Rapport d'Information N° 242: Rapport sur la mondialisation


Jean FRANCOIS-PONCET


Commission des Affaires économiques -Rapport d'Information 242 - 1996 / 1997

Table des matières






RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires économiques et du Plan (1) sur la mondialisation ,

Par M. Jean FRANÇOIS-PONCET,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : MM. Jean François-Poncet, président ; Philippe François, Henri Revol, Jean Huchon, Fernand Tardy, Gérard César, Louis Minetti, vice-présidents ; Georges Berchet, William Chervy, Jean-Paul Émin, Louis Moinard, secrétaires ; Louis Althapé, Alphonse Arzel, Mme Janine Bardou, MM. Bernard Barraux, Michel Bécot, Jean Besson, Claude Billard, Jean Bizet, Marcel Bony, Jean Boyer, Jacques Braconnier, Gérard Braun, Dominique Braye, Marcel-Pierre Cleach, Roland Courteau, Désiré Debavelaere, Gérard Delfau, Fernand Demilly, Marcel Deneux, Rodolphe Désiré, Jacques Dominati, Michel Doublet, Mme Josette Durrieu, MM. Bernard Dussaut , Jean-Paul Emorine, Léon Fatous, Hilaire Flandre, Aubert Garcia, François Gerbaud, Charles Ginésy, Jean Grandon, Francis Grignon, Georges Gruillot, Claude Haut, Mme Anne Heinis, MM. Pierre Hérisson, Rémi Herment, Bernard Hugo, Bernard Joly, Gérard Larcher, Edmond Lauret, Jean-François Le Grand, Félix Leyzour, Kléber Malécot, Jacques de Menou, Louis Mercier, Jean-Marc Pastor, Jean Pépin, Daniel Percheron, Jean Peyrafitte, Bernard Piras, Alain Pluchet, Jean Pourchet, Jean Puech, Paul Raoult, Jean-Marie Rausch, Charles Revet, Roger Rigaudière, Roger Rinchet, Jean-Jacques Robert, Jacques Rocca Serra, Josselin de Rohan, René Rouquet, Raymond Soucaret, Michel Souplet, André Vallet, Jean-Pierre Vial.

AVANT-PROPOS DE M. RENÉ MONORY, PRÉSIDENT DU SÉNAT

La mondialisation marquera notre entrée dans le XXIème siècle.

Si beaucoup de pays industrialisés se sont déjà mobilisés pour en tirer parti, force est de constater que la France a pris du retard.

La mondialisation n'est pourtant pas un choix ; elle est une réalité à laquelle nous devons nous préparer en procédant aux adaptations nécessaires et aux arbitrages économiques et politiques qui s'imposent.

Dans ce nouveau contexte, notre pays a beaucoup d'atouts qu'il ne faut pas gâcher : quatrième puissance économique mondiale, quatrième exportateur, occupant même la deuxième place dans le domaine agro-alimentaire, il a les armes nécessaires pour affronter la concurrence dans un marché de plus en plus ouvert.

Et cela, à condition de renoncer aux combats d'arrière-garde et de regagner du terrain dans les secteurs où il a su jouer un rôle pionnier grâce, notamment, à son potentiel d'innovation et à la qualité de ses chercheurs. C'est le cas particulièrement des nouvelles technologies de communication et des télécommunications qui, selon une agence spécialisée de l'ONU, pourraient représenter un marché potentiel de plus de 1.000 milliards de dollars.

Les Etats-Unis ont pris en ces domaines une avance substantielle. Si nous ne réagissons pas, il y a fort à craindre que demain, sur 1.000 satellites installés au-dessus de nos têtes, la très grande majorité soient américains.

La globalisation des marchés financiers confronte la France à un défi de non moins grande ampleur. Nous avons certes modernisé les instruments de la place financière de Paris, mais nos entreprises manquent encore cruellement de fonds propres et nous devons nous montrer plus attractifs si nous voulons drainer vers Paris l'épargne qui nous fait aujourd'hui défaut.

A cet égard, la monnaie unique qui fera de l'Europe le premier exemple régional intégré dans le monde nous donnera un atout déterminant.

Ainsi que l'a rappelé M. Renato Ruggerio, Directeur général de l'Organisation mondiale du Commerce, il faudra nous habituer, au prochain siècle, à donner aux mots un contenu nouveau. Ainsi, en ira-t-il de la sécurité de l'emploi, synonyme pour la plupart d'entre nous de sédentarité et de maintien des avantages acquis.

Demain, au contraire, la conservation d'un emploi sera garantie par la mobilité et la flexibilité. Il faut savoir l'accepter.

Mais la condition de la réussite repose plus que tout sur la formation. C'est l'impérieuse obligation que nous avons à l'égard de nos enfants. C'est pour moi une conviction forte. Là encore, il faut savoir s'adapter au temps présent. L'ordinateur sera pour les jeunes de demain aussi indispensable que l'étaient l'encrier et le cartable pour l'écolier d'hier.

Les journées organisées par la Commission des Affaires économiques, les 4 et 5 février dernier, au Palais du Luxembourg, et dont rend compte le présent rapport, ont eu le mérite d'ouvrir le débat au Sénat qui, en la matière, a le devoir d'informer et d'éclairer l'avenir sur cet enjeu capital qu'est la globalisation de l'économie.

INTRODUCTION PAR M. JEAN FRANÇOIS-PONCET,
PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES

La mondialisation apparaît, aujourd'hui, à la plupart des observateurs, comme le principal défi auquel vont se trouver confrontés les grands pays industriels à l'horizon du XXI ème siècle.

Avec pour objectif d'assurer une information de qualité au Parlement sur ce sujet, la Commission des Affaires économiques a pris l'initiative d'organiser, à l'intention des membres du Sénat, une série d'auditions sur la globalisation de l'économie mondiale, les 4 et 5 février dernier.

Sous la présidence de M. René Monory, Président du Sénat, la commission a fait appel, pour en débattre, aux deux principales personnalités qui assument, au niveau mondial, la responsabilité d'orchestrer l'évolution de ce processus : pour le volet commercial de ce dossier, M. Renato Ruggiero, directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce, et pour son volet financier, M. Michel Camdessus, directeur général du Fonds monétaire international ; du côté français, elle a souhaité recueillir les points de vue d'un économiste, M. Jean-Paul Fitoussi, Président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), ainsi que du président d'un grand groupe français, M. Jean-Marie Messier, président de la Compagnie Générale des Eaux.

Le débat ouvert par ces auditions s'inscrit dans le fil des préoccupations du Sénat et témoigne de l'attention de ses membres à la nouvelle donne de la concurrence mondiale. Pour la Commission des Affaires économiques, cette initiative fait suite aux travaux qu'elle a conduits, tout au long de l'Uruguay Round, les négociations du GATT ayant donné lieu, alors, à deux rapports d'information qu'elle a présentés successivement en 1992 et en 1994. L'attention de la commission à ce sujet s'est également traduite par un suivi attentif de la réglementation communautaire et par l'adoption de résolutions concernant notamment " les instruments de défense commerciale ", la contrefaçon et le devenir des marchés publics.

Les auditions consacrées à la mondialisation ont ainsi eu l'ambition de s'inscrire dans le double contexte de l'actualité internationale et de préoccupations sénatoriales plus pérennes.

Sur le plan international, un large débat auquel participent aussi bien les économistes, que les hommes politiques et les représentants du monde des affaires, s'est ouvert, ces derniers temps, sur ce thème. Le Forum annuel de Davos a récemment confirmé que celui-ci était au coeur de la réflexion des grands décideurs mondiaux.

La mondialisation n'est pourtant pas un phénomène nouveau. Elle correspond à un mouvement continu depuis l'origine de l'humanité. De plus en plus, en plus, les civilisations qui étaient enfermées dans leurs frontières se sont ouvertes. A partir du XVe siècle, les grandes découvertes, puis la formation des empires coloniaux ont conduit à des échanges toujours accrus.

Dans la période récente, l'intensification du processus, liée en particulier à la révolution des transports et au développement des nouvelles technologies de communication, a conduit à une prise de conscience à l'échelle planétaire, suscitant ici et là phobies et craintes irrationnelles.

Les civilisations repliées sur elles-mêmes ont fait place à l'interpénétration des cultures. Les obstacles géographiques et les barrières douanières se sont effacés avec l'ouverture progressive des économies.

Tandis que les uns voient dans cette libéralisation le moteur de la croissance mondiale et dans le développement des échanges et des investissements un facteur de progrès susceptible de faire reculer la pauvreté -en particulier dans les pays industrialisés- les autres font de la mondialisation l'une des principales causes du chômage, de la délocalisation des investissements et de l'accroissement des inégalités.

Il ne servirait à rien de savoir si le phénomène est bon ou mauvais en soi.

Il existe. Et rien ne l'arrêtera.

Il importe surtout de combler le déficit d'information et de compréhension dont il souffre dans notre pays et de déterminer par quelles mesures on peut s'y adapter, limiter les dangers qu'il recèle et mettre à profit les aspects positifs dont il est porteur.

Les personnalités entendues lors des auditions de la Commission des Affaires économiques ont permis de relativiser les craintes que suscite la mondialisation et ont conduit à deux grandes constatations.

Première constatation : la France dispose d'importants atouts dans le concert mondial.

Ainsi que l'a souligné le Directeur de l'OMC, la France, qui est une des toutes premières puissances exportatrices dans le monde et qui est dotée, entre autre, d'une économie agricole performante, a beaucoup à gagner d'une libéralisation des échanges.

Dans le domaine des investissements, notre pays doit poursuivre son effort. Ainsi que l'a fait ressortir une étude récente de la DATAR, les investissements étrangers en France ont permis de créer ou de sauver 22.800 emplois en 1996. Quant aux investissements de la France à l'étranger, ils sont les garants des échanges commerciaux de demain. Or, ils restent trop faibles et ne correspondent pas au poids économique réel de notre pays, parmi les grandes puissances industrielles.

D'une façon plus générale, il revient à la France d'avoir un comportement plus offensif que défensif, tout en veillant à ne pas laisser se développer une concurrence sauvage.

M. Ruggiero a fait observer qu'il n'y avait pas lieu de redouter, autant qu'on le fait, les importations en provenance des pays les moins développés, sachant par exemple que les exportations des 48 pays les plus pauvres ne représentent que 0,4 % des exportations mondiales.

Il convient aussi, a-t-il ajouté, d'avoir à l'esprit que la balance commerciale de l'Europe avec l'Asie est excédentaire, qu'elle talonne les Etats-Unis et devance le Japon.

Deuxième constatation : les intervenants ont tous souligné que l'Europe disposait, avec la monnaie unique, d'un atout important. L'Euro devrait nous aider à faire face aux menaces que la globalisation comporte, notamment dans le domaine financier.

A cet égard, les disciplines qu'impose le Fonds monétaire international à la sphère financière sont de nature à rassurer.

Ces éléments positifs ne signifient pas pour autant que nous devions baisser la garde face aux dangers d'une libéralisation sans contrôle et sans frein et que nous puissions négliger les conséquences que peuvent avoir nos fragilités, si nous n'y portons pas remède.

Il importe, en particulier, de prendre au sérieux le retard technologique que l'Europe est en train d'accumuler et qu'elle ne se cantonne pas dans les technologies moyennes, laissant le monopole des technologies de pointe aux Etats-Unis qui ont déjà pris une grande avance en la matière.

Pour gagner le pari de la mondialisation, il faudra faire preuve de lucidité, d'imagination et de volonté. A cet égard, les années à venir auront une importance stratégique.

Puissent les auditions, dont le présent rapport réunit les actes, aider à lever certaines inquiétudes, à éclairer la réflexion et à guider la décision.

AUDITION DE M. RENATO RUGGIERO, DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (4 FÉVRIER 1997)

M. René Monory, Président du Sénat. - Monsieur le Directeur général, Monsieur le Président, de la commission, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, quelques mots pour vous remercier de vous être mobilisés. Je me réjouis de l'initiative de la commission des Affaires Économiques qui nous donne aujourd'hui à la fois le plaisir et l'honneur de recevoir M. Renato Ruggiero, et l'occasion d'améliorer et d'approfondir notre culture économique et financière internationale. Notre opinion publique a toujours, en effet, tendance à se replier sur elle-même quand on lui parle de la mondialisation.

C'est l'occasion d'entendre M. Renato Ruggiero. Je l'ai rencontré ce matin, dans mon bureau, avec M. Jean François-Poncet, c'était vraiment passionnant.

M. Jean François-Poncet, Président de la Commission des Affaires économiques. - Monsieur le Président, Monsieur le Directeur général, je voudrais tout d'abord remercier le Président du Sénat d'être ici et d'honorer de sa présence notre réunion. Je voudrais naturellement remercier M. Renato Ruggiero d'avoir répondu à notre invitation.

Je crois que le recevoir ici, aujourd'hui, est un véritable privilège, en ce sens qu'il est l'homme-clé de ce que l'on peut considérer comme le problème majeur de cette fin de siècle. Si l'on posait à une audience, dans presque n'importe quel pays, la question suivante : " quel est ce problème majeur " ? Je crois qu'il se trouverait à peu près 90 % des gens qui répondraient : " c'est la mondialisation ". Je ne prétends pas que ceux qui font cette réponse savent exactement ce que ce mot recouvre, mais ce mot est sur toutes les lèvres et l'homme qui le symbolise est M. Renato Ruggiero.

Monsieur le Directeur général, vous accueillir ici aujourd'hui est un privilège. J'ajoute que ce n'est pas une surprise. Je vous connais depuis de nombreuses années, nous avons participé ensemble à diverses entreprises, concernant en général la construction européenne. Je sais que vous parlez le français mieux que la plupart d'entre nous et il m'a toujours semblé que vous aviez une certaine sympathie pour la France. Laissez-moi vous dire que je vous suis très reconnaissant d'être venu.

Nous sommes très curieux de ce que vous allez nous dire, pour de multiples raisons. Je vous pose tout de suite quelques questions pour orienter votre intervention.

L'Organisation Mondiale du Commerce est née, vous le savez, il y a très peu de temps. Elle a deux ans d'âge. Elle a remplacé une organisation dont les initiales avaient fini par être familières, le GATT. Je crois que personne n'était capable de dire ce que ces initiales recouvraient, mais tout le monde avait du GATT le sentiment que c'était l'une des menaces qui pesaient sur notre pays, sa prospérité et ses emplois. Voilà l'Organisation Mondiale du Commerce qui, après un demi siècle -puisqu'elle devait naître après 1945-, est née.

Monsieur le Directeur général, nous souhaiterions que vous nous disiez en quoi l'Organisation Mondiale du Commerce est différente du GATT. Est-elle un progrès ? Sur quel plan est-elle un progrès ? Nous avons eu souvent le sentiment que le GATT était une organisation dont les règles s'appliquaient davantage aux puissances faibles qu'aux puissances fortes, que les États-Unis s'appuyaient sur le GATT quand cela les arrangeait, et qu'au contraire, ils en prenaient à leur aise quand leurs intérêts n'allaient pas dans le sens du GATT. Est-ce que l'OMC apporte une réponse aux déficiences que le GATT avait manifestées ?

Deuxièmement, la mondialisation. Monsieur le Directeur général, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous posiez la question par le biais d'un sondage, dans un pays comme la France, les opinions favorables seraient très largement minoritaires. On a le sentiment que la mondialisation est une machine à détruire les emplois, que c'est une machine par laquelle nos investissements se délocalisent et vont transférer des emplois français en Asie ou en Amérique Latine. Que peut-on répondre à cela ? Comment imaginez-vous que l'on puisse arriver à combler le déficit d'information qui existe, l'écart entre une opinion publique très réservée et une réalité internationale qui se développe avec une considérable rapidité dans le sens de la mondialisation ? N'y a-t-il pas des limites à la mondialisation ? Les limites d'autrefois n'étaient pas seulement les tarifs et les contingents, c'était aussi les frais de transport. Il existait une protection géographique. Aujourd'hui, ces protections ont toutes éclaté ou sont en voie de le faire. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où il faut dire : "oui, il nous faut du libre échange, c'est un vecteur de progrès, mais à condition de lui fixer des limites et des règles" ? Quelles sont ces limites et ces règles ?

Troisième question. Au moment où la mondialisation progresse, nous construisons en même temps une Europe unie. Pouvez-vous nous dire comment vous voyez la place de l'Union Européenne dans le contexte de cette mondialisation ? Est-ce que la mondialisation ne la rattrape pas ? Est-ce qu'elle ne la dilue pas ? Est-ce que l'Europe est encore à l'ordre du jour, compte tenu de ce mouvement qui crée une planète unique ? Que pensez-vous, dans ce contexte, de la monnaie unique qui va naître ?

Voilà beaucoup de questions : excusez-moi de vous " bombarder " tout de suite.

Je vous donne la parole et je vous renouvelle encore une fois le témoignage de notre reconnaissance et de notre extrême curiosité.

M. Renato Ruggiero. - Merci infiniment, Monsieur le Président du Sénat et merci beaucoup, Monsieur le Président, si vous le permettez, mon cher ami, au nom de grandes expériences européennes que nous avons faites ensemble. Mesdames, Messieurs les sénateurs, Mesdames, Messieurs, je me sens très honoré d'être aujourd'hui parmi vous. C'est à moi de vous remercier et non à vous car venir à Paris au Sénat est non seulement un honneur, mais aussi un grand plaisir. Je vous remercie d'avoir organisé ce débat sur la mondialisation car c'est quelque chose qui manque, notamment en Europe. Nous avons besoin de pouvoir essayer d'éclaircir ce phénomène qui a déjà marqué la fin de ce siècle et qui va marquer encore plus le début du XXIème siècle. Votre initiative est très importante et très intéressante.

Je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites que la mondialisation suscite avant tout de grandes inquiétudes, de grandes incertitudes dans l'opinion publique. C'est à cause du manque d'information et de débats. Nous devons essayer d'éclaircir la réalité. La mondialisation ne sera jamais le paradis, mais elle ne sera pas l'enfer. Ce que sera la mondialisation dépend de nous et de la contribution que nous y amenons.

Je veux vous dire une chose tout de suite. Vue de Genève, la France est une grande puissance commerciale, un grand acteur dans la mondialisation. Vous êtes le quatrième pays importateur et exportateur au monde, le deuxième pays exportateur en matière de services, le troisième pays receveur d'investissements directs. Vous n'êtes pas une puissance marginale, vous êtes une puissance au sein de l'action de la mondialisation et de la création de la mondialisation. Vous devez donc participer à ce débat avec non pas seulement de l'espoir, mais avec la conscience et le sentiment que vous pouvez avoir -comme vous l'avez toujours eu dans l'histoire de la politique étrangère et de l'économie internationale- un rôle principal sur ce que va être cette mondialisation.

La première question que M. le Président m'a posée est la suivante : quelle est la différence entre le GATT et l'Organisation Mondiale du Commerce ?

Du point de vue institutionnel, le GATT était un accord commercial provisoire. L'OMC est une institution internationale. De ce point de vue, il y a une différence institutionnelle remarquable.

La chose la plus importante est que le GATT était une organisation qui gérait le système multilatéral des échanges sur une base volontariste, certes contraignante, mais davantage volontariste et obligatoire. L'OMC est un système qui gère le système multilatéral des échanges sur la base de règles contraignantes acceptées et négociées du point de vue international, avec un système de règlement des différends capable d'imposer le respect des règles et des disciplines.

A Singapour, les pays membres ont procédé à une analyse des deux premières années de fonctionnement de l'OMC et en particulier de la procédure pour la solution des différends. Cette procédure constitue un des fondements de l'OMC. Elle est efficace et est utilisée aussi bien par les pays industrialisés que par les pays en voie de développement qui, du temps du GATT, ne l'utilisaient pratiquement pas. A présent, les pays en voie de développement sont presque pour moitié à l'origine des cas présentés.

Pourquoi ? Parce que cette procédure peut être aussi bonne pour les grands pays que pour les petits pays. Le cas que l'on mentionne toujours est celui du Costa Rica, petit pays qui a amené les États-Unis devant la procédure pour une question de textile. Le Costa Rica a gagné, les États-Unis ont accepté de modifier leur position. D'autres arrêts importants ont été pris. Un autre pays a, par exemple, obtenu un changement dans la législation des États-Unis en matière d'environnement.

C'est un système qui fonctionne de façon automatique, transparente et, jusqu'à ce jour, à la satisfaction de tous.

Tel est le point qui apparaît à la surface comme l'élément substantiel des différences entre le GATT et l'OMC. Mais si, pour un instant, on laisse ce qui est l'aspect institutionnel ou celui des procédures pour faire respecter les règles, et que l'on s'attache au problème de la direction du programme de travail, nous avons devant nous un programme de travail imposant, et certainement bien différent de ce qu'était le programme de travail du GATT.

D'ici à 15 jours, nous devons conclure une négociation qui peut être appelée "historique" sur la libéralisation -cela couvre pratiquement 90 % du marché mondial- et sur les règles de concurrence dans le domaine des télécommunications. Cela veut dire 500 milliards de dollars en terme de revenus des sociétés de télécommunications.

Par exemple, en 1987, les sociétés américaines dépensaient, pour les services de télécommunications, 15 % de plus que leur consommation de pétrole. Si on fait le rapport entre ce chiffre de 1987 et la réalité d'aujourd'hui, et qu'on le compare avec la situation européenne, on arrive à des considérations de quantités beaucoup plus grandes. Cela veut dire que, véritablement, dans le XXIème siècle, les services de télécommunications seront beaucoup plus importants que ce qu'était le pétrole dans la société industrialisée dans laquelle nous avons vécu.

Un mois et demi après la conclusion de la prochaine négociation sur les télécommunications, nous devons compléter la négociation sur les technologies de l'information, c'est-à-dire l'élimination, d'ici à l'an 2000, de la plus grande partie des droits de douanes, pour tous les pays, des produits de technologies de l'information. C'est une négociation qui intéresse beaucoup la France, en raison de sa position très compétitive dans le monde. Là aussi, nous sommes devant des chiffres très intéressants. Le commerce des technologies de l'information dans le monde représente aujourd'hui 500 milliards de dollars, pratiquement la valeur globale du commerce de tous les produits agricoles. Si vous prenez les deux dossiers, celui des télécommunications et celui des technologies de l'information, vous pouvez conclure que pour la valeur et l'importance, nous avons pratiquement déjà accompli un nouveau round.

Il faut ajouter qu'au mois d'avril, nous recommençons la négociation pour la libéralisation des services financiers, banques, assurances, etc, que nous devrions compléter d'ici la fin de l'année.

Avec ces trois grandes négociations sectorielles : télécommunications, technologies de l'information, et services financiers, nous pouvons dire que nous amenons le système commercial mondial pratiquement à la hauteur de ce que seront les nécessités du XXIème siècle.

Mais ce serait peu de parler seulement de chiffres et de quantités. Avec cette libéralisation et avec les règles de concurrence faites pour défendre les nouveaux concurrents et les petits concurrents devant les positions dominantes des grandes sociétés existantes, nous sommes en train de donner la possibilité à tous les pays du monde, sur une position paritaire, pays riches et pays pauvres, d'avoir le même accès à l'information et à l'éducation. C'est un processus révolutionnaire qui va changer véritablement la société humaine de demain. C'est quelque chose qui dépasse de beaucoup le cadre quantitatif et sectoriel.

De plus, 28 pays sont candidats à l'adhésion à l'OMC. Ce sont tous des pays en voie de développement ou des économies en transition. Cela démontre que la vision d'une économie de marché, dans un cadre de règles et de disciplines acceptées du point de vue international, est considérée comme la voie la plus importante pour le développement de ces pays , dont un grand nombre sont importants du point de vue commercial comme la Chine, la Russie, l'Ukraine, les pays baltes, l'Arménie, l'Arabie Saoudite, Taiwan, etc.

Enfin, nous préparons également une conférence très importante qui montrera que l'OMC n'est pas un club qui s'occupe simplement des nouvelles technologies ou des produits qui intéressent les pays industrialisés, mais est au contraire une organisation qui prend bien en compte les nécessités des pays les plus pauvres. Nous organiserons cette année une conférence à laquelle participeront les principales institutions financières internationales pour étudier une approche intégrée -et c'est cela la nouveauté- des efforts conduits par chacune de nos organisations pour combattre la marginalisation des pays les plus pauvres. Dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce avec la Banque mondiale, nous sommes aussi en train d'étudier comment nous pouvons utiliser les nouvelles technologies pour faire faire un grand pas en avant aux pays les moins développés. L'un des objectifs que nous nous sommes fixé est de donner, d'ici à 10 ans, à chaque petit village dans le monde un téléphone mobile. Cela peut être la différence entre la vie et la mort car avec un téléphone mobile, vous pouvez appeler du secours pour des maladies, avoir des renseignements, etc. C'est l'une des choses que nous sommes en train de faire.

En outre, avec la Banque mondiale, nous sommes en train de créer un site sur Internet et de réaliser des investissements pour permettre aux pays africains de recueillir toutes les donnés possibles concernant les politiques et les données statistiques de développement, y compris des exemples de politiques applicables à certaines situations, de sorte que les hommes politiques des pays en voie de développement aient à disposition toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin.

La bataille que nous menons va bien au-delà de l'ouverture des marchés, car il s'agit d'essayer d'améliorer les conditions de vie des pays les plus pauvres du monde. Ceux-ci ne peuvent pas rester çà l'écart des bénéfices de la globalisation de l'économie de la mondialisation.

La mondialisation est une réalité. Ce n'est pas une option. C'est une réalité qui est déjà dans notre vie quotidienne, c'est une réalité qui commence chez nous : le matin, vous vous réveillez avec un petit appareil radio japonais assemblé en Malaisie, vous buvez un café de Colombie, vous prenez votre voiture qui a été construite en France mais dont 50 % des pièces viennent de partout dans le monde, puis vous allez au bureau où il y a votre ordinateur et tous les autres instruments produits avec des pièces venant de partout dans le monde. La mondialisation est déjà, dans notre vie quotidienne, une réalité. Ce n'est pas un choix. La mondialisation est la conséquence du progrès technologique : le développement des transports terrestres, maritimes, aériens, des télécommunications, de la télévision, etc.

Il faudrait arrêter tout cela pour arrêter la globalisation. Pensez-vous que dans nos pays, on pourrait accepter une société sans mondialisation ? Par exemple, quel serait le prix d'une voiture construite entièrement en France ? Combien de gens pourraient acheter ce genre de voiture ? Moins peut-être, car les prix seraient beaucoup plus élevés et la qualité ne serait sûrement pas la même que celle que vous pouvez avoir en achetant les meilleures pièces de rechange aux meilleurs prix dans le monde. Dans notre vie quotidienne, ce serait une révolution absolument inacceptable pour chacun de nous, d'autant qu'elle s'accompagnerait d'une destruction d'emplois. Il est inimaginable de garder les exportations et interrompre les importations. La conséquence serait que les autres pays feraient la même chose. Notre niveau de vie baisserait et nous perdrions des emplois.

La mondialisation est un processus auquel on ne peut s'opposer, mais auquel on doit s'adapter. Tel est le premier défi auquel nous devons faire face.

La mondialisation ne détruit pas les emplois. Considérez maintenant que les pays qui ont une plus forte croissance dans le monde sont les pays d'Asie, les pays d'Amérique Latine, certains pays d'Afrique et certains pays de l'Europe centrale et orientale qui, vous le savez sont de grands pays importateurs de produits européens et français. Si on fait le bilan de ce que sont nos exportations et nos importations dans ces pays, nous voyons que notre croissance et nos créations d'emplois dépendent de nos relations avec ces pays.

La mondialisation est aussi le résultat du progrès économique et technique. Aujourd'hui, nous avons, par l'effet de la mondialisation, deux milliards d'hommes en Asie, en Amérique Latine, dans certains pays d'Afrique et dans certains pays de l'ex-Union soviétique qui sont en train d'arriver sur le marché de la consommation et de la production. C'est une chance énorme pour les pays industrialisés que de pouvoir ouvrir leurs marchés à leurs exportations, et de pouvoir donner à ces pays les moyens de se développer. Cela ne devrait pas nous rendre la vie difficile et, au contraire, pourrait permettre à nos pays d'accroître leur croissance dans les années à venir. Cependant, si la mondialisation est une grande opportunité et un grand espoir, et non pas un danger, nous devons être conscients qu'il existe aussi des risques. Personne ne peut dire que c'est un processus facile et que tout va bien se passer. Mais si nous savons nous adapter et adapter nos structures aux besoins de la mondialisation, je crois que nous pouvons en tirer un profit énorme.

La croissance n'est plus uniquement dans les pays industrialisés, elle est aujourd'hui souvent à deux chiffres dans certains pays en voie de développement.

La dernière question que l'on m'a posée est celle du rôle de l'Europe dans ce processus de mondialisation.

L'Europe est un passage indispensable pour permettre aux pays européens d'avoir une plus grande compétitivité dans le monde. Nous avons parlé aujourd'hui de ce que pourrait être la contribution d'une monnaie européenne à une plus grande stabilité dans le domaine des parités monétaires. Je crois que la question d'une monnaie européenne donnerait une plus grande stabilité au marché des changes monétaires. La monnaie unique devrait marquer, non pas la fin d'un processus dans la construction européenne, mais le point de départ d'une plus grande participation à la compétition mondiale et à la mondialisation. Je ne vois pas de contradiction, mais une complémentarité.

