M. JACQUES TOUBON - GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE
M. Jacques TOUBON, Garde des Sceaux, ministre de la justice - Monsieur le Président, j'ai été également très heureux en arrivant dans cette salle de retrouver Léon Jozeau-Marigné et dont le nom évoque beaucoup de souvenirs de travail commun en tant que parlementaire.
Je voudrais simplement dire, en tant que ministre de la justice, quelles sont les intentions du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale il y a quelques semaines, et qui va, au milieu du mois de mai, venir en séance publique devant la Haute Assemblée.
J'insisterai également sur les actions que nous souhaitons conduire, qu'elles relèvent de la loi ou non, pour essayer de prévenir et de juguler la délinquance des mineurs.
Le point de départ de ce travail, que j'ai entrepris dès mon arrivée à la chancellerie, est naturellement la constatation, qui n'est pas seulement statistique, que la délinquance des mineurs connaît une évolution préoccupante. Elle se développe d'ailleurs au moment même où on constate un certain plafonnement de l'évolution de la délinquance en général.
Je crois que cette augmentation de la délinquance des mineurs est une des manifestations les plus claires de la fracture sociale et d'une perte d'une partie de la cohésion de notre société.
L'actualité récente en a encore donné la preuve, et on a beaucoup parlé il y a quelques semaines, des violences dans les établissements scolaires, dont ont été victimes aussi bien les élèves que les professeurs. J'ai été sensible au fait que, dans le cadre de vos auditions publiques, vous ayez tenu à faire déposer devant vous des responsables d'établissements scolaires. C'est en effet une des dimensions essentielles du problème...
On constate non seulement une augmentation et une aggravation des faits délictueux commis par des mineurs, mais également un rajeunissement des auteurs de ces actes, qui sont souvent des enfants très jeunes, déscolarisés, issus de milieux familiaux complètement désagrégés, et qui, en fait, échappent très largement à tous les dispositifs d'insertion existants.
J'ajoute que cette situation nourrit chez un certain nombre de ces mineurs un sentiment d'impunité, qui est propice à la réitération ou à la récidive, et qui est bien entendu un élément du sentiment d'insécurité qu'éprouve une bonne partie de la population, notamment celle des grandes agglomérations urbaines.
C'est pourquoi le Gouvernement a conçu un plan d'action dans ce domaine, qui s'inscrit lui-même dans le cadre plus vaste du pacte de relance pour la ville, dont l'objectif est de renforcer l'efficacité de la justice pénale des mineurs.
Parallèlement, comme vous l'avez souligné, Monsieur le Président, je me préoccupe plus généralement de l'évolution de la protection judiciaire de la jeunesse, de sa situation, des problèmes qu'elle peut connaître et des remèdes qu'on peut lui apporter. C'est pour cela que le Gouvernement a confié au sénateur Michel Rufin, rapporteur de ce projet de loi, une mission qui le conduira d'ici quelques mois à remettre au Gouvernement un rapport sur l'état des lieux de la PJJ, ses modes de prise en charge actuels, leur évolution et leur éventuelle modification.
Il est clair en effet que l'aspect pénal constitue l'une des données de la question, mais que c'est plus globalement qu'il faut considérer le problème des jeunes en difficulté, qu'ils soient délinquants ou simplement menacés.
J'ajoute que cet objectif de renforcement de l'efficacité de la justice pénale des mineurs ne doit en aucune façon remettre en cause la dimension éducative -je dirais même le "primat éducatif- qui fait la spécificité de la justice des mineurs, du droit pénal des mineurs en particulier, par rapport au droit commun, et que je considère pour ma part comme essentiel.
Il est clair que ce caractère éducatif ne doit pas non plus exclure que nous puissions agir avec une plus grande fermeté lorsque c'est nécessaire. C'est donc dans cette perspective d'équilibre que le pacte de relance pour la ville a prévu un ensemble cohérent de nouvelles réponses judiciaires en matière de délinquance des mineurs.
Trois objectifs pour l'ensemble de ces actions, dont un seul -le premier- exige des modifications législatives. En effet, accélérer le cours de la justice pénale des mineurs nécessite une modification de l'ordonnance de 1945. C'est le texte qui est en cours de discussion... Le second objectif consiste à diversifier les réponses éducatives. Ceci peut se faire en dehors de la loi, mais c'est intimement lié à l'ensemble du dispositif. Enfin, renforcer la cohérence des actions de prévention de la délinquance juvénile ne relève pas non plus de la loi.
