N° 15

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 octobre 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur les femmes sans abri,

Par Mmes Agnès EVREN, Marie-Laure PHINERA-HORTH, Olivia RICHARD
et Laurence ROSSIGNOL,

Sénatrices

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette délégation est composée de : Mme Dominique Vérien, présidente ; Mmes Annick Billon,
Evelyne Corbière Naminzo, Laure Darcos, Béatrice Gosselin, M. Marc Laménie, Mmes Marie Mercier, Marie-Pierre Monier, Guylène Pantel, Marie-Laure Phinera-Horth, Laurence Rossignol, Elsa Schalck, Anne Souyris, vice-présidents ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Agnès Evren, Annie Le Houerou, secrétaires ; Mme Jocelyne Antoine, MM. Jean-Michel Arnaud, Hussein Bourgi, Mmes Colombe Brossel, Samantha Cazebonne, M. Gilbert Favreau, Mme Véronique Guillotin, M. Loïc Hervé, Mmes Micheline Jacques, Lauriane Josende, Else Joseph, Marie-Claude Lermytte, Brigitte Micouleau, Raymonde Poncet Monge, Olivia Richard, Marie-Pierre Richer, M. Laurent Somon, Mmes Sylvie Valente Le Hir, Marie-Claude Varaillas, M. Adel Ziane.

Audition de Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques, et Sophie Rigard, chargée de projet « Accès digne aux revenus »,
au Secours Catholique

(14 décembre 2023)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Je suis heureuse d'accueillir ce matin des représentants du Secours Catholique : Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques, co-auteur du rapport annuel du Secours Catholique sur l'état de la pauvreté en France, intitulé cette année Pauvretés : les femmes en première ligne, qui met en exergue - je cite - « une féminisation de la pauvreté et une aggravation de la précarité des femmes » ; et Sophie Rigard, chargée de projet action et plaidoyer « Accès digne aux revenus ». Bienvenue.

Le rapport annuel que j'évoquais, ainsi que, plus globalement, les actions et l'expertise du Secours Catholique nous intéressent à double titre, et tout d'abord, pour nos travaux sur les familles monoparentales, dont les rapporteures sont Colombe Brossel et Béatrice Gosselin.

Alors qu'elles représentent 9 % des ménages en France, les familles monoparentales représentent 28 % des ménages rencontrés par le Secours Catholique, et les mères isolées représentent 39 % des femmes françaises rencontrées (35 % des étrangères).

Les données de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) montrent que le niveau de vie des familles monoparentales est nettement inférieur à celui des autres familles et que 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

On se souvient qu'en 2018, pendant la crise des Gilets jaunes, les mères isolées avaient été nombreuses à occuper les ronds-points pour alerter sur leurs difficultés.

Vous nous présenterez le profil et les difficultés des mères isolées accueillies par le Secours Catholique, ainsi que les mesures nécessaires, selon vous, pour mieux les accompagner. Certaines voix plaident pour la mise en place d'un statut de parent isolé : qu'en pensez-vous ?

Nous souhaitons également vous entendre sur la problématique des femmes dans la rue, qui constitue notre seconde thématique de travail cette année. Nos rapporteures sont les sénatrices Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard ici présente, et Laurence Rossignol, qui a dû partir dans le Val-de-Marne.

Près d'un ménage sur trois accueilli au Secours Catholique en 2022 n'avait pas accès à un logement stable. Cette part a augmenté de dix points entre 2010 et 2019.

Vous indiquez dans votre rapport que « même si les femmes restent un peu mieux protégées contre le sans-abrisme, le nombre de femmes et d'enfants à la rue augmente et les situations précaires, en hébergement ou à l'hôtel, s'éternisent. »

On estime que 330 000 personnes sont aujourd'hui sans domicile en France. Parmi elles, 40 % de femmes, seules ou bien souvent avec des enfants. Environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue. Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement.

Sur ce sujet également, vous nous ferez part, non seulement de vos constats de terrain, mais aussi, et surtout, de vos préconisations.

Je laisse sans plus tarder la parole à Raphaël Badoui et Sophie Rigard. Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo.

Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques au Secours Catholique. - Merci beaucoup. Bonjour à toutes et à tous. Nous commencerons notre intervention par une présentation assez rapide des résultats de notre rapport, en nous concentrant d'abord sur les problématiques qui nous intéressent aujourd'hui. Les chiffres que nous vous exposerons ne sont pas représentatifs de la France dans son entièreté, mais uniquement des personnes accompagnées par le Secours Catholique, notamment en 2022. Nous estimons que nous accompagnons et rencontrons environ un million de personnes chaque année.

Je me permets de vous dresser un profil général, pour que vous ayez une meilleure connaissance des personnes que nous accueillons, au-delà des mères isolées, de façon à mieux appréhender la suite des constats qui vous seront exposés. Nous dressons un profil démographique des situations en termes d'emploi, de conditions de vie et de ressources des personnes accueillies, grâce à une enquête statistique produite chaque année.

Cette année, sans surprise et comme les années précédentes, nous constatons une surreprésentation des ménages composés d'un seul adulte. Les mères isolées sont le type de ménage le plus rencontré par le Secours Catholique : un quart des ménages rencontrés.

Il est important de garder en mémoire le fait qu'une personne sur deux accueillie au Secours Catholique est de nationalité étrangère. Environ un tiers sont sans papiers, mais un autre tiers affiche également un statut administratif régularisé. Le dernier tiers est en attente d'une réponse à la suite d'une demande. Ces dernières années, et surtout en 2022, nous avons constaté une hausse des primo-arrivants, c'est-à-dire des personnes arrivées dans le pays depuis moins d'un an, notamment en raison du conflit en Ukraine. Cette population est très féminine. En effet, beaucoup de femmes sont venues en France avec leurs enfants. Ce sont particulièrement des familles monoparentales. La réouverture de certaines frontières après la crise sanitaire n'y est pas pour rien. Il est essentiel de souligner que les personnes de nationalité étrangère se trouvent dans des situations de précarité bien plus extrêmes que ne le sont déjà celles de nationalité française que l'on rencontre. Plus d'un ménage étranger sur deux ne dispose d'aucune ressource financière.

Ensuite, je projette deux graphiques. Le premier représente la France entière et le second, les personnes rencontrées par le Secours Catholique. Vous voyez que 61 % de nos bénéficiaires sont en situation dite d'inactivité, c'est-à-dire très éloignés de l'emploi et sans être en recherche active d'emploi. Leur profil est différent des personnes en situation d'inactivité que l'on rencontre dans la population générale, qui sont majoritairement des retraités et des étudiants. Au Secours Catholique, il s'agit de personnes découragées dans leur recherche d'emploi, qui sont en inaptitude pour raisons de santé, ou qui n'ont simplement pas droit au travail en raison de leur statut administratif. Parmi les 17 % de personnes en emploi, nous constatons une représentation très importante d'emplois précaires, de contrats courts, de temps partiels, et caetera.

Enfin, nous constatons dans notre rapport une aggravation de la situation des personnes que l'on rencontre. Nous ne pouvons pas, à notre niveau, mesurer l'aggravation de l'ampleur du phénomène de pauvreté, comme l'a récemment documenté l'Insee en publiant ses taux de pauvreté, qui ont augmenté entre 2020 et 2021. Nous pouvons uniquement nous concentrer sur la situation des personnes que nous rencontrons chaque année. Cette situation s'est dégradée, notamment en raison de l'inflation. Tous les indicateurs de niveau de vie et de taux de pauvreté se sont dégradés lorsqu'on prend en compte l'inflation. De plus, on observe une hausse de la part de ménages sans aucune ressource. Celle-ci n'est pas liée à l'inflation.

Entrons à présent dans le vif du sujet. Je ne vous présenterai pas toute la partie thématique, dédiée à la féminisation de la pauvreté, mais j'essaierai de me concentrer sur les points qui nous intéressent, notamment sur les femmes vivant seules avec des enfants. Nous avons rédigé ce rapport, et avons choisi cette thématique, parce que nous observons depuis quelques années une augmentation de la part de femmes dans nos accueils et une aggravation de leur situation. La féminisation de la pauvreté se traduit dans les chiffres. Il y a une trentaine d'années, notre accueil se partageait pour moitié entre les femmes et les hommes, à peu près, comme dans la population générale. Aujourd'hui, 57,5 % des adultes rencontrés par le Secours Catholique sont des femmes.

Nous pouvons expliquer cette hausse de plusieurs manières. Nous en avons cité deux, qui nous apparaissent comme majeures, à commencer par la hausse de la part de femmes parmi les étrangers accueillis.

Il y a dix ou quinze ans, les étrangers qui arrivaient en France et qui étaient en difficulté ou en situation de précarité étaient surtout des hommes seuls. Ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, beaucoup de familles ou de femmes arrivent dans le pays avec leurs enfants. S'y ajoutent le poids croissant des ruptures conjugales et la charge des enfants qui incombe toujours aux femmes. Parmi les femmes rencontrées par le Secours Catholique, plus d'un tiers sont des mères isolées. 22 % des femmes seules et mères isolées qui viennent dans nos accueils mentionnent une séparation, un abandon, un divorce récent.

Le profil des hommes et des femmes accueillis au Secours Catholique est différent, s'agissant notamment de leur situation d'emploi. Ces éléments peuvent se retrouver dans la population générale, mais sont exacerbés chez les personnes accueillies. Nous rencontrons autant de femmes que d'hommes qui sont en emploi - 17 % des adultes que nous accompagnons. En revanche, nous observons une très nette surreprésentation des temps partiels pour les femmes - 34 % contre 16 % pour les hommes. Ces écarts se retrouvent également dans la population générale. Les femmes sont plus souvent en situation d'inactivité - ni en emploi ni en recherche d'emploi. Ce phénomène s'accroît, notamment entre 2021 et 2022. Quand elles sont dans ces situations, les femmes sont beaucoup plus souvent que les hommes « au foyer ». Seuls 2 % de leurs homologues masculins le sont, alors qu'elles sont 11 % dans ce cas.

Vous l'avez cité en introduction, on observe une dégradation des situations par rapport au logement. Sur le long terme, ce constat est aussi dû au fait que l'on accueille plus de populations de nationalité étrangère. S'y ajoute l'ampleur de personnes en logements précaires, donc instables - ici, on regroupe toutes les personnes qui ne sont pas locataires ou propriétaires, qui vivent en hébergement d'urgence, à la rue, chez un proche qui les accueille pendant une certaine période. La part de personnes dans cette situation augmente depuis dix ans au Secours Catholique. 29 % des femmes rencontrées n'ont pas de logement stable. Plus inquiétant encore est l'allongement de la durée passée dans ces logements instables : de cinq mois en moyenne en 2012 à un an et demi en 2022. Ils ne sont finalement plus des hébergements d'urgence. Passer un an et demi, en moyenne, dans cette situation, c'est plus que de l'instabilité.