Comment combler le déficit d'informations ?

Tel est le problème essentiel devant lequel nous nous trouvons et devant lequel vous vous trouvez dans vos circonscriptions électorales, et dans vos batailles quotidiennes dans la vie politique. Nous devons changer de message, nous devons dire la vérité avec tout l'espoir que cette vérité entraîne avec elle. En effet, le message n'est pas un message de désespoir. C'est non seulement un message d'adaptation, de changement, mais aussi un message de croissance, un message d'entrée dans une nouvelle phase avec une rapidité et une vélocité qui ne dépendent pas de nous, mais qui seront certainement l'une des contraintes.

Certaines choses vont avoir une signification différente. Prenons le problème de la sécurité de l'emploi. Il est évident qu'aujourd'hui, la sécurité de l'emploi, notamment en Europe, est liée à l'immobilité : on considère qu'un emploi est sûr si c'est un emploi dans lequel, vous pouvez rester toute votre vie, quoi qu'il se passe. C'est peut-être la raison pour laquelle 50 % des jeunes européens songent à avoir un emploi dans la fonction publique. Il est évident que dans les années qui viennent, la sécurité de l'emploi ne sera pas synonyme d'immobilité. L'éducation sera encore plus déterminante dans le processus d'adaptation. Les jeunes doivent de plus en plus avoir la capacité d'être flexibles et mobiles dans leur vie professionnelle. La sécurité sera liée à cette capacité de flexibilité et de mobilité. Ceux qui seront capables de flexibilité et de mobilité devraient avoir une sécurité de l'emploi plus grande que celle que l'on connaît aujourd'hui.

Les choses deviennent différentes et nous devrons nous adapter à ces changements conceptuels en allant vers la mondialisation.

Ma conclusion -et j'espère que nous pourrons, à travers les questions et les réponses, entrer davantage dans le vif du débat- est qu'il n'y a rien d'inéluctable dans la mondialisation. C'est quelque chose qui dépend, comme je l'ai dit au début, de notre action, de notre politique, de notre volonté. On ne peut pas arrêter le progrès technique, le progrès humain. Il faut se rendre compte que la mondialisation, aujourd'hui, n'est plus simplement la libre circulation des biens et des capitaux, et qu'elle revêt de plus en plus une dimension humaine.

Si vous voyagez dans le monde, vous observez que les Gouvernements et les opinions publiques perçoivent de plus en plus les bénéfices de la mondialisation, porteuse d'espoir, de pouvoir améliorer leur niveau de vie. Il est impensable de pouvoir fermer nos frontières aux marchandises et aux hommes sans avoir devant nous une catastrophe de caractère mondial. La politique d'ouverture, la politique d'adaptation vers la mondialisation est une nécessité et, je le répète, un grand espoir de croissance et de paix.

M. Jean François-Poncet - Merci de cette brillante introduction qui, je crois, ouvre parfaitement notre débat. Je vais vous poser tout de suite une question qui intéresse, je le sais, un certain nombre de ceux qui sont ici et, au-delà, la plupart des sénateurs.

Nous nous attendons à ce qu'à partir de l'an 2000, on entre de nouveau dans un grand cycle de négociations, et nous nous préoccupons de savoir dans quelle mesure ces négociations auront l'agriculture pour cible. Notre préoccupation est de savoir si nous devons nous attendre à ce que des pressions analogues à celles que nous avons connues dans l'Uruguay round s'exercent sur notre agriculture. Quand on va à Bruxelles, on est frappé de ce que les responsables de la politique agricole européenne considèrent qu'il va falloir remettre la politique agricole européenne en chantier, alors qu'il nous semble qu'elle vient à peine d'être réformée et que des pressions considérables vont s'exercer pour la libéraliser encore plus qu'elle ne l'est. Pouvez-vous nous dire, dans les perspectives de notre agriculture nationale, mais dans son cadre européen, quelles sont les pressions auxquelles nous devons nous attendre ? Comment pensez-vous que nous puissions ou devions réagir ?

M. Renato Ruggiero. - Vous savez qu'à la fin du cycle de l'Uruguay, on a pris un engagement ferme d'avoir, à la fin de notre siècle, notamment à la fin de l'année 1999, une nouvelle phase de négociation pour continuer dans la voie de la libéralisation dans les secteurs de l'agriculture, et des services, mais aussi pour reprendre aussi les négociations sur la propriété intellectuelle, et, à la lumière des décisions prises à Singapour, engager éventuellement une négociation sur les investissements et les règles de concurrence. Il existe déjà une pression de certains pays qui disent que dans ce cadre, il faudrait y ajouter encore une libéralisation ultérieure pour les produits industriels.

Certains parlent déjà d'un nouveau cycle de négociations commerciales, d'autres préfèrent ne pas prononcer ce mot, mais, certes, à la fin de ce siècle, d'ici pratiquement 3 ans, nous sommes tenus par les engagements que nous avons déjà pris lors de la conclusion des négociations d'Uruguay, devant des négociations futures très importantes. Dans ces négociations, l'agriculture aura une place importante.

Vous me posez la question de savoir si l'Europe devra faire face à une pression comparable à celle qu'elle a connue dans l'Uruguay round. Je ne veux pas entrer dans une telle discussion mais il me semble que la pression sera certainement importante.

Au regard de l'attente, notamment des pays en voie de développement, d'avoir un degré plus fort de libéralisation dans la politique agricole commune ; au regard de ce que sera la pression à venir pour l'élargissement de l'Union Européenne aux pays de l'Europe centrale et orientale, compte tenu des contraintes budgétaires auxquelles nous devrons faire face dans le cadre de l'Union Européenne ; et, si on reste dans le domaine mondial, au regard d'un certain changement dans la politique de soutien des États-Unis pour les productions agricoles, je crois que la pression existera et sera forte pour continuer le processus de libéralisation.

Quant à la manière dont les experts, à Genève, voient la position de l'Europe, et notamment de la France, on a l'impression que la France est un pays qui devrait tirer de grands avantages d'une libéralisation ultérieure dans le domaine agricole. La France a, dans la plupart des cas, une économie agricole très performante, compétitive. Les marchés qui pourraient s'ouvrir dans les pays asiatiques sont d'une très grande importance. La France ne devrait donc craindre une phase ultérieure de libéralisation. Évidemment, il convient de se préparer à cela. J'ajoute que les diminutions du soutien agricole ne concernent pas toute une série de subventions pour améliorer l'environnement, le tourisme et toute une série d'activités qui ne sont pas liées à la production agricole. Certes, il faudra introduire des changements et, dans certains cas, peut-être difficiles, mais les perspectives, en général, telles qu'on les voit de l'extérieur pour ce qui concerne la France sont des perspectives positives.

M. Michel Souplet. - Monsieur le Directeur général, dans la foulée, faisant suite à la question que vient de poser M. le Président Francois-Poncet, je voudrais vous poser une question.

Pensez-vous que l'Europe sera capable de parler, dans les négociations futures, d'une seule voix ? Je pense au problème agricole. Il est évident que l'agriculture européenne a une vocation totalement différente de l'agriculture des grands pays exportateurs comme les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande. En effet, se pose le problème de la densité démographique et de l'aménagement du territoire. Nous pensons que la loi d'orientation agricole devra considérer ces nouveaux paramètres et devra donc proposer à l'agriculture française des perspectives de développement qui devront tenir compte d'une part, de son rôle dans l'aménagement du territoire et, d'autre part, de son rôle dans la conquête des marchés extérieurs.

Il nous faut une agriculture offensive, il faut que l'Europe soit offensive et ne se contente pas d'accepter la pression extérieure car il existe d'immenses possibilités de consommation dans le monde et la France doit y avoir sa place.

M. Renato Ruggiero. - Je vous remercie de votre question qui est à mon avis très bien centrée.

Ceux qui pensent que l'Europe est une forteresse se trompent. L'Europe n'est pas une forteresse. De tous points de vue, l'Europe est ouverte et pleinement insérée dans la réalité économique mondiale.

Si je dois exprimer, en tant que vieil européen, un jugement sur l'attitude européenne, je dirais que l'Europe apparaît parfois plus sur la défensive que sur l'offensive. Ce que vous avez dit me plaît beaucoup : l'Europe doit apparaître beaucoup plus sur l'offensive que sur la défensive. Elle doit demander l'ouverture des marchés plutôt que de défendre ses marchés. Le véritable pari qu'il faut faire dans ces négociations est d'avoir davantage accès aux marchés pour exporter. Évidemment, il faut être à même de pouvoir ouvrir ses propres marchés.

Sur le problème de l'Europe qui parle d'une seule voix, je peux vous dire qu'à Genève, l'Europe parle toujours d'une seule voix. La voix de l'Europe, indépendamment des diversités à l'intérieur des délégations européennes, apparaît comme une voix unique. L'Europe, à Genève, est très forte et c'est le jugement de toutes les autres délégations.

M. Jean-François Le Grand. - Vous avez affirmé un acte de foi en disant que la mondialisation était un grand espoir. Je ne demande qu'à partager votre credo, mais j'ai auparavant quelques inquiétudes à lever.

La première concerne l'évolution des salaires, aux premières lumières de la mondialisation. On constate que dans les pays les moins développés, les salaires les plus bas évoluent plus vite vers le haut, alors qu'à l'inverse, dans les pays développés, les salaires les plus bas sont tirés vers le bas et les salaires les plus hauts évoluent vers le haut. Cela crée une distorsion qui devient socialement difficile à supporter et la correction est généralement de freiner la chute des salaires les plus bas. Cela produit une distorsion des termes de l'échange et finalement percute la compétitivité.

Quels seraient les moyens de régulation que l'on pourrait avoir à l'égard de ce premier phénomène ?

Par ailleurs, vous avez dit que vous étiez en train d'organiser une conférence internationale rassemblant l'OMC et les différents organismes mondiaux financiers. La fluctuation des taux de change d'une part, et les spéculations gigantesques auxquelles on assiste, d'autre part, font que l'on devrait peut-être organiser un plus grand rapprochement entre l'OMC et le FMI, par exemple, afin qu'il existe des actions plus harmonieuses et conjuguées ; faute de quoi la spéculation qui permet de vendre sans détenir et d'acheter sans payer, va venir perturber fortement la mondialisation des échanges.

M. Renato Ruggiero. - Sur votre première question, je peux répondre par deux considérations.

Comme vous le savez, le problème du respect des normes sociales fut l'un des éléments les plus importants de la conférence de Singapour. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'avant tout, se pose un problème important : il faut que tous les pays s'engagent à respecter les normes sociales. Tel est l'engagement. Dans le passé, il n'existait pas d'engagement dans le domaine commercial. Aujourd'hui, nous l'avons : le Bureau International de Travail doit s'occuper des normes sociales, en premier chef. Le Bureau International de Travail a pris des initiatives pour un programme de travail afin d'améliorer la situation.

Par ailleurs, les États sont tombés d'accord sur le point que vous évoquiez. La croissance conduit à une amélioration de la défense des droits sociaux. La croissance est facilitée par la libéralisation des échanges. Il ne faut donc pas agir à travers des mesures de protectionnisme, mais au contraire en ouvrant les économies. C'est le message donné à Singapour et c'est la contribution que nous pouvons apporter, en tant qu'organisation internationale, à ce problème.

Du point de vue des pays, le problème que vous avez soulevé doit être réglé au niveau national ou communautaire. Je reconnais qu'il y a là un problème, même si celui-ci doit être réglé à travers la formation professionnelle et la restructuration de l'appareil industriel. Ce n'est pas une organisation internationale à caractère contractuel comme l'OMC qui peut donner une réponse à ce problème.

M. Marcel Deneux. - En dehors des grands principes que je partage, très souvent, dans la négociation, on s'aperçoit que c'est sur des détails pratiques et les données d'entrée de la négociation que l'on se fait rouler.

Les Américains viennent de modifier leurs aides. Est-ce que les nouvelles aides américaines vont être considérées dans la boîte verte ? Autrement dit, seront-elles exemptées de réduction ?

Croyez-vous évitable que les bases des exportations agricoles des PECOS et de l'Europe soient jumelées ? Est-il inévitable que l'on soit obligé de les additionner quand on va négocier ?

Que pensez-vous de la suppression de la règle de l'unanimité dans les différends ? Est-ce que cela va, à l'avenir, modifier les règles en matière d'agriculture et de normes sanitaires ?

M. Renato Ruggiero. - Si je comprends bien la première question, vous voulez savoir comment les aides américaines vont être jugées. Si quelqu'un estime que les aides américaines ne sont pas conformes aux règles, il peut toujours, à Genève, entamer une procédure pour avoir un jugement sur la compatibilité des aides américaines avec les règles de l'OMC. Pour l'instant, personne n'a formulé cette réflexion. Aucun État n'estime que les nouvelles aides américaines ne sont pas conformes aux règles internationales, mais je peux être démenti si un État engageait une procédure et si, au terme de celle-ci, un arrêt était prononcé contre les règles de soutien à l'agriculture.

Je n'ai pas compris la question sur les exportations des pays de l'Europe orientale.

M. Marcel Deneux. - Du fait de l'entrée des PECOS, nous jouons, nous, l'Europe, un rôle tout à fait particulier à la fois sur l'équilibre de l'Europe et sur le développement démocratique. Est-ce qu'il en sera tenu compte ou va-t-on, obligatoirement, additionner les anciennes exportations des PECOS et les nôtres ? Nous souhaiterions que dans les négociations, il soit tenu compte de ce que nous avons fait pour les PECOS et que d'autres pays dans le monde n'ont pas fait, et de notre apport à l'équilibre du monde au cours des 5 dernières années.

M. Renato Ruggiero. - C'est un problème que l'on pourra poser au moment où commencera la négociation. Pour l'instant, il ne se pose pas.

M. Marcel Deneux. - Vous avez vu que la Hongrie commence à flotter dans le groupe de CAIRNS.

M. Renato Ruggiero. - La Hongrie a un autre problème au sujet duquel une procédure est en cours. En effet, elle n'a pas, selon certains pays, respecté toutes les règles concernant les subventions aux exportations. Le différend est ouvert entre la Hongrie et plusieurs pays de l'OMC.

Le problème que vous soulevez devra être posé au moment des négociations. Pour l'instant, il ne se pose pas car il n'y a pas addition des exportations des PECOS avec l'Union Européenne.

M. Alain Richard. - Vous avez un peu répondu à la question que je voulais vous poser en parlant de la clause sociale. Le GATT a eu le mérite de commencer très modestement à développer un schéma d'organisation des échanges de plus en plus structuré pour le respect d'une série de droits sociaux minima. On en est exactement au point de démarrage.

Or, l'OMC doit résoudre problème d'harmonisation progressive du travail puisque les règles sociales influencent directement la concurrence et les objectifs de travail du BIT qui existe depuis bientôt 100 ans.

Comment voyez-vous l'incorporation progressive, sans doute sur une longue période, des règles sociales mises au point par le BIT dans l'organisation des échanges commerciaux ?

M. Renato Ruggiero. - Le problème ne se pose pas aujourd'hui. En effet, le problème qui avait été posé était de savoir quelle pouvait être la contribution d'une organisation mondiale au respect des clauses sociales. Les 128 pays participant à la conférence de Singapour, y compris la France, ont donné une réponse unanime. Cette réponse, je l'ai déjà indiquée. C'était avant tout l'engagement de respecter les normes sociales, une fois qu'elles sont définies, et de confier cette opération de définition et de contrôle au Bureau International du Travail. En fait, nous sommes tous d'accord pour dire que le respect des normes sociales peut être amélioré du respect à travers la croissance économique, laquelle dépend de la libéralisation des échanges. La contribution que nous pouvons faire pour obtenir le respect des règles sociales est de libérer nos économies et les échanges. La libéralisation améliorera la croissance, qui permettra une amélioration des clauses sociales. Nous sommes contre le protectionnisme et le fait de mettre en cause l'avantage comparatif des économies des pays en voie de développement comme moyen de faire pression dans le règlement de la clause sociale. C'était une conclusion unanime. A partir de là, le Bureau International du Travail a entrepris une action. Telle est la contribution que nous pouvons apporter. Si nous décidions des mesures de restriction à l'encontre d'un pays, nous entraverions sa croissance.

M. Jean François-Poncet. - Vous me permettrez de vous poser une question très souvent débattue dans la presse et dont l'importance ira croissant. C'est le problème de l'entrée de la Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce, qui se subdivise en de nombreuses autres sous-questions.

La Chine souhaite-t-elle vraiment y entrer ? La Chine est-elle prête à admettre d'y rentrer avec les règles qui s'appliquent à tous les pays ? Cherche-t-elle et a-t-elle des chances d'obtenir un régime particulier ? Au fond, quel est notre propre intérêt dans cette affaire ? Devons-nous souhaiter l'entrée de la Chine ou non ?

M. Renato Ruggiero. - Si vous me permettez, on n'a pas toujours partagé mes réponses sur la clause sociale. Je voudrais essayer de dire encore un mot sur la clause sociale.

Ce fut un problème longuement débattu à tous les niveaux. Finalement, tous les pays sont arrivés à la conclusion que je vous ai faite. Pourquoi ? Le problème peut être vu de deux façons.

Quel est l'objectif de cette opération ? S'assurer que les enfants pauvres de notre monde puissent améliorer leurs conditions de vie ou défendre des emplois qui deviennent de moins en moins compétitifs dans les pays industrialisés ? La réponse à cette question de base donne satisfaction ou non à ceux qui la posent car si nous sommes en train de chercher comment on peut améliorer le destin des pays pauvres, alors nous devons parier sur la croissance et non sur le protectionnisme. Si nous voulons défendre les emplois non compétitifs des pays industrialisés, il faut alors des mesures restrictives. Nous voulons améliorer les conditions de vie des enfants et pour cela, nous devons ouvrir nos économies et non pas les fermer.

M. Jean-François Le Grand. - Cela me paraît être encore trop un discours et non pas vraiment une réalité. La réalité, on la vit au quotidien lorsque les salaires les plus bas sont percutés dans un pays comme le nôtre. Je ne pense pas que ce soit en appauvrissant les pays riches que l'on améliorera la situation mondiale.

Il manque un élément dans tout cela -c'est un peu la question que je posais-, un élément de régulation. Tant que l'on n'aura pas arrêté cette spéculation gigantesque qui a un effet pervers sur la mondialisation des échanges, on n'y arrivera pas. Ne devrait-on pas avancer prudemment sur les chemins de la mondialisation en essayant d'abord d'harmoniser nos rapports économiques et sociaux, à l'intérieur de bassins régionaux, et en créant des pôles d'équilibre reliés entre eux ? N'aurait-on pas intérêt à aller prudemment vers cet Eden ? Vous avez dit que la mondialisation n'est ni le paradis ni l'enfer. Je crains que ce soit beaucoup l'enfer et pas assez le paradis.

Mme Josette Durrieu. - Vous avez dit : on n'arrête ni le progrès technique ni le progrès humain. Je ne suis pas certaine que l'on puisse lier les deux de cette façon.

Puis, vous nous assénez une autre vérité, très fortement : libéralisation égale croissance, croissance égale progression des droits sociaux. J'ai envie de vous demander d'argumenter, de prendre des exemples dans le passé, et éventuellement, des projections et des perspectives dans le futur pour nous convaincre. D'autres, avant vous, ont dit le contraire : la liberté opprime, c'est la loi qui libère. J'aimerais savoir comment on régule.

M. Renato Ruggiero. - La première question concerne le soi-disant avantage salarial. Si vous prenez toutes les études que l'on a faites, même récemment, sur les critères pour réaliser un investissement à l'étranger, vous voyez que le taux de salaire est l'un des critères les moins importants dans une telle décision. Dans le coût de production, le coût du salaire, hormis quelques secteurs, n'est pas décisif. Enfin, le manque d'économie externe et de technologie dans les pays les plus pauvres fait en sorte que même si le coût du travail est très bas, finalement, tout cela se réduit à un avantage tout à fait minime. Les produits que ces pays peuvent exporter dans les pays industrialisés sont très limités et leurs quantités marginales.

Je comprends que dans le cas de tel secteur ou de telle industrie, une répercussion soit possible, mais ce sont des phénomènes tout à fait minimes. Jamais personne n'a dit que leur envergure était suffisante pour pouvoir véritablement rendre plus pauvres nos économies. C'est la première fois que j'entends dire que nous pouvons devenir plus pauvres.

Savez-vous quel est l'impact des exportations des 48 pays les moins développés au monde sur les exportations mondiales ? 0,4 %. Pensez-vous que nous sommes véritablement menacés par ce 0,4 %? Non. Dans toutes les institutions économiques et internationales, la réponse à votre question est très claire : c'est un problème minime qui n'a pas de répercussion.

Vous dites qu'il faut harmoniser les règles, mais il faut les harmoniser une fois que ces pays connaissent la croissance. Sinon comment imposer à ces pays des salaires qu'ils ne peuvent pas supporter ? Comment ce système pourrait-il être viable ? C'est impossible. La seule solution est la croissance à travers l'ouverture.

Madame, vous dites que cela n'est pas prouvé. Prenez le dernier rapport de l'OCDE sur la clause sociale, vous y trouvez tous les exemples à l'appui de ce que je dis. Personne, aujourd'hui, ne peut dire que la libéralisation des échanges n'augmente pas la croissance. Un pays comme la Chine, une fois qu'elle a décidé d'ouvrir son pays, a commencé à avoir une croissance de 9 %.

Le Vietnam, après avoir décidé l'ouverture de son économie, a connu, pendant 3 ans, la plus forte croissance dans le monde, de l'ordre de 23 %. Aujourd'hui, il est devenu un pays exportateur de produits agricoles, alors qu'auparavant, il était un pays importateur.

Il est aujourd'hui généralement admis qu'un commerce ouvert peut stimuler l'innovation et la créativité, encourager la spécialisation et abaisser les coûts des facteurs de production. De même, l'ouverture économique permet d'avoir accès à des capitaux productifs, à de nouvelles technologies et à des réseaux mondiaux de distribution, qui tous résultent de plus en plus des liens entre le commerce et l'investissement. Au cours des deux décennies écoulées, les économies ouvertes ont enregistré un taux de croissance moyen de 4,5 pour cent, alors que ce taux n'a été que de 0,7 pour cent dans les économies fermées. De surcroît, non seulement la croissance des économies ouvertes a été plus rapide que celles des économies fermées, mais la croissance des économies en développement ouvertes a été plus rapide que celle des économies développées ouvertes. Cet état de fait est reconnu par tout le monde, sinon, vous n'auriez pas 28 pays en voie de développement et en transition qui demandent l'adhésion à l'OMC.

En effet, il n'existe pas de lien automatique entre croissance et droits sociaux. Un pays peut mener une politique antisociale, mais normalement, dans tous les pays où il y a une croissance économique, le niveau de vie, et donc des salaires progressent.

La Chine est un exemple de pays qui a choisi l'ouverture de son marché et qui, à travers cette ouverture, a connu et continue de connaître une croissance incroyable. Vous me demandez si la Chine veut entrer dans l'OMC. Le fait qu'elle ait eu la patience de mener une négociation depuis 10 ans déjà et qu'elle continue de négocier pour entrer dans l'organisation mondiale est une démonstration de foi et de volonté assez remarquable. Il existe un débat en Chine, et c'est tout à fait naturel, mais je crois que la Chine a aujourd'hui la volonté d'entrer à l'OMC.

Est-ce que la Chine peut respecter les règles ? C'est le problème de la négociation. C'est un grand pays dynamique. Ce pays doit maintenant s'adapter à toutes les règles de marché de l'OMC. Il est évident que la Chine doit réaliser un effort remarquable. Nous demandons à la Chine d'accepter toutes nos règles et la Chine nous demande d'avoir des périodes de transition. Telle est la question à laquelle nous sommes confrontés, mais j'espère que cette négociation pourra aboutir le plus tôt possible. Je crois que l'on peut dire que l'on s'approche de la phase finale de la négociation.

M. Jean François-Poncet. - Y a-t-il d'autres questions ? J'ai l'impression, Monsieur le Directeur général, que vous avez répondu à toutes les interrogations. Je ne sais pas si vous avez abordé le problème de la monnaie unique européenne, grand sujet, comme vous le savez. C'est un thème que j'ai abordé, en particulier avec le Directeur général et je serais intéressé que vous répercutiez devant cette assemblée les observations que vous m'avez faites, en particulier sur le rapport qu'il peut y avoir entre la monnaie unique d'une part, et le déficit d'Europe politique, d'autre part.

M. Renato Ruggiero. - Je dois, pour répondre à votre question, abandonner ma casquette de directeur général de l'OMC et m'exprimer à titre personnel. Il existe une nécessité absolument fondamentale d'avancer et de conclure la négociation sur la monnaie unique. Ce serait presque une tragédie si cet objectif majeur devait échouer. Il y a eu trop d'attente, d'engagements et de sacrifices afin d'avancer dans cette voie pour qu'à la fin de ce processus, on dise que l'on n'y arrive pas.

Il faut y arriver avec une perspective et un esprit différents. La monnaie unique ne doit pas être le point d'arrivée d'une série de sacrifices budgétaires et de limitations dans les droits sociaux des citoyens d'Europe. Si la monnaie unique devait être vue comme l'imposition d'une discipline budgétaire sans qu'aucune explication ne soit donnée sur sa nécessité, les citoyens d'Europe s'éloigneraient davantage de cette grande et noble idée qu'est la construction de l'Europe.

Nous devons donner davantage un cadre de référence politique à cette construction. Il faut démontrer que si la banques centrales ont des exigences pour ce qui concerne les disciplines budgétaires, tout cela doit être encadré dans un grand processus de construction politique de l'Europe, c'est-à-dire une politique basée sur la position de l'Europe dans le monde et l'amélioration de la création d'emplois en Europe, et non pas sur une politique basée sur une croissance insuffisante. Il y a un effort à faire, me semble-t-il, pour "repolitiser" l'objectif de la monnaie unique et l'encadrer dans un processus visant à renforcer les institutions politiques de l'Europe.

M. Jean François-Poncet. - Il me reste, Monsieur le Directeur général, à vous remercier d'être venu vous prêter à toutes nos questions. Je crois que nous avons maintenant une meilleure compréhension des problèmes qui sont posés. De là à vous dire que toutes nos inquiétudes se sont miraculeusement dissipées, ce serait excessif, mais je crois que vous avez beaucoup fait pour nous faire progresser dans la compréhension de cet énorme phénomène qu'est la mondialisation.

Mille merci, le Sénat vous est reconnaissant de vous être mis à sa disposition, et bon vent pour l'avenir.

M. Renato Ruggiero. - J'ai besoin du bon vent. Je vous remercie, mais aujourd'hui, j'ai une grippe et je ne me suis peut-être pas exprimé comme je l'aurais souhaité.

M. le Président. - Vous avez été parfait.

AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, PROFESSEUR À L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS, PRÉSIDENT DE L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (4 FÉVRIER 1997)

M. le Président. - Nous accueillons, à présent, M. Jean-Paul Fitoussi. M. Jean-Paul Fitoussi est un économiste distingué, connu de tous par ses écrits et ses interventions multiples. Il nous avait semblé souhaitable, après avoir entendu les deux principaux acteurs de la mondialisation sur le plan international que sont le Directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce et, demain, le Directeur du Fonds Monétaire International, d'entendre aussi des voix françaises : la voix d'un économiste qui défend souvent des thèses qui ne sont pas celles de la majorité du gouvernement ; et la voix d'un grand industriel, dont les investissements et les actions sont présents sur l'ensemble de la planète : M. Messier, Président de la Compagnie Générale des Eaux.

Par conséquent, nous entendons maintenant M. Fitoussi, afin d'avoir une vision ouverte, un large éventail d'interventions qui nous permettront de nous faire une idée de ce phénomène qui est l'un des sujets centraux de notre temps.

Je ne vous pose aucune question particulière, vous connaissez les sensibilités qui nous entourent. Dites-nous ce que vous avez envie de nous dire sur la mondialisation et les questions ne manqueront pas ensuite.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Merci, Monsieur le Président. Je suis très honoré d'avoir été invité à parler devant vous.

La mondialisation est un phénomène aux dimensions multiples dont certaines ne sont pas vraiment celles que nous craignons. Pour aller au coeur du sujet, je dirai qu'il existe trois dimensions qui m'apparaissent évidentes : la dimension symbolique, la dimension réelle, et la dimension idéologique. Je crois que nous souffrons bien davantage de la dimension symbolique et de la dimension idéologique que de la dimension réelle.

La dimension symbolique est celle du déclin de l'empire européen. Quel est l'objet de notre souffrance symbolique ? Nous nous découvrons petits. La mondialisation incarne un en-dehors hostile, une quatrième dimension dans laquelle nous nous sommes trouvés projetés, comme dans les romans de science-fiction où le héros passe sous un rayon qui lui donne une taille minuscule et qui lui fait découvrir la violence des objets de son univers quotidien. Cette violence, nous la découvrons soudainement. Nous nous apercevons que nous sommes une population de 60 millions d'habitants dans une humanité de 6 milliards d'êtres humains, mais nous le savions déjà.