Tout d'abord, la première décision du pacte de relance pour la ville, c'est la création de 50 unités à encadrement éducatif renforcé, dont 20 verront le jour pour la rentrée 1996. Ce sont des structures de petite dimension destinées à accueillir quatre ou cinq jeunes délinquants ou en très grande difficulté, avec autant d'éducateurs que de jeunes.
Ces unités permettront une prise en charge individualisée, contraignante, ce qui veut dire exigeante -comme toute action d'éducation, elle comporte des exigences- et une prise en charge continue des mineurs accueillis, afin de créer pour eux une rupture significative avec leur mode de vie habituel.
Elles fonctionneront non seulement avec des éducateurs, mais également avec des équipes pluridisciplinaires permettant l'accompagnement éducatif, le suivi psychologique et l'insertion sociale et professionnelle.
Le placement dans ces UEER sera décidé pour une période déterminée sur décision judiciaire. Le mineur délinquant fera l'objet d'un soutien éducatif, avec un double objectif : tout d'abord, lui apprendre la discipline grâce à une attention plus grande des adultes, et à un contrôle plus appuyé de leur part, mais aussi le mettre dans une dynamique d'activité.
C'est pourquoi un projet d'insertion sera élaboré avec lui, en s'appuyant sur des supports pédagogiques : remise à niveau sur le plan scolaire, dépistage puis travail sur la situation éventuelle d'illettrisme, préparation d'une formation professionnelle.
Ces activités, tout en lui apportant des atouts nouveaux pour se réinsérer, le mettront en condition d'acquérir -c'est probablement là la chose la plus importante- de nouveaux rythmes de vie : suivre des horaires réguliers, apprendre à repérer et à organiser les divers moments d'une journée -le temps de travail, du repas, celui des loisirs- toutes choses qui, souvent, ne lui ont jamais été apprises dans sa première enfance.
Ces activités lui permettront également d'être confronté à des règles élémentaires de la vie sociale : être à l'heure, respecter l'adulte, apprendre à recevoir des critiques sans y répondre automatiquement par la violence.
Ce nouveau mode de vie fera l'objet d'un contrat passé avec les éducateurs, qui auront des objectifs à tenir et des règles à respecter. Tout manquement sera immédiatement signalé au magistrat qui aura placé le jeune, avec si nécessaire des sanctions à la clé.
Voilà ce que sont les unités à encadrement éducatif renforcé, naturellement très éloignées de la caricature qui en a été complaisamment faite !
En second lieu, le pacte de relance pour la ville prévoit la mise en place d'une cellule d'information centralisant les capacités disponibles dans les foyers et les structures d'accueil pour jeunes en danger et mineurs délinquants. Cette cellule permettra de renseigner les magistrats en temps réel sur les possibilités de placement des mineurs. Elle facilitera notamment la recherche de lieux d'accueil, dès lors qu'il s'avérera indispensable qu'après son arrestation et sa comparution devant le juge des enfants, le jeune délinquant ne reparte pas immédiatement sur son quartier et ne soit pas non plus mis en détention provisoire dans un quartier des mineurs.
Outre la diversification des solutions éducatives adaptées à la délinquance juvénile telles qu'elles se présentent aujourd'hui, le pacte de relance pour la ville prévoit de renforcer la cohérence des actions de prévention de la délinquance juvénile, qui sont multiples, de tous horizons, de diverses administrations, et, jusqu'à maintenant, mal coordonnées et peu cohérentes.
À cet égard, les préfets seront appelés à compléter les plans départementaux de sécurité par des plans départementaux de prévention de la délinquance, permettant de coordonner les actions financées par l'État, par les conseils généraux et par les communes, et de recentrer ces actions, notamment sur une prévention spécialisée, à destination des jeunes les plus fragiles et les plus en difficulté.
Par ailleurs, des conventions sur le signalement des mineurs, conclues entre des juridictions et des services de l'aide sociale à l'enfance, ont été expérimentées par certains tribunaux et par certains conseils généraux. Elles ont pour objet de clarifier les compétences respectives des services de l'aide sociale à l'enfance et de la justice en matière de protection de l'enfance en danger. Elles permettent, en outre, un meilleur échange d'informations sur les situations de mineurs en difficulté entre les services relevant des conseils généraux et ceux relevant du ministère de la justice.