Pour revenir à notre sujet, nous avons rédigé un chapitre sur la situation des mères, des ménages féminins avec des enfants à charge. En effet, nos chiffres sont assez parlants. La parentalité concerne toujours plus les femmes que les hommes. 93,3 % des enfants accompagnés par le Secours Catholique vivent dans un ménage où une femme est présente. Seuls 6,7 % des personnes accueillies sont des pères isolés. Ce phénomène est donc assez rare. Nous avons voulu nous concentrer sur ces mères isolées et sur les couples avec enfants.

Dans nos chiffres, nous observons des demandes spécifiques de la part des ménages ayant des enfants à charge. La demande liée à des produits de première nécessité comme l'alimentation, les vêtements et l'accompagnement scolaire est plus importante, tandis que celle liée à l'emploi et au logement est plus faible.

Les mères isolées sont en outre les types de ménages les plus en activité parmi les personnes que nous rencontrons. Elles sont le plus souvent soit en emploi, soit à la recherche d'un emploi. En revanche, lorsque l'on s'intéresse aux couples composés d'un homme et d'une femme, on observe que l'écart de taux d'activité entre l'homme et la femme est très important au sein des couples avec enfants. C'est bien plus souvent l'homme qui a un emploi et la femme qui est au foyer ou qui n'est pas en recherche d'emploi. Dans les couples sans enfant, il n'y a pas d'écart significatif entre l'homme et la femme. Cette observation, à froid, implique beaucoup de choses, notamment dans le cas de séparations.

On observe que vivre avec des enfants semble limiter le fait de ne percevoir aucune ressource financière. Nous avons quelques hypothèses. Nous supposons que ces ménages sont mieux repérés par les services sociaux, qu'ils ont accès à certaines aides plus facilement. Durant la crise sanitaire, nous avons notamment remarqué dans notre précédent rapport que les mères isolées ont été un peu plus protégées que les autres ménages. En revanche, vivre avec des enfants accroît le risque de vivre sous le seuil d'extrême pauvreté. En effet, ces personnes ne se retrouvent pas sans aucune ressource, mais le fait d'avoir des enfants à charge ne permet pas d'atteindre un niveau de vie suffisant pour avoir des conditions de vie dignes.

En conclusion, nous avons produit une diapositive reprenant les chiffres concernant les mères isolées. Notre rapport comprend plusieurs focus sur ces ménages et, en particulier, sur ces mères que nous accueillons. Nous estimons que c'est une précarité de jeunes adultes. L'âge médian est de 41 ans, mais nous rencontrons tout de même beaucoup de jeunes mères isolées. Près de 46 % des enfants rencontrés vivent dans ces ménages, avec une mère isolée. 62 % de ces femmes sont françaises. C'est plus que dans la population globale que nous accueillons. Elles sont majoritairement actives : 60 % sont en emploi ou en recherche d'emploi parmi les femmes françaises accueillies. C'est dans cette population que l'on retrouve le plus de personnes en emploi ou en recherche d'emploi. Ce constat signifie à la fois que les mères isolées sont obligées de trouver un emploi et que, même avec un emploi, quand on est seule à s'occuper d'un enfant, on ne s'en sort pas forcément. Il nous faut alors faire appel à des associations caritatives telles que le Secours Catholique.

Vous pourrez trouver davantage de chiffres directement dans le rapport. Je n'ai pas cité beaucoup de chiffres sur la problématique des femmes en errance, qui feront peut-être l'objet d'un futur rapport. Nous avons beaucoup à dire à ce sujet.

Sophie Rigard, chargée de projet action et plaidoyer « Accès digne aux revenus ». - Je vais tenter de compléter rapidement cette intervention avec des éléments de propositions et de recommandations issus de notre rapport. Au Secours Catholique, nous nous attachons à écouter directement les demandes que formulent les personnes.

Que demandent ces femmes que nous accueillons ? Elles veulent notamment savoir où loger le soir même, demain, et les mois qui viennent. C'est la base. Elles ont besoin de se mettre à l'abri. Ce constat nous invite à relever un manque de 20 000 places d'hébergement d'urgence et à étudier la question de la régularisation de la situation administrative des personnes exilées. C'est en effet un frein énorme pour l'accès au logement des femmes étrangères et de leurs enfants. La question de l'adaptation du parc de logement à la réalité des besoins est à souligner. Nous sommes confrontés à un réel manque de développement d'une offre locative qui soit vraiment sociale, en particulier en Île-de-France.

Ces femmes demandent à pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux et à ceux de leurs proches, et notamment à protéger leurs enfants. Elles nous disent qu'elles sont prêtes à tous les sacrifices pour ce faire. C'est pour ces derniers qu'elles poussent la porte du Secours Catholique et de beaucoup d'associations de solidarité. Elles sont prêtes à manquer des repas, voire à plus, pour payer une sortie scolaire à leurs enfants et pour les protéger de toute la violence que représente la précarité.

Nous vous interpellons notamment sur la question d'une rémunération décente des personnes en emploi, mais aussi de celles qui n'ont pas d'emploi. Une partie de cette population travaille, nous l'avons dit, mais une autre partie est assez éloignée du marché de l'emploi. Avoir des enfants est compliqué et constitue un facteur d'éloignement du marché de l'emploi. Il est plus compliqué de retrouver un emploi, de s'organiser, de trouver un mode de garde quand on a des enfants. Il peut également être plus compliqué de trouver un emploi à temps plein. Ces personnes occupent plutôt des emplois à temps partiel, qui s'accompagnent de revenus moins importants. Les rémunérations des femmes sont en outre structurellement plus faibles que celles des hommes. Les métiers qu'elles occupent sont moins valorisés et moins reconnus. Elles travaillent beaucoup dans les métiers du soin. Nous vous interpellons là encore sur la question des rémunérations décentes des métiers qu'occupent ces femmes.

La question de la situation administrative des personnes étrangères s'accompagne de celle concernant la possibilité pour elles de travailler. Celles que nous rencontrons nous disent qu'elles ne veulent pas dépendre de prestations sociales. Elles veulent pouvoir travailler, subvenir directement à leurs besoins et à ceux de leur famille. Se sentir dépendant d'une administration et d'une aide sociale, devoir justifier de revenus peut être vécu comme humiliant et infantilisant. Ces personnes ont envie d'être autonomes. Cette autonomie passe par la possibilité de travailler.

Ensuite, nous appelons à ce que les minima sociaux soient indexés sur le Smic, avec une prise en compte de l'inflation pour les ménages les plus précaires. Nous interpellons également sur le niveau du RSA en France. Il atteint aujourd'hui 607 euros, quand le seuil d'extrême pauvreté est fixé à 807 euros. Il est ainsi inférieur de 200 euros à ce qui correspond au minimum vital en France. À notre sens, ce n'est pas acceptable. Il nous apparaît que le RSA doit être valorisé à hauteur d'au moins 40 % du revenu médian, soit égal ou supérieur au seuil d'extrême pauvreté. Nous signalons un réel décrochage du niveau du RSA. Lorsque le RMI a été créé, en 1988, il s'établissait à 50 % du Smic. Aujourd'hui, le RSA s'établit à 35 % du Smic. Nous soulignons aussi le fait que le RSA devrait être étendu aux 18-25 ans.

Pour nous, et pour toutes ces femmes, il nous semble essentiel de travailler sur toutes les mesures qui peuvent leur permettre de garantir à leurs enfants l'accès à une alimentation saine et de qualité, aux vacances, aux loisirs et à la culture. C'est là-dessus que ces familles se privent énormément. Elles ont également besoin de temps de répit. Pour ces parents qui vivent dans la précarité et pour qui c'est un combat du quotidien, la charge mentale et matérielle des enfants nécessite d'autant plus des moments pour souffler en sachant que leurs enfants sont pris en charge dans des endroits dédiés, notamment des accueils de jour. Ils peuvent alors avoir des moments de répit qui leur permettent également de remplir toutes les démarches administratives, auprès de la CAF ou pour chercher un emploi, par exemple. Nous savons d'ailleurs que ces démarches sont de plus en plus compliquées du fait de la dématérialisation des services publics, de l'éloignement du numérique des personnes et de la disparition des accueils physiques et de l'accompagnement humain.

Enfin, ces personnes sont extrêmement vulnérables aux ruptures et aux suspensions de droits. La Cnaf est malheureusement particulièrement concernée par des pratiques assez dures de rupture de droits, de suspension de droits, de demandes de remboursement, ou même de remboursement automatique d'« indus » sans respecter un « reste pour vivre » pour les ménages. Il nous semble essentiel de mieux combattre le non-recours aux prestations sociales pour les personnes et de cesser la stigmatisation des allocataires des aides sociales. En effet, cette stigmatisation explique en partie le non-recours aux droits. Il nous faut enfin rendre les services sociaux plus accessibles. Vous avez dû voir l'article du Monde qui a révélé des pratiques de contrôle ciblées sur les personnes les plus précaires. Il révèle qu'une femme seule avec enfants est plus susceptible d'être « mal notée » qu'un ménage composé de deux adultes, même avec des niveaux de revenus identiques. Cette mauvaise notation expose ce ménage monoparental à davantage de contrôles. Nous devons donc faire en sorte qu'une mère seule ne soit pas plus susceptible qu'un autre ménage d'être suspectée de fraude et de fausse déclaration à la CAF. Les moyens doivent plutôt être portés sur les besoins d'accompagnement de ces ménages. Les fausses déclarations peuvent dans certains cas s'expliquer par la complexité des démarches. Ces personnes ont besoin d'un accompagnement beaucoup plus poussé, notamment dans les moments de fragilité et de rupture. Ainsi, quand une femme se retrouve seule après une séparation, cela peut impliquer un changement de logement, un déménagement, un loyer parfois plus élevé à payer dans l'urgence, un passage d'un emploi à temps plein à un emploi à temps partiel accompagné d'une baisse de revenus... C'est à ce moment que l'on a besoin de travailleurs sociaux présents pour accompagner ces personnes dans leurs demandes d'aides, pour éviter que ces fragilités ne se transforment et n'occasionnent une bascule dans la précarité. Pour ce faire, il est nécessaire de renforcer l'attractivité des métiers du social. Nous avons besoin d'un vrai plan ambitieux de lutte contre la pauvreté, qui s'attaquerait à ses raisons structurelles en France, ce que ne fait pas le pacte des solidarités. Il est très cosmétique et comporte des incohérences à tous les étages. Je pourrai développer ce point dans un second temps, si vous me le permettez.