La première blessure n'est certes que d'amour-propre, mais elle occupe une place importante dans l'imaginaire des peuples, et surtout, de leurs dirigeants, comme en témoigne l'impact des classements de pays, que chacun invoque pour rassurer ou inquiéter. Alors tantôt nous sommes le quatrième pays exportateur du monde, tantôt le premier pays exportateur par habitant ; -je l'ai entendu très fréquemment et c'est faux. L'Irlande exporte plus par habitant que nous-mêmes, car simplement, l'Irlande est une économie ouverte à 75 %- ; tantôt on nous dit que l'Inde commence à nous dépasser et que demain, nous seront dépassés pas certains pays asiatiques.

" Et alors? " Pourrait-on dire. Le déclin de l'empire américain était la bonne nouvelle que l'Europe annonçait au monde au moment des Trente Glorieuses, et cela, parce qu'un mouvement arithmétique impliquait le déclin relatif des États-Unis puisque l'Europe croissait plus vite que les États-Unis. Mais en aucun cas, ce déclin relatif de l'empire américain ne s'est accompagné d'un appauvrissement des États-Unis ; en aucun cas le déclin relatif de l'empire européen ne s'accompagne d'un appauvrissement de l'Europe. Les différences de niveaux de développement mettent toujours à l'oeuvre ces mêmes mécanismes qui relèvent de l'arithmétique, mais ils semblent jouer aujourd'hui contre l'Europe. Le développement de n'importe quel pays du monde peut être assimilé à un déclin relatif des autres pays.

Est-ce pour autant une mauvaise nouvelle ? Devons-nous chaque fois accueillir la réduction de la pauvreté dans le monde comme une blessure, comme une injure à notre puissance ? Est-ce une mauvaise chose si les inégalités entre pays riches et pays pauvres se réduisent par enrichissement des pays pauvres ? Peut-on à la fois tenir des discours généreux sur les rapports nord-sud et se plaindre qu'en dépit de notre absence de générosité, les régions du sud accèdent enfin au développement ?

Certes, cela modifie les cartes de la puissance et de la domination, mais souhaitons-nous maintenir, dans une ère post-coloniale, les mêmes hiérarchies de la soumission ?

En vérité, le déclin relatif des pays riches est une très bonne nouvelle. Elle signifie que la capacité de production mondiale s'accroît, que les marchés s'étendent, que le niveau de vie par habitant de la planète augmente. Cela ne signifie en aucun cas que nous nous appauvrissons.

A cette première dimension symbolique, s'ajoute une dimension réelle dans laquelle la mondialisation devient légitimation de la croissance des inégalités et de la fragmentation sociale.

Il est vrai que la mondialisation, telle qu'elle se produit aujourd'hui, peut aggraver deux catégories d'inégalités. Les inégalités structurelles qui sont celles qui séparent entre eux les groupes sociaux -inégalités relativement stables-, et les inégalités dynamiques nouvelles qui sont celles qui apparaissent au sein de chaque groupe social.

Par exemple, le chômage créé une inégalité à l'intérieur même du groupe des salariés, comme les restructurations créent une inégalité au sein même du groupe des entreprises. On perçoit aujourd'hui qu'une telle fragmentation, que ces inégalités dynamiques nouvelles, concernent au premier chef les classes moyennes. On voit ainsi apparaître une forme de désagrégation sociale à laquelle la démocratie ne nous avait pas habitué : On voit apparaître l'ascenseur social descendant.

La mondialisation sépare ainsi ceux qui s'adaptent au monde et ceux qui ne le peuvent pas, mais en aucun cas, elle ne nous contraint à nous montrer moins solidaires, et nous n'avons rien à gagner à le faire.

Chaque type de mondialisation peut être schématiquement associé à une catégorie d'inégalités. On peut distinguer la globalisation financière qui, elle, fait croître les inégalités structurelles parce qu'elle conduit logiquement à un autre partage entre revenus salariaux et revenus non salariaux. Elle contribue en effet à accroître de façon considérable la mobilité des capitaux. Si les mouvements de capitaux sont libres, il est normal, nécessaire, inévitable, qu'ils affluent partout où la main d'oeuvre est le meilleur marché pour un niveau de qualification donné.

La globalisation des marchés financiers ne peut donc qu'accroître, dans des proportions importantes, la concurrence des pays à bas niveau de salaire ou de protection sociale. Vouloir l'un, c'est appeler l'autre. On ne peut se féliciter de la globalisation financière et regretter la concurrence des pays à bas salaires. C'est le même processus.

Les capitaux libérés n'ont et ne doivent avoir qu'une seule rationalité : la rentabilité maximale des investissements, quel que soit le pays. Pour un capitaliste occidental, la rentabilité des investissements, dans des pays émergents, est parfois le triple ou le quadruple de ce qu'elle est dans les vieux pays industrialisés. On conçoit que cela lui ouvre des perspectives, et on comprend l'attrait que représente pour lui cette globalisation financière.

Supposons d'ailleurs que le pire scénario se réalise, pour mieux éclairer mon propos.

Supposons que les capitalistes français, attirés par la rentabilité de l'économie chinoise, décident désormais de n'investir qu'en Chine, et donc de ne plus investir en France. Cela sans conteste créerait un grave problème d'emploi en France qui ne pourrait être résolu que par un abaissement très considérable des salaires de façon que la rentabilité redevienne en France ce qu'elle est en Chine.

Mais la France en serait-elle appauvrie pour autant ? La réponse dépend du point de vue où l'on se place. Certes, le sort des salariés en serait détérioré, soit du fait du chômage, soit du fait de l'ouverture de l'éventail des salaires et de la diminution des salaires les plus faibles. Mais celui des capitalistes et des entrepreneurs serait considérablement amélioré. Ces derniers conservent en effet la propriété du capital, quelle que soit sa localisation. S'il est en Chine, cela signifie que les entrepreneurs français possèdent une partie de la production chinoise et bénéficient de son expansion.

On voit bien par cet exemple extrême que la mondialisation ne crée d'appauvrissement nulle part, mais génère des inégalités considérables.

Le vrai problème est que le surplus suscité par la mondialisation n'est acquis qu'au prix d'une croissance considérable, peut-être insoutenable, des inégalités. Les titulaires des revenus non salariaux voient leurs revenus s'accroître fortement, même si une très grande inégalité va exister entre eux. Selon la taille des entreprises, certaines vont être paupérisées et d'autres participer à cet enrichissement global dû à la globalisation financière.

En d'autres termes, la répartition des revenus va subir une importante déformation, aux dépens des revenus du travail. Les inégalités structurelles vont s'approfondir. Ainsi, on pourrait expliquer que la baisse de la part des salaires dans le revenu national -phénomène occidental beaucoup plus dramatique en France qu'ailleurs mais assez généralisé- a pour origine la mondialisation.

C'est grave, mais regardons les faits.

Dans les faits, si un tel processus est à l'oeuvre -et je crois qu'il l'est- son ampleur paraît mineure, presque indiscernable statistiquement. Certes, les flux de capitaux entre les pays industrialisés et les pays en développement ont augmenté. Mais ils sont passés de 7 à 9 % dans les 20 dernières années. Au total, cela signifie que ce mouvement est mineur, il ne peut pas expliquer les problèmes d'appauvrissement que connaissent les travailleurs aux États-Unis, et le problème du chômage que connaît l'Europe.

Regardons si la seconde globalisation en est responsable, celle des marchés de biens. C'est une globalisation qui est une mondialisation parce qu'elle signifie que les marchés de biens s'étendent à l'ensemble de la planète, et non pas seulement aux pays industrialisés, tel que ce fut le cas dans les Trente Glorieuses. Cette mondialisation pourrait en théorie contribuer à expliquer l'approfondissement de ce que j'ai appelé les inégalités dynamiques, c'est-à-dire celles qui scindent les catégories sociales homogènes, les fragmentent.

En effet, l'échange international incite les pays à se spécialiser dans les productions pour lesquelles ils disposent d'un avantage comparatif. Les pays industrialisés disposent d'un avantage comparatif dans les productions qui utilisent du travail compétent, qualifié, alors que les pays en développement disposent d'un avantage dans les productions qui utilisent du travail non qualifié. Cela signifie que nos pays vont avoir tendance à développer des productions à forte valeur ajoutée, du fait de la qualité du travail qu'elles incorporent -machines-outils ou robots-, alors que les pays du sud vont se spécialiser dans l'exportation de biens intensifs en travail non qualifié comme certains produits textiles ou la chaussure, par exemple.

La mondialisation joue donc dans nos pays en défaveur des travailleurs non qualifiés, et là-bas, en leur faveur. C'est cela qui explique le développement des pays du sud. La croissance de la demande de travail non qualifié dans ces pays est l'amorce d'un processus d'homogénéisation de la société, un processus réel de développement et de démocratisation.

Cette conséquence du développement du commerce international peut notamment expliquer ce que l'on a appelé la désindustrialisation des pays du nord. Elle est considérée par tous comme un phénomène inquiétant. En effet, les industries manufacturières emploient une proportion beaucoup plus forte de travail non qualifié que de travail qualifié.

A l'inverse du processus mis en oeuvre par la globalisation financière, le commerce international ne jouerait pas tant sur la répartition du revenu entre capitalistes et travailleurs qu'entre travailleurs eux-mêmes ; entre ceux qui ont les qualifications requises pour utiliser les avantages technologiques du Nord et les autres. Il en résulte un jeu de ciseaux : les rémunérations du travail qualifié vont augmenter, les rémunérations du travail non qualifié vont baisser ou conduire au chômage.

La mondialisation va donc aggraver les conséquences de la disqualification tendancielle du travail non qualifié. C'est une tendance dans les sociétés dont le niveau d'éducation s'accroît. Ainsi, le taux de chômage du travail qualifié en France est passé de 2, 5 % en 1970, à 3,5 % en 1980, et à 6 % en 1993, au plus fort de la récession. Dans le même temps, le taux de chômage du travail non qualifié est passé de 3 % à 9 %, puis à 20 % aujourd'hui. Ces différences dans les évolutions du taux de chômage sont considérables et soulignent la croissance des inégalités face à l'emploi.

Cependant, c'est une chose que de les constater et une autre que d'invoquer la mondialisation comme étant la cause de ces inégalités. Le problème est analogue à celui que nous avons rencontré dans l'analyse des conséquences de la globalisation financière. Les évolutions constatées dans les échanges internationaux, entre pays du nord et pays du sud, sont trop mineures pour expliquer des phénomènes aussi massifs. Entre 1970 et aujourd'hui, l'accroissement des importations nettes entre pays du nord et pays du sud n'a été que de 1 % en moyenne. Même si l'on considérait les importations brutes, elles ont augmenté de 2 % en moyenne, et rien ne permet d'expliquer un phénomène d'une telle violence.

Deux remarques sont à faire.

Tout d'abord, les phénomènes statistiques dont nous avons parlé sont trop mineurs et des évolutions aussi modérées ne peuvent pas avoir d'aussi grandes conséquences. Pour l'essentiel, la mondialisation commerciale est un phénomène à venir, le développement de la Chine est un événement à venir plutôt qu'un événement déjà advenu. Ce n'est pas le développement de la Chine qui explique la croissance quasi ininterrompue du chômage en Europe depuis le milieu des années 1970. Cette explication est, a posteriori, peu pertinente.

Ensuite, d'autres explications peuvent aussi bien rendre compte de l'évolution des inégalités.

Tout d'abord, le progrès technique. La croissance des inégalités entre travail qualifié et travail non qualifié pourrait être la conséquence de ce que l'on appelle la non neutralité du progrès technique. Le progrès technique exige une main d'oeuvre de plus en plus compétente car les outils que les travailleurs sont amenés à employer deviennent de plus en plus complexes et demandent une plus grande qualification. Cela signifie que non seulement une plus grande compétence est nécessaire mais, de surcroît, que l'utilisation de ce type de matériel accroît considérablement leur productivité ; ce qui fait que la demande pour le travail qualifié va augmenter.

L'exemple de ce type de progrès technique est la révolution informatique.

Cette non neutralité explique aussi bien la croissance des inégalités que ne le fait la mondialisation car à l'évidence, du fait de cette non neutralité, le travail non qualifié ne va plus être demandé ou va l'être beaucoup moins. La désindustrialisation, dans ce processus de progrès technique, est alors conçue comme l'externalisation des services qui étaient auparavant fournis au sein même des entreprises. Cette externalisation va accélérer le développement du secteur des services en même temps que la compétence moyenne que l'on exige des travailleurs.

Depuis le début des années 80, la mondialisation s'effectue sur une toile de fond de taux d'intérêt réels anormalement élevés. Certes, ils ont baissé depuis un an, mais je parle d'un phénomène historiquement épais. C'est l'augmentation brutale des taux d'intérêt qui permet de mieux distinguer la rupture du début des années 80. En effet, c'est ce qui sépare les Trente Glorieuses des années qui vont suivre. C'est un phénomène d'une grande violence. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que dans un système capitaliste, les taux d'intérêt représentent une variable cruciale, probablement la plus importante de l'économie. Mais ils ne sont pas seulement une variable économique, ils sont surtout une variable sociale.

En effet, leur niveau commande la perception qu'une société a de son avenir et modifie le rapport au temps des agents économiques. Quand les taux d'intérêt sont élevés, c'est le passé qui l'emporte sur le futur. En période de taux d'intérêt réels élevés, il vaut mieux avoir un passé. Si vous n'en avez pas, vous êtes laissé sur le bord de la route. Qu'est-ce qu'un passé en économie ? Un capital financier, un patrimoine, ou un capital humain en termes de compétences et de qualifications. Ceux qui vont rester au bord de la route sont tous ceux qui n'ont pas de passé. Parmi ceux qui n'ont pas de passé, ceux qui en ont le moins sont les jeunes non qualifiés.

On comprend pourquoi, dans un univers régi par la loi d'airain de ces taux d'intérêts élevés, vont se retrouver sur le bord de la route tous ceux qui n'ont pas de passé ou ceux dont on a déclaré que le passé était obsolète, qu'il ne pouvait plus être rentable. Or, le niveau anormalement élevé des taux d'intérêt depuis 15 ans constitue un phénomène singulier dans l'histoire du capitalisme occidental. C'est la première fois qu'on est confronté à un niveau aussi élevé pendant aussi longtemps. Or, ce niveau va modifier le rapport de forces entre les détenteurs du capital financier, les entrepreneurs et les salariés, d'abord, au détriment des entrepreneurs, mais les entrepreneurs vont devoir réagir, et ils vont le faire au détriment des salariés.

Au terme de ce processus, ce qui va se trouver le plus menacé, c'est l'investissement, c'est tout ce qui construit l'avenir. Est-ce un hasard si le taux d'investissement s'effondre en Europe ? Est-ce un hasard si l'effondrement du taux d'investissement est en fait quasiment dans un rapport de proportionnalité avec le niveau des taux d'intérêt des différents pays ? A savoir que là où il s'est le plus effondré, c'est là où les taux d'intérêt ont été le plus élevés. La France a gagné ce singulier record dans les années 90.

C'est là qu'intervient la dimension idéologique de la mondialisation, le triomphe de l'économie de marché et du libéralisme. On peut même penser qu'il s'agit d'une idéologie américaine à usage externe seulement car ce qui engendre les souffrances sociales, ce n'est pas la mondialisation en elle-même, mais le retour à une logique de pseudo-impuissance des états, sous prétexte de tutelle des marchés. L'idéologie tient à ce que nous continuions de percevoir les marchés comme des lieux fictifs de coordination des plans des agents, alors qu'ils sont le lieu de rapports de forces.

On a semble-t-il oublié que déjà, au Moyen-Age, on faisait la distinction entre le principe du marché qui était bon en soi et le marché concret qui impliquait la présence du gendarme, de la puissance publique. Ce qui veut dire que la mondialisation n'est pas un problème, puisqu'elle peut engendrer des bénéfices importants, mais en se produisant dans un contexte de déséquilibre de rapports de forces entre acteurs, elle engendre de la souffrance sociale.

Cette première souffrance est d'origine économique, d'origine d'économie politique puisque, pourrait-on dire, en vérité, la période de taux d'intérêt élevés a coïncidé avec un changement radical de politique économique aux États-Unis. C'est au début des années 1980 que tout cela a commencé.

A cette première souffrance s'ajoute une seconde, d'ordre anthropologique, qui provient du travail même de la démocratie. Celle-ci libère l'individu et le rend responsable de son propre destin. Etre responsable de soi en un temps où la plus grande probabilité est celle de l'échec ne peut qu'aggraver la souffrance produite par la montée des inégalités.

C'est donc sous les auspices d'une économie de marché profondément déséquilibrée que s'effectue la mondialisation. Elle s'effectue de surcroît sans le secours d'aucune institution de régulation. C'est cela, plus que la mondialisation elle-même, qui engendre les maux dont souffre la société.

Mais il serait faux de penser que la mondialisation fut une contrainte. Elle fut d'emblée un choix politique comme est un choix politique le refus actuel de l'organiser. Ce refus fait que le monde est imperceptiblement passé d'une logique de croissance, où l'expansion des uns entraînait celle des autres, à une logique de parts de marché, où la croissance des uns ne peut se faire qu'au détriment de celle des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons peur du développement des pays émergents. C'est un comble, car nous avons peur d'un phénomène que nous appelions de nos voeux dans les années 60 et 70. Le maître-mot de cette logique de parts de marché est la compétitivité. La compétitivité, cela signifie prendre des territoires économiques aux autres. Or, l'histoire nous a appris qu'à ce jeu, il ne pouvait y avoir que des gagnants transitoires, que les miracles d'une décennie pouvaient se révéler les cauchemars de la décennie suivante, et que le résultat à long terme le plus probable est que tout le monde se trouve perdant en termes de croissance, d'inégalités ou en termes de démantèlement des systèmes de protection sociale.

Une observation, même hâtive, aujourd'hui, de la situation mondiale montre que presque partout existent des capacités de production inutilisées, partout aussi le chômage est élevé, la pauvreté croissante, rien ne s'oppose donc à ce que la production s'accroisse sans tension inflationniste.

Or, la croissance est aujourd'hui bridée par cette logique de compétitivité, au terme de laquelle l'expansion des uns ne peut se faire qu'au détriment de celle des autres ; et cela, on le dénote au travers des discours. Tous les gouvernements de la planète, tous, souhaitent une croissance plus vive, mais ils considèrent qu'il n'est de croissance vertueuse que tirée par les exportations.

En d'autres termes, chaque pays appelle de ses voeux une augmentation de ses exportations. Cela n'est possible que si chacun augmente aussi ses importations. Or, tous les pays s'y refusent, de crainte de voir croître leur endettement. Le monde est donc victime d'une sorte de syllogisme dont les conséquences font craindre le pire. Dévaluation compétitive ici, mesures protectionnistes là, démantèlement partout des systèmes de protection sociale.

Parce que le problème a la structure d'un syllogisme, sa solution est d'une grande simplicité. Il faudrait fournir à chaque pays, et simultanément, des liquidités à n'utiliser que pour importer. Ainsi, tous exporteront davantage sans avoir à redouter que l'accroissement des importations conduise à un surcroît d'endettement. Or, ce type particulier de liquidités existe, ce sont les droits de tirage spéciaux du FMI. S'il paraît impossible, en raison de la difficulté des négociations internationales, de distribuer ces liquidités partout, distribuons-les au moins aux pays qui en ont le plus urgent besoin : les pays de l'est et du sud.

Une partie des performances européennes, si je puis dire, compte tenu du bas niveau de la croissance des années 1990, a été obtenue grâce à la croissance des pays de l'est. 1997 verra la contribution de la croissance des pays de l'est à la croissance économique européenne devenir relativement significative. Les pays industrialisés trouveront leur compte puisque leurs exportations augmenteront. En fait, ce don aux pays du sud et de l'est est en même temps une subvention aux industries exportatrices des pays du nord.

Voilà une solution où celui qui aide est aidé par son aide même. Or, semble-t-il, on a oublié qu'il existait des solutions de ce type. On a oublié qu'il existait des solutions qui nous permettaient de renouer avec une logique de croissance. Si on l'a oublié, c'est en raison de ce caractère idéologique qu'a revêtu la mondialisation.

La mondialisation, ce sont les marchés libres. Mais là, on est victime d'une cécité historique car il ne peut y avoir de marché sans règles du jeu. Il ne peut surtout pas y avoir de marché libre sans règles du jeu. Ces règles relèvent d'un choix politique, c'est-à-dire de la démocratie.

Que signifierait une société où il n'y aurait plus de choix politique ? Comment croire que cette absence de choix sert les intérêts de l'ensemble des citoyens ? C'est une conception bien naïve de la démocratie. Aucun alibi ne pourra exonérer le politique de la responsabilité de retrouver le sens des solidarités.

Il n'est pas acceptable -et c'est un message inaudible par toute société- que l'on dise aux Français que certaines catégories sociales doivent s'appauvrir si elles souhaitent que l'économie française continue de s'enrichir.

Aujourd'hui, pense-t-on, le capitalisme a triomphé du socialisme. C'est peut-être vrai et l'histoire tranchera. Mais en aucune manière, pourrait-on affirmer que le capitalisme a triomphé de la démocratie, c'est-à-dire d'une recherche incessante de formes supérieures de contrat social. La conception toute libérale de l'avenir semble de fait être fondée sur un contresens. C'est parce qu'on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux que les régimes communistes se sont effondrés à l'est. C'est donc une victoire de la démocratie, non de l'économie de marché.

Si le capitalisme, en excluant le politique, devenait totalitaire à son tour, il risquerait de s'effondrer car en aucune autre période de notre histoire, les dysfonctionnements de l'économie de marché n'ont été aussi graves : chômage de masse et croissance de la pauvreté dans les pays riches. A l'époque, les auteurs libéraux écrivaient que cela annonçait la fin du capitalisme et le triomphe du communisme.

Il ne faut pas qu'à notre tour, nous oubliions que le système économique est toujours médiatisé par la démocratie, et qu'en ce sens, il ne peut exister que des systèmes hybrides. Nous vivons dans des démocraties de marché. Dans cette caractérisation du système qui nous régit, chaque mot est important car chacun définit un principe d'organisation différent.

D'un côté, le marché est régi par le principe du suffrage censitaire, où l'appropriation des biens est proportionnelle aux ressources de chacun -un franc, une voix-, de l'autre, la démocratie est régie par le suffrage universel -une personne, une voix-. D'un côté, l'inégalité, de l'autre, la société et l'égalité, ce qui oblige à la recherche permanente de compromis. Cette tension est d'ailleurs dynamique car elle contraint le système à s'adapter. On sait que tout système qui s'adapte survit. Seuls les systèmes régis par un principe unique d'organisation, généralement, se brisent parce qu'ils n'arrivent pas à relever le défi de leur adaptation.

Il faut donc en permanence rechercher les compromis. Or, ce n'est pas la voie que nous prenons aujourd'hui en terme de mondialisation. C'est la raison pour laquelle je crois que l'interventionnisme est une nécessité.

Pour revenir à une question un peu plus concrète, je voudrais dire en quoi, dans le contexte européen, la mondialisation est un prétexte pour ne pas conduire les politiques nécessaires.

Aujourd'hui, les conditions idéales sont réunies pour conduire des politiques expansionnistes. Jamais l'Europe n'a connu de conditions aussi idéales pour des politiques expansionnistes. Je les énonce rapidement.

Premièrement, il n'y a pas de menace d'inflation, ni à court terme ni à moyen terme. On ne peut d'ailleurs pas imaginer qu'il existe de menace d'inflation dans une situation de chômage de masse. Pour qu'il existe une course prix-salaire, encore faut-il que les salariés puissent courir, et ils ne le peuvent pas.

Deuxièmement, jamais la capacité d'autofinancement des entreprises n'a été aussi élevée, jamais la profitabilité des entreprises n'a été aussi élevée, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de problème d'offre.

Troisièmement, l'Europe est la région du monde la plus fermée. C'est bizarre, mais c'est ainsi. Le pourcentage des exportations européennes dans le PIB est de 8 %. Il est de 12 % pour les États-Unis et de 10 % pour le Japon. Cela signifie que l'Europe n'a pas de contraintes extérieures et que la mondialisation est un alibi pour ne rien faire. Dans l'histoire européenne, la croissance économique est exclusivement expliquée par la croissance de la demande interne européenne, y compris jusqu'à nos jours. La demande interne européenne, ce sont l'investissement et la consommation. Ce n'est pas à partir de ces 8 % que nous allons pouvoir faire redémarrer le moteur de l'économie européenne, mais à partir des 92 % d'échanges européens.

Voilà pourquoi, au bout du compte, la mondialisation-alibi est celle qui finalement sert de prétexte -je crois que c'est sincère- à l'impuissance des états, alors qu'en vérité, si ceux là savaient s'entendre, à l'échelle européenne, ils retrouveraient une puissance majeure comme jamais ils n'en ont connue, même à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.

M. le Président. - Monsieur le Professeur, je vous remercie, c'était un cours fort intéressant et qui nous a, m'a-t-il semblé, directement introduit dans le raisonnement économique. En vous entendant, je me suis demandé, à chaque étape de votre raisonnement, dans quelle mesure il collait à la réalité. J'ai eu là, je l'avoue, quelques interrogations. Vous me permettrez de vous en soumettre quelques-unes.

Comme votre propos était extrêmement dense, il faudrait le relire pour savoir si les questions que l'on vous pose sont fondées sur une écoute suffisamment attentive de ce vous avez dit, ce dont je ne suis pas sûr.

J'ai eu le sentiment que dans votre intervention, d'une façon générale, vous rendiez la mondialisation responsable d'une croissance plus lente de l'économie mondiale. Je me trompe, mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. J'ai le sentiment, au contraire, que l'économie mondiale s'est développée à un rythme très soutenu et rapide, et que cette croissance a été et reste " tirée " par le développement des échanges internationaux, lui-même lié à la mondialisation.

Par conséquent, il m'a semblé là qu'une pièce manquait dans votre raisonnement. C'est ma première interrogation.

Vous avez donné à votre exposé un tour dialectique et dramatique. Vous avez d'abord imputé à la mondialisation toute une série de conséquences, notamment l'inégalité. Ensuite, vous avez évoqué le fait qu'il n'y a pas seulement la mondialisation, mais également la technologie et d'autres causes, et qu'en définitive, on s'aperçoit que la mondialisation n'est qu'un phénomène parmi bien d'autres. Cela me conduit à faire l'observation suivante. Les problèmes que nous rencontrons sont-ils la conséquence de la mondialisation ou du défaut d'adaptation à la mondialisation ? On peut poser le problème aussi bien pour la technologie que pour la mondialisation elle-même.

En d'autres termes, si nous avions une politique de formation adaptée, il est probable que le caractère de plus en plus technologique de notre société n'aurait pas laissé autant de gens sur le bord de la route.

N'attribuons pas à la mondialisation une responsabilité qui est en réalité le défaut de réponse adaptée de nos gouvernements successifs qui n'ont pas vu venir ce qui, manifestement, allait apparaître.

Dans tout raisonnement sur la mondialisation, on est porté à regarder autour de soi et à regarder si certains pays s'en tirent mieux ou moins bien que d'autres. Parmi les premiers, évidemment, viennent à l'esprit les États-Unis. On constate qu'un certain nombre des conséquences que l'on impute à la mondialisation, ont été fort bien surmontées par les États-Unis. Vous allez me répondre "pas toutes", puisque aux États-Unis aussi, entre les bas salaires et les hauts salaires, un écart est apparu qui existait beaucoup moins autrefois. Mais cette thèse est de plus en plus contredite par les dernières études américaines qui montrent que les nouveaux emplois créés se situent au contraire dans les couches sociales moyennes et supérieures, et pas du tout dans les couches inférieures. Les vérités qui avaient cours, il y a 18 mois, sont de plus en plus contestées aujourd'hui. Les Américains n'ont-ils pas fait un plus grand effort d'adaptation que nous aux technologies modernes ? C'est ce que les Américains, à Davos, ne se sont pas fait faute de dire aux européens en indiquant qu'ils avaient un retard énorme sur ce plan.

Par conséquent, il m'a semblé qu'il y avait dans votre propos une thèse impressionnante, brillante, était, ici et là, contredite par les réalités. Vous me direz peut-être que je refuse de voir les réalités parce que certains des aspects de votre thèse me chiffonnent ! Et, je ne prétends pas, en effet, être d'une totale objectivité.

Le dernier chiffre que vous avez fourni, et qui m'a surpris, est celui du commerce extérieur européen. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on calcule le commerce extérieur européen avec les pays extérieurs à la Communauté, on constate que les échanges des différents pays européens sont principalement centrés sur l'Europe. Il n'en demeure pas moins que quand on considère le développement des exportations et des importations européennes en Asie, continent probablement le plus intéressant car c'est celui qui se développe le plus, on s'aperçoit que nous talonnons les États-Unis, que nous dépassons largement le Japon, que notre pente est plus ascendante que celle des États-Unis, et qu'en définitive, la situation de l'Europe se présente assez favorablement. Elle se présente, il est vrai, beaucoup moins bien dans le domaine des investissements. On peut, dès lors, faire des projections et dire, en effet, que les investissements d'aujourd'hui étant le commerce extérieur de demain, nous sommes moins bien placés.