Aussi, ai-je décidé, le 12 mars dernier, d'adresser aux juridictions une circulaire qui préconise le développement et, si possible, la généralisation de ces conventions entre l'ASE et les juridictions.
De manière identique, dans le même état d'esprit, des conventions conclues entre les parquets, la PJJ et les établissements scolaires ont été expérimentées dans certains départements. Elles permettent, d'une part, d'apporter sans délai une réponse aux faits délictueux commis en milieu scolaire et, d'autre part, de signaler l'absentéisme scolaire, qui, dans certains cas, peut entraîner une situation de danger pour un mineur et justifier l'ouverture d'une procédure d'assistance éducative.
Là encore, j'ai décidé, conjointement avec le ministre de l'éducation nationale, de rédiger une circulaire commune afin de préconiser le développement de ces conventions tripartites.
Voilà pour le dispositif non-législatif, à l'intérieur du pacte de relance pour la ville.
Par ailleurs, la rapidité étant l'une des principales conditions de l'efficacité de la réponse judiciaire, l'objet du projet de loi en discussion devant la Haute Assemblée est d'accélérer chaque fois que possible le cours de la procédure.
En effet, en l'état actuel du droit, même lorsque les faits sont établis et que la personnalité du mineur est connue -notamment en raison de poursuites antérieures dont il a pu faire l'objet- le juge des enfants est toujours tenu de procéder à une instruction préalable. Cette exigence retarde souvent, sans aucun profit pour le mineur, le jour du jugement.
Afin d'assouplir le dispositif, j'ai décidé d'introduire dans l'ordonnance du 2 février 1945 deux séries de dispositions nouvelles...
Tout d'abord, s'agissant des affaires présentant un moindre degré de gravité, le texte propose de rendre plus efficace la procédure de convocation par officier de police judiciaire, qui a été instituée pour l'enfance délinquante par la loi du 8 février 1995, en instaurant la convocation par officier de police judiciaire aux fins de jugement.
En vertu du nouveau texte, la convocation par OPJ permettra de saisir le juge des enfants non seulement en vue de la mise en examen du mineur -comme c'est le cas depuis la loi du 8 février 1995- mais également aux fins de jugement en chambre du conseil.
Le procureur de la République pourra ainsi demander aux enquêteurs de la police judiciaire de convoquer le mineur dès l'issue de l'enquête devant le juge des enfants, pour que celui-ci statue sans attendre sur sa culpabilité et prononce une mesure éducative, telle que l'admonestation, la remise à parents, ou la médiation-réparation.
À cette même audience, le juge des enfants pourra également statuer immédiatement sur les dommages et intérêts dus à la victime, qui aura été également convoquée, afin de permettre son indemnisation dans les meilleurs délais.
Le juge pourra décider de procéder, dans le cadre de cette procédure, à la césure du jugement, en se prononçant uniquement sur la culpabilité, sur les dommages-intérêts pour la victime, et en renvoyant sa décision sur les mesures éducatives. Cette décision sur les mesures devra intervenir dans un délai que nous avions initialement fixé à quatre mois, et que la commission des Lois de l'Assemblée nationale a porté à six mois, ce qui a été voté avec l'accord du Gouvernement.
S'il estime l'affaire trop complexe s'agissant des faits ou de la personnalité du mineur, le juge pourra également utiliser la procédure classique et ouvrir une instruction.
Bien entendu, la procédure de convocation par OPJ aux fins de jugement, tout comme la comparution à délai rapproché, ne pourra être utilisée qu'à la condition que le mineur soit assisté par un avocat et que le service éducatif auprès du tribunal ait préalablement donné son avis.
Parallèlement, comme l'a souhaité la commission des Lois de l'Assemblée nationale et comme celle-ci l'a décidé, les parents, le tuteur, la personne qui a la garde du mineur ou son représentant, devront systématiquement être convoqués pour être entendus par le juge. Ce n'était pas prévu dans le texte d'origine mais sous-entendu, et cela a été mis noir sur blanc par l'Assemblée nationale.
S'agissant des délits d'une plus grande gravité et pour les mineurs fortement ancrés dans une situation de délinquance, le projet de loi propose d'instituer la procédure de comparution à délai rapproché. Une telle procédure pourra être mise en oeuvre lorsque deux conditions seront réunies. D'une part, les faits en cause devront être de nature correctionnelle et ne nécessiter aucune investigation particulière. D'autre part, la personnalité et l'environnement familial du mineur devront être connus, en raison des investigations déjà accomplies sur ce point à l'occasion d'une autre procédure. Par définition, il s'agit d'un mineur réitérant ou récidiviste.