Dominique Vérien, présidente. - Je laisse la parole aux rapporteurs.

Colombe Brossel, rapporteure. - Merci pour la qualité de vos présentations et pour ce panorama complet. Il est très intéressant de lire dans votre rapport les verbatim qui y sont intégrés. Vous adossez aux enquêtes statistiques des rencontres avec les personnes que vous accueillez. Celles-ci relèvent des éléments très forts, notamment sur la question de l'indépendance, de l'autonomie, de la dignité, parfois à rebours de visions stéréotypées sur les familles monoparentales et les femmes à leur tête.

Je ne reviens pas sur ce que vous avez développé concernant la gestion algorithmique de la détection de l'erreur et de la fraude, qui donne une vision stigmatisante des familles monoparentales. Elle a fait l'objet d'un article du Monde. Vous avez parlé du non-recours aux droits. Avez-vous perçu, d'un point de vue quantitatif ou qualitatif, une dégradation de ce non-recours, ou une stabilisation ? Est-il plus compliqué aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans de faire valoir ses droits lorsqu'on est une femme qui pousse la porte du Secours Catholique ? C'est le sentiment que nous génère l'impact de la dématérialisation ou de l'éloignement. J'aimerais que vous reveniez sur ce point.

Ensuite, le Secours Catholique porte-t-il des propositions plus spécifiques en matière de garde d'enfants ? Vous dites beaucoup de choses sur le logement et l'hébergement, je n'y reviens pas, mais qu'en est-il de la garde et de l'accompagnement des enfants ? Avez-vous des propositions à nous présenter ?

Enfin, au-delà de la question des familles monoparentales, je me permets d'avoir un mot sur les femmes à la rue. La sénatrice parisienne que je suis ne pourrait pas les passer sous silence, bien que je ne sois pas rapporteure sur ce sujet. Merci pour l'alerte que vous portez avec d'autres associations et collectifs, et avec des élus. Dans notre pays, aujourd'hui, des femmes et des enfants dorment à la rue tous les soirs. Le chiffre de 3 000 enfants concernés au niveau national est considéré comme l'étiage bas. Je veux vous redire à quel point nous nous mobiliserons collectivement pour que l'on cesse de considérer qu'il est acceptable qu'un enfant dorme sur un trottoir, dans la rue, dans ce pays. Ce n'était pas le cas il y a dix ou quinze ans. Aujourd'hui, un système fou finit par faire établir des critères, parce que nous manquons de place, et pas parce que la bureaucratie a besoin d'elle-même pour se nourrir. Nous finissons par établir des critères qui font qu'une femme enceinte de moins de sept mois n'est pas prioritaire lorsqu'elle finit par appeler le 115 en ayant besoin d'un hébergement d'urgence. De même, un bébé de trois mois n'est pas prioritaire avec sa famille pour accéder à un hébergement d'urgence. Je souligne encore une fois notre mobilisation, au-delà de l'urgence et de l'ouverture de lieux qui ont pu exister ces dernières semaines à Paris et en Île-de-France. Nous ne lâcherons rien sur ce sujet. Il est inacceptable qu'un enfant ou une famille dorme à la rue dans notre pays.

Béatrice Gosselin, rapporteure. - Bonjour et merci pour ce rapport. Ma question rejoint celle de Colombe Brossel et concerne la fracture numérique, l'éloignement et la difficulté à obtenir toutes les informations. Il est nécessaire de parler des personnes qui vont aider, des assistants sociaux qui manquent cruellement et ne sont plus là pour faire le relais humain des démarches administratives. Des personnes en situations irrégulières se retrouvent alors sanctionnées et sont confrontées à des situations très difficiles.

Olivia Richard, rapporteure. - Merci. Vous avez évoqué des défaillances du pacte des solidarités, pourriez-vous développer ce sujet ?

Je suis co-rapporteure sur un thème qui semble effroyable, qui traite de la part croissante des femmes, bien souvent des mères, qui dorment à la rue. Nous avons vu des articles horrifiants sur des maternités qui ne laissent pas sortir les mères avec leur nourrisson, parce que l'un d'eux est mort. Heureusement que ces maternités agissent ainsi. Comment travaillez-vous ? Êtes-vous en contact avec des structures qui vous permettent de trouver des solutions ? Si oui, quelles préconisations pouvez-vous émettre ? Bien souvent, certaines institutions travaillent en silo. Comment coordonner une action plus efficace, qui permettrait de sortir ces mères célibataires ou familles monoparentales de la rue avec leurs enfants ?

Dominique Vérien, présidente. - Je vous demande dans un premier temps de répondre aux rapporteures, avant de passer la parole à nos collègues.

Raphaël Badaoui. - Je vais tenter de commencer à répondre à vos interrogations, notamment celles qui portent sur les chiffres. Depuis une dizaine d'années, nous observons une forte augmentation du non-recours au RSA chez les personnes que nous accompagnons, passé de 22 à plus de 33 % entre 2012 et aujourd'hui. Nous l'expliquons par de nombreuses raisons, que Sophie Rigard a commencé à citer, mais aussi par le fait que nous accueillons de nouveaux profils de populations de nationalités étrangères, qui ne demandent pas les prestations auxquelles elles ont droit. A contrario du discours ambiant qui voudrait que les étrangers viennent en France pour toucher le RSA ou je ne sais quelle aide, c'est cette population qui en fait le moins la demande.

Je laisserai peut-être Sophie Rigard développer ce point du non-recours. Je peux toutefois vous indiquer que l'association est impliquée dans la démarche « Territoires zéro non-recours », car les problématiques d'accès aux droits des personnes que nous rencontrons sont une priorité de notre association.

Sophie Rigard. - Effectivement, la situation se dégrade en termes de non-recours aux aides. Le taux de non-recours s'élève à 33 % s'agissant du RSA. La situation ne s'améliore pas, ce qui paraît assez logique au regard de la politique du Gouvernement en la matière, notamment au regard des mesures stigmatisantes de la loi Plein emploi. La réforme du RSA, qui instaure un principe de quinze heures d'activités par semaine a minima, ne va rien faire d'autre que continuer à aggraver ce non-recours et à entretenir des rapports assez humiliants et infantilisants entre les personnes concernées et les institutions. Certaines personnes ne peuvent pas travailler quinze heures, ni même moins. Ainsi, cette réforme se traduira par des suspensions du RSA ou des radiations. La Cnaf publie des études montrant qu'à la suite de sanctions d'allocataires du RSA, les personnes « sortent des radars ». Elles ne demandent plus à toucher cette aide. On perd donc la possibilité de les accompagner.

Le pacte des solidarités se donne des objectifs louables, mais les politiques menées vont dans le sens inverse. D'un côté, le pacte souhaite lutter contre le non-recours, de l'autre la loi Plein emploi va aggraver le non-recours au RSA. La prévention des expulsions locatives, qui correspond à un autre objectif du pacte, est à mettre en regard de la loi Kasbarian-Bergé, qui va clairement aggraver ces mêmes expulsions. Malgré toutes nos interpellations, nous avons le sentiment de ne pas être entendus. En outre, ce pacte se place dans une gestion d'urgence, mais ne s'attaque pas aux racines et aux causes structurelles de la précarité, notamment alimentaire. Je peux citer l'exemple d'une délégation du Secours Catholique du nord de la France qui nous annonce que la préfecture organise la manière dont, collectivement, les associations peuvent récupérer des pommes de terre dans des champs lorsqu'elles n'ont pas été ramassées, afin de lutter contre la précarité alimentaire... C'est donc cela l'action de l'État pour lutter contre la précarité alimentaire ? C'est assez lunaire dans un pays aussi riche que le nôtre qui devrait assurer des conditions dignes d'existence à chacun de nos concitoyens. C'est tout de même une promesse constitutionnelle.

Il existe des chemins qu'il serait bon de suivre. Par exemple, nous évoquions plus tôt les lieux d'accueil pour les personnes et les familles. Au Secours Catholique, nous développons avec les Apprentis d'Auteuil des maisons des familles. Nous vous invitons, si cela vous intéresse, à les visiter. Il s'agit de lieux ouverts, d'accueil de jour. Elles mettent en place des activités de partage, des moments de répit pour les parents, des ateliers liés à la parentalité... Il est très important de les développer. Le pacte des solidarités identifie des financements dans la convention d'objectifs et de gestion de la Cnaf à cette fin. Nous les y encourageons pleinement.

Ensuite, les pouvoirs publics s'emparent un peu plus de la question de la garde d'enfants et c'est une bonne chose. Je pense que nous pourrions nous orienter vers un système plus contraignant, car il est encore incitatif, fondé sur des guides de bonnes pratiques, qui ne promettent pas le rattrapage pourtant nécessaire sur ce sujet. La question des modes de garde doit être traitée au regard des emplois qu'occupent les femmes, notamment précaires et en horaires discontinus. Quand on enchaîne plusieurs métiers très tôt le matin et très tard le soir, les modes de garde actuels ne sont pas adaptés. Une réflexion est nécessaire sur ce point. Par ailleurs, sur ce point, les orientations de la réforme France Travail (qui va au-delà des dispositions de la loi Plein emploi) nous inquiètent. Nous avons l'impression que l'idée serait de réserver le bénéfice de biens et services essentiels (logements sociaux, places en crèches) aux personnes en emploi ou prêtes à accepter un emploi. Or toutes les mères, en emploi ou non, ont besoin de temps de répit. La garde d'enfants n'est pas qu'un sujet de parents, mais aussi d'enfants, puisque ce doit être un lieu d'épanouissement pour ces derniers. Ainsi, l'accès à ces structures doit rester universel. Il faut développer l'offre pour ne pas avoir à en conditionner l'accès. Nous retrouvons ici un peu le même problème que les hébergements d'urgence : les pouvoirs publics instaurent des critères pour, en réalité, gérer la pénurie. Nous appelons à sortir de cette impasse.

Vous évoquiez également les femmes à la rue. Nous avons rassemblé beaucoup d'informations que je ne vais pas pouvoir vous livrer intégralement aujourd'hui. Je pourrai les condenser et vous les transmettre dans un second temps. Je peux toutefois vous présenter des préconisations. Nous pointons d'abord le développement nécessaire des accueils de jour dédiés aux femmes sans abri et aux familles. Les travailleurs sociaux, notamment du 115, orientent vers les maisons des familles, mais elles ne sont que des accueils de jour. Des personnes y arrivent en pensant y trouver un lit, ce qui met les associations en difficulté. Il faut aussi savoir que nous en sommes à un tel niveau de saturation des services d'hébergement que le 115 oriente même des personnes vers les réseaux citoyens d'hébergement, qui sont pour partie des squats. En effet, les adresses des squats circulent pour orienter les personnes au mieux, ce qui place les travailleurs sociaux dans des situations complexes et inconfortables. Ils ne connaissent pas le niveau de sécurisation des lieux évoqués. On est tellement dans la débrouille pour trouver des solutions à ces femmes, ces hommes et ces enfants, que nous en arrivons à ces situations.