En conclusion, laissez-moi vous dire que j'ai été tout à la fois fasciné par ce que vous avez dit, mais seulement partiellement convaincu par votre thèse.

M. Jean-Paul Fitoussi. - J'ai dû être très mauvais.

M. le Président. - Non, vous avez été superbe.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je n'ai jamais dit que la mondialisation était responsable d'une croissance plus lente. L'essentiel de mon propos est de montrer que ce n'est pas de la mondialisation dont nous souffrons. Ce n'est pas l'épée qui est enfoncée dans nos reins. Pour l'essentiel, notre destin est encore entre nos mains.

Je crois au contraire que l'internationalisation et la croissance du commerce international sont des facteurs puissants de croissance économique en général. Pendant les Trente Glorieuses, il est patent que les échanges internationaux ont augmenté beaucoup plus vite que le PIB, qui lui-même augmentait très vite.

J'ai pris un exemple extrême pour vous montrer que même quand la mondialisation apparaît dans son aspect le plus laid, elle est quand même source d'enrichissement.

La mondialisation n'est pas le responsable de nos maux. C'est la raison pour laquelle je ne suis pas d'accord pour poser le problème en termes de mondialisation ou de défaut d'adaptation à la mondialisation. Je crois que nous n'avons pas été très bons. Les européens n'ont pas su conduire les politiques économiques adaptées et nécessaires.

M. le Président. - Vous rejoignez donc ma thèse.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je pense que c'est de cela dont l'Europe souffre. Certains pays s'en tirent mieux que d'autres. On prend l'exemple des États-Unis car il est vrai qu'ils connaissent le plein emploi. Je veux quand même dire que l'une des différences essentielles entre le modèle de société aux États-Unis et le modèle de société européen est que, jamais, le discours américain n'a pris pour prétexte la contrainte extérieure pour justifier une politique économique inégalitaire.

En revanche, depuis la fin des années 60, toute une littérature philosophique, politique, sociale, s'est développée aux États-Unis de légitimation de l'inégalité, contre toute redistribution. La tendance inégalitaire aux États-Unis, qui existe vraiment malgré les derniers chiffres que vous avez cités, est un choix politique qui résulte du fonctionnement normal de la démocratie. Cela n'a jamais été légitimé par une contrainte extérieure.

La deuxième grande différence avec les États-Unis, c'est que les États-Unis ont conduit depuis toujours des politiques économiques très massives dans un sens comme dans l'autre.

Imaginez ce que l'on dirait de l'Europe, si l'Europe aujourd'hui réalisait le choc fiscal que les États-Unis ont réalisé au début des années 1980. Cela a conduit à un tel déficit que tout le monde disait qu'il signait le déclin des États-Unis. Pourtant, si les États-Unis n'avaient pas réalisé ce choc fiscal majeur, cette baisse importante des impôts, auraient-ils connu une croissance aussi rapide ?

Si, de surcroît, les États-Unis n'avaient pas, au début des années 1990, pendant deux ans, fait que les taux d'intérêt réels soient nuls, auraient-ils connu la croissance ? Auraient-ils sauvé leur système financier ? Non. Il n'y a nul prétexte, ils ont utilisé les instruments de politique économique que la démocratie mettait à leur disposition et ils ont choisi une société plus inégalitaire que la nôtre. Mais ce n'est pas une nouveauté, les États-Unis ont choisi cette société plus inégalitaire depuis longtemps.

Je n'analyse pas la différence entre les États-Unis et l'Europe comme la conséquence d'une flexibilité plus grande aux États-Unis qu'en Europe. Ce sont deux choix d'un ordre différent qui se sont faits dans des espaces différents. D'ailleurs, sait-on qu'en réalité, le taux de chômage américain est beaucoup plus élevé que celui qui est mesuré ? Le bureau des statistiques aux États-Unis a essayé de calculer les taux de chômage harmonisés, mais il y a le problème que l'on appelle là-bas le "non-emploi".

Par exemple, parmi les hommes âgés de 25 à 49 ans, le taux de participation au marché du travail est de 90 %. Il est à peu près de 100 % en Europe. Où sont passés ces 10 % d'hommes, dans la force de l'âge, qui ne font plus d'études, qui ne travaillent pas, qui ne sont pas des rentiers ? C'est un problème statistique. La mesure du chômage dépend du système social dans lequel on vit.

Notamment, s'il n'existe pas d'indemnisation du chômage de longue durée, il n'existera pas de chômeurs de longue durée car ils n'auront aucune incitation à se déclarer en tant que chômeurs. Cela vous donne d'ailleurs un moyen de supprimer, du jour au lendemain, le chômage : il suffit de supprimer l'indemnisation du chômage.

(Rires)

Sur le quatrième point, je vous donne les chiffres qui viennent de la Communauté européenne et d'une étude que j'ai réalisée pour la Communauté européenne avec du personnel de la Communauté, qui font apparaître que la part des exportations extra européennes est de 8 %.

M. de la Malene. - Monsieur le Professeur, vous nous avez dit que vous n'étiez pas opposé la mondialisation, mais que vous trouviez qu'actuellement, elle fonctionne avec un refus des règles. Vous avez développé l'idée que pour essayer de mettre un terme au conflit de compétitivité, il fallait prévoir des moyens de paiement. Vous avez parlé des DTS à la disposition des pays auxquels on penserait peut-être le moins -les pays de l'est et les pays du sud- afin d'enclencher le mécanisme qui leur permettra de devenir importateurs, de façon que nous puissions être exportateurs.

Je voudrais m'arrêter un instant sur ce problème des moyens de paiement. Il semble que dans votre critique de l'absence de règles de la mondialisation, vous mettiez en cause les politiques monétaires. Moyens de paiement, politiques monétaires, les choses ne sont pas tout à fait les mêmes, mais elles se rapprochent. Et alors ? Je vous pose la question. Que faut-il faire de la monnaie, Monsieur le Professeur ? Est-ce uniquement un instrument destiné à assurer la stabilité des prix ou, comme vous le proposez, faut-il aller bien au-delà et se servir de la monnaie comme un instrument économique ? J'aimerais que vous nous disiez votre sentiment sur ce rôle de la monnaie qui est actuellement au coeur de nos préoccupations.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il va de soi que les objectifs d'une société sont multiples. La stabilité des prix est un objectif; mais le plein emploi et la croissance sont des objectifs premiers ; de sorte que la monnaie, comme le budget et la fiscalité, doivent être des instruments au service de la croissance et de l'emploi.

Les seuls objectifs naturels, dans une société, sont la croissance et l'emploi. Il n'y a d'activité économique que parce que nous vivons dans un monde de rareté. La rareté implique que l'on essaie de lutter contre elle, c'est-à-dire d'accroître le niveau de vie des habitants. Le chômage est un gaspillage des ressources qui contribue à réduire la production que l'on pourrait réaliser s'il n'existait pas de chômage.

Il faut remettre les choses dans l'ordre et mettre les politiques au service des objectifs ultimes de la politique économique.

Evidemment, cela n'implique pas qu'il faille rechercher l'inflation. Je ne suis pas pour l'inflation. Simplement, ce qui me frappe, c'est ce combat de titan que nous continuons de conduire à l'échelle mondiale contre un ennemi que nous avons déjà vaincu. Ce qui me frappe, c'est que nous continuions de mobiliser toutes nos ressources dans la lutte contre une inflation qui n'existe plus. Nous sommes revenus aujourd'hui dans les conditions d'inflation qui prévalaient au début des années 1960 dans le monde entier. En France, nous sommes bien en dessous de ces conditions.

On a changé de cycle. Il faudrait que l'on s'aperçoive que les instruments de la politique économique peuvent aujourd'hui être utilisés pour l'expansion. Pourquoi cela m'apparaît-il important ? Quels étaient les maux aux noms desquels la société française a souffert et pour lesquels elle a accepté cette souffrance ? Ces maux, c'était la lutte contre l'inflation à un moment où l'inflation faisait rage, l'inflation à deux chiffres. On peut souffrir pour un combat de ce type. C'était aussi la lutte pour satisfaire à la contrainte extérieure. On peut comprendre qu'un pays qui s'endette puisse être dans une situation mauvaise, notamment pour les générations futures.

Mais ces combats ont été gagnés, et depuis longtemps. Alors pourquoi les continuer ? Pourquoi continuer le même type de stratégie, alors que, manifestement, les ennemis ont changé ? Il ne faut pas que l'on continue de se battre sur le Rhin si la bataille est sur l'Atlantique. La politique monétaire n'a pas un rang de noblesse supérieur à la politique fiscale ou de dépenses publiques. Sur le même plan, elle doit participer à l'ensemble des objectifs de la nation, au premier rang desquels se trouvent la croissance et l'emploi, surtout dans des circonstances où la France a connu la croissance la plus faible de son histoire, dans les années 1990. Sait-on que le taux de croissance moyen, de 1991 à 1996, en France, a été un peu inférieur à 1 %, et que cela ne nous était jamais arrivé, sauf dans les années 1930 ? Le taux de croissance séculaire du XIXème siècle était de 2 %. Qu'est-ce qui légitimait une croissance aussi inférieure à son potentiel ?

Je critique, mais je suis plutôt de nature optimiste car j'ai l'impression que les gouvernements commencent à prendre conscience, un peu partout, qu'en vérité, ils ont gagné sur les ennemis qu'ils combattaient. En Europe, ils vont finir par s'en apercevoir.

M. le Président. - Je ferai une observation. Plus personne ne se bat aujourd'hui contre l'inflation. On se bat contre le déficit budgétaire. Ce n'est pas du tout la même chose. On ne se bat pas contre le déficit budgétaire parce qu'on craint l'inflation, mais parce qu'on est endetté et que l'endettement a atteint un stade tel que l'on ne peut plus avancer. On se bat contre le déficit budgétaire parce qu'on se bat contre le poids excessif de l'État qui freine l'ensemble du développement économique. Il me semble que ce que vous dites, tout le monde l'a compris...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il y a 6 mois ?

M. le Président. - Peut-être.

Lorsqu'on critique le combat contre l'inflation, on a beau dire que l'on n'est pas pour l'inflation, on a tendance à soupçonner qu'on s'accommode quand même d'un peu d'inflation, que ce n'est quand même pas si mal.

Or, quand on regarde les pays qui ont connu des taux de croissance importants depuis la guerre, on ne peut pas ignorer l'Allemagne qui a constamment conduit une politique de stabilité monétaire. Elle a réévalué le DM depuis très longtemps -sept ou huit réévaluations successives- et son taux de croissance n'a pas été inférieur au taux de croissance français qui a pratiqué la politique inverse.

Par conséquent, tout cela est plus compliqué qu'il n'y paraît. Je me donne l'impression d'être un contradicteur et ce n'est pas du tout mon intention.

M. Christian Poncelet. - J'ai écouté avec intérêt l'exposé de M. le Professeur. Il est vrai qu'à une certaine période, notre croissance était nulle. Je me souviens de grands débats qui ont eu lieu dans le cadre du club de Rome où l'on nous expliquait que la croissance zéro était la panacée à laquelle il fallait arriver pour pouvoir disposer d'un état équilibré où le système social ne serait pas contrarié. J'ai été surpris que ces grands experts qui vantaient les mérites de la croissance zéro aient été particulièrement silencieux dans la période que nous vivions, à la croissance zéro, et qui était contraignante pour la population puisqu'il ne pouvait pas y avoir d'évolution sociale.

Vous dites : "la guerre contre l'inflation est gagnée". La paix, aussi, est gagnée, mais c'est fragile. Il faut être constamment vigilant car l'inflation peut réapparaître rapidement. Puisque vous considérez que l'inflation est définitivement gagnée, quelle est votre démarche ? Faut-il laisser filer, comme certains le demandent, le déficit ? Faut-il faire un peu de dévaluation ? L'Italie l'a tenté et l'Italie l'ayant tenté, elle fait maintenant des efforts désespérés pour revaloriser sa monnaie. L'Angleterre l'a tenté, mais regardez l'Angleterre du point de vue du chômage : le chômage, chez les hommes, est identique au taux de chômage chez les hommes en France. Ce qui a fait baisser le taux de chômage en Angleterre, ce sont les femmes qui travaillent presque toutes parce qu'il n'existe pas la même protection sociale qu'en France. Reste à savoir si la France accepterait un système social identique à celui de l'Angleterre.

Vous dites qu'il n'y a pas de règles. Des règles ont tout de même été mises politiquement en place. L'OMC, sans être parfaite, est quand même une règle qui tend à éviter certains grands dérapages.

La question qui m'interpelle aujourd'hui, rentrant d'une visite en Chine, c'est de voir ce pays qui peut-être peut réussir, momentanément, un mariage de deux cultures. A l'intérieur, la culture dirigiste ; le communiste règne avec ses règles impératives : un investisseur français qui s'installe là-bas ne peut pas disposer de toute sa liberté pour fixer les salaires de ces ouvriers ; mais à l'extérieur, elle adopte la culture libérale : on voit très bien qu'elle va être extrêmement sévère en ce qui concerne les investissements à réaliser chez eux, et que le retour sur investissement sera négocié très durement.

J'ai été surpris d'entendre un grand responsable chinois de Taiwan -qui investissait en Chine- dire : "Dans les négociations avec mes partenaires chinois continentaux, j'exige un retour sur un investissement d'une durée de 4 ans". Le mariage de ces deux cultures conduit la Chine à un taux de croissance de l'ordre de 18 %.

La dernière question qui nous préoccupe est la suivante -et je fais écho à l'observation de M. de la Malene- : considérez-vous que la mise en place très rapide de cette monnaie unique ne sera pas de nature à fortifier l'Europe dans les négociations avec ses partenaires extérieurs à l'Europe ? Si vous prenez votre billet de 100 francs et que vous faites le tour des pays européens sans faire la moindre acquisition, par l'effet de change, au moment où vous revenez au point de départ, vous avez perdu la moitié de la valeur de votre billet pour rien. Nous sommes dans un climat d'inquiétude. Oui ou non faisons-nous la monnaie unique ?

Sur ces points -dévaluation, déficit, et monnaie unique-, j'aimerais avoir votre sentiment et surtout votre appréciation sur ce mariage de cultures en Asie.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je vais essayer de répondre à ces questions.

Sur le club de Rome, la préoccupation, à l'époque, était celle de la pollution et de l'épuisement des ressources non renouvelables. Le premier choc pétrolier est venu donner un certain crédit à cette préoccupation. Les ressources non renouvelables s'épuisent et nous ne pourrons pas continuer à faire vivre nos enfants et nos petits enfants si nous en consommons autant dans le présent. C'est ce qui avait motivé le message du club de Rome, à un moment où le problème du chômage ne se posait pas. A ce moment-là, le taux de chômage, en France, était de 2 %.

M. Christian Poncelet. - Et la croissance était forte.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Maintenant, ils se taisent car ils ont compris qu'il y avait d'autres pollutions que la pollution atmosphérique et que la pollution sociale et humaine étaient plus terribles et coûteuses.

Je ne considère pas qu'une guerre économique puisse être gagnée pour l'éternité. Je dis que l'inflation a été jugulée dans le monde entier, mais pas le chômage.

M. Christian Poncelet. - A quel niveau l'inflation a-t-elle été jugulée ? Dans les pays de l'est, elle est loin de l'être...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je parle des vieux pays industrialisés : Japon, États-Unis, Europe. Le problème est que dans un autre domaine, nous n'avons enregistré que des défaites, celui du chômage.

Le problème est de savoir à quel niveau de victoire nous allons nous arrêter pour nous attaquer au vrai problème de notre temps. Je ne dis pas qu'il faille être inflationniste, je dis simplement que toute politique unidimensionnelle, généralement, aboutit à un échec. Je n'ai pas connaissance dans l'histoire d'une politique unidimensionnelle qui ait réussi. Une politique qui ne s'attaquerait qu'à un seul déséquilibre ne réussit pas parce qu'elle aggrave de façon trop profonde les autres déséquilibres. Nous sommes dans des circonstances où les politiques que nous conduisons sont unidimensionnelles.

Je ne suis pas pour l'inflation. Je pense que le meilleur taux d'inflation est un taux de zéro et que le meilleur taux de chômage est un taux de 5 % pour la France. Je pense que le meilleur taux de croissance est le taux de croissance potentiel. Mais essayer de me réjouir sur l'un de ces trois objectifs, alors que les autres sont caractérisés par une défaite, non. C'est trop simple comme façon de concevoir la politique économique.

Je ne suis pas pour la dévaluation. J'ai toujours été pour la monnaie unique et je suis un impatient de la monnaie unique. Chaque fois que l'on m'en parle, je dis plutôt hier que demain, car sinon, nous allongeons un chemin qui de plus en plus est perçu comme étant un chemin de croix, et nous risquons de rendre l'Europe impopulaire, alors que d'après les chiffres que j'ai donnés tout à l'heure, avec la monnaie unique, nous retrouvons tout à fait la puissance du politique, puisque nous n'avons pas de contrainte extérieure.

Sur l'exemple anglais, vous avez raison. Mais savez-vous qu'il y a une énigme dans la baisse du taux de chômage anglais ? Le taux de chômage anglais a baissé alors que l'Angleterre a créé moins d'emplois qu'en France, dans la période considérée ?

M. Christian Poncelet. - Il y a la démographie.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Mais il y a aussi un phénomène singulier : en principe, une femme dont le mari a un emploi ne peut pas se déclarer comme chômeur. On peut toujours trouver des moyens statistiques de baisser le taux de chômage.

Oui, il existe quelques institutions de régulation, mais ces institutions de régulation baignent dans une certaine idéologie à usage externe que les américains ont produite. Si je dis cela, ce n'est pas parce que je suis anti-américain, au contraire. Dans le cadre de l'OMC, comme dans le cadre précédent du GATT, l'Europe est toujours en position de faiblesse dans les négociations parce que la plupart des autres pays ont l'intelligence de masquer leurs dispositions protectionnistes, au détour de lois, de normes d'une complexité telle qu'on ne peut pas les découvrir. Seule l'Europe affiche son protectionnisme dans les traités internationaux. Il est très facile de critiquer l'Europe alors même qu'elle est moins protectionniste que les États-Unis et le Japon.

La Chine est le mariage de deux cultures, certes, mais autrefois, on appelait cela du dumping. C'est une transition.

M. Christian Poncelet. - Plus elle sera longue, plus nous serons épuisés.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Si nous nous laissons faire, mais il n'y a aucune fatalité qui implique que nous nous laissions faire. Pourquoi est-ce que je regrette la disparition d'institutions de régulation, du type du système de change fixe ? Parce que sinon, pour se procurer les devises étrangères nécessaires à leurs importations, les pays vont faire de la sous-évaluation systématique de leur monnaie et vont créer des conditions de compétitivité parfaitement artificielles.

Vous savez que le taux de croissance chinois est surévalué. On compte dans le taux de croissance la consommation de capital.

M. le Président. - D'autant que quand vous parlez de 18 %, Monsieur Poncelet, c'est le taux de croissance de la production industrielle et non la croissance économique. La croissance économique est un peu inférieure à 10 %. Les Chinois, dans le plan actuel, pour maîtriser l'inflation, la fixent aux alentours de 8 %. Mais 8 %, tous les ans, pendant 5 ans, quand la nôtre sera avec un peu de chance 2 % cette année...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Avec un peu de chance...

M. le Président. - ... c'est un grand progrès.

M. Jean-François Le Grand. - Merci à M. Fitoussi d'avoir répondu de manière beaucoup plus satisfaisante que précédemment à une question que j'avais posée à l'orateur précédent sur les différentiels sociaux.

Est-ce que selon vous, il n'y a pas une sorte de déséquilibre, voire même de contradiction entre plusieurs volontés européennes affirmées en même temps ; c'est-à-dire développer une politique mondialiste de libre-échange, organiser une véritable communauté européenne avec une monnaie unique, agrandir très rapidement la Communauté Européenne, avec, dans le même temps, une lenteur assez affligeante dans la construction politique de l'Europe, et notamment en l'absence d'un élément politique fort qui permette de faire contrepoids à l'ensemble des volontés économiques ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Oui, je crois qu'il existe des contradictions dans le processus de la construction européenne. La contradiction entre le marché libre et le maintien du système de protection sociale est une contradiction. Il existe effectivement un paradoxe, aujourd'hui : on a l'impression qu'en vérité, le programme mis en oeuvre en Europe est le programme Thatchérien de l'Europe, zone de libre échange. Je crois que je me trompe car je sais qu'il existe une volonté -en tous les cas du gouvernement français et, je le crois, du gouvernement allemand- très ancrée dans l'esprit des populations, non seulement de maintenir mais de développer les systèmes de protection sociale pour qu'ils soient à la fois plus équitables et mieux adaptés aux nouvelles circonstances.

Ces contradictions sont inhérentes aux processus de la construction européenne. Je souhaite qu'elles soient résolues rapidement.

Le message que je veux faire passer ici est le suivant : en Europe, le politique a une efficacité, une puissance, que peut-être il ne soupçonne pas lui-même, en raison des conditions aujourd'hui réunies, et notamment en termes d'inflation et de contraintes extérieures.

M. Francis Grignon. - Je reviens sur l'inflation. J'ai l'impression que cela arrangerait tout le monde et que l'on aimerait bien avoir un peu d'inflation maîtrisée. J'ai l'impression que l'on ne sait pas y parvenir, en l'état actuel des choses, et que l'on bloque de peur que l'inflation remonte. On en arrive à cette politique unique. Comment lever ces angoisses à ce niveau ? Que faut-il faire pour ne pas avoir peur du redémarrage de l'inflation en agissant sur les autres domaines ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je crois vraiment que les conditions sont structurellement différentes qu'elles ne le furent en période d'inflation.

Généralement, l'inflation se développe lorsque les acteurs sociaux cherchent à se repasser le fardeau de l'ajustement. C'est ce que l'on a appelé la course prix-salaire. Dans le cas du choc pétrolier, par exemple : les entreprises augmentent leurs prix, les salariés demandent des augmentations de salaire compensatrices et, finalement, les adaptations ne se font pas parce que le choc pétrolier aurait exigé qu'il y ait une modération des salaires.

Mais dans les circonstances actuelles, les rapports de forces ont complètement changé. Ils sont complètement déséquilibrés au détriment des salariés. Les salariés se battent le dos au mur. On ne peut pas imaginer qu'ils puissent être à la source d'un redémarrage de l'inflation. S'il n'y a pas un rapport de forces équilibré entre les acteurs, il n'y a pas la possibilité de développement d'une inflation. On l'a vu aux États-Unis où, malgré la croissance forte, et en raison de la précarisation d'un segment croissant de la population, le plein emploi n'a pas conduit à l'apparition de tensions inflationnistes. La fragilisation et la précarisation du travail, phénomène en cours en Europe et aux États-Unis, fait qu'en vérité, les circonstances objectives de la naissance de l'inflation ont disparu.

Il y a donc une vraie possibilité de conduire des politiques expansionnistes, mais pas en lâchant sur l'inflation. Je ne crois pas qu'il faille lâcher sur l'inflation. Si on lâche sur l'inflation, on devra ensuite la combattre et cela coûtera plus cher. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le problème. Il ne faut pas s'obnubiler sur un problème qui, pour l'instant, a disparu.

De surcroît, dans tous les pays, on surestime le taux d'inflation. Les études ont été faites aux États-Unis. Certaines sont en cours en France. La surestimation du taux d'inflation aux États-Unis a été considérée comme très importante, de l'ordre d'un point et demi par an depuis des années. Cela change fondamentalement les choses. En France, il l'est probablement moins, mais il y a surestimation d'inflation.

M. Xavier de Villepin. - Je voudrais revenir sur la question de M. Poncelet et la monnaie unique.

Personnellement, je suis tout à fait convaincu que ce sera une étape très importante pour l'Europe. Je voudrais vous poser deux questions sur la marche vers la monnaie unique.

De plus en plus, il existe un débat entre les cultures monétaires des pays, notamment celle de l'Allemagne et celle de la France. Pensez-vous qu'il faille une autorité politique ou qu'une seule banque centrale européenne est suffisante pour régler les problèmes de l'avenir ?

Deuxième question. On voit de plus en plus les Allemands manifester une grande réticence sur l'entrée de l'Italie, en 1999, ce qui posera un problème à tous les pays du sud, l'Espagne, le Portugal et la Grèce. Pensez-vous que la monnaie unique pour l'Europe aurait plus de chance si elle réunissait ces pays du sud et qu'elle faciliterait la volonté de la France d'être tout à fait insérée dans la monnaie unique ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Ce sont des questions complexes.

Il n'existe pas d'exemple au monde d'une banque centrale qui n'ait pas de tutelle politique, et surtout pas en Allemagne. Il y a là un problème inédit. Il n'est pas pensable qu'un attribut de la souveraineté aussi important que celui de la création monétaire soit laissé sans contrôle aucun de la démocratie. Il faudra bien que l'Europe imagine ces institutions qui permettraient l'équilibrage des pouvoirs en Europe.

Concernant l'Italie, je ne vois pas l'Europe sans l'Italie. La richesse de l'Europe est sa diversité culturelle. Je ne vois pas que l'on progresserait dans l'idée européenne en rétrécissant comme peau de chagrin les membres qui appartiendraient à ce club, qui serait dès lors si fermé qu'il n'aurait plus d'importance au sein de l'Europe elle-même.

Je crois de surcroît qu'il serait de très mauvaise stratégie de rejeter aux frontières de l'Europe un des pays fondateurs et un des pays le plus européen parmi les européens : un des pays où l'idée européenne est la plus ancrée dans les mentalités des populations. Je ne vois pas que, politiquement et culturellement, nous puissions laisser l'Italie à l'extérieur de l'Europe. Pour l'Espagne et la Grèce, c'est un peu différent : leur entrée dans la Communauté est plus récente et ils n'ont pas le même niveau de développement. Je comprendrais qu'eux-mêmes ne souhaitent pas faire partie du club immédiatement.

M. le Président. - Je termine par une observation pour vous permettre un ultime rebondissement. Je suis quand même étonné de ce qu'au cours de votre intervention et de vos réponses aux questions qui vous ont été posées, vous ayez donné le sentiment que la voie à suivre était principalement macro-économique. Vous n'avez à aucun moment, parlant de l'Europe, de ses problèmes et de la mondialisation, fait l'ombre d'une allusion aux structures. Or, nombreux sont ceux qui pensent qu'il y a un grave problème structurel. Puis-je conclure que les structures constitueront la deuxième partie de l'exposé que vous nous ferez plus tard ou dois-je conclure que je me trompe en pensant qu'il y a des problèmes structurels en Europe ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - J'ai fait récemment une étude pour l'OCDE qui s'appelait "politique macro-économique et réformes structurelles".

M. le Président. - C'est donc la deuxième partie de votre exposé.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il me semble qu'il y a une hiérarchie des urgences. Les économies européennes sont sous une chape de plomb. La réforme structurelle, dans ces conditions, implique que finalement on tente de répartir mieux les bras pour supporter la chape de plomb. Ces réformes structurelles sont extraordinairement difficiles. Il me paraît très difficile de réformer une société lorsque l'on n'a que des sacrifices à lui demander et aucun objectif d'avenir à lui proposer.

Retrouvons le sens de l'avenir et, ensuite, procédons aux réformes structurelles nécessaires. Cela peut se faire très vite, dès le moment où de nouvelles perspectives d'avenir sont ouvertes. Dire à une population en souffrance, qui souffre doublement d'un chômage de masse, d'une précarisation croissante du travail, et de surcroît, d'une désagrégation des classes moyennes : "il faut encore souffrir si vous voulez que l'économie française continue de s'enrichir", ce n'est pas le message que la société peut entendre, et ce n'est pas un message efficace si la société ne peut pas l'entendre.

Essayons donc de donner un ballon d'oxygène et procédons aux réformes structurelles nécessaires. Il ne faut surtout pas que la réforme structurelle soit le substitut d'une mauvaise politique macro-économique. Il faut que bonne politique macro-économique et réformes structurelles aillent de pair.

M. le Président. - Réponse très claire.

Je remercie M. Fitoussi qui nous a passionnés par son exposé et par des thèses affirmées, claires, et qui ont provoqué le débat. Par conséquent, je me félicite que l'on vous ait demandé de venir.

AUDITION DE M. JEAN-MARIE MESSIER,
PRÉSIDENT DE LA COMPAGNIE GÉNÉRALE DES EAUX (5 FÉVRIER 1997)

M. René Monory, Président du Sénat . - Je me réjouis de ces auditions que nous organisons dans cette maison sur la mondialisation -ce terme, qui me paraît barbare, est en effet incontournable-.

Je voudrais profiter de la présence de M. Messier pour lui dire toute la sympathie et l'admiration que j'ai pour lui. En considérant l'évolution des communications dans le monde, je regrettais que la France n'ait pas pris le virage nécessaire. Nous venons de le prendre, c'est formidable, et elle peut se comparer aux autres maintenant : c'est important si on veut exister à nouveau !