Cette procédure donnera la faculté au procureur de la République, lorsqu'il déférera un mineur devant le juge des enfants pour sa mise en examen, -si les deux conditions que je viens d'énoncer sont remplies- de demander à ce magistrat de fixer l'audience de jugement dans son cabinet, ou devant un tribunal pour enfants, dans un délai d'un à trois mois.
Toutefois, si le juge ainsi saisi par le parquet estime que les investigations concernant la personnalité du mineur déjà réalisées sont insuffisantes et qu'il est nécessaire de procéder à une instruction, il rendra une ordonnance motivée, refusant de faire droit aux réquisitions du parquet. Ce dernier pourra alors, s'il le souhaite, interjeter appel de cette ordonnance devant le président de la chambre spéciale des mineurs de la cour d'appel, qui tranchera en définitive.
Par ailleurs, dans les cas les plus graves et pour les mineurs âgés de plus de seize ans, le procureur de la République pourra requérir, en même temps que la procédure à délai rapproché, le placement en détention du mineur jusqu'à sa comparution devant le tribunal.
Au moment de rendre sa décision, le tribunal pour enfants pourra, s'il condamne le mineur à une peine ferme, y compris pour les mineurs de treize à seize ans, ordonner l'exécution provisoire de la peine.
Ainsi, dans les cas les plus graves -et notamment à l'égard des mineurs multirécidivistes ou multi-réitérants- la nouvelle procédure de comparution à délai rapproché permettra une répression rapide et ferme.
Enfin, il se peut qu'aucun des modes de saisine n'ait été utilisé lors de l'ouverture de la procédure. Il se peut également qu'en dépit la demande du Parquet aux fins de jugement rapide, le juge des enfants ait décidé de suivre la voie de l'instruction préalable. C'est pourquoi le projet de loi donne en dernier lieu la possibilité au parquet de demander l'accélération du déroulement des procédures, en lui permettant de requérir du juge des enfants, à tout moment d'une procédure déjà en cours, de fixer l'audience de jugement en cabinet ou devant le tribunal, dans un délai d'un à trois mois.
Dans les mêmes conditions, le juge peut répondre par une ordonnance qui sera le cas échéant soumise par le parquet à l'appel devant le président de la chambre spéciale des mineurs de la Cour d'appel. Ceci montre bien qu'en toute hypothèse, c'est un juge du siège qui prendra la décision relative à la date et au délai, ce juge du siège, président de la chambre spéciale des mineurs, étant par définition un spécialiste de la jeunesse et de l'enfance délinquante.
Ce projet est bien entendu à certains égards très limité, et certains députés s'en sont étonnés lors de la discussion à l'Assemblée nationale, en demandant où était la grande réforme de l'ordonnance de 1945, dont on parle depuis dix ou vingt ans. J'ai souvenir de rapports parlementaires de 1982 sur ce sujet, qui n'ont eu aucune suite... Ce projet est limité certes, mais, pour autant, extrêmement ambitieux, puisqu'à peu de choses près, c'est la première fois que, depuis cinquante-et-un ans, on va faire évoluer la législation spécifique des mineurs contenue dans l'ordonnance du 2 février 1945 !
Si je le fais, c'est parce que je veux tout à la fois respecter les principes fondamentaux de l'ordonnance, les droits de la défense, mais aussi opérer un renforcement notable et nécessaire de l'efficacité de la justice pénale des mineurs, qui s'inscrit dans le cadre plus général d'une relance de la politique pour la ville.
Contrairement à ce que beaucoup ont pu dire, aucun des principes -et en particulier le primat éducatif- n'est remis en cause par le projet que je présente, pas plus que les prérogatives du juge des enfants. Ces dispositions, combinées avec celles qui ne relèvent pas de la loi, permettront à l'institution judiciaire de répondre à la délinquance juvénile telle qu'elle se présente aujourd'hui, par une réaction sociale rapide et proportionnée, et retrouvera ainsi sa véritable dimension de rappel à la loi, tant à l'égard des délinquants que des victimes.