Nous identifions également un sujet d'investissement, d'adaptation et de réhabilitation des accueils de jour et de nuit. Notre délégation du Secours Catholique de Marseille nous dit qu'une ancienne école y a été transformée en dortoir, mais qu'elle n'accepte pas les enfants. Ces lieux ne sont pas vraiment adaptés pour accueillir les personnes. Un diagnostic de tous les lieux servant aujourd'hui d'accueil pourrait être réalisé pour mettre en place un programme de transformation.

Ensuite, il est essentiel d'améliorer la couverture d'accès à l'eau et à l'électricité. Nous voyons des bains publics réapparaître. Ils devraient être beaucoup plus nombreux, notamment si nous prenons en compte la précarité menstruelle. Les femmes ont encore plus besoin d'un accès à l'eau et à un endroit où laver leurs vêtements.

Il nous faut aussi renforcer les dispositifs d'« aller vers » spécialisés concernant les familles et les femmes à la rue, telles que les PMI mobiles, la médiation en santé et la médiation scolaire. Les femmes à la rue essaient au maximum de se cacher pour se protéger des violences que la rue engendre. C'est ce qui fait qu'il est compliqué de les trouver. Il est alors primordial de développer ces dispositifs pour nous rendre directement là où elles se trouvent. Elles ne viennent pas spontanément à nous.

Nous devons répondre à l'urgence de la situation hivernale et financer au moins 20 000 places d'hébergement généraliste supplémentaires en 2024. Il nous faut aussi créer au moins 15 000 places d'hébergement des femmes victimes de violences. Il semblerait que dans le Vaucluse, il ait été décidé de demander aux femmes victimes de violences de porter plainte contre leur agresseur potentiel pour avoir droit à un hébergement. Au-delà de la légalité potentielle de cette demande, qui nous interroge, celle-ci constitue un frein direct pour des femmes qui peuvent ne pas être à l'aise avec le fait de se présenter à des agents de police. Elles peuvent être en situation irrégulière ou de prostitution contrainte, par exemple.

Supprimer toute hiérarchisation des demandes d'hébergement en raison de la vulnérabilité est nécessaire. On en vient à dire qu'un enfant n'est pas suffisamment vulnérable pour pouvoir être hébergé, ça n'est pas tolérable. Je pense que nous nous accordons tous sur le fait qu'être un enfant est une preuve de vulnérabilité qui n'a pas à être démontrée. Il est aussi essentiel de réaffirmer le principe légal de maintien de l'unité familiale dans les consignes d'orientation passées au 115. Des mères d'enfants en très bas âge pourraient en effet accéder à un hébergement, mais leurs enfants plus âgés n'y sont pas acceptés, et des pères doivent dormir à la rue pour laisser leur femme et leurs enfants accéder à une place. Ils devraient pourtant avoir le droit de soutenir leur famille et d'être présents. Ainsi, nous observons beaucoup d'entorses à ce principe légal.

Nous vous interpellons également sur la nécessité de renforcer le programme d'humanisation des structures d'hébergement pour adapter le bâti et les projets sociaux à l'accueil et à l'accompagnement des femmes et des enfants. Il est essentiel de privilégier les structures à taille humaine avec des espaces privatifs, dignes et sécurisants, et des espaces collectifs dédiés à la vie commune et aux enfants.

Enfin, la question de la formation des professionnels des structures, de la veille sociale et de l'hébergement à la prévention, au repérage, à la prise en compte et à l'accompagnement des victimes de violences faites aux femmes et aux enfants est primordiale.

Vous trouverez dans notre document des verbatim des maisons des familles et un condensé d'études récentes sur les femmes à la rue.

Dominique Vérien, présidente. - Il nous sera très utile. Je laisse la parole à mes collègues.

Adel Ziane. - Merci beaucoup pour votre présentation. Je concentrerai mon propos sur trois points en revenant sur des éléments de votre intervention.

D'abord, vous avez évoqué la création de maisons de répit. Elles sont extrêmement importantes, pas seulement pour accueillir des femmes en situation de précarité. On peut aussi les élargir, je pense, aux problématiques des familles ayant un enfant en situation de handicap. Tout cela, cumulé aux difficultés que nous connaissons aujourd'hui, génère une réflexion sur les défaillances des politiques de droit commun que l'on observe dans certains départements - dont la Seine-Saint-Denis dont je suis sénateur - et sur les solutions à développer pour y remédier. Au-delà de la dimension de répit, je pense que ces maisons peuvent permettre de mieux informer la population, ces familles, ces mères en difficulté de leurs droits.

En Seine-Saint-Denis, nous avons réagi avec beaucoup de véhémence face au sujet de l'algorithme utilisé par la CAF. Le président de mon département a sollicité la Défenseure des droits pour comprendre son fonctionnement. Vous l'avez brillamment présenté dans votre rapport, ces familles monoparentales ne connaissent bien souvent pas leurs droits, ne savent pas qu'elles ont accès à des aides, en raison d'une fracture numérique, d'une problématique liée à la compréhension de la langue française... Nous sommes plutôt face à des familles en difficulté qui n'émettent pas de demandes pour accéder à ces aides.

Enfin, les problématiques de logement et d'hébergement d'urgence sont très connectées. Nous rencontrons ces difficultés en Seine-Saint-Denis. Des mamans à la rue, isolées, en difficulté, ont été dans l'obligation d'accoucher à l'Hôpital Delafontaine, et y ont « bloqué » les lits dédiés aux maternités, parce qu'elles n'avaient pas la possibilité de rejoindre un hébergement digne et adapté à leur situation. Nous sommes intervenus auprès des ministres de la santé et du logement, parce qu'il était évident que nous devions apporter une solution à ces familles. Tout cela n'est pas déconnecté de vos propositions sur les moyens donnés aux bailleurs sociaux pour remédier à l'effondrement des constructions HLM. Nous devons être en mesure de proposer aux plus précaires, notamment aux parents isolés et familles monoparentales, des solutions d'hébergement. Ces problématiques appellent des renforcements politiques de droit commun dans notre pays.

Marie Mercier. - Je vous remercie de votre présentation et le Secours Catholique pour tout ce qu'il apporte. L'honneur d'une société relève de sa capacité à s'occuper des plus vulnérables de ses membres, en particulier les enfants. Laisser des enfants dormir dans la rue est impensable. Il est déjà intolérable que nous y laissions des adultes, mais c'est pire encore lorsqu'il s'agit d'enfants. On touche le fond.

Au Secours Catholique, disposez-vous d'analyses, d'études, de données pour connaître l'évolution de cette dérive absolue ? Depuis quand cette augmentation est-elle observée ? La crise du logement, qui va aller en s'amplifiant, continuera-t-elle à amplifier le problème ? Il nous faudra trouver une réponse, mais pour ce faire, il faut déjà bien définir la cause. Face à la pénurie de logements, il me semble qu'on adapte actuellement les besoins aux moyens - puisque nous n'avons pas de logements, nous trouverons des raisons de ne pas y placer des personnes - alors qu'il faudrait justement étudier les besoins et considérer les moyens à y allouer. Nous devons en même temps combattre ces besoins, puisque nous ne pouvons pas nous satisfaire de ces augmentations.

Pouvez-vous nous communiquer quelques chiffres ? Je sais que l'Unicef et la FCPE ont également travaillé sur ce sujet. Votre approche sera peut-être différente.

Annick Billon. - Merci pour vos propos et le panorama clair dressé. Vos pistes de travail alimenteront nécessairement les réflexions de nos rapporteures.

Vous avez parlé d'un déficit de 20 000 places d'hébergement. En avez-vous établi un fléchage géographique et selon le type de famille ?

Ensuite, plusieurs cas de familles monoparentales ont été listés au cours de l'audition précédente : elles découlent d'une séparation, d'un décès de conjoint, ou existent dès la naissance de l'enfant. Dans la manière d'accueillir ces femmes, identifiez-vous des parcours plus simples, en raison d'accompagnements spécifiques ? Je pense notamment aux femmes victimes de violences intrafamiliales. Nous savons que le Gouvernement a ouvert des places spécifiques et en ouvrira d'autres. Elles sont toujours associées à un accompagnement pour se reconstruire. Le délai de sortie de ces parcours varie-t-il selon la situation des femmes, qu'elles soient seules avec leur enfant depuis la naissance de celui-ci, à cause d'une séparation, d'un veuvage, ou dans le cadre de violences intrafamiliales ? L'hébergement, c'est bien, mais l'accompagnement garantit la sortie d'une situation de précarité, de violences. Il constitue une possibilité d'envisager l'avenir autrement que dans la précarité.

Raphaël Badaoui. - Les maisons de répit devraient en effet être élargies au-delà des femmes en errance, en incluant notamment les personnes ayant à leur charge des enfants en situation de handicap.

Vous avez cité les textes co-écrits du rapport que nous vous avons présenté. On y retrouve beaucoup le rôle d'aidantes, assez invisible dans nos statistiques. Vous avez pu constater que beaucoup des personnes que nous accompagnons sont très éloignées de l'emploi. Ce n'est pas pour autant qu'elles sont inactives au sens propre du terme.

À travers toutes les recommandations énoncées par Sophie Rigard, nous demandons une reconnaissance des contributions à la société de toutes ces personnes, notamment des femmes. C'est flagrant, même si elles ne sont pas en emploi et productives au sens économique, elles apportent beaucoup à la société, notamment en prenant soin des enfants, d'un proche handicapé ou en étant bénévoles dans nos associations. Elles y sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, comme dans tous les métiers du soin.

Concernant la documentation du phénomène des femmes à la rue, nous constatons un manque d'informations assez flagrant sur les personnes en errance de manière générale. Nous pouvons aller chercher des données du côté de la Fondation Abbé Pierre, notamment une estimation du nombre de personnes sans logement stable. La dernière enquête de l'Insee au sujet des sans-abri remonte à 2012, soit à plus de dix ans. Nous travaillons actuellement avec cet institut, en lien avec différentes associations, dans le cadre de la prochaine enquête qui devrait se dérouler en 2025. Nous disposerons de plus d'informations à ce moment-là. Des vagues d'enquêtes tous les dix ans ne nous permettent pas de suivre ces problématiques avec précision, ni de les documenter pour mieux les combattre.