La communication est quelque chose de transparent, quelque chose d'incontrôlable, à moins d'être puissant, sinon nous jouerons le rôle de comparse et jamais d'élément principal. Ce que vous venez de faire est admirable pour la France : c'est ce que je voulais vous dire.

M. Jean François-Poncet, Président . - Monsieur le Président, merci d'être venu, à un moment où chacun conçoit bien que vous avez d'autres préoccupations en tête. J'ai à peine besoin de vous présenter. Je le ferai quand même parce que cela peut être si court qu'on y renonce difficilement. Je ne vois pas, en effet, sur la scène française de réussite, plus fulgurante que la vôtre.

Je rappelle les étapes : elles sont extrêmement ramassées. Votre parcours commence par l'Ecole Polytechnique, suivie de l'Ecole Nationale d'Administration et l'Inspection des Finances, le cabinet du Ministre de l'économie et des finances, puis la Banque Lazard et la Compagnie Générale des Eaux et la présidence de cette très importante société.

Nous ne sommes pas là pour parler de votre société, mais pour recueillir votre témoignage sur un problème qui préoccupe non seulement les sénateurs et tous les Français, mais, en définitive, la planète entière : la mondialisation.

Depuis le début de l'histoire, l'humanité n'a fait qu'avancer sur la voie de la mondialisation. Mais le phénomène actuel a un impact véritablement révolutionnaire et il inquiète énormément les Français. Il nous a ainsi semblé utile de faire venir un certain nombre de grands témoins pour nous éclairer. Nous avons reçu hier M. Ruggiero, Directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce. Nous avons aussi entendu un économiste, M. Fitoussi. Nous vous entendons aujourd'hui pour que vous nous exposiez le point de vue d'une grande affaire française, très internationale. Et nous entendrons après vous M. Camdessus, le directeur du Fonds Monétaire International.

Nous procédons à ces quatre auditions pour nous donner une idée de ce que des témoins particulièrement concernés par cette évolution peuvent en penser. Alors vous nous parlez comme vous l'entendez, de ce que vous souhaitez, et nous poserons des questions ensuite.

M. Jean-Marie Messier . - Merci Messieurs les présidents de vos mots d'introduction. Et ce que nous essayons de faire aujourd'hui dans le domaine de la communication nous ramène bien à ce débat sur la mondialisation.

Merci aussi de cette invitation et de cette audition. Je suis très heureux et très honoré d'avoir l'occasion de vous présenter quelques-unes des réflexions sur la mondialisation et d'essayer de le faire du point de vue du chef d'entreprise, en essayant d'être aussi concret que possible. Finalement la contribution que je souhaiterais apporter aux réflexions de votre assemblée, c'est un peu ce que signifie concrètement pour l'entreprise la mondialisation. Est-ce un mythe ou une réalité ? Comment est-elle vécue au jour le jour par les salariés ? Est-ce une menace ou un progrès ? Quelles sont les réponses qu'on peut lui apporter au travers de l'entreprise ? Et quelles sont nos attentes le cas échéant envers les pouvoirs publics ?

D'une certaine manière, c'est répondre à la question : doit-on se couler dans le moule de transformation subie de l'extérieur ou a-t-on une marge de manoeuvre pour influencer le cours des événements ?

Cette mondialisation recouvre plusieurs séries de phénomènes. Pour l'entrepreneur, trois mouvements principaux : libéralisation des échanges, déréglementation des économies nationales et la globalisation des stratégies d'entreprises.

Autour de ce mot de mondialisation, ce qui me frappe c'est que se greffe un débat qui, en France en tout cas, prend le plus souvent une tournure négative. On lui associe en général la montée du chômage, les délocalisations, la pression à la baisse du coût du travail non qualifié et d'une manière plus générale le sentiment que rien ne sera plus comme avant et qu'on ne maîtrise plus notre destin dans des règles du jeu qui changent à grande vitesse.

Ce sentiment est-il corroboré par la réalité ? C'est la première question à laquelle j'essaierai de répondre en vous donnant des indications sur les réalités et les limites de la mondialisation pour un groupe de services comme le nôtre.

Première manifestation concrète, c'est L'INTERNATIONALISATION TRÈS RAPIDE DE NOS MÉTIERS DE SERVICES , et notamment nos métiers de services liés à l'environnement, qu'il s'agisse d'eau, de déchets, de transports ou d'énergie.

Il faut insister sur le fait que c'est un phénomène neuf dans les métiers de services, qui est devenu spectaculaire depuis le début de la décennie 1990.

Je vous donnerai deux chiffres : en France dans les métiers de services, notre croissance est de 3 % ; à l'international notre croissance est de 16 %. Et même notre croissance à l'international dans les métiers de l'eau est de 25 à 30 % par an. Quand dans une entreprise on est face à une croissance à deux chiffres continue comme celle-là dans un métier, c'est réellement un phénomène majeur. Cela veut dire qu'il y a 10 ans on ne faisait même pas 10 % de notre chiffre d'affaires à l'étranger, on en fait un tiers aujourd'hui, on en fera rapidement la moitié, et sur nos 220 000 salariés, un peu plus de 70 000 sont employés hors de France.

Cette internationalisation des services est récente alors que nous étions habitués à voir plutôt les industries manufacturières tirer nos exportations et se placer dans le jeu international.

Cette percée des services, si on veut en donner une illustration au niveau de l'économie dans son ensemble, de 1985 à 1995, globalement sur les dernières statistiques disponibles, le secteur tertiaire a représenté près de 60 % des investissements internationaux. Cela veut dire que la mondialisation se joue aujourd'hui avant tout dans le domaine des services et dans le secteur tertiaire plus encore qu'au niveau industriel.

C'est clair, l'ouverture des frontières, l'adoption de politiques ouvertes à l'égard des investisseurs étrangers, la volonté de recourir au secteur privé pour gérer et assumer certaines charges de service public, ont changé la donne dans des métiers qui sont les métiers de services qui, jusqu'à une période récente, étaient typiquement dominés par une logique nationale et pas par une logique internationale.

Cette intégration des services dans le commerce international est pour moi une des marques concrètes de la mondialisation de l'économie et du rythme auquel elle avance.

Ce qui va de pair avec cette ouverture, c'est LE RENFORCEMENT DE LA CONCURRENCE INTERNATIONALE . Dans les métiers de services, et c'est un enjeu très largement au-delà du groupe que j'anime, pour l'ensemble des groupes français de services, nous avons été longtemps dans une position singulière assez confortable qui est celle d'être confronté à une concurrence principalement franco-française. C'était le cas dans les domaines des services informatiques et dans le domaine des services à l'environnement.

Sur les marchés internationaux, aujourd'hui c'est clair le problème n'est plus celui de la concurrence franco-française, mais il est avec nos compétiteurs américains, nos compétiteurs britanniques récemment privatisés, et souvent privatisés en leur donnant une grande capacité d'action en termes de fonds propres et de ressources, et je pourrais citer beaucoup d'autres exemples.

Cet effacement des frontières vaut aussi pour la France.

Bien sûr cette mondialisation ne peut pas être réduite uniquement à l'internationalisation de nos métiers et l'intensification de la concurrence. C'est beaucoup plus que cela et l'un des phénomènes que nous vivons, qui est suffisamment rare pour être souligné, c'est qu'en tout cas dans la plupart de nos métiers une partie de cette mondialisation se fait par l'adoption en différents points de la planète d'un mode de gestion des services collectifs qui est né en France et qui est neuf hors de nos frontières, qui est celui de la gestion déléguée.

Aujourd'hui des Etats-Unis à la Malaisie, de l'Australie au Mexique, un mouvement de fond se produit en faveur d'une logique d'introduction d'entreprises privées, de mode de gestion privée des services publics, et d'une professionnalisation de l'approche de ces métiers qui sont devenus très complexes.

Ce n'est pas anecdotique et ce n'est pas de ma part un simple plaidoyer pro domo en ces temps de controverse en France sur les mérites respectifs de la régie ou de la gestion déléguée.

J'y vois aussi pour ma part la marque d'une certaine uniformisation d'un continent à l'autre des préoccupations des collectivités locales aux prises avec une urbanisation galopante, avec des besoins d'investissements considérables, et avec des problèmes environnementaux de plus en plus difficiles à résoudre. De ce point de vue-là, le degré d'exigence n'est pas le même et ne le sera pas avant longtemps entre l'habitant de Miami ou celui de Kuala-Lumpur, mais la démarche générale est la même et elle est celle d'un modèle de gestion des services collectifs qui après tout a été inventé et développé depuis 150 ans dans notre pays.

Les méthodes d'attribution des contrats de ce type elles aussi s'uniformisent et là elles s'uniformisent non pas sur un modèle français, mais anglo-saxon, et sur les techniques d'appel d'offres développées par nos amis anglo-saxons, avec un risque fort qui est celui de la parcellisation et du découpage en rondelles.

Dernier élément tout à fait essentiel sur la stratégie d'entreprise. Cette mondialisation se traduit par un dernier mouvement dont on constate chaque jour dans tous les secteurs de l'économie la progression rapide : c'est celui de LA CONSTITUTION D'ALLIANCES ENTRE ACTEURS INTERNATIONAUX DE PREMIER PLAN . Il n'y a plus un seul métier dans lequel on puisse faire l'impasse sur cette approche d'alliances internationales. Les besoins en investissements, les gains attendus des effets de taille et de synergie, les savoir-faire requis sur les marchés nécessitent et rendent indispensables la conclusion de telles alliances.

Elles permettent des évolutions rapides, elles permettent des croisements d'expériences précieux, elles permettent une flexibilité stratégique qui est indispensable.

Et si vous me permettez de l'illustrer par quelques exemples, dans notre groupe ou à l'extérieur, nous avons noué un partenariat avec un groupe japonais, Marubeni, dans le domaine de la production indépendante d'électricité notamment pour les Etats-Unis et l'Asie. Dans les télécommunications, nous nous sommes alliés aux anglais British Telecom et Vodafone, à l'américain SBC, à l'allemand Mannesmann, leur entrée au capital de CEGETEL, qui demeure sous contrôle majoritaire de la Générale des Eaux, nous permet de financer nos investissements, d'enrichir notre expérience et d'offrir le plus rapidement possible aux clients français une offre de télécommunications internationale. Ce qu'on appelle une "offre sans couture", c'est-à-dire que cette donnée tellement fondamentale de l'information pour les années qui viennent, l'une des traductions de la mondialisation est que là où l'on raisonnait en termes de réseaux locaux, on raisonne en termes de réseaux sans couture sur le plan international.

Dans l'évolution et les conséquences du capitalisme français, la mondialisation va se traduire par des évolutions qui sont pour privilégier certains effets de taille, et pour privilégier une simplification et une visibilité des actionnariats permettant aux groupes français de nouer dans de bonnes conditions des alliances internationales.

Je considère que la fusion récente entre AXA et UAP est une bonne illustration de ce mouvement. Ce que nous cherchons à faire avec Havas et Canal + est du même ressort. La vraie bataille se livre dans le domaine de la communication et de l'information sur les marchés internationaux. L'industrie de la communication française n'est pas tellement forte qu'elle puisse se permettre d'y ajouter en plus des problèmes de querelles gauloises et franco-françaises.

Ce que nous essayons de faire, c'est d'avoir et de permettre la constitution d'un groupe de communication français qui soit par sa taille et ses métiers capable de rivaliser avec ses principaux concurrents mondiaux, qui ait un actionnariat stable, industriel, avec une vraie logique de métier et qui soit pérenne. On ne bâtit pas une stratégie d'entreprise sur la présence d'actionnaires qui changent tous les deux ans. On ne peut la bâtir que sur une pérennité et une sérénité au niveau de la relation de l'actionnariat.

Enfin, et c'est aussi un des effets de la mondialisation, dans ces métiers liés aux réseaux de l'information, LES MARGES ET LA VALEUR PEUVENT SE DÉPLACER TRÈS FACILEMENT D'UN MÉTIER À L'AUTRE . La seule manière d'avoir des groupes puissants et compétitifs sur le plan mondial est d'avoir des groupes capables de maîtriser l'ensemble de la chaîne de valeur. Un groupe de communication qui aujourd'hui ne serait pas capable de maîtriser le contenu, la production, la diffusion, la relation avec le consommateur serait un groupe fragile.

Voilà donc sur cette illustration les conséquences de cette mondialisation que l'on peut tirer dans la stratégie de l'entreprise et les mouvements d'entreprises.

Je parlais d'alliances internationales. Ceci dit l'autre caractéristique de ce mouvement est la nécessité de ne pas apparaître là où nous agissons comme un opérateur étranger. C'est le fameux "think global but act local". Cela suppose de nouer dans chaque pays des partenariats locaux solides, de construire des relations de confiance dans la durée, et aujourd'hui être un acteur de cette mondialisation ne peut pas reposer sur une politique de coût menée depuis un siège parisien ou new-yorkais avec l'envoi d'expatriés détenant le savoir. Je crois que ce temps-là est révolu.

La mondialisation, c'est paradoxalement l'âge de l'ancrage local, de la réputation qui est lente à bâtir et facile à détruire à un moment où la circulation de l'information est instantanée. Cette réputation, on ne peut la construire qu'avec des profils que j'appelle biculturels plutôt que mondiaux, c'est à la fois la culture locale et la culture du groupe auquel on appartient.

Cela devient un atout évident dans le cursus professionnel de nos cadres et c'est la denrée rare qu'on s'efforce de dénicher.

A l'inverse le rétrécissement de la planète conduit à se poser la question de ce que doit être la vraie définition de l'expatriation telle qu'on le dit souvent : les Français ne s'expatrient pas beaucoup. C'est vrai. Mais est-on réellement aujourd'hui un expatrié quand on travaille dans un pays européen ? Aujourd'hui même les Etats-Unis sont un pays qui en réalité nous paraît bien proche. Y compris dans notre démarche sur cette notion d'expatriation, il va falloir qu'elle évolue parallèlement à ce mouvement.

Dernier point sur lequel je passe rapidement LA MONDIALISATION EST SYNONYME D'INFLUENCE CROISSANTE DES MARCHÉS FINANCIERS INTERNATIONAUX.

Dans un groupe comme le nôtre, presque 40 % du capital est aujourd'hui détenu par des investisseurs étrangers. Et 90 des 100 principaux investisseurs européens sont actionnaires. Cela a une traduction concrète en termes d'agenda d'un chef d'entreprise. C'est beaucoup de temps passé au contact de ces investisseurs internationaux et de rendez-vous pris avec eux tout au long de l'année.

A l'inverse, il est peut-être aussi instructif de dire ce que la mondialisation n'est pas. D'abord, et là je parle d'un groupe aux caractéristiques un peu spécifiques, pour moi la mondialisation n'est pas synonyme de délocalisations et c'est l'une des caractéristiques de certains de nos métiers de services. Nos métiers ne sont pas délocalisables au gré des avantages fiscaux, salariaux ou énergétiques des différents pays. Ce sont des services de proximité qui sont physiquement attachés aux populations que l'on dessert.

Autrement dit, quand on remporte un contrat à l'étranger, on ajoute au chiffre d'affaires existant sans rien avoir à retrancher de la production nationale. On n'a pas à arbitrer quand on gagne un contrat à l'étranger entre le maintien d'emplois dans des usines situées sur le territoire national ou l'installation d'usines à l'étranger. On crée par cette expansion au contraire un certain nombre d'emplois en France qui sont des contrats commerciaux, des contrats d'exploitants qui attirent de plus en plus de jeunes.

Je vois bien ce qu'une telle situation peut avoir d'enviable par rapport à un industriel du textile, du jouet ou de la chaussure. Je cherche seulement à insister sur la réalité de nos métiers de services et à dire que dans la réflexion globale sur la mondialisation, il est aussi important de repérer et de chercher à favoriser le développement des métiers dans lesquels cette mondialisation se traduit par une addition et non pas par des arbitrages de délocalisations.

Autre chose que cette mondialisation n'est pas, elle n'est pas signe d'une centralisation.

Je ne me reconnais pas dans la World Company des Guignols de l'information et dans le célèbre M. Sylvestre. Un groupe de services est forcément un groupe très décentralisé et, de ce point de vue-là, nous sommes certainement beaucoup plus proches, et c'est ce qui nous donne beaucoup de souplesse à l'international, d'une fédération de P.M.E., au plus près des clients, que d'une société centralisée comme la World Company.

Et enfin ce que cette mondialisation n'est pas, elle n'est pas non plus une perte d'identité française. C'est un point auquel je suis très attentif. A la fois nous devons faire des efforts pour internationaliser nos équipes de direction ; je ferai rentrer dans notre conseil d'administration dans quelques mois un Britannique. Mais je crois qu'il faut se méfier d'un groupe sans culture dominante ou d'un groupe qui planterait à égalité de profondeur ses racines dans ses différents pays d'opérations.

Il y a eu quelques exemples comme ABB depuis la fusion en 88, qui est un peu une structure du troisième type. Moi je crois que nous avons la possibilité dans un certain nombre de domaines, à partir d'une vraie identité française, de favoriser l'expansion de cette identité française et là aussi c'est dans ma préoccupation de chef d'entreprise et d'expansion de nos métiers une dimension qui est très présente.

J'en mentionnerais deux illustrations : il y a une vraie école française de l'eau. Au-delà de la concurrence qui nous anime en face de La Lyonnaise ou de Bouygues, il y a un intérêt à promouvoir cette école française de l'eau qui en termes techniques de savoir-faire a la possibilité d'avoir et d'afficher une véritable présence dans ce domaine de plus en plus mondial.

De la même manière, et je reviens un instant sur Havas, je souhaite que dans les années qui viennent l'une des tâches d'un groupe français de communication qui n'aurait plus à se préoccuper de conflits d'intérêts franco-français mais qui pourrait réellement se préoccuper de sa dimension internationale, c'est que nous arrivions à promouvoir un certain nombre de produits qui soient des produits de culture française ou de culture européenne à destination des autres marchés internationaux.

Je pense notamment à un projet de chaîne thématique développé avec l'aide de Canal + qui correspond à ce concept d'essayer de vendre sur les marchés américains et sur les marchés asiatiques un produit de communication qui soit basé sur l'art de vivre européen et tout particulièrement français, en matière de culture, de différents produits, qu'il s'agisse de tourisme ou autres.

Cela aussi c'est un moyen de permettre à la France de jouer le rôle le plus efficace à l'intérieur de cette mondialisation. Et là aussi je crois que c'est un domaine dans lequel nous devons être capables d'utiliser le véhicule information, et cela suppose de dépassionner un peu les débats trop strictement nationaux.

Il n'y a pas de raison dans un projet tel que celui que je mentionnais sur cette chaîne thématique de ne pas arriver à mettre autour de la table la plupart des industriels français qui pourraient bénéficier de la diffusion de cet art de vivre français sur les marchés américains ou asiatiques.

Voilà très rapidement brossé à quoi ressemble cette mondialisation pour nous.

Comment est-elle vécue par les salariés ? Quelles en sont les conséquences ?

Il est clair qu'il y a un fossé aujourd'hui entre ce que vit le monde de l'entreprise et ce que perçoivent un certain nombre de commentateurs, et ce fossé porte sur le rôle des marchés. On prête généralement aux marchés des pouvoirs impressionnants, on parle couramment de la revanche des marchés, et on fait assez vite des marchés le chef d'orchestre un peu diabolique de ce projet que serait la mondialisation.

Je voudrais me livrer à une défense et une illustration du rôle des marchés. J'ajoute que je le fais en tant que responsable d'un groupe dont les métiers s'exercent et se jugent sur le long terme, avec des contrats qui dépassent fréquemment 10 ans alors même qu'on reproche souvent aux marchés leur volatilité excessive ou leur horizon limité.

Premier lieu : la loi des marchés s'impose à l'entreprise, qu'on le veuille ou non. Vous connaissez le rôle de plus en plus important des agences de notation pour permettre l'accès aux marchés des entreprises. Cette notation n'a pas de caractère obligatoire, mais on ne peut pas y échapper. Et je vais prendre une illustration avec un mea culpa : notre groupe a été surpris quand pour la première fois l'an dernier une agence américaine l'a noté. Nous aurions pu avoir une réaction de rejet face à un travail qui était fait de manière assez unilatérale et lointaine, nous avons préféré demander une deuxième notation à une équipe à laquelle nous avons ouvert les portes de l'entreprise et je crois qu'aujourd'hui nous nous en félicitons.

S'opposer à cette loi et cette présence des marchés n'aurait fait que créer un climat de défiance défavorable au groupe. Le fait que les marchés s'imposent ne signifie pas pour autant qu'on n'a pas de prise sur eux, et nous savons bien que les relations avec les marchés sont profondément marquées par des facteurs psychologiques qui s'appellent la confiance, la loyauté, et la crédibilité.

Ce que veulent ces fameuses salles de marchés, c'est une exigence de transparence, de qualité d'informations, de lignes stratégiques claires et d'unités d'action. D'une certaine manière ce qui est dit pour les entreprises vaut également pour les états.

C'est-à-dire que mon sentiment est que les marchés sont en fait non seulement sensibles au fond des actions qui sont menées, mais aussi à la qualité du dialogue et à la cohérence du discours, qu'il soit d'entreprise ou d'Etat par rapport à la réalité.

On peut le résumer de manière caricaturale. Ce que les marchés attendent, c'est qu'on puisse leur dire : je dis ce que je fais, et qu'ils puissent vérifier que je fais ce que je dis. Et c'est cet élément de cohérence qui est un domaine essentiel.

De ce point de vue, cela veut dire que la capacité de présenter un certain nombre d'axes forts d'une politique avec la fixation d'un calendrier peut permettre de ne pas subir, mais au contraire d'influencer et d'orienter les marchés. Et lorsque j'entends, y compris dans des domaines comme ceux de la politique monétaire, que tout est fixé par les marchés, je dis : tout est fixé par les marchés sur la base de l'information qu'on leur donne. Qu'on leur donne une qualité d'information, de l'anticipation, et au travers du contenu de cette information on a une influence claire sur la réaction de ces marchés.

Si vous me permettez de reprendre à nouveau l'exemple de mon groupe, notre cours de bourse a monté de 75 % sur les 15 derniers mois. Ce n'est pas que la valeur de notre groupe a progressé de 75 %, c'est simplement que la perception de la lisibilité de la stratégie et de la capacité de tenir cet adage "je dis ce que je fais et je fais ce que je dis", cette vision-là s'est améliorée. De ce point de vue, je suis très sensible au fait que dans des marchés qui nous influencent considérablement, la nature, le fond de l'information qu'on donne exerce une influence sur les marchés. Ne les subissons pas, organisons-nous aussi pour leur passer des messages.

Je reviens sur la réaction de nos salariés face à cette mondialisation. Je ne vais pas vous dire que les salariés ne sont pas inquiets, parce que ce serait mentir ou être aveugle. On a la chance d'être le premier employeur privé de France et d'être tout au long de ces 10 dernières années un créateur net d'emplois de services à périmètre constant en France. J'insiste aussi sur ce petit point parce que dans la vision suivant laquelle tous les emplois sont créés dans les PME, ce n'est pas complètement exact. Notre groupe a été créateur net d'emplois de services à hauteur d'un peu plus de 3 500 emplois l'an dernier. Ce n'est pas si négligeable.

Il n'empêche que nous sommes bien, notamment dans un certain nombre de domaines comme celui du BTP, en raison de la crise que nous traversons en France, mais aussi de la progression de la concurrence internationale sur notre territoire, obligés de faire un certain nombre d'ajustements. Et ces ajustements ne sont pas faciles à faire.

Nous avons une autre caractéristique : nous exerçons nos métiers au coeur des quartiers et des communes tous les jours et nous sommes particulièrement sensibles à la dégradation de l'environnement social et du tissu social, qu'il soit urbain ou rural en France.

Cela veut dire que dans un groupe comme le nôtre, la sensibilité au problème du chômage et de l'exclusion est particulièrement forte. Or ce problème de l'exclusion reste, demeure, le fait social majeur de cette fin de siècle. C'est devenu une banalité de le dire, mais c'est bien parce que l'exclusion elle-même se banalise et elle nous pose un certain nombre de difficultés.

Que la mondialisation ait certainement sa part dans les évolutions connues par les métiers les plus exposés aux délocalisations, c'est certain. Mais on peut relever aussi que la précarisation du monde du travail, les transformations en cours s'observent dans tous les métiers, dans tous les secteurs, qu'ils soient en contact ou non avec l'économie mondiale. Le lien qui est souvent fait entre progression de l'exclusion et mondialisation est largement trop générique et trop globalisateur.

Quelles sont les réponses qu'une entreprise peut donner à ce défi de la mondialisation, à la fois en étant un acteur et en même temps en étant conscient d'un devoir d'utilité sociale ?

Je crois que la première réponse est de ne pas faire de la mondialisation un alibi, un bouc émissaire, mais d'y voir le révélateur de nos propres faiblesses. Le discours de l'adaptation aux nouvelles réalités n'est pas suffisant et en plus il n'est pas très mobilisateur. C'est-à-dire qu'il faut essayer de franchir une étape de plus et non pas se situer dans une position défensive, mais au contraire dans une position d'acteur de la mondialisation.

Je me garderais de vous donner le sentiment d'esquisser des règles de management, mais il me semble qu'il y a quelques règles simples qu'il faut suivre.

L'entreprise doit connaître ses points forts et consolider ses métiers de base et elle doit éviter de miser en dehors de ses points de force, car les batailles que nous avons à mener deviendront de plus en plus coûteuses. Et dans la réorganisation de certains groupes, je crois que c'est cette règle évidente qui est appliquée et c'est un mouvement qui continuera à alimenter et à traverser notre industrie, et c'est d'ailleurs souhaitable.

Chacune des batailles dans chacun des métiers par le jeu de cette dimension du marché mondial devient de plus en plus coûteuse et on n'a plus le droit, plus la possibilité, plus les moyens de s'investir en dehors de ces points de force et des points de force de chacune de nos entreprises.

La nécessité de créer de la valeur pour les actionnaires de nos entreprises.

La définition de la vision à long terme. Aujourd'hui l'une des tâches les plus difficiles, en tout cas l'une de celles que dans ma propre expérience je trouve la plus difficile, c'est de savoir comment en permanence ajuster la boussole dans des métiers et des univers qui sont en perpétuelle recomposition, et comment on donne un sens de la perspective dans un temps qui est dominé par l'urgence.

Je crois que c'est l'une des tâches prioritaires, non pas pour raisonner en termes de portefeuille d'activités, comme on le ferait pour un pays, mais plutôt en termes de portefeuille d'options de développement. Et finalement il ne faut pas avoir peur de jouer dans la cour des grands si l'on a conscience et de ses forces et de ses points faibles.

De ce point de vue-là, les stratégies d'alliances avec un certain nombre de groupes internationaux qui ont historiquement un avantage de taille par rapport aux groupes français doivent être assumées. C'est indispensable et je crois que nous avons encore en France dans la plupart de nos domaines les moyens de les maîtriser.

L'autre grand défi du chef d'entreprise qui est plus terre à terre, mais non moins essentiel, c'est de modifier les modes de fonctionnement internes à l'entreprise. On a pu dire, et je trouve que c'est une réflexion très importante, que la mondialisation était la fin des territoires et la naissance des réseaux. Pour un groupe dont le dénominateur commun est le réseau, c'est une notion séduisante de parler de la naissance des réseaux.

Je crois qu'il faut aller un peu plus loin. De l'expertise des réseaux, il faut aujourd'hui que l'on passe réellement à la notion de réseaux d'expertise. Nous avons en face de nous une complexité croissante des besoins à satisfaire alliée à la nécessité de bien comprendre les réalités locales de chacun des pays où nous intervenons. Cela rend de plus en plus illusoire la notion de travail solitaire. Dans beaucoup d'appels d'offres internationaux nous faisons désormais travailler des équipes de provenances diverses ; lorsque nous répondons à un appel d'offres en Asie, l'équipe est composée d'Australiens, d'Anglais, de Français ou d'Américains. Et c'est la capacité à fédérer autour d'un même projet des équipes aux cultures et aux savoir-faire différents qui est la clé du succès. J'en suis personnellement convaincu.

Il va de soi aussi que dans ce contexte, l'utilisation quotidienne d'un certain nombre d'instruments de véhicules d'information comme Internet et les réseaux Intranet est désormais largement passé dans les moeurs, au-delà de ce que nous montrent les chiffres de développement de ces véhicules en France.

A titre d'illustration, dans une réunion récente en Asie, je demandais à nos 50 principaux responsables asiatiques ceux qui utilisaient tous les jours Internet. La réponse a été oui pour les 4/5ème d'entre eux. Et sur le cinquième restant qui n'avait pas l'utilisation fréquente d'Internet, il n'y avait pas de Français, contrairement à certaines idées reçues.

Cette mise en réseau renforce le sentiment d'appartenance à un même groupe et elle rend nécessaire qu'on aborde certaines questions dans un cadre transnational.

Je voudrais évoquer tout particulièrement une expérience positive que nous avons menée depuis un peu plus de 3 ans, qui est la création d'une instance de dialogue social européen. Cela nous a permis de traiter au niveau européen, à l'intérieur de notre groupe, un certain nombre de questions comme la formation professionnelle des personnels les moins qualifiés dans les filiales du groupe en Europe ou la stratégie dans un certain nombre de nos métiers. Et cette mise en réseau doit donc se faire à l'intérieur d'un métier entre différentes cultures, mais elle doit aussi se faire au niveau du dialogue social.