Chacun doit être aujourd'hui bien conscient de l'enjeu pour notre société de cette réforme limitée et pourtant d'une grande portée. Cet enjeu est en quelque sorte -au sens propre- historique. Si l'application des principes essentiels de l'ordonnance de 1945 ne permet pas d'atteindre de meilleurs résultats, à titre préventif ou répressif, il faut être conscient que ces principes eux-mêmes seront un jour ou l'autre remis en cause par l'opinion publique ou par les élus, notamment parlementaires. On risque ainsi de voir écarter le caractère propre de la législation des mineurs au profit d'une banalisation sécuritaire...
Ce que je propose, c'est justement d'éviter ce qui nous menacerait ainsi, parce que ce que je propose permet de maintenir l'équilibre, respecte totalement l'esprit de la loi pénale spécifique applicable aux mineurs, mais peut contribuer à lui rendre l'efficacité qui seule en assurera la pérennité.
S'opposer à cette réforme très limitée, très adaptée, notamment par excès idéologique, c'est en fait jouer à quitte ou double avec l'ordonnance de 1945, et, pour ma part, je m'y refuse ! Je veux qu'on continue à l'appliquer, et c'est même un honneur pour la justice et la France que de disposer de cet instrument particulier pour les mineurs.
Pour autant, je refuse avec autant de conviction les propositions revenant sur les acquis du droit des mineurs, dont je voudrais rappeler qu'il a souvent présagé et précédé l'évolution de l'ensemble de notre législation. J'en veux pour preuve que c'est dans cette réforme législative que, pour la première fois en France, nous allons introduire dans notre code de procédure pénale ce que l'on appelle la césure pénale. Je suis sûr que c'est une procédure qui se développera un jour ailleurs que dans la justice des mineurs !
Je sais qu'en proposant ce texte, le Gouvernement s'expose naturellement à des critiques faciles, mais je suis également convaincu que la pire des irresponsabilités, la pire des démissions serait de vouloir maintenir intégralement comme des tabous les dispositions qui existent, et laisser dans notre pays se propager le sentiment que la justice ne sert à rien ! La justice, dans ce domaine comme dans d'autres, c'est plus qu'une institution fondamentale de l'État, c'est plus que l'autorité judiciaire : chacun sait fort bien que c'est le meilleur et le plus sûr lien de la société. Je ne voudrais pas qu'à trop souvent l'oublier, on mette en cause ce qui fait une partie de la cohésion sociale dans notre pays, c'est-à-dire le lien de confiance entre les générations !
M. le Président - La parole est à Monsieur le rapporteur...
M. Michel RUFIN, rapporteur - Monsieur le ministre, ne peut-on imaginer une césure pénale devant le tribunal pour enfants, compte tenu des limites de l'ajournement ?
Par ailleurs, est-il vraiment nécessaire de prévoir un appel du parquet en cas de refus du juge des enfants de recourir à la comparution à délai rapproché ?
M. le ministre - Tout d'abord, rien n'interdit, si l'on veut aller plus loin dans la réforme, d'introduire la procédure de la césure au niveau du tribunal, comme devant le juge. J'ai proposé cette réforme de manière prudente. Si des amendements parlementaires allaient dans le sens que vous dites, je n'y verrais aucun inconvénient. Je suis depuis très longtemps convaincu que l'un des progrès de la procédure pénale française passe par toutes les formes possibles de césure et par bien des formes de justice pénale et de juridiction.
D'autre part, s'il est nécessaire, dans un certain nombre de circonstances, et dans des cas peu nombreux mais significatifs, de faire en sorte qu'il puisse y avoir une décision du juge à délai rapproché, il faut bien que quelqu'un d'autre que le juge -en l'occurrence le président de la chambre spéciale de la Cour d'appel- tranche sur le point de savoir qui, du parquet ou du juge, a raison. Il n'y a là rien de plus respectueux des procédures normales. Si l'on interdisait aux procureurs de faire appel, il est vraisemblable que ceux-ci n'utiliseraient cette procédure que de manière exceptionnelle, sachant qu'ils peuvent se retrouver devant une difficulté.
L'essentiel est de bien délimiter les circonstances, de les entourer de toutes les garanties, la première étant naturellement qu'un juge du siège tranche, et la seconde qu'il y ait avis préalable du SEAT, en présence des avocats et de l'ensemble des intéressés. À partir de là, je ne vois vraiment pas en quoi la rapidité met en cause le primat éducatif. En revanche, je vois très bien en quoi les procédures actuelles, qui se perdent dans les sables, mettent en cause le primat éducatif, puisque le mineur ne comprend pas la décision prise à son égard plusieurs mois -si ce n'est plusieurs années- après la commission des faits !