Sophie Rigard. - Les données que je citerai ne sont pas celles du Secours Catholique. Nous avons pu les glaner ici et là ces derniers temps, notamment dans le baromètre Enfants à la rue d'août 2023, réalisé par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et l'Unicef. Le rapport de la Fondation des femmes et de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) sur les femmes victimes de violences constitue également une source intéressante. En tout cas, la féminisation de la population sans domicile est réelle. Nous constatons une progression de 6 % de la part des femmes sans domicile entre 2001 et 2012. Selon le baromètre Enfants à la rue, parmi les personnes qui appellent un dispositif d'hébergement d'urgence, près de 7 000 personnes restent sans solution, dont près de 2 000 enfants. Ce constat ne concerne que les personnes qui contactent le 115. Bon nombre de personnes arrêtent de l'appeler du fait de sa saturation. Par ailleurs, les deux tiers des personnes sans solution d'hébergement après un appel au 115 sont désormais des familles. Ce phénomène est assez nouveau. En un an, le nombre de femmes seules sans solution a augmenté de 46 %. C'est énorme. 41 % des enfants sans solution ont moins d'un an.

Ensuite, vous m'interrogiez sur les territoires connaissant les plus fortes évolutions. L'augmentation atteint 100 % dans les Hauts-de-Seine, 80 % en Haute-Garonne, 65 % en Gironde et 46 % dans le Nord.

Monsieur Ziane, la situation que vous évoquiez à propos de l'Hôpital Delafontaine fait écho à un article du Monde, qui a relayé le témoignage d'une sage-femme. Cet article cite également une assistante sociale du réseau Solipam, qui suit des femmes en grande précarité. Elle dit qu'en 2022, 37 % des femmes à l'entrée du dispositif étaient à la rue. Un an après, elles sont 60 %. Malgré les efforts réalisés, en novembre, un tiers d'entre elles étaient toujours ou à nouveau à la rue lors de leur sortie du dispositif. À cela s'ajoute le sujet des accueils mères-enfants, censés pouvoir accueillir des personnes en sortie de maternité. Ils sont totalement surchargés. Des diagnostics plus fins peuvent peut-être être réalisés sur chaque établissement.

En termes de structuration géographique des besoins en hébergement d'urgence, j'aurais du mal à vous répondre. Au regard des retours que nous adressent les Maisons des familles à Cayenne, Nantes, Grenoble ou Orléans, nous pouvons assurer que la situation est catastrophique partout. Nous avons besoin de places d'hébergements généralistes, mais aussi dédiées aux femmes victimes de violences, avec un accompagnement spécifique. Tous les professionnels doivent être formés à cette question. S'y ajoute la question des établissements d'accueil mère-enfant, notamment pour les femmes en sortie de maternité. Nous ciblons 15 000 places, comme d'autres associations spécialisées en la matière.

Je rejoins Raphaël Badoui sur le sujet de la reconnaissance des contributions des personnes sans emploi à la société.

J'aimerais terminer mon propos en revenant sur le rapport Un boulot de dingue sorti en septembre. Il vise à combattre l'idée reçue selon laquelle les personnes sans emploi seraient inactives. Elles sont loin de l'être. Elles sont extrêmement actives, parce qu'elles s'occupent d'un enfant malade, handicapé, d'une personne en fin de vie... C'est pour cette raison qu'il leur est parfois compliqué de retrouver un emploi. Elles souffrent de la stigmatisation de la société qui les considère comme passives et qui estime qu'il faudrait les « activer » par des heures d'activités obligatoires et par la menace d'une suspension de leurs revenus, comme le RSA. Nous appelons à davantage protéger les personnes dont les contributions sont essentielles.

On a reconnu un statut pour les pompiers volontaires ou les élus locaux qui peuvent se voir rembourser des frais de garde d'enfants les soirs de conseils municipaux. De la même manière, nous devrions reconnaître que les situations évoquées plus tôt sont des contributions vitales à la société, et que cela donne droit à des remboursements de frais ou à des formations, au chômage ou à des trimestres de retraite.

Dominique Vérien, présidente. - Merci. Notre collègue Jocelyne Guidez se bat pour que les accompagnants soient reconnus. Cette démarche est menée au sein de notre hémicycle. Je n'ai pas suivi l'ensemble du débat sur les quinze heures d'activité conditionnant le versement du RSA, mais cette contribution devrait être reconnue à ce titre. Nous pouvons peut-être le lui souligner.

Marie Mercier. - Le fait d'être aidant d'une personne handicapée est déjà reconnu comme une activité permettant de s'exonérer de l'obligation des quinze heures d'activités, d'autant que cette aide demande bien plus que quinze heures par semaine.

Sophie Rigard. - Il faudra tout de même prouver qu'on accompagne une personne en situation de handicap pour être potentiellement exonéré de tout ou partie de ces quinze heures.

Dominique Vérien, présidente. - C'est un autre débat. Je vous remercie de ce témoignage et de votre rapport que nous avons lu ou lirons avec attention. Merci de votre présence.

Table ronde avec des associations d'aide aux personnes sans abri

(14 mars 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente,
puis de Mme Annick Billon, vice-présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous entamons ce matin, en réunion plénière, nos travaux sur les femmes dans la rue.

Nos quatre rapporteures - Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard, et Laurence Rossignol - et moi-même avons déjà effectué, le 23 janvier dernier, un déplacement dans deux centres d'accueil parisiens pour femmes à la rue gérés par l'association La Mie de Pain, dans les 15e et 5e arrondissements.

Le constat est sans appel : au sein des 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants.

Et parmi les personnes sans domicile, environ 30 000 sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles dorment dans la rue ou sont hébergées pour des durées très courtes. 5 à 15 % d'entre elles sont des femmes.

On estime ainsi qu'environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue. Elles sont très souvent invisibles car elles se cachent pour échapper aux violences.

Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement. En outre, en Île-de-France, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené les préfets à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de trois ans ou souffrant d'une pathologie chronique ne relèvent que du niveau 3 de priorité.

Les statistiques de présence de femmes et d'enfants dans la rue ont explosé, notamment au cours des dix dernières années et, semble-t-il, plus encore depuis la pandémie.

Nous avons décidé de nous emparer de ce sujet, parce qu'il se trouve au croisement de plusieurs problématiques relevant des compétences de la délégation aux droits des femmes : féminisation de la précarité, manque de solutions d'hébergement, lutte contre les violences sexuelles et sexistes, accès aux soins, ou encore insertion professionnelle et sociale.

Au cours de cette mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender ce phénomène : d'abord, mieux connaître et repérer les femmes à la rue ; savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement disponibles ; lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ; leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ; enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.

La question de la prise en charge des enfants qui accompagnent les femmes dans la rue est également primordiale pour notre délégation.

Nous avons choisi de commencer nos auditions en organisant une table ronde avec les principales associations d'aide aux personnes sans domicile et sans abri en France. Elles sont des actrices incontournables de la solidarité à l'égard des femmes dans la rue.

Nous accueillons ce matin Vanessa Benoit, directrice générale du Samusocial de Paris, qui gère le numéro d'urgence 115 pour les appels émis depuis Paris, ainsi que des centres d'hébergement dont plusieurs accueillent exclusivement des femmes ou des familles ; Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité, qui nous rejoindra dans quelques minutes ; Pauline Portefaix, chargée d'études à la Fondation Abbé Pierre, qui a consacré un chapitre au « genre du mal-logement » dans son rapport annuel 2023 ; et Bénédicte Souben, chargée de mission « veille sociale », filière « lutte contre les exclusions » à la Croix Rouge française.

Bienvenue à vous toutes et merci de participer à notre première table ronde sur ce sujet crucial.

Je laisse la parole, dans un premier temps, à Pauline Portefaix de la Fondation Abbé Pierre qui pourra nous éclairer sur la féminisation croissante, au cours des dernières années, des personnes sans domicile et sans abri.

Pauline Portefaix, chargée d'études à la Fondation Abbé Pierre. - Notre rapport sur ce sujet est récent. Nous avions identifié cette problématique depuis longtemps, mais elle s'accentue. Selon les études menées ces dernières décennies, les populations exposées au mal-logement tendent à se féminiser. Deux personnes sur cinq sans domicile sont des femmes.

Par ailleurs, à contre-courant des idées établies jusqu'à présent, l'enquête « sans domicile » de l'Insee de 2012 révélait l'importance du nombre de femmes sans domicile seules avec enfant, mettant en lumière l'affaiblissement de la protection que conférait auparavant le statut de « mère isolée ». À quoi cette féminisation des publics sans domicile est-elle due ? Nous avons identifié quatre principaux facteurs d'explication dans notre rapport sur le mal-logement.

Le premier correspond à l'augmentation de la précarité en population générale. Elle touche d'abord les femmes. Selon l'Insee, le taux de pauvreté a augmenté de 1 point entre 2021 et 2022. Ainsi, 9,1 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en France. Or les femmes sont plus exposées aux emplois précaires ou moins bien rémunérés, elles sont plus nombreuses en temps partiel ou en situation de monoparentalité. Elles sont donc plus vulnérables face à la précarité et aux conditions de mal-logement.

L'augmentation de la précarité a entraîné une saturation du système d'hébergement d'urgence et crée une concurrence entre les publics. Le statut de mère isolée, qui était autrefois protecteur, ne l'est plus aujourd'hui. La situation des femmes sans domicile sortant de maternité s'est particulièrement dégradée. Elle devient extrêmement préoccupante pour tous les secteurs associatifs. La saturation du système d'hébergement est liée à une augmentation de la précarité, et donc à une augmentation des entrées, mais aussi à une réduction des sorties du fait du manque de solutions de logement. Cet engorgement résulte donc de l'augmentation des flux entrants et de la diminution des flux sortants.

Le deuxième facteur de féminisation des personnes à la rue tient à un accroissement des séparations conjugales depuis quelques dizaines d'années. Les séparations appauvrissent davantage les femmes que les hommes, elles représentent un choc financier plus important pour les premières que pour les seconds. Leurs revenus disponibles chutent d'environ 20 % après une séparation, tandis que les hommes ne perdent que 2,5 % de leurs revenus en moyenne. Cela s'explique en particulier par le fait que la garde des enfants est le plus souvent accordée aux femmes : les familles monoparentales sont constituées à 83 % de mères seules avec enfants. Ces mères isolées sont surreprésentées parmi les familles en difficulté économique et dans des situations de mal-logement. Nous avons aussi identifié dans notre rapport qu'au moment de la séparation conjugale, le versement de la prestation compensatoire constituait un outil de rééquilibrage très imparfait et assez inéquitable.