Bien sûr, ce n'est pas comme cela qu'on va complètement répondre à la question des inquiétudes nées de la montée du chômage. Je ne veux pas l'esquiver, même après avoir évoqué ce qu'elle devait à d'autres mutations que la mondialisation. Qu'on le veuille ou non, la mondialisation est devenue synonyme de fragilisation de nos sociétés. Je voudrais me centrer sur quelques sujets et voir brièvement certaines réponses qu'on peut tenter d'y apporter. Je souhaite suggérer des pistes de travail, évoquer quelques réussites, mais aussi les difficultés rencontrées. Je me garderais bien de dire que les quelques illustrations que je vais évoquer sont reproductibles partout. Elles sont naturellement dépendantes des caractéristiques de chacune des entreprises.

Le fait d'avoir la responsabilité d'un groupe dont les activités autorisent une action en profondeur sur ce qu'on appelle le tissu social nous donne naturellement la possibilité de chercher à donner le tempo et cela se traduit depuis deux ans par plusieurs démarches.

La première, c'est de favoriser délibérément le recrutement dans notre groupe de jeunes, et notamment de jeunes en difficulté d'insertion. Dans le climat social de nos entreprises et du pays, la capacité d'éviter à des jeunes l'échec dans l'entrée sur le marché du travail est une donnée essentielle de la confiance et du dynamisme de nos entreprises et de notre pays.

Nous nous étions engagés il y a 15 mois à recruter 4 000 jeunes en difficulté d'insertion dans notre groupe, et nous en avons en fait recruté 5 000 que j'ai réunis la semaine dernière à la Porte de Versailles. J'ai passé 3 heures avec eux uniquement dans un jeu de questions-réponses. Je trouve qu'il n'y a pas de sentiment physique plus fort, plus dynamique que le fait d'arriver à apporter la démonstration que dans un groupe comme le nôtre, il est aujourd'hui possible non pas de prendre des engagements généraux en termes de nombre de créations d'emplois, mais de mener une action volontariste sur ce qu'on est capable de maîtriser, c'est-à-dire la culture du recrutement à l'intérieur de l'entreprise et de lui donner une priorité totale sur le recrutement des jeunes en difficulté d'insertion.

Je pourrais vous parler aussi d'aménagement du temps de travail. Je ne le ferai pas en détail.

Un dernier mot qui nous ramène complètement à ce problème de nos besoins face aux enjeux de mondialisation, c'est l'importance de la formation et de l'approche que nous pouvons avoir des problèmes de formation dans l'entreprise.

Lorsque je dis "dans l'entreprise", le constat que je fais, qui est un peu provocateur, est que quand on regarde l'évolution de notre groupe depuis quelques années, nous avons de plus en plus tendance à considérer que les formations de l'éducation nationale ne nous donnaient pas satisfaction et à prendre la décision d'intégrer au maximum les formations à nos métiers, les formations au comportement dans des marchés mondiaux à l'intérieur de l'entreprise.

C'est ce que nous avons fait en créant dans beaucoup de nos métiers une série d'instituts de formation qui privilégient des mains-d'oeuvre assez peu qualifiées. Cela explique aussi la très grande priorité dans nos recrutements donnée aux voies de l'apprentissage et de la qualification, qui sont aujourd'hui dans notre groupe les deux vaisseaux amiraux de l'intégration à l'intérieur de notre groupe.

Voilà quelques-unes de ces illustrations simplement pour évoquer le fait qu'une entreprise comme la nôtre peut s'assigner un devoir d'utilité sociale de manière très concrète, très pragmatique, je crois à la modeste échelle d'une entreprise efficace. Elle ne le fait pas et je ne le fais pas plus que d'autres par pure philanthropie. Il n'y a pas de contradiction entre notre exigence de performance économique et l'investissement dans la création d'un certain nombre de richesses humaines.

Dans des métiers de services qui sont avant tout des métiers sur la qualité des équipes, je considère qu'un investissement même à long terme sur le recrutement de jeunes en difficulté d'insertion, sur les actions de formation, sur les actions que nous pouvons mener au travers de notre fondation, c'est un investissement dont le retour n'est pas à 6 mois, c'est peut-être et même sans doute l'investissement le plus utile auquel j'ai procédé dans notre groupe depuis deux ans.

Tout dernier point que je souhaitais évoquer, c'est l'entreprise face à la mondialisation, qu'attend-elle de l'Etat ?

Il y a un rôle de l'Etat qui est persistant et qui est un besoin des entreprises en face de cette mondialisation, c'est le besoin de régulation. Finalement notre attente majeure est celle-là. La mondialisation ne produit pas d'ordre par elle-même. On peut bien sûr valoriser, et il y a de très brillants esprits qui l'ont fait, l'âge des systèmes ouverts, l'ère du flou, la théorie du chaos, le désordre créateur, etc. Je me méfie personnellement des vertus de l'évolution spontanée et de l'indétermination, et je crois au contraire que nous avons plus que jamais besoin de règles du jeu et d'une démarche qui réduise l'incertitude, d'une démarche qui donne de la visibilité. C'est là qu'on retrouve ce besoin de régulation qui peut et doit être exercé par l'Etat.

Beaucoup de ces régulations s'exercent ou devraient s'exercer à un niveau supranational pour des raisons qu'il n'est pas nécessaire de détailler, et je crois d'ailleurs monsieur le Président, que vous avez choisi d'auditionner trois acteurs d'institutions multilatérales, mais aucun intervenant politique national à proprement parler.

Je ne vais pas revenir sur des thèmes qu'ils vivent au quotidien, mais simplement illustrer par trois exemples ce que peut être la nature de notre besoin de régulation. Je suppose que M. Ruggiero a évoqué devant vous la mise en oeuvre des accords du GATT et de la mise en place de l'OMC.

La question du dumping social est une des plus sensibles au regard des enjeux de la mondialisation et on connaît l'hostilité des pays à faible coût de main-d'oeuvre à introduire la fameuse clause sociale. Mais ne croyons pas que seuls des pays peu développés sont concernés. Il est vrai que nous sommes confrontés dans notre action d'entreprise tous les jours à nos frontières à un certain nombre de questions troublantes.

Le dernier rapport du B.I.T. fait état de la persistance du travail carcéral forcé en Allemagne et en Autriche, les détenus étant mis à disposition d'entreprises privées avec un salaire qui représente 5 à 6 % du salaire des travailleurs libres ayant un emploi comparable.

Je ne reviendrais pas sur le débat en matière de liberté syndicale sur la compatibilité des lois entre 80 et 90 au Royaume-Uni par rapport aux conventions de l'OIT. Je pourrais mentionner sur certains chantiers de BTP européens que nous sommes souvent évincés par des concurrents qui importent une main-d'oeuvre à très bon marché au mépris des textes communautaires sur les travailleurs migrants.

Voilà le constat et voilà l'un des besoins de régulation et de contrôle forts qui subsiste si on souhaite que les uns et les autres puissent lutter à armes égales.

Concernant notre groupe, cela a amené la Générale des Eaux à adopter en novembre dernier une charte des droits sociaux fondamentaux qui est très précise et qui couvre trois domaines : l'interdiction pour nous et nos sous-traitants du travail des enfants et des détenus, et le respect de la liberté syndicale. Cette charte s'applique à l'ensemble de nos actions, en France comme à l'étranger. C'était pour moi un moyen de responsabiliser et sensibiliser les dirigeants de notre groupe à ces problèmes.

Je crois que c'est une des rares initiatives privées qui a été prise en ce sens ces dernières années. Je pense que ce type d'initiative peut faire progresser le débat pierre par pierre, mais il est évident que ce chantier doit être un chantier prioritaire de l'O.M.C. car la violation de ces droits est non seulement naturellement indéfendable, mais elle est inscrite au passif de la mondialisation que l'on évoquait.

Deuxième illustration d'un secteur où le besoin de régulation se fait sentir, c'est celui de la politique de concurrence. Un groupe qui a des ambitions internationales ne peut que souhaiter le "level playing field", c'est-à-dire une sévérité égale des politiques de concurrence d'un pays à l'autre, voire d'un continent à l'autre.

Le paradoxe veut que la France apparaisse à la fois comme un pays rétif à une concurrence effective, alors même qu'elle n'a souvent sous cet angle pas de leçon à recevoir de ses grands voisins. Ainsi, dans le domaine de l'eau et contrairement aux idées reçues ou faciles colportées en France, la France est le pays de l'Union européenne où la concurrence est la plus forte, surtout depuis les lois récentes. Des pays aussi libéraux que l'Allemagne ou les Pays-Bas ignorent totalement les principes de la mise en concurrence dans ces métiers puisque la gestion en régie y demeure quasi exclusive, y compris en Grande-Bretagne où la privatisation des services d'eau a organisé une juxtaposition des monopoles régionaux sans remise en jeu régulière, alors que tous nos contrats le sont.

Je voudrais dire que sur la base de ce constat, je suis stupéfait, et c'est un mot faible, quand je vois la Commission européenne s'attaquer à la concession à la française pour chercher à la saucissonner en plusieurs tranches de marché public alors que notre système est de loin le plus ouvert en Europe et que la Commission ne se pose même pas la question de l'ouverture à la concurrence des pays qui pratiquent exclusivement une gestion publique.

Au-delà, le besoin de ce qu'on peut appeler cette politique extérieure de la concurrence est manifeste afin qu'il y ait une vraie réciprocité entre les différents pays.

Troisième et dernière illustration que je souhaitais donner de ce besoin de régulation, c'est celui de la monnaie et de l'Euro. Je crois que M. de Silguy est venu hier.

M. le Président . - Non, il a été retenu par une réunion de l'Institut monétaire européen. Nous nous sommes inclinés devant cet impératif.

M. Jean- Marie Messier . - Que représente l'Euro pour un groupe comme le nôtre ? Un facteur de réduction des incertitudes. Et c'est à ce titre-là qu'il est précieux et valorisable.

Prenez l'exemple des dévaluations compétitives de la livre il y a quelques années. Pour un groupe qui réalise 15 milliards de francs de chiffre d'affaires en Grande-Bretagne, une dévaluation compétitive c'est un facteur d'attentisme pour nos investissements, c'est un facteur de compression de nos marges si nous voulons rester compétitifs sur les appels d'offres, et c'est un plus de compétitivité évident pour les entreprises britanniques de réseaux.

Je crois vraiment que l'Euro permettra de supprimer ces effets, pour peu que l'ensemble des Etats membres soit couvert par une obligation de stabilité des parités, effective et efficace.

L'Euro est en même temps pour moi un facteur de réduction des incertitudes, de confiance dans l'économie européenne, de cette confiance qui nous fait dans tous les domaines tant défaut aujourd'hui.

Mais, sans allonger cette présentation, oui à l'Euro, oui à l'Euro le plus vite possible, mais un Euro dont le niveau de parité par rapport à ses concurrents soit économiquement réaliste. La marche vers l'Euro doit s'accompagner d'une accélération concertée d'une politique de baisse des taux d'intérêt et d'une action concertée pour faire en sorte que l'acte de naissance de l'Euro ne soit pas celui d'une monnaie surévaluée qui pénaliserait dans le jeu mondial l'ensemble des positions des industries et des nations européennes.

Voilà donc sur le plan supranational trois illustrations très concrètes de ce besoin de régulation en matière de droits sociaux, en matière de politique de concurrence et en matière de politique monétaire.

Au niveau national, l'Etat aussi doit avoir une action modernisatrice, c'est lui qui contribue largement à donner le tempo dans un certain nombre de domaines. Je ne voudrais citer qu'un seul exemple qui me paraît un exemple d'une franche réussite française récente, c'est l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications. L'impulsion a été donnée au niveau communautaire et elle a été dictée par l'évolution des techniques. Mais je crois que l'Etat français, le gouvernement, le Sénat et l'Assemblée nationale ont su anticiper l'ouverture, préparer par étape un cadre législatif pour lequel les directives européennes laissaient une réelle liberté de manoeuvre sur des questions essentielles, y compris en matière d'aménagement du territoire.

Et je crois objectivement que quand on se situait en 1995, le sentiment dominant, notamment celui de nos partenaires étrangers, est que la France était en retard dans son évolution sur l'Allemagne d'au moins une à deux années. Aujourd'hui le constat que je peux faire c'est que la France, grâce au contenu de l'action législative qui a été faite en matière de réglementation des télécommunications, la France est aujourd'hui objectivement en avance sur l'Allemagne dans la préparation du rendez-vous de 1998. C'est bien le signe qu'on peut ne pas rater la révolution des services publics que va connaître l'Europe dans de nombreux domaines, et qu'on peut prendre ce tournant sans fragiliser les groupes publics français.

Mon sentiment est que le travail fait en matière de réglementation des télécommunications en France ne fragilise pas France Télécom, mais lui donne au contraire les moyens d'anticiper un certain nombre d'évolutions par rapport à d'autres compétiteurs européens, et d'autre part l'ouverture de ce secteur se résume de manière simple, c'est plus de services moins chers et plus d'emplois.

Quand on voit le développement et le cercle vertueux de croissance des marchés de télécommunications que cela génère en France aujourd'hui, il n'est qu'à prendre l'exemple du téléphone mobile. Il n'y a pas beaucoup de domaines où l'on puisse faire ce bilan gagnant : plus de services, moins chers et plus d'emplois.

Quand nous créons des emplois dans le secteur des télécommunications, ils ne sont pas pris à France Télécom, ils sont générés par la croissance du marché elle-même soutenue par l'apparition de cette concurrence loyale.

Là aussi l'action de régulation, puisqu'il n'y a pas d'ouverture sans régulation, l'action de régulation de l'Etat est un besoin et c'est une forme d'action qui dans tous les domaines où elle intervient est un élément de compétitivité de notre économie sur les marchés mondiaux.

C'est vous dire combien je suis convaincu que la mondialisation peut n'être pas seulement ressentie comme une pression de l'extérieur, ni être vécue seulement comme une contrainte. Nos entreprises françaises peuvent en être les acteurs et il n'y a aucune raison que la mondialisation soit synonyme de crise de l'action collective et de l'action publique.

La mondialisation agit surtout comme un révélateur de nos forces et de nos faiblesses, c'est cela qu'il faut accepter et il faut là prendre comme tel, comme révélateur de nos forces et nos faiblesses, ne pas masquer nos responsabilités propres mais ne pas faire davantage de la mondialisation un projet en soi, ce qu'elle n'est pas. C'est en développant son propre projet qu'une entreprise comme un Etat peut espérer influencer le cours des choses. Nous ne pouvons pas maîtriser tous les éléments du cours des choses, nous pouvons très certainement les influencer à commencer par ces fameux marchés dont j'ai rappelé qu'ils étaient aussi sensibles à l'affichage d'une volonté qu'à la cohérence de l'action.

M. Jean François-Poncet, Président . - Je vous remercie beaucoup. Votre exposé a été suivi avec une attention extrême et je dois dire qu'il était particulièrement riche. Il m'a semblé qu'il était également très équilibré entre les différentes préoccupations qui s'affrontent, et globalement très rassurant. Il est vrai que la Mondialisation est une évolution que tout le monde constate et sur laquelle on met habituellement davantage l'accent par les problèmes qu'elle crée et les traumatismes qu'elle engendre. Vous avez souligné qu'on peut avec beaucoup de volontarisme, et à condition de s'adapter, " influencer " la Mondialisation.

M. Xavier de Villepin . - Je voudrais vous remercier de cet exposé très intéressant et vous poser deux questions : la première, sur les chances de la France dans le domaine de l'internationalisation des capitaux, et la deuxième, sur le développement de la présence humaine française à l'étranger.

Sur le premier point, les entreprises françaises ont une insuffisance de fonds propres. On pourrait presque en dire autant dans le domaine de l'investissement. On constate, y compris maintenant, un certain retard. Pensez-vous que beaucoup d'entreprises, dans le mouvement qui est amorcé, pourront rester majoritairement françaises ? Evidemment cela ne s'adresse pas à une très grande entreprise comme la vôtre, mais on peut se poser la question pour beaucoup d'autres.

Sur la deuxième question, vous avez dit des choses très justes et que je partage sur l'expatriation. Mais on constate dans les chiffres qu'il y a plutôt moins de Français de l'étranger qu'antérieurement, en raison peut-être du reflux d'Afrique. On peut se demander si le manque de formation des Français et une certaine non-adaptation aux profils que vous avez définis ne vont pas encore creuser l'écart dans le mauvais sens.

M. Hubert Durand-Chastel . - Monsieur le Président, vous avez indiqué qu'il fallait ne pas être trop créateur à l'étranger. Et vous avez indiqué qu'il fallait avoir une culture de l'art de vivre français. N'y a-t-il pas contradiction entre ces deux points ?

Concernant l'eau, c'est un service public. La technologie française est particulièrement connue et appréciée à l'étranger. Vous pouvez avoir dans un pays un contrat qui est juridiquement parfait avec une concession à très long terme, mais les circonstances politiques, économiques ou commerciales changent et il se peut qu'au cours de ces changements un contrat intéressant puisse rencontrer des difficultés. N'est-on pas tenté à l'étranger d'accuser le concessionnaire qui, bien que partenaire d'une compagnie nationale, est en fait connu comme représentant une des plus grandes sociétés mondiales, votre société par exemple ?

Comme il s'agit de contrats publics et que l'eau est, en particulier, un bien qui dans certaines constitutions est préservé (on ne peut pas couper l'eau dans certains pays à des clients qui ne paieraient pas leur dette), est-ce que cette mondialisation ne constituerait pas une très grande difficulté pour vous en raison du caractère souverain d'un service public ?

M. François Gerbaud . - Monsieur le Président vous avez fait un tableau que vous avez vous-même qualifié de pointilliste. C'est un pointillisme étonnant et nous vous en remercions.

Ma question qui est une demande d'explication complémentaire. Vous avez dit que l'Euro serait un facteur de réduction des incertitudes et nous vous rejoignons. Il faut qu'il tienne par des conditions économiques, soit à un niveau de parité économique réaliste et qu'il ne soit pas sur une monnaie surévaluée. Voulez-vous dire par là que les critères de Maastricht sont trop ambitieux et que vous n'êtes pas forcément pour l'Euro mark ?

Vous avez à un moment donné de votre propos évoqué l'ancrage dans notre biculture, c'est-à-dire la conjugaison d'une culture locale et d'une culture de groupe. Par culture de groupe, est-ce que vous vous dénationalisez un peu ou pas ?

Enfin, vous avez insisté, et vous avez raison, sur le rôle de régulation de l'Etat. Mais comment concevez-vous ce rôle dans une Europe actuelle dont vous contestez l'hégémonie des commissions ?

M. Jean-François Le Grand . - Vous avez évoqué un certain nombre de services nouveaux et vous les avez balayés rapidement. Pourriez-vous préciser quels sont les gisements d'emplois qui en découlent ?

Par ailleurs, je relisais hier un écrit de Jacques Rueff évoquant les différents équilibres et la nécessaire régulation qui doit exister dans un cadre institutionnel approprié. Il faut un ordre politique, moral, et des prescriptions de cette nature. Vous y avez en partie répondu. Est-ce qu'au niveau européen on dispose d'ores et déjà de ces mécanismes régulateurs ? Si oui sont-ils suffisants, et sinon sont-ils à créer et quels types de régulation demanderiez-vous à l'Europe de créer ?

M. Pierre Hérisson . - Peut-on avoir le point de vue d'un Président d'une grande entreprise, mais qui s'assimile à une fédération de PME, sur la retraite à 55 ans ?

Et puis, une question : peut-on penser qu'il est raisonnable, puisque vous parlez de l'école française de l'eau et de la culture dans ce domaine, d'y assimiler un relais qui peut, peut-être, paraître déconnecté, mais qui est la défense de la francophonie à travers ce que vous faites sur le plan planétaire, et précisément les interventions ou du moins les marchés que vous portez à l'étranger ? En d'autres temps cette technique a été adoptée par les tailleurs de pierre et la langue internationale des tailleurs de pierre à travers le monde est le français.

Enfin, je vous ai entendu dans une grande émission de télévision et nous sommes plusieurs parlementaires à être convaincus que nous devons apporter notre soutien entre autres à l'Ecole Française de l'Eau et à cette activité qui apporte ses technologies sur le plan international. Je ne pense pas que vous nous aidiez beaucoup quand vous dites que dans le prix de l'eau, pour moitié, il y a des impôts élevés et des taxes. Il est vrai qu'il y a la T.V.A., mais au taux réduit de 5,5 % et les taxes accrochées au prix de l'eau sont bien pour développer et financer les équipements -entre autres de la distribution et de l'assainissement de l'eau.

M. Jean-Marie Messier . - La France sur les marchés des capitaux.

Dans le domaine des capitaux, on a laissé le centre de décision européen se déplacer à Londres. Dans le domaine des télécommunications, on est en avance et nous avons un bon système de régulation et toutes les chances sont réunies dans la composition de l'ART et de ses équipes. Dans un domaine comme celui-là, dans lequel il y aura aussi une logique européenne, on devrait avoir pour objectif d'éviter que le centre privilégié européen ne se déplace à nouveau à Londres. En tout cas c'est quelque chose à quoi nous nous attacherons concernant mon groupe.

Sur l'insuffisance des fonds propres des entreprises françaises.

Oui, naturellement, il faut qu'on cherche tous les moyens pour donner aux entreprises françaises une marge de manoeuvre supplémentaire en matière de fonds propres. Je crois que de ce point de vue l'institution des fonds d'épargne retraite est une contribution à la solution et, ne serait-ce qu'à ce titre, c'est un acte positif à long terme pour le capitalisme français.

D'autre part, et c'est un des points qui doit soutenir une politique délibérée et volontariste de taux bas. Les entreprises françaises qui ont une base de fonds propres limités ont moins de handicap par rapport à leurs concurrents si elles peuvent financer certains investissements par des taux bas. Il y a convergence entre le constat de carence des fonds propres des entreprises françaises et une politique monétaire volontariste en matière de baisse des taux.

Et le troisième élément : l'une des nécessités pour que les entreprises françaises et les centres de décision restent français, c'est la concentration sur les métiers sur lesquels on est fort. Une entreprise qui est leader mondial dans son métier trouvera les éléments pour défendre son centre d'intérêt et son centre de décision en France.

Sur la présence humaine française à l'étranger,

il y a toujours aujourd'hui un problème de non-adaptation à ce dont nous avons besoin pour envoyer un certain nombre de cadres ou non-cadres à l'étranger. Pour l'instant, de manière très pragmatique, on constate des carences extérieures auxquelles on essaie de répondre par la multiplication des formations internes. La création il y a 2 ans de l'Institut de l'Environnement Urbain est une des formes de réponse internalisée à ce constat de carence, mais malheureusement ce constat reste très fort dans notre pays.

Sur la question de l'art de vivre français et la défense de la francophonie,

je vais répondre de manière un peu provocante. Pour moi on peut défendre l'art de vivre français en anglais et diffuser une chaîne centrée sur la culture française et l'art de vivre français, sur les spécificités d'un certain nombre de nos industriels dans le domaine du luxe, du tourisme, en produisant un produit de communication grand public en anglais pour les marchés américains et asiatiques. C'est contribuer au rayonnement de la culture française et au développement de la communication française.

De ce point de vue, notamment dans toutes les réflexions sur les évolutions de la production, je crois totalement à cette idée. Aujourd'hui on doit être capable d'utiliser l'anglais pour défendre l'art de vivre français.

A la question sur les concessions, sur les changements et les difficultés liées au caractère des services publics, notamment dans le domaine de l'eau, et du caractère souverain de ces services publics,

il est vrai que c'est une de nos difficultés. C'est aussi une des raisons qui renforcent complètement la nécessité pour nous d'appliquer la règle du think global but act local . Dans la quasi-totalité des cas, nous avons des partenaires nationaux des pays concernés. L'une des difficultés très concrètes que nous avons connue ces derniers mois, qui n'est pas totalement réglée et qui recoupe tout à fait l'analyse que vous faisiez, s'est posée dans une province d'Argentine où nous nous sommes trouvés en face d'une opposition et d'un pouvoir politique qui ayant changé a utilisé le caractère non national de notre groupe pour remettre en cause les termes d'une concession.

Ces cas-là existent, ils sont inquiétants. Heureusement ils ne sont pas aujourd'hui dominants. Et dans un cas comme celui-là, l'Argentine a aussi bien réagi au niveau central en prenant conscience que si cela se passait mal dans l'une de ses régions, c'était la remise en cause de l'image du pays à l'extérieur.

Sur l'Euro.

Je ne crois pas que les critères de Maastricht soient inadaptés. Je crois que nos politiques monétaires actuelles sont inadaptées et insuffisamment volontaristes. Je crois que le Gouverneur de la Banque de France et le gouvernement de la Bundesbank pourraient avoir un discours plus agressif vis-à-vis des marchés internationaux. Le problème n'est plus celui de la parité du franc et du mark, mais la parité de l'Euro vis-à-vis des autres monnaies.

Les aléas et les variations sont faibles, on est à 2 ans de la création de l'Euro, on peut donc tenir aujourd'hui ce discours plus offensif.

Non seulement je considère que ce serait une erreur d'avoir un Euro mark, mais l'évolution de la situation en Angleterre aujourd'hui, indépendamment même du résultat des prochaines élections, devrait nous permettre d'avoir plus de convergence sur ces problèmes monétaires avec l'Angleterre et peut-être rééquilibrer le débat vis-à-vis de nos amis allemands.

Sur le problème de l'ancrage local.

Oui, c'est essentiel. Dénationaliser ou pas, moi je souhaite vraiment que le groupe dont j'ai la charge soit un acteur efficace sur les marchés mondiaux. Je suis un chef d'entreprise nationaliste. Je considère dans le développement des télécommunications que j'aurais renoncé à certaines alliances si elles avaient dû se faire au prix de la perte de notre contrôle majoritaire. Et quand j'ai pour la première fois évoqué ce sujet avec le Président de Britsh Télécom, c'est la première chose que nous nous sommes dite. Oui, il est intéressant qu'il y ait une structure ensemble, mais la Générale des Eaux restera maîtresse de son destin. Si vous êtes prêt à l'accepter, la discussion est bienvenue, sinon je préfère renoncer à la discussion avec vous plutôt que de renoncer à ce contrôle majoritaire sur nos activités.

Tout en vous ayant tenu ce discours fort sur notre ancrage mondial, je n'ai pas de problème à revendiquer ce caractère nationaliste.

Sur la régulation européenne qui recoupe aussi une autre question qui a été posée, il est vrai que j'ai beaucoup insisté à la fois sur ces besoins de régulation et les défauts et les insuffisances de régulation sociale concurrence actuelle. Je ne sais pas quelle est la bonne solution. En tant que chef d'entreprise, je ressens un équilibre qui n'est pas encore satisfaisant au niveau européen, qui est à la fois extrêmement présent dans certains secteurs, mais qui n'a peut-être pas l'organisation ou le recul nécessaire pour répondre aux besoins de régulation que j'ai identifiés.

La solution institutionnelle, je ne vous l'ai pas apportée aujourd'hui ; je vous ai apporté une frustration forte, à la fois la reconnaissance du besoin de régulation et l'insatisfaction dans la manière dont il est exercé au niveau européen aujourd'hui.

Quelques précisions sur les gisements d'emplois dans les services nouveaux.

Si je prends le secteur des Télécom, nous allons y créer dans les quelques années qui viennent 10 000 emplois directs en France, c'est-à-dire à peu près 30 000 emplois directs et indirects. A l'échelle d'un groupe comme le nôtre et à l'échelle de la nation, c'est significatif.

Sur la retraite à 55 ans,

je disais que je me considérais un peu comme un patron d'une fédération de PME. En matière sociale, c'est encore plus vrai. Pour moi le seul vrai lieu du dialogue social est le plus décentralisé possible. Aujourd'hui nous essayons de multiplier des accords intelligents d'aménagement et de réduction du temps de travail et surtout ne pas poser, ni au niveau d'une entreprise ni au niveau du groupe, la question de la retraite à 55 ans. Personnellement, je sais que pour mon groupe ce n'est pas tenable, ce n'est pas envisageable. Je considère en plus qu'il vaut mieux essayer de consacrer son énergie à des politiques d'aménagement de réduction du temps de travail, qui est un volet un peu offensif en matière d'emplois, plutôt que d'aborder cette question. Je suis résolument sur le frein face à toutes revendications de ce type où qu'elles soient dans le groupe.

Cela n'empêche pas de prendre des initiatives en matière sociale. Quand j'ai présenté mes voeux aux dirigeants du groupe, je leur ai dit que cette année 1997 devait être dans notre groupe l'année du dialogue social en leur donnant une clé : on en a un peu assez de dire qu'il faut nous donner plus de marge de manoeuvre en matière sociale. Cela ne doit pas vous dispenser de vous poser la question "à marge de manoeuvre donnée, que puis-je faire de mieux et de plus que ce que je fais actuellement ?"