De ce point de vue, je n'ai aucun doute ! Je n'en aurais que si cette procédure était en contravention avec les principes mêmes de notre droit. Or, je ne vois pas ce qu'il y a d'exorbitant à demander à un juge du siège du niveau de la Cour d'appel de bien vouloir trancher, comme c'est le cas bien souvent, entre le parquet et la première instance.
M. Robert PAGÈS - Monsieur le Garde des sceaux, j'ai entendu de nombreux intervenants dresser un constat inquiétant du développement de la délinquance juvénile. Je ne la nie pas. Cependant, je mettrai un bémol quant à la situation rouennaise, qu'a décrite ce matin le procureur Schmit ! Je rassure l'ensemble de nos amis : l'agglomération rouennaise est encore un lieu où l'on peut vivre dans les conditions assez agréables malgré tout !
J'ai également entendu des analyses pertinentes sur les raisons profondes du développement de cette délinquance juvénile : chômage, précarité de l'emploi, familles désunies... Tout cela est vrai, et je partage dans l'ensemble cette analyse. Toutefois, bien que je ne sois pas un spécialiste de ces questions, puisque j'ai été instituteur dans une ZEP avant d'être sénateur, je n'ai pas entendu réclamer davantage de législation dans ce domaine ! Il m'a semblé que, pour l'essentiel, l'ordonnance de 1945 offrait un très grand nombre de possibilités légales de répondre aux problèmes sur le terrain, quotidiennement.
Au contraire, j'ai cru comprendre que ce qui gêne considérablement, c'est l'insuffisance de moyens dans le domaine de l'action éducative, l'insuffisance du nombre de juges des enfants...
Dans ces conditions, à côté de cette réforme -que je ne crois pas utile-pouvez-vous nous parler des moyens supplémentaires qui pourraient éventuellement accompagner la réforme que vous proposez ?
M. le ministre - Tout d'abord, j'attire votre attention sur le fait que 99 % de la législation reste inchangée !
S'agissant des moyens, en 1977, il y avait à la PJJ plus de 3.100 lits d'hébergement. En 1996, il y en a environ 1.400 seulement -y compris les 150 créés depuis le début de 1995. Quant aux emplois, ils ont constamment diminué, sauf en 1995 et 1996, époque à laquelle on en a créé cent par an. J'en ai par ailleurs débloqué 90, qui étaient gelés, en 1995.
En tant que Garde des Sceaux, je m'intéresse aux mineurs en difficulté, délinquants ou non. J'y consacre une part considérable de mon temps. J'y ai accordé une priorité budgétaire, administrative, législative et je ne laisserai personne dire que la situation que j'ai trouvée me permet de réaliser le travail que les autres n'ont pas fait ! Je le fais car je crois qu'il n'y a probablement rien de plus important dans la mission qui est la mienne.
La justice, depuis 1945, a toujours été obligée de prendre en compte et de réparer ce que le fonctionnement de la société a créé, et vous avez raison de dire que, si aujourd'hui nous sommes confrontés à une situation difficile, c'est parce que l'état de la société française est particulièrement dégradé.
Mon rôle, du fait de l'héritage que j'ai trouvé et de la dégradation actuelle de la société, est d'essayer de trouver les moyens, en respectant les principes, qui me permettent de faire face aux difficultés des jeunes. Je crois que, dans le cadre du programme pluriannuel de la justice, que j'applique scrupuleusement, nous faisons plutôt des progrès. Ceux-ci sont trop lents, j'en suis conscient, mais c'est une priorité, et dans l'ensemble du service public de la justice, il ne me paraît pas y avoir à long terme d'investissement plus important !
M. le Président - Monsieur le Garde des sceaux, il ne faut pas vous tromper sur le sens de l'intervention de notre collègue Robert Pagès. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut ou non faire la réforme -c'est un problème d'appréciation générale- mais si l'application insuffisante de l'ordonnance de 1945 résulte en l'état actuel d'une lacune des textes ou d'une insuffisance de moyens ... Quelle est donc la voie à choisir en priorité ? Est-ce l'augmentation immédiate des moyens ou l'amélioration du texte ? Peut-être les deux voies peuvent-elles d'ailleurs être suivies de façon concomitante, mais nous avons le souvenir de réformes touchant à des domaines importants, dont on a constaté qu'elles n'étaient pas applicables parce que les moyens ne suivaient pas ! Cela donnait l'impression que la réforme de la justice butait sur certains moyens matériels.