Le troisième facteur de féminisation des publics à la rue, qui est parfois lié aux séparations conjugales, correspond aux violences conjugales. Elles conduisent souvent à une perte du logement pour les femmes, l'urgence à fuir le danger jouant en faveur du maintien des hommes dans le logement.

Enfin, le quatrième facteur relève de l'augmentation et de la féminisation des populations exilées. Les femmes migrantes sont majoritaires en Europe. Elles représentent 48 % des migrants dans le monde. On pense souvent que ce sont les hommes qui partent, mais la réalité est tout autre sur le terrain. Avec l'affaiblissement des conditions de prise en charge de ces personnes exilées, un demandeur d'asile sur deux n'est pas hébergé dans le dispositif national d'accueil. De ce fait, plus de femmes se retrouvent à la rue.

Par ailleurs, les conditions d'accueil et de traitement des personnes étrangères dans les préfectures se dégradent. Les retards dans la délivrance des titres de séjour entraînent des ruptures de parcours pour des femmes étrangères parfois présentes en France depuis très longtemps. Elles peuvent perdre leur logement du fait de la perte de leur droit au séjour à cause du retard pris par la préfecture dans le renouvellement de leur titre de séjour. Cette problématique s'accentue depuis une dizaine d'années.

Notre rapport sur le genre ne met pas seulement en lumière une féminisation des personnes sans domicile. Il aborde aussi une problématique encore plus invisibilisée quand on parle de la question du genre, celle des minorités sexuelles et des minorités de genre, particulièrement discriminées dans l'accès au travail et au logement. Leur invisibilisation ne permet pas de questionner les mécanismes qui contribuent à leur précarisation, notamment des ruptures brutales de l'hébergement chez des jeunes personnes qui doivent partir de chez leurs parents. Nous en retrouvons aussi beaucoup parmi les personnes que l'on peut accompagner à la Fondation Abbé Pierre.

Vous m'interrogiez sur le profil des femmes sans domicile. Nous disposons de très peu d'informations à ce sujet, parce que la dernière enquête de l'Insee date de 2012. Une nouvelle enquête « sans domicile » sera menée en 2025. Nous l'attendons depuis plus de dix ans.

En revanche, nous disposons d'informations sur les parcours des femmes sans domicile. Nous observons des ruptures dans les parcours résidentiels, aggravées par les inégalités liées au genre. Le fait d'avoir subi des violences pendant l'enfance accentue le risque d'exposition au mal-logement. Les femmes sans domicile déclarent plus souvent que les hommes avoir été victimes de violences avant l'âge de 18 ans, à hauteur de 36 % contre 19 %.

Elles sont aussi davantage fragilisées par les séparations conjugales. Leur accès au logement social peut s'apparenter à un parcours du combattant en cas de séparation ou de divorce, notamment dans des contextes de violences sexuelles et sexistes concomitantes à la rupture. Les femmes victimes de violences conjugales ayant fui leur domicile sont nombreuses. Près de 40 % de celles qui demandent un hébergement seraient sans solution, selon la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF). Celle-ci estime qu'il faudrait a minima créer 15 000 places d'hébergement supplémentaires pour répondre à ce besoin spécifique des femmes victimes de violences.

Enfin, le dernier type de ruptures dans leurs parcours est lié au vieillissement et à l'impact du passage à la retraite ou du décès du conjoint, qui est à l'origine d'une perte de revenus assez importante pour les femmes, du fait de leurs parcours professionnels et du travail domestique non rémunéré. Dans certains cas, il peut en découler la perte du domicile.

Par ailleurs, vous m'interrogiez sur les besoins prioritaires exprimés par les femmes sans domicile. Nous en avons repéré trois, même s'ils sont plus nombreux en réalité.

Le premier besoin correspond à la mise à l'abri, la mise en sécurité. Les femmes sont plus exposées aux violences sexuelles et psychologiques à la rue ou même en hébergement chez les tiers. On observe un phénomène de compensation de cet hébergement par des faveurs sexuelles.

Leurs besoins spécifiques s'agissant de la prise en charge des violences sexuelles et sexistes doivent également être pris en compte. D'après la FNSF, 80 % des femmes victimes de violences sont hébergées dans des dispositifs qui ne sont pas adaptés à leur situation. Les violences de genre constituent un facteur aigu du mal-logement. Cet élément demeure un impensé dans les stratégies de lutte contre le sans-abrisme.

La formation des professionnels en matière de repérage et de prise en compte des violences de genre dans l'accompagnement social et le renforcement des moyens d'hébergement adaptés sont encore insuffisants face à l'ampleur des besoins. Nous avons besoin d'une adaptation des structures d'hébergement afin que les femmes et autres minorités de genre puissent y séjourner en toute sécurité. Très peu d'accueils de jour ou d'hébergements proposent une offre non mixte ou l'aménagement d'espaces pour s'adapter à la mixité de genre pour des femmes ayant subi des violences sexuelles de la part d'hommes. Elles ne se sentent pas forcément en sécurité en côtoyant des hommes dans ces accueils de jour ou ces centres d'hébergement, et de fait, beaucoup ne les côtoient pas, d'où leur invisibilisation.

Enfin, le dernier besoin concerne la santé. Les femmes sans domicile sont plus exposées aux inégalités dans l'accès aux soins. Cette difficulté est commune à toutes les personnes en précarité et à la rue, mais les enjeux liés à la santé, notamment sexuelle et reproductive, touchent plus spécifiquement les femmes du fait de leur exposition accrue aux violences sexuelles et aux risques de grossesse. La précarité est aussi menstruelle. Ce sujet n'est pas suffisamment pris en charge.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention. Je suis sûre que nos rapporteures auront un certain nombre de questions à vous poser. Nous retrouvons dans vos propos un certain nombre des éléments évoqués dans notre rapport sur les familles monoparentales, que nous publierons le 28 mars prochain.

Je vais maintenant donner la parole à Vanessa Benoit, directrice générale du Samusocial de Paris, qui pourra nous aider à brosser le portrait social des femmes dans la rue en région parisienne et nous exposer les difficultés auxquelles leurs équipes, et notamment les écoutants du 115, font face pour accompagner ces femmes.

Vanessa Benoit. - Merci de vous préoccuper de ce sujet et d'y consacrer votre temps et votre travail ; il est extrêmement important pour nous. Je pense que nos propos seront à la fois complémentaires et convergents ce matin. Je me réjouis que cette thématique puisse être portée dans le débat public. Il existe beaucoup de représentations fausses des personnes sans domicile fixe, notamment des femmes. Plus nous lutterons contre ces visions erronées et plus nous pourrons espérer trouver des solutions.

Je commencerai mon propos en vous présentant le Samusocial de Paris. Il est présent à toutes les étapes du parcours des personnes sans domicile. Il se place dans une stratégie d'« aller vers ». Par des équipes mobiles, par le 115, dans les centres d'hébergement ou les hôtels, ses professionnels pratiquent l'écoute, l'orientation, hébergent les personnes, les soignent, les accompagnent vers l'autonomie. Nous disposons aussi d'un observatoire ayant pour mission d'objectiver la réalité des personnes.

À notre échelle, qui n'est pas tout à fait celle de la Fondation Abbé Pierre, nous contribuons aussi à une connaissance du phénomène. Dans la réponse écrite que nous vous adresserons, nous préciserons toutes les références aux études que nous avons pu mener sur les femmes.

Le Samusocial porte le 115 de Paris, la plateforme 115 la plus large de France en raison de la concentration parisienne et francilienne de cette problématique. En outre, nous gérons 800 places d'hébergement et avons la responsabilité de la réservation de toutes les nuitées hôtelières utilisées en Île-de-France, soit 51 000 places chaque soir.

Depuis 2018, le Samusocial s'est beaucoup engagé sur la problématique des femmes sans domicile fixe. Nous avons produit des études et un manifeste. Nous avons également ouvert des structures adaptées ou dédiées, vous le rappeliez en introduction.

Je structurerai mon propos autour des trois éléments qui me paraissent être les plus marquants dans la vie des femmes sans domicile : l'invisibilité, les violences et les réponses inadaptées.

La Nuit de la Solidarité de Paris de 2023 a ouvert les yeux d'un grand nombre de personnes, puisque 14 % des personnes rencontrées cette nuit-là dans les rues parisiennes étaient des femmes. Lors de sa dernière enquête, en 2012, l'Insee n'avait dénombré que 2 % de femmes sans abri. Ce constat a sonné comme une révélation, confirmant la perception des acteurs, qui n'était jusque-là pas objectivée. En 2024, on a compté 420 femmes à la rue à Paris. Il faut y ajouter les 86 femmes repérées dans les communes de la métropole du Grand Paris ayant participé à la Nuit de la Solidarité. Si ce constat n'est pas représentatif de tous les territoires, il vous donne une idée de l'ampleur du phénomène.

Surtout, nous devons considérer que ces 14 % de femmes parmi les personnes sans abri sont très sous-estimés. En effet, l'expression « femmes à la rue » ne rend pas bien compte de la réalité que vivent ces femmes exclues du logement. Elles adoptent une stratégie d'invisibilité pour se protéger. Une partie d'entre elles vont faire leur maximum pour ressembler à une personne lambda. Elles vont adopter des stratégies, passer leur journée dans des boutiques, dormir dans les aéroports avec une valise vide, mais qui n'attire pas l'attention, passer la nuit dans le Noctilien. Je n'invente rien, ce sont des femmes que l'on a rencontrées qui nous l'ont dit. Cette stratégie n'est pas toujours à la portée de tout le monde, car préserver les apparences demande un effort important.

D'autres vont se cacher dans des caves, dans des box, dans des véhicules, dans des halls d'immeubles. Ces endroits les protègent peut-être un peu des regards de la rue et des intempéries, mais les exposent à d'autres formes de danger. Il peut se passer d'autres choses dans ces espaces où elles ne seront pas visibles : les violences jalonnent le parcours des femmes.

Le Samusocial de Paris compte trois accueils de jour, dont deux sont réservés aux femmes. Le dernier est ouvert à tous les publics. Les deux accueils non mixtes peuvent recevoir cinquante à soixante femmes par jour au total. Dans notre accueil mixte, dont la capacité est plus importante, nous voyons très peu de femmes. Lorsqu'elles viennent, elles sont toujours en couple ou en groupe. Elles s'accrochent à quelqu'un qui pourra les protéger. Cette protection a parfois un coût. Ces relations ne sont pas toujours très saines, les femmes le disent elles-mêmes.