Le constat que nous avons dressé il y a quelques jours avec ces 5 000 jeunes recrutés dans le groupe, est une illustration qu'à marge de manoeuvre donnée on peut faire mieux et plus que ce qu'on fait actuellement. C'est une question d'affichage effectif dans les niveaux de priorité de la direction de nos entreprises.

Sur le prix de l'eau,

j'insiste beaucoup dans mes interventions publiques sur le fait que quand on regarde l'évolution du prix de l'eau, il y a trois composantes : la rémunération du distributeur (elle augmente en gros quelque part entre l'inflation et l'index des services). Il y a la part liée à l'assainissement direct, et on sait bien qu'aujourd'hui on a un problème d'environnement majeur en constatant que la moitié des eaux usées ne sont pas encore retraitées. Et il y a la partie taxes et redevance dont je souligne qu'elle a augmenté de 234 % en 5 ans. Vous avez dit qu'elle sert aussi au financement des ouvrages d'assainissement. C'est vrai en partie. La taxe sur les voies navigables et les ouvrages d'assainissement, le lien n'est pas direct.

Je crois qu'en fait dans ce débat sur le prix de l'eau, mon intention est de continuer à insister sur le fait que nous avons encore des efforts majeurs à faire en matière d'assainissement dans ce pays, et là où ils seront faits, ils ne peuvent pas être sans influence sur le prix de l'eau, que ce soit directement sur l'assainissement ou au travers d'un certain nombre de redevances.

Au-delà il y a un dernier argument sur lequel j'ai l'intention d'insister de manière générale. Un débat se pervertit très vite. Aujourd'hui le débat est la hausse du prix de l'eau. La conclusion est que le prix de l'eau est très cher. Et nous avons nous, distributeurs d'eau, toujours eu un gros défaut, nous parlons en mètres cubes en disant que le prix moyen de l'eau, c'est 15 francs/m3. La plupart de nos concitoyens ne savent pas traduire le m3 en litre. Quand ils vous disent c'est 15 francs le m3, ils vous disent que l'eau est plus chère que le vin. C'est cela la réalité. Ce que j'essaie de faire, c'est d'abord que nous commencions nous par parler comme le consommateur, c'est-à-dire parler du prix de l'eau en litre. Là, c'est 1,5 centime le litre. C'est 200 ou 300 fois moins cher que la bouteille d'eau minérale qui est là.

Je veux essayer de casser l'idée : puisque le prix de l'eau augmente, c'est qu'il est très cher. Il faut donner pour cela des références. Pour moi, c'est le prix de l'eau par litre, c'est la comparaison avec l'eau minérale, alors que souvent la qualité du produit est très proche. Et c'est un dernier élément qui me paraît important : nos activités dans le domaine de l'eau rendent un vrai service.

L'expression autour de laquelle je voudrais recentrer le discours maintenant est : la réalité du prix de l'eau, c'est 1,5 centime/litre, service compris 24 heures sur 24 chez vous, récupérée, nettoyée. Il me semble qu'en disant cela, on se fait mieux comprendre qu'en ayant de grands débats sur les taxes et redevances.

M. le Président . - Merci de votre présence à un moment de très grande intensité dans la vie de votre société. Avec votre permission, nous penserons à nouveau à vous quand nous aurons de graves questions dans l'esprit.

AUDITION DE M. MICHEL CAMDESSUS,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DU FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL (5 FÉVRIER 1997)

M. le Président . - Je veux remercier M. Michel Camdessus, Directeur général du FMI, d'être venu. Sa résidence normale est Washington et il nous fait un grand honneur en venant nous parler ce matin.

Il aurait été tout à fait paradoxal de ne pas lui demander de venir dès lors qu'il tombe sous le sens que, si la mondialisation a de nombreux aspects, il y en a plus particulièrement deux qui crèvent les yeux : le premier aspect, ce sont les échanges de marchandises et de services et le second est constitué par l'ensemble de la sphère financière, qui est tout à fait fondamentale. On peut même dire que c'est par elle que la mondialisation a le plus progressé.

De tous nos interlocuteurs internationaux, M. Camdessus est sans doute celui qui s'impose le plus à l'esprit. J'ajoute que dans son cas, il est un interlocuteur privilégié puisqu'il est Français et qu'il a succédé à un Français. Voir cette organisation qui passe pour largement dominée par les Anglo-saxons, dirigée par un Français succédant à un Français et imposant sa marque, son autorité, à l'institution qu'il dirige en jouissant de la considération internationale, est pour nous, Monsieur le Directeur, extraordinairement satisfaisant. Je tenais à le dire.

Avec un parcours de carrière que tout le monde connaît, mais très euro-français puisqu'il passe par l'Institut d'Etudes politiques, l'E.N.A., le ministère des Finances, la direction du Trésor, mais avec une alternance de fonctions au Fonds monétaire, à la Banque Européenne d'Investissements et au Comité Monétaire Européen, M. Camdessus a une expérience qui l'a conduit aux plus hautes fonctions dans cette grande institution internationale qu'est le FMI.

Il n'est pas de crise mondiale où on ne voie apparaître le FMI. Il apparaît si souvent et avec tant d'autorité qu'il est une des institutions les plus contestées et les plus critiquées pour sa rigidité et son orthodoxie financière. Et malgré ces critiques, chaque fois que ses thérapeutiques sont utilisées, on voit le paysage des pays concernés changer complètement. On voit la prospérité succéder à la crise. C'est en tout cas mon sentiment personnel.

C'est pourquoi, Monsieur le Directeur, nous vous demandons de nous parler des progrès de la mondialisation avec ce qu'elle peut comporter de spéculations, d'instabilité, de mouvements brutaux. Nous aimerions, bien sûr, que vous nous disiez aussi comment un haut fonctionnaire international comme vous réagit à l'Euro. Pensez-vous que la monnaie unique soit une réponse adaptée au paysage financier mondial en pleine évolution ? Que peut-on en attendre ?

Je ne sais pas si vous avez le droit de nous dire quelque chose des rapports futurs entre l'Euro et le dollar ? Les relations de change telles qu'elles existent actuellement sont-elles adaptées ? Et pensez-vous qu'à l'avenir l'existence de l'Euro permettra un dialogue plus égal avec le dollar et le yen ?

On a souvent le sentiment de subir les évolutions. L'Euro nous permettra-t-il de co-décider au niveau de la planète, sous l'égide du FMI bien sûr ?

M. Michel Camdessus . - Merci, messieurs les Présidents de me faire le plaisir de m'inviter à passer quelques heures ici, de rencontrer des visages familiers, et de parler ma langue maternelle. C'est quelque chose que je savoure. Et merci d'avoir prononcé des parles évidemment trop flatteuses et dit deux choses très importantes. L'une, que le FMI n'est pas si anglo-saxon que cela. Retenons que l'Europe des 15 a 29 % du capital du FMI. Les Etats-Unis d'Amérique, 18 %. Evidemment, nous héritons d'une histoire qui a fait que pendant longtemps l'Europe s'est habituée à une sorte de domination. De plus, il est arrivé que l'on soit plus puissant lorsque l'on est un seul qui pèse 18 % que 15 qui pèsent 29 % mais se chamaillent ! Ici, et voici déjà un élément de réponse, Monsieur le Président, l'UEM peut, à terme, changer les choses très positivement.

Cette institution est le bouc émissaire naturel, idéal, puisque, comme elle traite d'affaires monétaires elle est invitée à la discrétion et au silence et donc à laisser dire. Et il est évidemment commode, quand un pays vient trop tard nous demander de l'assister dans ses difficultés et que nous sommes amenés à lui recommander de la chirurgie alors que quelques cachets d'aspirine auraient suffit si on s'y était pris plus tôt, de mettre sur le dos du médecin les affres de la maladie.

Pendant longtemps, nous nous sommes résignés à cet état de choses.

Je dois vous dire que depuis quelques années nous réagissons contre cela. D'abord parce que c'est malhonnête à l'égard des opinions publiques, et aussi parce que si les gouvernements ne prennent pas la responsabilité politique des réformes qui s'imposent et s'ils les mettent sur le dos de quelqu'un d'autre, évidemment elles ne pourront pas réussir. Et quelques-uns de nos échecs s'expliquent comme cela.

Enfin, troisième raison pour nous de rejeter ce rôle de bouc émissaire, à force de laisser dire que nos politiques sont récessives, qu'elles entraînent la souffrance des peuples, on encourage les gouvernements à retarder au maximum le moment où ils viendront demander notre intervention, nous amenant alors à opérer dans les pires circonstances, au coeur des crises sociales et politiques.

Alors oui, bouc émissaire, de fait, mais nous devons de plus en plus, et cela fait partie de notre politique, amener les gouvernements avec lesquels nous travaillons (actuellement 85 pays sur les 181 pays membres de notre institution ont des programmes avec nous ou sont en train d'en négocier) à prendre leurs programmes en charge et à prendre la responsabilité des mesures inévitables.

Vu de cette sorte de satellite d'observation qu'est à certains égards le FMI (je me hâte d'ajouter qu'il n'est pas que cela), le monde apparaît plongé dans les spasmes d'une laborieuse transition vers son unité économique et financière, la mondialisation. Paradoxalement, au plan politique, il semblerait pris au même moment de pulsions régressives qui le pousseraient vers de nouvelles fragmentations. Le processus de mondialisation s'intensifie partout ; en certaines parties du monde, il est vécu dans l'euphorie ; dans d'autres, c'est particulièrement le cas de beaucoup de pays d'Europe, dans le doute. Certes, l'on pressent que bien des choses évoluent, mais les sociétés européennes vieillissantes voient plus de menaces que de chances dans l'économie mondialisée qui se met en place. Rien d'étonnant, dès lors, que des projets d'une extraordinaire portée, tels que l'Europe monétaire, soient perçus par certains comme de sournoises menaces et qu'enfin l'Europe éprouve tant de mal, aujourd'hui, à se doter de projets collectifs.

D'où la pertinence de la question : comment, à quelles conditions, réussir la mondialisation ?

Je ne peux répondre qu'avec modestie, parce que c'est commode de parler quand on voit les choses de loin. Vous, vous êtes sur le terrain. Moi je dis comment la France se situe par rapport aux autres, mais mes observations méritent d'être tempérées par ce que votre expérience vous montre. Néanmoins, la perspective d'ensemble me fera répondre en trois points :

- essayer, tout d'abord, d'y voir clair, de démêler ses chances et ses risques, nos atouts et nos handicaps ;

- accepter cette exigence de la mondialisation qu'est la responsabilité dans la conduite des économies nationales ;

- et enfin, progresser vers une régulation plus efficace au plan mondial.

Chances et défis de la mondialisation : tout a été dit là-dessus ! Et pourtant on continue à en faire le bouc émissaire de tous nos maux, alors qu'elle constitue un phénomène positif pour l'ensemble de l'économie mondiale et, notamment, pour les pays industrialisés comme la France. D'abord, parce qu'elle s'inscrit dans le prolongement du processus d'ouverture et d'intégration des économies, auquel le monde doit près d'un demi-siècle d'une prospérité sans égale. Cette ouverture, aujourd'hui, s'étend aux marchés financiers ; les flux de capitaux privés en direction des marchés en développement on permis de financer l'essor de la production dans les pays bénéficiaires, et par là-même de contribuer à soutenir la demande des produits exportés par les pays industrialisés.

C'est ainsi qu'entre 1990 et 1995, par exemple, les exportations françaises vers les pays en développement ont augmenté en moyenne de près de 10 % par an -en dollars-, alors que nos exportations vers les pays industrialisés sur la même période ne progressaient que de 6 %, en rythme annuel. Résultat, en 1995, les exportations vers les pays en développement ont représenté 23 % des exportations totales de notre pays, contre à peine 19 % au début de la décennie. Les consommateurs ont bénéficié eux aussi de la mondialisation, car la spécialisation et la libéralisation accrues des échanges leur ont donné accès à un éventail plus large de produits meilleur marché.

Parallèlement, la mondialisation offre aux opérateurs présents sur les marchés internationaux de capitaux une gamme plus large d'investissements, assure à leur épargne des rendements plus élevés et leur permet de diversifier davantage leurs portefeuilles. Elle facilite également une allocation plus efficace des ressources au niveau global, donc une croissance plus rapide de l'économie mondiale et, avec elle, de meilleures chances de réduire la pauvreté.

On me parlera évidemment de la toute-puissance des marchés, de l'espace trop étroit laissé par les marchés aux politiques. Je suis prêt à en débattre. On me dira aussi que le bonheur des marchés n'est pas le bonheur de l'homme de la rue, c'est certainement vrai, mais il y a quelques faits massifs à reconnaître. Je ne vous en cite qu'un : ce qui s'est passé de 90 à 93 dans l'économie mondiale.

Vous vous souvenez que pendant ces années-là, les grandes économies industrielles, successivement les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon, l'Allemagne et la France, sont rentrées en récession, ont flirté avec une croissance zéro ou se sont retrouvées un petit peu en dessous.

Si on s'était trouvé dans le contexte des 15 années précédentes, l'époque où les économies industrielles étaient les locomotives de l'économie mondiale, le fait que les économies industrielles s'arrêtent aurait entraîné une crise profonde au plan mondial. Or il n'y a pas eu de crise. Il y a eu un ralentissement de la croissance, mais le monde a continué de croître entre 2 et 2,5 %.

Pourquoi ? Parce qu'entre une trentaine de pays en développement, qui, soit dit sans excès de modestie, avaient été de très bons élèves du FMI, ont crû pendant ces années-là grâce à la mondialisation et à l'ouverture des financements qu'elle a permis pour eux, à un rythme entre 6 et 9 %. Et ce sont eux qui ont fait en sorte que la croissance mondiale soit positive et que notre récession soit considérablement amortie. Il y a donc du bon dans la mondialisation.

Mais qui dit nouvelles chances dit aussi nouveaux risques et évidemment, il est prudent de s'arrêter plus longtemps sur les risques que sur les chances. Je me contenterai d'en signaler ici deux parmi les plus préoccupants. Le premier est le risque d'instabilité financière. Au cours de ces dernières années, plusieurs crises financières coûteuses ont secoué l'économie mondiale. L'effondrement des prix des actifs, les fortes turbulences des marchés des changes, la crise déclenchée sur les marchés émergents par les événements survenus au Mexique, la faillite de plusieurs grands établissements financiers, autant d'événements qui soulignent les principales carences de notre système. Jusqu'à présent, la communauté internationale y a fait face ; non sans mal, cependant. Autant dire qu'il y a là une vulnérabilité qui appelle un renforcement du système financier, puisque nous savons maintenant qu'une crise financière, née presque n'importe où, peut se répandre comme traînée de poudre.

Le second risque est celui de la marginalisation. Si certains pays en développement ont compris comment faire fond sur les forces de la mondialisation pour accélérer leur progrès économique, il n'en va pas de même, à l'évidence, pour tous. Le fait est que les pays qui ne sont pas capables de participer à l'expansion du commerce mondial, ou d'attirer un volume significatif d'investissements privés, sont en danger de devenir les laissés pour compte de l'économie mondiale. Et ce sont précisément les pays qui ont le plus besoin des échanges, des investissements et de la croissance que la mondialisation pourrait leur apporter, qui courent le plus grand risque d'être marginalisés.

Et il y a une sorte de mécanique infernale. De plus en plus, nous, pays industriels, dans l'octroi de nos aides publiques au développement, dans nos investissements dans ces pays, nous avons tendance à aider ceux qui gagnent et qui sont crédibles. Il s'inscrit une tendance forte à l'accroissement des écarts entre pays en développement qui décollent et ceux qui sont à la traîne.

On peut donc craindre que le fossé ne se creuse encore entre les pays qui sauront profiter de la mondialisation et ceux qui seront frappés de marginalisation. La communauté mondiale ne peut pas se résigner à cette dérive. Elle se sait une désormais. Elle sait que, quelle qu'en soit l'origine, une crise financière peut, dans l'instant, devenir universelle, elle sait que même si elle se cuirassait contre le sentiment de l'inacceptable d'une misère sans réponse, elle ne pourrait ignorer les risques que la marginalisation entraîne pour l'équilibre géopolitique mondial.

Ces chances et ces risques font désormais partie intégrante de notre environnement, que ce soit en France, en Europe, ou dans le reste du monde. Il y a des chances nouvelles. Il y a des défis, c'est-à-dire des risques que notre génération devra transformer en chances ! Face à ces défis, la France, comme l'Europe, part gagnante. Elle part gagnante dans un jeu qui n'est pas à somme nulle et où notre responsabilité est de faire que le plus de pays possible soient gagnants. Ce serait cela une mondialisation réussie.

Commençons par l'avenir que la France peut attendre de la mondialisation. Voici trois raisons pour lesquelles la France doit envisager cet avenir avec confiance.

D'abord, parce que la France mène, depuis le début des années 1980, une politique macro-économique pratiquement constante et vigoureuse qui s'est traduite par un remarquable renforcement de nos structures industrielles et de notre compétitivité, l'assainissement en cours de nos finances publiques, des taux d'intérêt à long terme parmi les plus faibles du monde... Tout cela, la solidité de sa balance courante, la qualité de sa recherche et de nombreux secteurs de pointe lui vaut une crédibilité dont seul ses ressortissants ne semblent guère conscients et tout cela évidemment contribue à faire du franc une monnaie saine et respectée.

Deuxièmement, l'engagement indéfectible de la France en faveur de la construction européenne a aidé à promouvoir la paix, la stabilité, le progrès économique à travers le continent, et à créer un engagement commun des Européens à affronter l'avenir ensemble qui, vu de l'autre rive de l'Atlantique, est réellement le fait majeur de cette dernière décennie.

Troisièmement, la France a une longue tradition d'engagements dans les affaires du monde et de solidarité avec les pays en développement. Ceci sera un actif précieux de la nouvelle Europe et contribuera à en faire un partenaire constructif dans cet effort universel pour une mondialisation réussie.

La France peut s'appuyer sur cet acquis pour bâtir l'avenir. Comment expliquer, dans ces conditions, l'appréhension que l'on devine aujourd'hui -en France, mais aussi dans les autres pays européens- dès que l'on évoque cet avenir ? Par le drame du chômage et notre lenteur à lui trouver des réponses crédibles ? Bien sûr ! La concurrence s'intensifie aussi sur les marchés mondiaux. Les investissements financiers internationaux se diversifient de plus en plus pour réduire au minimum les risques et améliorer les rendements. Enfin, voici que, grâce à la libéralisation du commerce et des marchés de capitaux, il devient beaucoup plus facile, et parfois indispensable, de " délocaliser " la production vers des pays où les coûts sont relativement bas.

Faut-il en déduire que l'essentiel de nos acquis est désormais menacé, et que des pays comme la France ne peuvent affronter des concurrents qui pratiquent encore des politiques sociales et des salaires si éloignés des nôtres ? Absolument pas. En effet, lorsque les producteurs et les investisseurs ont à choisir entre tel ou tel pays, bien d'autres facteurs que les salaires et les politiques sociales entrent en ligne de compte. La stabilité macro-économique, l'évolution plus ou moins prévisible du taux de change, l'ouverture aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux, la productivité de la main d'oeuvre et la transparence du cadre légal et réglementaire, la cohésion sociale, etc..., prennent alors une importance capitale.

La France est donc bien placée - à plus d'un titre- pour affrontrer une compétition désormais planétaire. Mais il est vrai que ces atouts ne sauraient suffire si nous voulons nous donner la croissance et la souplesse des structures sans lesquelles nous n'avons aucune chance de saisir ces nouvelles opportunités et de régler le problème du chômage. Il faut un plus : répondre sans nous dérober à l'exigence universelle d'une gestion responsable de la transition.

Nous sommes tous, pays en développement, pays en transition vers l'économie de marché et vieux pays industriels, des pays en transition. Transition déjà tardive vers cette économie mondialisée du 21ème siècle, puisque celui-ci, je le pense, a déjà commencé ! Et ceci implique, particulièrement de la part des grands pays industriels, non l'uniformité des stratégies mais une sorte d'exigence d'excellence dans la conduite des politiques économiques. L'influence qu'ils sont susceptibles d'exercer sur le reste du monde ajoute à ce devoir. Le temps est bien révolu où " il suffisait de faire moins de bêtises que ses voisins ". Aujourd'hui, notre voisinage est universel et la compétition peut surgir partout. Dans un monde où la concurrence s'exerce de plus en plus, non seulement entre firmes mais entre systèmes, dans un monde surtout où les crises financières peuvent dans l'instant revêtir une dimension systémique, les gouvernements ne peuvent plus échapper, fut-ce temporairement pour une pause pré-électorale, à leur devoir d'excellence dans leurs gestions. Excellence dis-je, mais je pourrais tout aussi bien dire responsabilité ou tout simplement rectitude.

A cela, nul pays n'échappe et tous le savent. Il y a au Fonds monétaire international un consensus unanime pour que, dans le dialogue avec chacun de nos pays membres nous mettions -dans ce contexte de mondialisation- un accent plus appuyé sur trois points :

- la transparence et la rigueur dans la gestion économique d'ensemble ;

- la recherche d'une croissance axée sur le développement humain, et

- la réforme de l'Etat.

Il y a trois semaines j'ai été invité par le groupe parlementaire CSU CDU en Allemagne qui m'a posé les mêmes questions que vous et m'a demandé de leur dire où en était l'Allemagne face à la mondialisation.

Ici en France on aurait tendance à dire que les Allemands sont beaucoup plus avancés que nous. L'économie allemande serait une MERCEDES, la nôtre une 4L ou une 4 CV. Pas du tout ! Je suis sidéré de voir à quel point les problèmes sont communs et comme l'avenir est finalement perçu avec la même appréhension et la conscience d'un effort à faire sur des sujets communs :

- la rigueur budgétaire, on reconnaît qu'il faut aller vers l'équilibre budgétaire, en tout cas sur le moyen terme.

- La nécessité de garder une monnaie saine, je ne dirais pas une monnaie forte, mais une monnaie débarrassée de toute composante inflationniste.

- La nécessité de poursuivre la réforme de l'Etat et des entreprises publiques.

- La nécessité de se débarrasser de toutes les niches, de tous les éléments dans notre dispositif qui font que des pans de notre économie restent protégés du vent de la concurrence intérieure ou extérieure.

- La nécessité, si nous voulons pouvoir saisir rapidement les chances qui s'offrent à nous sur les marchés mondiaux, de nous doter d'une beaucoup plus grande souplesse d'adaptation de nos structures et de nos marchés, notamment de l'emploi.

- La nécessité aussi, sans pour autant renoncer à une philosophie de cohésion sociale à laquelle ils sont aussi attachés que nous, de revoir nos dispositifs de protection sociale, essentiellement parce que nous avons en commun un problème de vieillissement de nos populations qui ne nous permet pas de continuer à vivre aujourd'hui avec des systèmes qui ont été bâtis quand les perspectives démographiques étaient radicalement différentes. C'est un problème universel en Europe, que nous devons chacun traiter à notre manière, en fonction de notre dispositif de dialogue social qui fonctionne hélas, moins bien chez nous que chez nos voisins, mais nous devons trouver des solutions similaires à tous ces problèmes communs.

J'observe que parfois, dans les spasmes chez nous, d'une manière plus concertée ailleurs, des solutions obéissant à la même philosophie sont en train de se faire jour.

Je crois que si l'on arrive à poursuivre cet effort de réformes structurelles sans remettre en cause la stabilité acquise, réellement, la France sera bien placée pour soutenir la concurrence internationale et les retombées seront positives pour la société tout entière en termes de nouveaux investissements, de croissance et de création d'emplois.

Je crois que l'enjeu est formidable et il l'est d'autant plus que c'est au moment même où nous livrons ce combat pour notre propre adaptation, un combat qu'il fallait livrer de toutes façons, par une sorte de caprice de l'histoire ou de logique profonde, le volet monétaire de la construction européenne nous apporte un atout dont nous n'avons peut-être pas encore mesuré toute l'importance.

Je m'arrête un instant sur l'Euro, comme vous m'y avez invité, Monsieur le Président. Je crois que les Français ne se sont pas tous rendu compte, du supplément de puissance économique qui pourra se manifester dans une Europe monétairement unifiée. A-t-on songé à ce que signifie un marché unifié de 370 millions d'habitants à haut niveau de revenu, où les fluctuations de change auront disparu, où les taux d'intérêts seraient maintenus à des niveaux bas grâce à la discipline budgétaire sur laquelle on est d'accord, les entreprises bénéficieraient de surcroîts d'efficacité résultant de rapprochements et de la mise en commun des potentiels industriels et de recherche parmi les plus avancés du monde ? A-t-on songé à ce que cela signifie pour l'Europe que cette chance nouvelle de se doter d'un système financier, comparable par sa profondeur et son efficacité, à celui est des Etats-Unis ?

Je crois qu'il y a là des perspectives de croissance, et pour la monnaie unique des perspectives d'un rôle accru au plan international, qui doute devront renforcer l'influence européenne sur la scène mondiale si nous réussissons cette transition.

Dans quelle mesure et dans quels délais l'Euro sera-t-il à même de concrétiser son potentiel de monnaie de réserve ? La réponse à cette question dépend, essentiellement, de l'appui que pourront lui apporter les politiques budgétaire et structurelle. Maintenant que l'Europe dispose de son pacte de stabilité et de croissance, les politiques structurelles devront évidemment occuper une place de premier plan dans les priorités de tous les responsables de l'avenir du continent. Une place de premier plan, certes, mais non exclusive ; car la prospérité future de l'Europe dépendra de plus en plus de la stabilité et du dynamisme de l'économie mondiale intégrée, et l'Europe doit prendre une part grandissante à l'effort consenti par la communauté internationale au plan global, pour sa régulation. C'est le problème du pilotage d'ensemble de l'évolution économique et sociale mondiale. Trois grandes questions s'y rattachent :

- comment faire face aux risques d'instabilité systématique ?

- comment faire face aux risques de marginalisation des plus pauvres ?

- comment tenter de progresser vers une meilleure régulation, au plan mondial, de la mondialisation ?

Arrêtons-nous donc aux trois grandes questions que je viens de citer.

Comment affronter les risques d'instabilité financière ?

La crise du Mexique l'a montré, les phénomènes de déstabilisation financière ont de plus en plus une dimension mondiale. Et ici, une institution comme le FMI a donc des responsabilités à exercer et un rôle central à jouer.

Comment faire face à ces risques ? Par la prévention d'abord. L'intégration des marchés financiers internationaux a conduit le FMI à renforcer la surveillance qu'il exerce sur la politique économique des Etats, de façon à pouvoir détecter à temps les problèmes qui se font jour et à les traiter avant qu'une crise sur les marchés financiers n'impose un ajustement brutal. Nous nous sommes efforcés, en particulier, d'instaurer un dialogue plus continu et plus exigeant avec les autorités des pays membres. Nous avons également reçu mandat de porter attention à la solidité des systèmes bancaires, à la pérennité des flux financiers, aux pays à risques et à ceux où les tensions du marché financier pourraient avoir des effets de contagion graves.

Cela dit, les marchés fonctionnent mieux lorsqu'ils disposent d'informations suffisantes. C'est pourquoi, nous avons mis au point des normes destinées à aider et à inciter les Etats à diffuser leurs données économiques et financières dans le public aussi complètement que possible et sans délai.

Il n'en reste pas moins que, dans ce monde intégré et parfois imprévisible, le FMI ne peut se contenter d'encourager les Etats à mettre en oeuvre des réformes économiques ; il doit aussi disposer de ressources financières suffisantes pour les accompagner dans leurs efforts et disposer de toutes les ressources ou des droits de tirage nécessaires pour être en mesure de faire face, s'il vient à se produire une crise majeure. Les quotes-parts constituent notre capital et sont la base de nos prêts. Nous envisageons de les relever de façon substantielle, c'est aujourd'hui notre première priorité. J'ai bon espoir que nous pourrons compter, comme cela a toujours été le cas par le passé, sur le soutien actif de la France.

D'autre part, les pays du G-10 -parmi lesquels figure la France- ainsi qu'un certain nombre d'économies de marché émergentes et d'autres pays disposant d'une balance des paiements solide, ont entrepris de mettre sur pied des accords de financement parallèles aux dispositions déjà en vigueur dans le cadre des Accords généraux d'emprunt, de manière à porter autour de 50 milliards de dollars les ressources auxquelles le FMI pourra avoir accès d'urgence dans l'hypothèse d'une crise systématique.

Enfin, nous cherchons en parallèle à renforcer nos moyens pour aider les pays les plus pauvres à des conditions adaptées à leur situation par des prêts sans intérêt (j'évoque par là nos efforts pour rendre permanente la FASR dont je parlerai plus loin).

Si l'adoption de ces mesures réduit le risque de voir se déclencher de nouvelles crises de type mexicain, elle ne l'élimine pas. Aussi, avons-nous clarifié, et en quelque sorte codifié, les procédures qui permettront au FMI de répondre rapidement et de manière décisive à des situations de crise, tout en maintenant la conditionnalité dont s'assortit son concours financier. Le recours à ces procédures devra demeurer exceptionnel ; notre contribution devra garder son caractère catalytique et, comme par le passé, être liée à l'adoption d'un programme économique vigoureux par le pays qui solliciterait cette assistance exceptionnelle.