Nous sommes suffisamment conscients de l'importance de ce que vous nous proposez pour ne pas vouloir nous heurter, à terme plus ou moins lointain, à une difficulté de cet ordre !
M. le ministre - Il est clair que les différentes décisions, d'ordre législatif ou non, ne peuvent être mises en oeuvre qu'accompagnées de moyens supplémentaires. C'est pour cela que, pour la mise en place des unités à encadrement éducatif renforcé, le Premier ministre a décidé, dès 1996, d'allouer au ministère de la justice cinquante emplois d'éducateurs supplémentaires.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Les séances de la commission, lorsqu'elles sont publiques et télévisées, ont des avantages et des inconvénients : nous avons entendu ce matin des gens de terrain, qui connaissent bien la situation et qui nous ont appris, en même temps qu'à beaucoup de téléspectateurs, des choses importantes qu'il est bon que l'on sache, à propos du phénomène de société que constitue le développement de la délinquance juvénile, qui ne laisse personne indifférent.
Par contre, l'audition du ministre, à laquelle nous procédons traditionnellement lorsqu'il y a un projet de loi, ne doit pas tourner à je ne sais quelle campagne électorale ou à je ne sais quel éloge de la politique du ministre ou même du Gouvernement -encore que c'est surtout à celui du ministre auquel on ait assisté !
Quand on parle de l'héritage, c'est de la politique politicienne. Ce n'est pas le lieu mais, le Garde des Sceaux ayant parlé pendant une heure, nous pouvons bien rappeler qu'entre 1986 et 1988, on a assisté à un gel complet des crédits de la protection de la jeunesse, sous prétexte de je ne sais quel audit ! On n'est pas là pour cela, mais pour constater une situation, rechercher les solutions et savoir s'il y a lieu d'en retenir ou non, d'amender ou non un projet de loi dont nous sommes saisis...
Concernant ce projet de loi, le garde des sceaux m'a paru être un poète : il a inventé la césure, et nous a dit que c'était une réforme historique, quitte à dire ensuite que ce texte était somme toute modeste. Cela existe depuis longtemps, et en particulier depuis que l'ajournement a été mis à la disposition des magistrats ! Tous les tribunaux peuvent -et tout le monde le sait ici- ajourner ou statuer sur la culpabilité et ne pas statuer immédiatement sur la peine !
Au contraire, pour la première fois, vous voulez obliger les tribunaux à juger dans un délai donné. Jusqu'à présent, les tribunaux ont toujours eu la possibilité, s'ils estiment qu'il y va de l'intérêt de la cause, de renvoyer les débats. On en discutera bien entendu dans l'hémicycle...
La vraie question est de savoir si votre loi sert à quelque chose ou si elle n'est qu'un coup d'épée dans l'eau ! En effet, il suffit que vous donniez instruction à vos parquets de citer devant les juges pour enfants ou les tribunaux pour enfants aux dates qu'ils choisiront ! Il est possible de le faire, comme pour toutes les juridictions : il n'y a pas besoin d'une loi pour cela !
M. le ministre - Puisque vous êtes à la télévision, dites au moins la vérité !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - J'ai presque terminé !
M. le ministre -... Vous êtes avocat, je ne le suis pas : vous êtes en principe plus compétent que moi !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - J'ai presque terminé, Monsieur le Garde des Sceaux !
M. le ministre -... C'est le juge pour enfants qui a seul le pouvoir de fixer la date de l'audience !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Deux de vos procureurs sont pourtant venus ce matin nous dire exactement le contraire ! Je pourrais me tromper : tout le monde est faillible. Vous l'oubliez souvent, moi, jamais !
M. le ministre - En l'occurrence, vous êtes en train de l'oublier, car vous vous êtes trompé ! Article 8 de l'ordonnance de 1945...
Selon les termes mêmes, l'ajournement de peine n'est pas la césure. Par ailleurs, l'ajournement de peine n'est pas possible en chambre du conseil. C'est pourquoi nous avons introduit la césure devant la chambre du conseil. Enfin, il y a dans votre dénégation sur la fixation des délais quelque chose de contradictoire : d'un côté, vous dites qu'il ne faut pas forcer le juge à décider au moment où il ne veut pas ; de l'autre, vous prétendez qu'on peut le faire, et vous affirmez que le juge décidera ce qu'il veut : c'est exactement ce que je vous dis !