Enfin, la dernière stratégie de protection consiste à cacher son genre, à se masculiniser, en se coupant les cheveux ou en s'habillant de manière informe, ou encore en allant à l'encontre des stéréotypes sur les femmes, en arrêtant de se laver ou en s'habillant très salement. Chercher à inspirer le dégoût est une manière de se protéger.

Nos équipes mobiles qui parcourent les rues de Paris toutes les nuits connaissent, à un moment donné, environ 500 femmes dont elles savent qu'elles sont à la rue, puisque c'est là qu'elles les rencontrent tous les soirs. Ce sont là les femmes les plus exposées.

S'y ajoutent celles qui appellent le 115. Contacter ce numéro est un peu plus facile que d'être à la rue et rencontrée par une maraude. C'est aussi un révélateur d'une précarité cachée. Parmi les appelants, 17 % sont des femmes isolées, 16 % sont des hommes isolés et 67 % sont des familles. Les systèmes d'information ne me permettent pas de vous préciser la proportion de femmes dans cette masse des 67 %. Le Samusocial reçoit 2 000 appels par jour, émanant d'environ 1 000 numéros différents. Même dans la manière dont on aborde le sans-abrisme, on invisibilise les femmes, puisqu'on ne prend pas en compte le fait que les familles sont principalement composées de femmes.

Permettez-moi un focus rapide sur les demandes d'hébergement pourvues et non pourvues. J'ai pris les chiffres d'un mois au hasard : octobre 2023. En moyenne, nous avons répondu positivement à quarante-six demandes émanant d'hommes, trente-six demandes émanant de femmes et 113 demandes émanant de familles. Nous avons dû laisser dehors 130 hommes, 156 femmes et 855 personnes en famille. Ces chiffres sont vraiment terribles. Ils illustrent la réalité du manque d'hébergement et du mal-logement en France aujourd'hui.

Dans nos structures d'hébergement, nous comptons plus de 70 % de femmes, parce qu'une grande partie de ces accueils sont orientés vers les femmes et les familles. Je ne suis pas en mesure de vous dire combien de femmes sont hébergées à l'échelle francilienne. Là non plus, les systèmes d'information ne le permettent pas.

Enfin, 51 000 personnes sont hébergées à l'hôtel en Île-de-France, dont 24 000 enfants, 11 000 hommes et 16 000 femmes.

Venons-en à présent aux violences qui jalonnent leur parcours. Notre système d'information est en mesure de nous indiquer lorsqu'une femme a été orientée dans un hôtel pour des faits de violences. Il en dénombre 500. Cela a l'air d'être une goutte d'eau, dit de cette manière. En fait, il ne s'agit ici que de celles qui ont été repérées par le bon système et qui sont parvenues à y entrer au bon moment. Nos échanges avec les femmes et nos enquêtes montrent une prévalence extrêmement forte des violences, qu'elles soient intrafamiliales, liées à la pauvreté, au contexte de migration ou à l'errance.

Les violences de genre sont quasiment structurelles et elles surexposent, de fait, les femmes au risque de précarité. Les violences conjugales peuvent précipiter une femme dans la précarité, qu'elle parte, que son niveau de vie baisse ou qu'elle se retrouve seule avec les enfants. Ce sont aussi les violences vécues dans l'enfance et la jeunesse qui déstructurent la personne. C'est particulièrement le cas de jeunes femmes qui se font expulser de chez elles parce qu'elles tombent enceintes, parce qu'on découvre qu'elles n'ont pas la bonne orientation sexuelle, ou pour toute autre raison. Les violences liées à la pauvreté sont également nombreuses. Pauline Portefaix évoquait plus tôt l'hébergement contre service : « je t'héberge si tu fais le ménage, si tu t'occupes de mes enfants, si tu rends des faveurs sexuelles ». Ces glissements sont une réalité. On observe des liens très forts entre pauvreté et prostitution, choisie ou pas. Lorsque l'on doit choisir entre se prostituer et manger, je ne sais pas si l'on peut encore parler de choix.

Nous pouvons également évoquer l'usage de produits. Si je suis une toxicomane pauvre, que vais-je faire pour essayer de payer ma dose, dans quel milieu vais-je évoluer ?

Je le disais, certaines violences sont liées au contexte de migration. Elles sont souvent la cause du départ des femmes, qui vont chercher un avenir meilleur. La route de la migration sera jalonnée de violences à toutes les étapes. Ce constat est largement connu et documenté. Les femmes sont les premières concernées. Elles vivront encore des violences à leur arrivée en France. C'est particulièrement le cas de celles qui ne sont pas accueillies dans un dispositif créé à cet effet, mais qui seront hébergées dans leur communauté, chez des gens de passage. Elles y subiront à nouveau des violences.

Enfin, certaines violences sont liées à l'errance. La rue est un lieu dangereux pour nous tous, si nous devions y passer la nuit. C'est particulièrement vrai pour les femmes. Les centres d'hébergement peuvent être des lieux de promiscuité, de violences qu'elles chercheront à éviter.

J'aimerais souligner la situation des femmes enceintes qui en viennent à vivre leur grossesse à la rue. Imaginez vivre cette période sans savoir où vous allez dormir le soir. Souvent, le suivi de grossesse devient votre toute dernière préoccupation dans ce cas. Imaginez arriver à l'accouchement en n'ayant jamais suivi votre grossesse. Imaginez, deux ou trois jours après l'accouchement, ne pas savoir où vous allez dormir. Cela représente une violence qui frappe spécifiquement les femmes et me paraît réellement incommensurable.

Le dernier temps de ce portrait des femmes sans abri portera sur les réponses inadaptées apportées à leurs difficultés, malgré la bonne volonté de tous les acteurs. Personne n'est indifférent à cette situation. Tout le monde fait de son mieux, mais malheureusement, notre mieux n'est pas suffisant, ou n'est pas suffisamment bien organisé.

D'abord, les lieux de veille sociale, les accueils de jour, les distributions alimentaires, les vestiaires, les bains-douches, ou tout lieu qui permettrait de répondre aux besoins dits primaires sont très souvent mixtes. Or dans une situation d'urgence, les femmes ont peur des lieux mixtes ou ne les fréquenteront qu'en groupe, et pas nécessairement un groupe sain pour elles. Nous identifions un vrai intérêt à disposer d'un peu plus de lieux non mixtes ou, a minima, à proposer des moments non mixtes. Un créneau pourrait être réservé aux femmes. Un groupe de parole ou une animation pourraient leur être dédiés, pour les protéger.

Souvent, les hébergements comportent trop de promiscuité. Ils ne sont pas adaptés à des femmes multitraumatisées. En outre, l'accueil à l'hôtel, notamment proposé aux familles, n'est pas adapté à une vie familiale normale et à la préservation de la santé, notamment mentale, des femmes. Par exemple, il n'est pas possible de se faire à manger dans la plupart des hôtels. Cette réalité ajoute une complexité supplémentaire à la vie de ces femmes qui vont alors chercher des repas déjà prêts pour nourrir leurs enfants.

L'accompagnement n'est souvent pas suffisamment adapté. En effet, nos professionnels ne sont pas formés à la prise en charge de personnes ayant vécu des traumatismes. Les femmes dont nous parlons ont besoin de se réapproprier leur corps, leur pouvoir d'agir, leur estime de soi. Il est important de prendre ces éléments en compte. Nos professionnels peuvent être gênés d'aborder des questions intimes sur l'accès aux soins, sur la santé reproductive et sexuelle, sur les violences sexistes et sexuelles subies. Puisqu'elles sont intrusives, il faut être formé à poser ces questions, à détecter ces difficultés à partir d'indices.

Enfin, ces femmes ont souvent eu des enfants, désormais placés. C'est une vraie souffrance pour elles. Reconstruire des liens devient une priorité. Un travailleur social aura peut-être tendance à prioriser la recherche d'un logement avant de se pencher sur le lien avec les enfants. Pour ces femmes, cela doit faire l'objet d'un travail concomitant. Nous ne savons pas forcément le faire.

La réponse apportée en termes d'insertion économique et sociale est elle aussi inadaptée. Je constate que l'insertion par l'activité économique est extrêmement genrée. On envoie les hommes vers la sécurité et la manutention, les femmes vers le ménage et l'aide aux personnes. On reproduit alors ce qui enferme déjà les femmes dans des métiers précaires, mal payés, à temps partiel. On les enferme dans la précarité et dans une forme de dépendance.

Tous les éléments que nous avons connus en tant que mères et qui nous semblaient compliqués - le fait de travailler et d'élever des enfants, les problèmes de garde et d'horaires - sont insolubles pour les femmes pauvres et SDF.

Ensuite, permettez-moi un mot sur les femmes migrantes et les réponses inadaptées qui leur sont apportées. Toute la complexité administrative qui pèse sur les migrants pèse sur ces femmes. Les titres de séjour sont de plus en plus précaires et empêchent ainsi une vraie insertion. S'y ajoute le risque de perte du titre de séjour, parce que vous ne parvenez pas à le renouveler, parce que la préfecture ne vous donne pas de rendez-vous. Ces réalités plongent les personnes concernées dans la difficulté. Les risques d'exploitation de ces femmes sont réels, et le sont d'autant plus qu'aucune prise en charge ne leur est adressée.

À titre d'exemple, les mères d'enfants français devraient, sur le papier, être régularisées de droit. Pourtant, la loi impose à ces femmes de montrer que le père français contribue à l'entretien de leur enfant, et donc de garder des liens avec des hommes qui présentent un intérêt plus ou moins marqué pour l'enfant, et qui peuvent être maltraitants. On vient s'immiscer dans leur intimité. Nos professionnels doivent le faire. Ils indiquent à la femme concernée qu'elle devrait tout de même voir le père de son enfant de temps en temps, ou qu'elle devrait entamer une démarche devant le juge des affaires familiales pour montrer qu'elle a essayé de conserver un lien. Ces éléments sont extrêmement précarisants et risquent de plonger les femmes dans la maltraitance.