Nous devons aussi, je pense, continuer à porter une attention accrue à d'autres sources d'instabilité potentielles dans chaque pays et dans le système monétaire international tout entier. Sûreté et solidité des systèmes bancaires d'abord.

La crise mexicaine a montré que les pays dont le système bancaire est fragile et inefficace sont plus vulnérables aux risques de contagion et moins à même de faire face à l'instabilité des flux de capitaux et aux pressions sur les taux de change. Qui plus est, les répercussions de cette crise sur certains pays latino-américains ont montré que la fragilité des systèmes bancaires peut amplifier et prolonger l'impact de telles crises sur d'autres économies.

Les autorités de tutelle des principaux pays industrialisés sont conscientes depuis fort longtemps de l'existence de ces risques et, au cours des dernières années, la réglementation et le contrôle G-10. Chacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître que ces progrès doivent être généralisés à l'échelle mondiale. Je suis convaincu que la dissémination de normes précises reconnues au plan international pourrait constituer une base commune pour la réglementation et le contrôle des systèmes bancaires à travers le monde. Evidemment, ceci ne serait qu'un modeste premier pas, car ces normes ne suffiront pas à elles seules. Elles ne seront efficaces que si les autorités ont la capacité et la volonté d'exercer une constante et difficile vigilance et de prendre les décisions indispensables à leur mise en oeuvre.

Comme vous vous en doutez, cette attention, que nous dicte l'actualité, à la stabilité des systèmes bancaires n'enlève rien à notre souci de promouvoir -comme nos statuts nous en font obligation- la stabilité des changes et, singulièrement, des relations entre le dollar, le yen et les monnaies européennes. Dans une époque caractérisée par les flux massifs de biens et de capitaux, il ne reste plus grand monde pour nier que les désordres des taux de change peuvent opposer un sérieux obstacle à une prospérité mondiale durable. La question est de savoir comment mettre en place et maintenir une grille de taux de change viable. Ici, au sein d'une controverse vieille de trente ans, un point au moins est fermement et unanimement acquis : les deux conditions premières de cette stabilisation se trouvent dans la solidité des équilibres macro-économiques et monétaires, surtout des pays du G-7, et dans la qualité de leur coopération.

Les pays du G-7 doivent donc consolider les grands paramètres de leurs économies respectives. Mais que faire, lorsque les taux de change, malgré cela, s'écartent de ce que l'on pourrait considérer comme leurs " zones de vraisemblance " ? Ici, s'ouvre un débat dans lequel je me reconnais quelque peu minoritaire. Je suis de ceux qui regrettent que la trajectoire et la dynamique créées par les accords du Plaza et du Louvre aient été sinon abandonnées, du moins mises en sommeil par le G-7, probablement parce qu'elles impliqueraient un degré de coordination des politiques économiques et monétaires auxquelles les grandes puissances n'étaient pas encore disposées. Notons toutefois qu'une forme de coopération discrète et informelle a subsisté qui a connu un succès remarquable depuis le printemps et l'été derniers, lorsque la coordination de leurs politiques économiques et l'envoi de signaux clairs aux marchés a permis de rétablir une constellation de taux de change beaucoup plus raisonnable lorsque la surévaluation du yen a fini par apparaître totalement déraisonnable.

Ceci s'est produit et c'est une réussite assez remarquable puisqu'elle s'est opérée sans que les 7 aient dû peser pour obtenir ce résultat. Le dollar s'est apprécié de 50 % contre le yen depuis avril 96, et de 20 % contre le DM et le franc français.

Est-ce durable et où va-t-on aller ? C'est le genre de sujet sur lequel je parle d'abondance quand il s'agit de commenter le passé, mais où je retiens mon souffle et mes paroles quand il s'agit de parler de l'avenir. Je vous dirai néanmoins qu'il y a quelque chose de sain dans ce qui s'est passé, en ce sens que l'appréciation du dollar est clairement la confirmation naturelle par les marchés de la bonne santé de l'économie américaine et du renforcement de ses disciplines macro-économiques.

Il importe aujourd'hui -à tout le moins- de faire fond sur ce succès qui démontre que, même avec des réserves de change limitées face à la taille des marchés, la concertation du G-7 n'est pas sans influence. Il ne fait aucun doute que la stabilité des taux de change peut être grandement améliorée si les principaux pays prennent à coeur les responsabilités qui sont les leurs en tant qu'émetteurs de monnaies de réserve. Ils peuvent le faire et ils le doivent : il reste que la prochaine étape dans cet effort sans cesse recommencé de renouvellement du système monétaire international sera largement dominée par l'événement monétaire majeur et le plus prometteur de l'après Bretton Woods : je parle une fois de plus de l'avènement de l'Euro.

Comment l'Euro sera-t-il géré ? Comment évoluera cet équilibre entre grandes monnaies, quel type de coopération s'établira entre les responsables ? Quel sera l'impact de l'apparition de cette monnaie de tout premier plan au sein du système monétaire international ? Autant de questions ouvertes pour l'évolution ultérieure. Il n'est que grand temps d'en débattre. Le fait, néanmoins, demeure que l'Euro est devenu aujourd'hui le point de passage obligé de la réforme du système monétaire international.

Comment soutenir dans leurs efforts d'ajustement les pays en transition et les pays des plus pauvres ?

Notons-le d'abord, la mondialisation a incité de plus en plus de pays à opter pour la stabilisation macro-économique et les réformes structurelles. Ces pays recherchent auprès du FMI conseils, assistance technique et appui financier. Notre institution compte désormais 181 membres, dont une soixantaine bénéficient d'un financement pour leur programme d'ajustement et de réforme. Soixante-deux pays ! et 24 autres négocient de tels programmes ! Cela donne une idée du formidable effort d'ajustement structurel qui s'est engagé à travers le monde ! Un grand nombre des Etats qui nous ont rejoints ces dernières années sont des économies en transition d'Europe de l'Est et de l'ex-Union soviétique, que le FMI aide à réintégrer l'économie mondiale. Les résultats sont encore inégaux -souvent décevants, parfois remarquables- et il reste beaucoup à faire dans bien des cas. Mais il est encourageant de constater que ceux de ces pays qui ont été les plus déterminés dans leurs efforts de réforme figurent aujourd'hui parmi les économies les plus dynamiques du continent. Pour l'Europe, cela signifie une intensification de la concurrence, mais aussi de nouveaux marchés, plus de stabilité et, bien évidemment, la consolidation de la paix.

Mais ce n'est pas tout. Nous devons aussi être prêts à lutter contre la marginalisation à travers le monde et à soutenir les efforts de réforme des pays les plus pauvres à des conditions qui puissent leur convenir. C'est pourquoi, nous travaillons à doter la facilité d'ajustement structurel renforcée (FASR) -le guichet grâce auquel le FMI peut faire des prêts à 0,5 % aux plus démunis de ses membres- de ressources suffisantes pour continuer à fonctionner jusqu'à ce qu'elles puissent s'autofinancer, ce qui sera le cas dès les premières années du siècle prochain. La FASR sera aussi le canal par lequel le FMI contribuera à l'initiative qu'il a engagée conjointement avec la Banque mondiale pour alléger le fardeau des pays pauvres les plus endettés.

Quelle que soit leur importance, toutefois, la FASR et " l'initiative conjointe sur la dette " ne résoudront pas, à elles seules, tous les problèmes liés au sous-développement et à la vulnérabilité des pays les plus pauvres. Ces derniers, et en particulier les pays africains, continueront d'avoir besoin d'aides bilatérales assorties de conditions concessionnelles. Je sais que la France entend poursuivre -et, espérons-le, intensifier- ses efforts dans ce domaine, à condition que les pays qui sollicitent l'aide internationale bilatérale ou multilatérale fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour créer les conditions d'une utilisation productive des concours reçus. Il leur faudra, pour ce faire, adopter une politique macro-économique judicieuse, engager des réformes structurelles globales et mettre en place un cadre institutionnel qui inspire confiance aux investisseurs et aux épargnants tout en assurant la sécurité de leurs investissements. L'assistance internationale toutefois ne saurait remplacer un meilleur accès aux marchés mondiaux, surtout pour le type de produits pour lesquels les pays les plus démunis ont, ou pourraient dégager, un avantage comparatif, à savoir les produits agricoles et minéraux et les produits industriels de base.

Poursuivre et élargir cet effort de solidarité, c'est ajouter une dimension essentielle à notre stratégie pour la réussite de la mondialisation. De même que les efforts déployés par chacune de nos nations pour devenir plus compétitive doivent être complétés par des initiatives visant à améliorer l'efficacité du soutien apporté aux éléments les plus vulnérables de nos populations, la mondialisation ne sera une réussite globale que si elle devient une nouvelle chance pour les pays les plus pauvres. Les enjeux sont là-aussi considérables. Il s'agit de faire que, dans la gestion d'un univers mondialisé, la solidarité devienne le soeur jumelle de la responsabilité. Sans cet effort de solidarité, le monde serait en permanence en danger d'implosion. Les pays pauvres le comprennent bien qui acceptent maintenant de nous aider à financer nos instruments de soutien à des pays plus pauvres qu'eux. Ils nous disent par là qu'un univers mondialisé prend un risque majeur s'il laisse subsister des poches de misère. Comme le faisait remarquer récemment Peter Sutherland, l'aide au développement était naguère une sorte de cotisation d'adhésion au club des pays riches. Elle est aujourd'hui une contribution indispensable à l'équilibre d'un monde qui s'unifie. L'opinion publique est prête à l'admettre et il est une question à laquelle quiconque, en particulier, dialogue avec des jeunes se trouve confronté : à quoi rime cette quête incessante de compétitivité que nous impose la mondialisation ? Pourquoi nous laisser entraîner dans cette spirale infernale où l'homme risque d'être broyé ? Ne vaudrait-il pas mieux rechercher le moyen d'y mettre fin ? On peut, bien sûr, répondre que la concurrence est le moteur du progrès et de l'amélioration globale des niveaux de vie. C'est vrai, mais insuffisant. On peut rappeler qu'accroître notre efficacité est indispensable pour progresser et même parfois pour survivre dans un monde où la concurrence est rude. Cela non plus ne suffit pas. Cet effort incessant ne prend de sens que s'il permet une solidarité plus active envers les groupes sociaux les plus vulnérables et les pays les plus démunis. Pour que la solidarité puisse être à la hauteur de l'enjeu, il ne peut être question d'abandonner la course vers plus d'efficacité. Il faut la courir ensemble et dans un cadre mieux régulé.

Comment donc progresser vers une meilleure régulation globale de la mondialisation ?

Comment, au moment où la mondialisation avance si vite, trouver les structures mondiales adaptées, où chacun serait équitablement représenté, et qui permettraient de parvenir à une meilleure formulation de stratégies globales au niveau de l'économie mondiale ? C'est un sujet sur lequel Jacques Delors a lancé naguère des suggestions novatrices ; c'est un sujet repris fréquemment parmi les pays émergents, mais je crains qu'il ne reste encore beaucoup de scepticisme et d'appréhensions à dissiper à ce propos. Faute de soutien politique pour une approche plus ambitieuse, nous en sommes réduits pour l'instant à faire de notre mieux pour que cette dimension mondiale des problèmes soit prise en compte le mieux possible dans les structures existantes. Tel est l'effort de M. Ricupero à la CNUCED, de M. Ruggiero à l'OMC. Tel a été l'objet des grandes conférences sous l'égide des Nations-Unies, tel est le sens de l'effort accompli au sein du Comité intérimaire du FMI. Cette structure, si mal nommée, mais où des pays tels que l'Inde et le Brésil, entre autres pays émergents, sont représentés en permanence aux côtés de ceux du Groupe des Sept, fournit un cadre utile pour parvenir à un consensus sur les grandes orientations de la stratégie macro-économique mondiale.

Il demeure que d'une manière un peu simpliste, l'opinion publique considère que nous vivons encore sur la base d'un système gouverné par les 7. Or les 7, c'est important, mais il y a maintenant d'autres géants qui émergent. Quel système légitime pourrait être mis en place pour que les citoyens du monde aient le sentiment que les affaires du monde sont gérées et prises en charge d'une manière acceptable et légitime ?

C'est une question qui est souvent posée en France, dans les pays émergeants. C'est une question qui entraîne un très grand scepticisme et des réactions de surprise amusée lorsque ce n'est pas de rejet franc aux Etats-Unis et dans d'autres pays industriels.

Prononcez le mot de " gouvernement mondial " au Congrès des Etats-Unis et vous devenez l'ennemi public numéro un. Or, la simple idée de dire qu'il faudrait aller vers une structure où des questions comme celles dont nous venons de parler seraient plus directement, et d'une manière plus délibérée et volontaire, prises en charge par la communauté mondiale des états, cette idée-là n'a pas encore trouvé sa légitimité dans l'opinion publique des grands pays. Mais il est vrai que l'arrivée de l'Euro va être une occasion de renouveler le débat entre les grands pôles monétaires. Il faudra assez vite reconnaître aussi qu'il y en a d'ailleurs plus que trois. La Chine peut émerger très vite comme une grande monnaie. L'Inde aussi.

La question qui se posera un jour prochain sera de faire en sorte que ces pays qui vont être de plus en plus appelés à prendre leurs responsabilités pour le financement de l'économie mondiale et la prise en charge des fonctions de stabilisation de cette économie, se voient accueillir dans un cadre convenable pour exprimer leurs vues sur de tels sujets et peser sur des négociations indispensables.

Mais il est temps que je m'arrête pour répondre à vos questions.

M. le Président . - Monsieur le Directeur, merci. Vous avez abordé la plupart des questions que nous nous posions. Et vos propos rejoignent, dans une très large mesure, ceux de M. Ruggiero hier.

Votre appréciation de la mondialisation est beaucoup plus positive que cela n'est habituellement le cas en Europe. J'ai eu l'occasion de rencontrer des Allemands et le sentiment de pessimisme est au moins aussi développé chez eux qu'en France.

Je voudrais vous poser une ou deux questions.

A propos de l'Euro -vous connaissez le système mieux que nous-, n'êtes-vous pas inquiet de voir une banque centrale européenne se mettre en place alors que sur le plan de l'union politique nous faisons pratiquement du sur place, si même nous ne rétrogradons pas à travers l'élargissement de la Communauté dont il est difficile de penser qu'elle va renforcer les institutions ? N'y a-t-il pas là un hiatus très grave entre le pouvoir monétaire d'un côté et l'absence de pouvoir politique de l'autre ?

C'est une thèse largement défendue par la France. Le problème est de savoir vers quoi on va.

Deuxième question : je vous ai entendu nous dire que l'évolution favorable des relations entre les monnaies européennes et le dollar était due à une politique concertée. Peut-on vraiment dire cela ? Est-ce que vous ne sacrifiez pas à la vieille formule : " ces mystères nous dépassent, feignons de les organiser ". Ne m'en voulez pas de cette observation sceptique.

Enfin, vous avez parlé des pays marginalisés. Quand on évoque cette catégorie de pays, on pense à l'Afrique, or voilà deux ans que l'Afrique connaît un taux de croissance qui tout à coup dépasse le taux de la croissance démographique et dépasse même le nôtre. Chez elle, le taux de croissance moyen est de 5 à 6 %. Est-ce le signe de quelque chose de durable ? L'Afrique réémerge-t-elle à l'horizon économique ?

M. Michel Camdessus . - On voit bien ce que serait la Banque Centrale Européenne, et il n'était pas difficile d'en dessiner une. Il y avait d'autres modèles dont la Bundes Bank. De plus, organiser une banque centrale indépendante à partir de banques centrales devenues indépendantes ne posait pas de grands problèmes métaphysiques ou politiques.

Mais la logique du traité, c'est que l'on mette en place en effet la Banque Centrale et, à travers les résultats des travaux de la conférence intergouvernementale, que la construction politique de l'Europe avance. Comme vous, je pense en tant que citoyen et même en tant que technicien des affaires monétaires, qu'on ne peut pas avoir ou tolérer longtemps le risque de hiatus dont vous parlez.

Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il y a une absence de pouvoir politique. Je comprends le gouvernement français quand il dit : nous voulons un conseil financier et monétaire des ministres. Mais il existe déjà au niveau des ministres ! Les ministres des finances se réunissent tous les mois. Evidemment dans une structure qui sera plus large puisque ce seront les 15, alors que dans le noyau initial de la Banque Centrale Européenne il y aura plus de 7 et moins de 15 pays. Il faudra qu'ils trouvent le moyen de se réunir en ministres de la zone Euro, d'autant plus qu'ils auront, eux ministres et pouvoirs politiques, la responsabilité de la politique de change de la zone Euro.

Mais je ne vois guère là de problème énorme à régler et je pense que la solution sera trouvée. Il y a aussi le Conseil européen et les présidents des pays de l'Euro trouveront certainement aussi le moyen de se concerter et d'exercer quand il le faudra leur responsabilité au niveau des décisions de change.

Je comprends évidemment la dialectique franco-allemande en particulier, et tout l'arrière-plan politique de cette affaire, mais je crois que cela ne devrait pas être une pierre d'achoppement. Ici aussi, après quelques spasmes et beaucoup de discussions d'experts, beaucoup de paroles inutiles, on trouvera un accommodement.

Nous avons vu depuis des décennies la construction européenne progresser de cette façon. Nous allons voir nos responsables se rendre compte du formidable enjeu de cette affaire et, je l'espère, éviter les faux pas politiques. C'est mon opinion, mais je soumets cette affirmation optimiste à votre critique.

Sommes-nous en train d'organiser les mystères qui nous dépassent en ce qui concerne le dollar et les autres monnaies ? Je ne le crois pas. Je pense que le résultat est venu beaucoup plus tard que nous ne le pensions, mais c'est tout de même le résultat de politiques qui ont été voulues et délibérées entre les 7. Il y a très longtemps que la politique économique monétaire et financière des Etats-Unis, du Japon, des pays européens est concertée au cours de ces réunions périodiques tous les 3 ou 4 mois. On met cartes sur table, on écoute poliment le Directeur général du FMI qui distribue bonnes notes, avertissements ou cris d'alarmes, on regarde ce qui se passe, on suit les fluctuations des marchés, et je peux vous dire que la manoeuvre de mars-avril 1996 a été délibérée, voulue et organisée. Et si elle a demandé peu de gesticulations, c'est d'une part parce que les marchés ont reconnu que c'était indispensable, et parce qu'il y avait assez de volonté commune d'arriver à un résultat que tout le monde jugeait bon, que des trois côtés des mesures convergentes ont été prises. Je ne vous dis pas que cette concertation est parfaite, je la trouve insuffisante, parfois maladroite, parfois trop tardive, mais en cette occasion elle a marché.

Je souhaiterais qu'enhardis par ce succès, nos grands argentiers continuent et gèrent comme un acquis précieux et fragile la bonne constellation qu'ils ont aidé à mettre en place.

Enfin, sur l'Afrique je fais le même constat que vous. Enfin l'Afrique croît d'une manière positive, c'est-à-dire que la croissance dépasse le galop démographique. Et ce n'est pas l'effet du hasard. Certains ont dit : c'est une aubaine passagère, ce sont les termes de l'échange du café, du cacao, etc. Non. Nous avons étudié par le menu, pour l'ensemble des pays avec qui nous avons des programmes en Afrique, une trentaine sur les 50, ce qui s'est effectivement passé. Et bien, Mesdames et Messieurs, c'est la récompense de leurs efforts. Les pays qui tirent le développement de l'Afrique en ce moment sont ceux qui après des années d'effort, commencent enfin à récolter les effets positifs de l'ajustement structurel dont vous parliez, monsieur le Président.

Et je dois dire que le phénomène est particulièrement éclatant dans les pays de la zone franc. Il faut dire qu'ils venaient de loin, ils ont été longtemps handicapés par un taux de change sur-évalué, ils ont mis, et nous aussi Français, beaucoup de temps à le reconnaître. Mais ils ont eu aussi la sagesse de prendre une mesure très forte d'ajustement de leur parité monétaire et de l'accompagner dans les 14 pays par des politiques d'accompagnement de rigueur budgétaire, de modération salariale, de privatisation, de modernisation de leurs structures. Ainsi ces pays qui pendant 15 ans avaient eu une croissance négative - sur 12 ans ils avaient perdu un quart de leur richesse par tête- croissent maintenant à un rythme de 6 à 7 %. C'est un renouveau prometteur, à condition qu'ils gardent ces disciplines et continuent à accélérer leur gestion

Nous sommes là pour les encourager et les aider, car tout ceci est d'une extrême fragilité et vous savez à quelles tensions, à quelles pulsions, à quels désordres de caractère politique et tribal ces pays sont toujours exposés.

M. Hubert Durand-Chastel . - Les opérations journalières de change international représentent un volume de l'ordre du milliard de dollars, qui est incomparablement supérieur au besoin du mouvement des marchandises : plusieurs dizaines sinon une centaine de fois. Les banques nationales ont des réserves très réduites et sont incapables de faire face à des mouvements concertés de cette grandeur.

Que peut faire le FMI contre ce phénomène qui constitue un risque certain et une spéculation ?

Au mois de janvier dernier, le dollar américain s'est sensiblement renforcé vis-à-vis des monnaies européennes. Les incantations justifiées et souhaitables de M. le Président Giscard d'Estaing n'ont pu constituer à mon sens les raisons réelles de cette situation. Y a-t-il eu en même temps un phénomène plus profond comme la surchauffe possible de l'économie américaine qui a vu une croissance supérieure à 3,7 % ces derniers mois ? Y a-t-il une autre raison ? Le nouveau taux semble un peu se stabiliser.

M. Michel Camdessus . - Je reviens sur ce que je suggérais il y a un instant. Il est vrai que les transactions financières internationales sont d'un montant considérable, de l'ordre aujourd'hui de 1.400 milliards de dollars. Cela n'a pas grand-chose à voir avec les flux de marchandises. Mais il faut bien voir aussi que ces transactions ne sont pas seulement liées au commerce international, mais aux investissements des ressources d'épargne, aux opérations de couverture à terme, aux opérations de diversification des risques de l'ensemble des opérateurs financiers, gestionnaires de fonds de retraites et autres à travers le monde.

Ce sont des opérations qui sont justifiées, non par une spéculation systématique, encore que celle-ci puisse se déchaîner, mais par l'utilisation croisée de l'ensemble des instruments modernes de financement et de réduction du risque qui s'appliquent aux transactions financières au plan international.

Il n'est pas indispensable, pour que l'ordre ou une stabilité suffisante soit maintenu sur les marchés internationaux, que les banques centrales disposent de réserves de change croissant à la même vitesse que les transactions quotidiennes. Normalement ces transactions doivent s'équilibrer et le marché est là pour les équilibrer par le mécanisme des prix et des taux. Si ces opérations sont d'un tel volume, c'est que beaucoup d'opérations n'ont d'autre objet que de limiter par des opérations de couverture les risques de fluctuation de change.

Que faire pour éviter que soudainement le système devienne fou ? Il faut d'abord s'assurer que les politiques macro-économiques des pays soient saines et ordonnées. Si vous observez et étudiez toutes les crises de change des 15 dernières années, vous verrez que toutes ont été engendrées par une défaillance majeure dans la gestion macro-économique monétaire et financière d'un pays donné.

Même à l'abri du système monétaire européen, on a laissé dans les années 91 à 93 se créer entre les taux de change qu'on prétendait défendre et la situation macro-économique de pays comme l'Italie, l'Espagne ou la Grande-Bretagne, des écarts tels que la spéculation, comme M. Soros l'a bien expliqué, ne pouvait que gagner.

Si vous voulez éviter la spéculation, il faut éviter que de tels écarts ne se produisent et ceci est une leçon qu'il nous faudra toujours garder en mémoire. On a vu ces écarts se créer dans un système qui était créé pour les éviter. Et donc l'invitation à la vigilance que cette crise de 92-93 comporte pour tous les responsables mondiaux est essentielle.

L'article premier d'un dispositif de défense contre la spéculation n'est pas de grossir les réserves de change des banques centrales, c'est la qualité de gestion et la concertation entre les responsables nationaux. Les marchés ont besoin de savoir que les responsables parlent entre eux et s'entendent. Rappelez-vous la crise d'octobre 87. Il y avait un problème de cours trop élevés sur tel ou tel marché, mais le facteur déclenchant a été le fait qu'un beau jour l'on s'est rendu compte que M. Stoltenberg et M. Baker ne s'entendaient plus. Il est donc important de convaincre les marchés que les autorités monétaires sont capables d'agir ensemble et vite face à une situation de crise.

J'ai oublié de répondre à propos de la sagesse des Américains et des déclarations de M. Giscard d'Estaing. Je ne doute pas qu'elles ont impressionné les opérateurs, mais la normalisation de la position du dollar par rapport aux autres monnaies tient surtout à la perception par les marchés de la force de l'économie américaine par rapport aux médiocres performances japonaises et européennes.

M. le Président . - Je suis chargé par un de nos collègues qui a dû partir de vous poser une question. N'y aurait-il pas lieu de rapprocher l'organisation mondiale du commerce et le FMI ? On a souvent l'impression que les taux de change jouent un tel rôle dans les échanges commerciaux, et les droits de douane un rôle tellement diminué à force de les faire baisser, qu'il y a là une sorte d'écart, de hiatus, dont on se demande s'il ne faudrait pas le corriger ?

M. Michel Camdessus . - Ce point-là aussi fait partie des positions traditionnelles de notre pays. Dans la négociation des accords de Marrakech, qui ont créé l'organisation mondiale du commerce, notre pays et la communauté européenne ont dit qu'il fallait trouver les moyens d'éviter que des désordres en matière monétaire ne viennent brouiller le jeu et recréer une sorte de protection commerciale artificielle, une sorte de dumping monétaire se substituant au dumping commercial. Ceci a été pris en compte dans la négociation.

Les accords de Marrakech suggèrent qu'une concertation soit établie pour veiller à ce qu'il y ait une cohérence entre les stratégies de l'organisation mondiale du commerce et le FMI.

Nous avons des réunions périodiques avec M. Ruggiero et nous surveillons ensemble les développements dans ces domaines. Une des grandes difficultés, et je le dis ici avec un brin de malice, c'est qu'il n'est pas tellement difficile de faire travailler ensemble les organisations internationales et d'établir un dialogue constructif entre M. Ruggiero et moi-même. Il est beaucoup plus difficile en revanche d'établir la même qualité du dialogue dans les pays eux-mêmes entre les ministres du commerce et les ministres des finances.

M. Hilaire Flandre . - La reconstruction du monde et les 30 glorieuses se sont faites à l'abri des accords de Bretton Woods jusqu'à ce que les Américains y mettent fin dans les années 1972. Est-ce qu'un tel système serait encore imaginable aujourd'hui et ne serait-il pas préférable à tout ce qu'on essaie de construire ?

M. Michel Camdessus . - Le système de Bretton Woods a été mis en place dans un univers donné, dominé par le dollar, et hérissé de contrôles de change.

C'était un système totalement bouclé, qui a bien servi le monde pendant la phase de reconstruction, mais qui a touché sa limite dans les années 1960 lorsque le dollar, avec les coûts croissant de la guerre du Vietnam, a commencé à donner des signes de faiblesse et qui a éclaté après des soubresauts terribles dans le début des années 1970.

Est-il concevable aujourd'hui d'arriver à un système de parités fixes, négociées une fois pour toutes pour toutes, ou même de parités fluctuant au plan mondial dans des marges étroites ? Mon inclination personnelle m'attire vers un système de ce genre. Mais quand vous analysez l'expérience du système monétaire européen où l'on a vu des pays qui étaient dans un processus de rapprochement intense de leur politique économique, dans un espace homogène avec une capacité de dialogue permanent entre pays, quand vous avez vu l'extrême difficulté de maintenir ces devises dans leurs marges, vous imaginez le problème au plan mondial ! Si on allait trop vite vers un système de ce genre, on risquerait de faire très vite aussi la fortune des spéculateurs et de créer plus de désordre sur les marchés que de stabilité.

En revanche, il est clair que plus le monde s'organise et plus le monde va devoir essayer de gérer ensemble la stabilité des rapports de change entre grandes devises sur la base de la convergence des politiques économiques, les disciplines universellement reconnues et le dialogue organisé sur des bases objectives, avec un juge de paix entre les grands centres monétaires.

Je suis frappé de voir que plus on réfléchit sur les rapports de l'Euro, du Dollar et du Yen, plus on est amené à reconnaître que cette concertation sera indispensable et qu'il faudra que l'arbitre entre eux puisse de temps en temps sortir son carton jaune. Aujourd'hui nous le faisons discrètement dans le cadre des réunions du G 7. De plus en plus le FMI sera amené à jouer d'une manière plus explicite son rôle de centre de concertation et d'équilibrage si nécessaire.

M. le Président . - Monsieur le Directeur, je crois qu'il est temps de vous libérer et de vous remercier. Vous nous avez beaucoup éclairés, et je reste frappé par la convergence entre vos propos, ceux de M. Ruggiero et ceux du grand industriel qu'est M. Messier.

Si après ces " intraveineuses " nous n'avons pas repris le moral, c'est que nous ne le reprendrons jamais. Merci.

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