû partir de vous poser une question. N'y
aurait-il pas lieu de rapprocher l'organisation mondiale du commerce et le FMI
? On a souvent l'impression que les taux de change jouent un tel rôle
dans les échanges commerciaux, et les droits de douane un rôle
tellement diminué à force de les faire baisser, qu'il y a
là une sorte d'écart, de hiatus, dont on se demande s'il ne
faudrait pas le corriger ?
M. Michel Camdessus
. - Ce point-là aussi fait partie des
positions traditionnelles de notre pays. Dans la négociation des accords
de Marrakech, qui ont créé l'organisation mondiale du commerce,
notre pays et la communauté européenne ont dit qu'il fallait
trouver les moyens d'éviter que des désordres en matière
monétaire ne viennent brouiller le jeu et recréer une sorte de
protection commerciale artificielle, une sorte de dumping monétaire se
substituant au dumping commercial. Ceci a été pris en compte dans
la négociation.
Les accords de Marrakech suggèrent qu'une concertation soit
établie pour veiller à ce qu'il y ait une cohérence entre
les stratégies de l'organisation mondiale du commerce et le FMI.
Nous avons des réunions périodiques avec M. Ruggiero et nous
surveillons ensemble les développements dans ces domaines. Une des
grandes difficultés, et je le dis ici avec un brin de malice, c'est
qu'il n'est pas tellement difficile de faire travailler ensemble les
organisations internationales et d'établir un dialogue constructif entre
M. Ruggiero et moi-même. Il est beaucoup plus difficile en revanche
d'établir la même qualité du dialogue dans les pays
eux-mêmes entre les ministres du commerce et les ministres des finances.
M. Hilaire Flandre
. - La reconstruction du monde et les 30 glorieuses se
sont faites à l'abri des accords de Bretton Woods jusqu'à ce que
les Américains y mettent fin dans les années 1972. Est-ce qu'un
tel système serait encore imaginable aujourd'hui et ne serait-il pas
préférable à tout ce qu'on essaie de construire ?
M. Michel Camdessus
. - Le système de Bretton Woods a
été mis en place dans un univers donné, dominé par
le dollar, et hérissé de contrôles de change.
C'était un système totalement bouclé, qui a bien servi le
monde pendant la phase de reconstruction, mais qui a touché sa limite
dans les années 1960 lorsque le dollar, avec les coûts croissant
de la guerre du Vietnam, a commencé à donner des signes de
faiblesse et qui a éclaté après des soubresauts terribles
dans le début des années 1970.
Est-il concevable aujourd'hui d'arriver à un système de
parités fixes, négociées une fois pour toutes pour toutes,
ou même de parités fluctuant au plan mondial dans des marges
étroites ? Mon inclination personnelle m'attire vers un
système de ce genre. Mais quand vous analysez l'expérience du
système monétaire européen où l'on a vu des pays
qui étaient dans un processus de rapprochement intense de leur politique
économique, dans un espace homogène avec une capacité de
dialogue permanent entre pays, quand vous avez vu l'extrême
difficulté de maintenir ces devises dans leurs marges, vous imaginez le
problème au plan mondial ! Si on allait trop vite vers un système
de ce genre, on risquerait de faire très vite aussi la fortune des
spéculateurs et de créer plus de désordre sur les
marchés que de stabilité.
En revanche, il est clair que plus le monde s'organise et plus le monde va
devoir essayer de gérer ensemble la stabilité des rapports de
change entre grandes devises sur la base de la convergence des politiques
économiques, les disciplines universellement reconnues et le dialogue
organisé sur des bases objectives, avec un juge de paix entre les grands
centres monétaires.
Je suis frappé de voir que plus on réfléchit sur les
rapports de l'Euro, du Dollar et du Yen, plus on est amené à
reconnaître que cette concertation sera indispensable et qu'il faudra que
l'arbitre entre eux puisse de temps en temps sortir son carton jaune.
Aujourd'hui nous le faisons discrètement dans le cadre des
réunions du G 7. De plus en plus le FMI sera amené à jouer
d'une manière plus explicite son rôle de centre de concertation et
d'équilibrage si nécessaire.
M. le Président
. - Monsieur le Directeur, je crois qu'il est
temps de vous libérer et de vous remercier. Vous nous avez beaucoup
éclairés, et je reste frappé par la convergence entre vos
propos, ceux de M. Ruggiero et ceux du grand industriel qu'est M. Messier.
Si après ces " intraveineuses " nous n'avons pas repris le
moral, c'est que nous ne le reprendrons jamais. Merci.