Le parquet fera une demande à laquelle le juge répondra par oui ou par non. S'il répond négativement, la Cour d'appel tranchera ; si la Cour d'appel prétend que le juge doit juger, il jugera et décidera ce qu'il veut, y compris de renvoyer ! Encore une fois, le pouvoir du juge du siège reste intégral !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - L'article 8 ne dit rien de tel ! Il dit qu'il peut renvoyer le mineur devant le tribunal pour enfants ou le juge d'instruction, mais non que la date ne peut être fixée par le parquet !
Un intervenant - Je suis juge des enfants. Puis-je intervenir ?
M. le Président - Il n'est pas d'habitude que le public intervienne... Nous avons deux problèmes de droit à vérifier, et c'est le travail de la commission : la comparaison possible entre l'ajournement et la césure...
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Il n'y a pas que l'ajournement !
M. le Président - Vous avez demandé au Garde des Sceaux qu'il ne vous interrompe pas : puis-je vous adresser la même demande ? Vous aurez certainement la courtoisie de m'obéir...
M. Charles de CUTTOLI - Monsieur le Président, les débats doivent être réservés aux membres de la commission ou aux invités. Nous ne pouvons débattre avec la salle !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Il s'agit d'invités, mon cher collègue : si vous aviez été là ce matin, vous le sauriez !
M. Charles de CUTTOLI - Je ne vous y ai pas vu en fin de matinée, en tout cas !
M. le Président - Pour le moment, nous avons deux problèmes de droit, que nous examinerons dans le détail : d'une part, la comparaison entre l'ajournement et la césure, et, d'autre part, comme l'opinion en a été émise ce matin, le fait que le juge des enfants fixe librement la date de l'audience, coutume sur laquelle il paraîtrait difficile de revenir...
M. le ministre - Le 9ème et le 10ème alinéas de l'article 8 montrent la latitude totale qui est celle du juge pour enfants. C'est si vrai que l'un des reproches que l'association des magistrats chargés de la jeunesse, dans les documents qu'elle m'a adressés, fait à mon projet de réforme, est que, désormais, le parquet va pouvoir intervenir !
M. Robert BADINTER - Monsieur le Président, je me serais gardé d'intervenir si, comme l'a rappelé éloquemment mon ami Dreyfus-Schmidt, cette séance ne dépassait pas largement l'enceinte habituelle de la commission.
J'ai entendu le garde des sceaux expliquer combien son inventaire était douloureux. Je voudrais tout de même, ayant conservé quelque mémoire, rappeler la séance de l'Assemblée nationale du 12 novembre 1981, à laquelle j'avais le privilège d'avoir présent M. Toubon, et citer mes propres paroles : "Pour l'éducation surveillée, 350 emplois nouveaux s'ajouteront aux 300 créés au mois d'août. C'est le véritable bond en avant du budget. En un an, nous aurons créé autant d'emplois qu'au cours des quatre années précédentes. Les crédits de fonctionnement augmenteront de 20 %, les crédits d'équipement de 35 %, les autorisations de programme de 21 %. Il faut aussi noter la mise en place de nouvelles équipes éducatives dans neuf tribunaux, la création de seize centres d'orientation et d'actions éducatives pour assurer l'orientation des jeunes". Ce n'est qu'un rappel, mais vous m'aurez un instant permis de me souvenir du temps passé...
M. le ministre - Je voudrais simplement demander à M. Badinter de ne pas se sentir visé chaque fois que j'évoque mes prédécesseurs et de me dire combien de créations de postes il y a eu entre 1988 et 1992...
M. Robert BADINTER - À cette époque, mon attention était plus attirée par l'ordre juridique que par les moyens. Je rappelle simplement ce que j'avais laissé à mon départ !
M. le ministre - C'est pour cela, Monsieur l'ancien Garde des Sceaux, que je ne personnalise jamais les critiques que je fais !
M. Robert BADINTER - Je rappelle simplement les faits. Un effort sans précédent avait été réalisé dans ce domaine !
M. le Président - Messieurs, arrêtons-nous dans cette remontée dans le temps !
M. le ministre - Je suis en tout cas très honoré de faire presque aussi bien que vous, Monsieur Badinter !
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT - Vous avez mal compté -ou mal entendu !
M. le Président - Monsieur le Garde des Sceaux, merci...
La parole est maintenant aux personnels de la protection judiciaire de la jeunesse.