Je terminerai mon discours sur une note plus positive, après avoir décrit une réalité assez dure. Il existe des moyens de faire mieux. Le Samusocial de Paris a établi cinq grandes propositions dans cette optique :

- améliorer le repérage des femmes sans abri : si nous connaissions mieux leurs conditions de vie, nous pourrions mieux les repérer avec les professionnels et donc mieux répondre à leurs besoins ;

- renforcer l'offre d'accueil et d'hébergement mixte et non mixte : je ne dis pas que nous devrions créer des systèmes d'hébergement complètement distincts, mais nous pourrions, dans des systèmes mixtes, mieux prendre en charge leur situation. Je pense que le besoin de structures non mixtes est encore plus fort lorsque l'on est proche de l'urgence, en accueil de jour ou en premier hébergement ;

- renforcer la prise en charge des violences de genre et l'intégrer au suivi de leur parcours ;

- garantir et développer l'accès aux soins, notamment sur la santé reproductive et sexuelle, mais pas seulement. Je n'ai pas évoqué la santé mentale, mais elle constitue évidemment un enjeu primordial pour ces femmes. Mieux on garantira cet accès aux soins, mieux on les servira et on les accompagnera vers une vie pleine et entière ;

- enfin, favoriser l'insertion professionnelle dans des métiers qui n'enferment pas dans la pauvreté, mais qui sont un vrai marchepied pour aller vers autre chose et aider ces femmes à retrouver leur pleine autonomie.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Je me tourne vers Nathalie Latour, de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui pourra pointer pour nous les éventuelles difficultés de mise en réseau et de coordination entre les différents acteurs intervenant auprès des femmes sans domicile. Elle pourra également nous présenter son analyse des critères de priorité dans l'accès aux hébergements d'urgence mis en place par les préfets d'Île-de-France ainsi que des difficultés soulevées par les transferts de sans-abri depuis Paris vers d'autres régions (le dispositif des « sas »), à l'approche des Jeux olympiques de Paris. La FAS s'est en effet exprimée publiquement sur ces deux sujets qui nous préoccupent.

Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité. - Merci beaucoup pour votre invitation et pour le travail que vous avez engagé.

Vous avez pu le constater lors de vos déplacements, on ne sait plus quel mot utiliser pour qualifier la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons. Le phénomène est invisibilisé, mais, en même temps, il est tout de même de plus en plus visible, dit, pointé. Nous ne savons pas comment faire pour essayer d'incarner le fait que derrière ces chiffres se cachent des réalités de vie. Nous savons les conséquences qu'elles auront sur le parcours de ces femmes, ainsi que sur celui des enfants qui les accompagnent - puisqu'elles sont nombreuses en situation monoparentale. Nous connaissons le coût extrêmement fort pour les personnes directement concernées. Il est humain, social, économique, bien plus important que les économies que l'on pense réaliser avec des choix court-termistes.

Les enjeux financiers face à la problématique du sans-abrisme sont extrêmement importants, nous ne le nions pas. Les moyens affectés à la politique du logement sont beaucoup plus importants que par le passé, notamment s'agissant du nombre de places d'hébergement. Mais devons-nous uniquement nous dire que si le niveau de places est historique, le débat est clos ? Ou pouvons-nous aller plus loin, en disant que les besoins continuent à atteindre des niveaux extrêmement élevés, et que nous devons poursuivre nos réflexions ?

Aujourd'hui, l'enjeu du sans-abrisme, et encore plus s'agissant des femmes, nous renvoie tous dans nos prés carrés respectifs. Nous nous renvoyons tous la balle. L'État nous indique qu'il n'a jamais mis à disposition autant de places d'hébergement. Les associations peuvent être perçues comme celles qui ne font pas bien leur travail, qui ne savent pas bien accompagner les personnes, qui empêchent la mise en place de certaines politiques plus efficaces. Dire cela ne résout pas les problématiques.

La question du sans-abrisme met en lumière tout ce qui a échoué en amont pour ces femmes. Elle montre comment la politique publique en matière de logement a été efficace ou inefficace en matière d'accès et de maintien dans le logement, notamment au moment des séparations. Les femmes représentent également plus de 80 % des travailleurs pauvres et sont celles qui sont les plus en situation de temps partiel, ce qui rend l'accès au logement plus complexe.

La question du sans-abrisme questionne également notre politique de protection de l'enfance, de prévention, de capacité à permettre des parcours différents. Nous avons des indications alarmantes sur la situation de prostitution de jeunes femmes issues de l'Aide sociale à l'enfance.

Enfin, elle questionne nos politiques de santé. Les problématiques croisées de santé somatique et mentale ont énormément évolué en population générale, et se sont évidemment renforcées dans les populations très précarisées. Il est nécessaire d'appréhender et de prendre en charge l'impact des violences, les psychotraumatismes, la santé mentale et les conduites addictives. Les sorties d'hospitalisation et de prise en charge adaptée rejoignent alors la question de l'hébergement.

Chaque année, nous publions avec l'Unicef un baromètre des enfants à la rue. Nous avons pu pointer l'évolution de la place des familles monoparentales. Le 4 mars 2024, nous comptions 5 539 personnes en demande non pourvue (DNP) - c'est-à-dire des personnes qui appellent le 115, mais ne peuvent pas être prises en charge faute de place disponible ou adaptée - dont 1 976 personnes en famille et 1 532 enfants de moins de 18 ans. Ce n'est que la face visible de l'iceberg, puisqu'on sait que le taux de non-recours au 115 est extrêmement important, de l'ordre de 50 à 60 %. C'est ce qui a été relevé lors de la Nuit de la Solidarité. On sait aussi que le nombre de femmes seules en DNP a été multiplié par 2,5 entre le 12 avril 2021 et le 4 mars 2024. Quasiment trois femmes sur quatre en demande non pourvue ont déclaré dormir à la rue la veille de leur demande.

J'identifie plusieurs sujets en ce qui concerne la coordination des acteurs dans l'accompagnement des personnes à la rue, le premier étant celui de la difficile prise en charge de l'ensemble des situations, y compris celles qui ne sont pas visibles.

Nous avons par exemple souvent constaté lors des plans grand froid ou des périodes d'urgence que même si des personnes appelaient le 115, il fallait que ce soit les dispositifs de maraude et de veille sociale qui les amènent vers les dispositifs d'hébergement. Cet ajout de strates d'accès aux droits et à l'hébergement est extrêmement dommageable, comme si les femmes ou toutes les personnes qui appelaient n'étaient pas dans une véritable situation de détresse, comme si elles pouvaient toujours réussir à se débrouiller. Il fallait qu'elles soient effectivement dans la rue pour être prises en compte et avoir accès à une place en gymnase ou dans un hôtel. Or les maraudes, qui réalisent un travail magnifique, ne disposent pas toujours des équipes suffisantes pour aller en direction de toutes les femmes à la rue. De plus, ces dernières cherchent des lieux où elles seront protégées, à l'abri du regard. Ainsi, elles ont pu appeler le 115, mais si elles n'étaient pas visibles dans la rue, elles n'ont pas eu accès aux dispositifs d'hébergement. Cette réalité est extrêmement problématique en termes de coordination. Nous devons effectuer deux fois le même travail et, en outre, une suspicion est portée sur la véracité des appels au 115 et sur la capacité d'évaluation des personnes par les équipes du 115.

Je pense que le problème majeur que l'on rencontre aujourd'hui en termes de coordination est celui du stop-and-go. J'ai pris mes fonctions en 2022. Depuis lors, nous refaisons à chaque fois le même scénario, une annonce de diminution de places par le Gouvernement puis un retour en arrière du fait des besoins importants, enfants à la rue notamment, et de la mobilisation des associations. En 2021, le Gouvernement a annoncé l'arrêt de la gestion au thermomètre en suivant une programmation pluriannuelle, force est de constater que nous y sommes revenus... Aujourd'hui, la gestion au thermomètre s'applique même pendant le plan grand froid : lorsqu'il fait - 2°C ou - 3°C, vous avez l'ouverture d'un gymnase, quand les températures remontent un peu, vous n'y avez plus accès.

Des critères de priorisation sont mis en place, parfois écrits. C'est le cas en Île-de-France : si une femme est enceinte de moins de sept mois, elle n'est pas prioritaire. Au-delà de cette échéance, et avant les trois mois du bébé, elle l'est. Après trois mois, elle ne l'est plus. Nous avons attaqué ces consignes. D'autres ont été émises en Haute-Garonne, sans être écrites aussi spécifiquement. Elles l'ont été par le préfet, en réponse à une lettre des parlementaires. Nous les avons également attaquées. Nous constatons un problème d'accès à l'hébergement d'urgence, mais aussi de continuité dans la mise à l'abri. Ces deux aspects se dégradent. En effet, en raison d'un manque criant de places, on laisse des personnes à la rue profiter d'un accès à un hébergement pendant trois ou quatre jours, après lesquels ces personnes sont considérées comme moins vulnérables qu'une autre famille. C'est le jeu des chaises musicales. Dans ce cas de femmes installées avec des enfants scolarisés à tel et tel endroit, nous assistons à des situations catastrophiques, à des arrêts de prise en charge. Certaines personnes sont installées à des endroits bien trop éloignés de l'école de leurs enfants ou du lieu où ils sont pris en charge médicalement. Ainsi, les intervenants sociaux bâtissent des solutions, mais doivent sans cesse les remettre en place. C'est ce que j'appelle le stop-and-go.

Nous sommes confrontés à un problème d'urgence conjugué à un problème de temporalité pour des femmes qui rencontrent des problématiques d'accès au séjour. La simple étude de leur demande peut prendre jusqu'à dix-huit mois. Même les renouvellements de titre de séjour sont embolisés.

Parmi les enjeux de coordination, il s'agit de tenir compte du cumul des difficultés auxquelles font face les personnes dans la rue. Toutes les réponses du droit commun, de l'accès aux soins, etc., doivent être travaillées avec beaucoup de ténacité. Nous connaissons tous les difficultés d'accès à la santé mentale. Pour une femme qui a adopté des stratégies d'évitement, il est compliqué de prendre soin d'elle, de prendre conscience de son corps, avant même d'aller consulter un médecin spécialisé. Dans ce cheminement, il n'est pas possible d'obtenir un rendez-vous à trois mois, ces femmes ne s'y rendront pas. Nous devons construire des solutions tenant compte de cet accès au soin différent.

Pour revenir sur la question des critères de priorisation, je pense que la difficulté principale relève de la question de l'explicite et de l'implicite. Encore une fois, des consignes sont écrites, mais beaucoup sont orales. Cette difficulté rejoint, à nos yeux, l'enjeu de l'attractivité des métiers. Nous sommes inquiets, parce que nous comptons de nombreux postes vacants. Ils ne sont pas sans conséquence sur l'enjeu de coordination et d'accompagnement. Je rappelle que la question des métiers du social ou du soin relève d'un enjeu d'égalité hommes-femmes. La majorité des professionnels de terrain sont des femmes. Elles sont parfois elles-mêmes dans une situation très précaire. Elles doivent aussi accompagner des personnes très précaires dans une politique qui est aujourd'hui en perte de sens pour elles. Elles peinent à comprendre cette politique et à voir ce à quoi elles contribuent dans un contexte aussi dégradé.

Sur les « sas » régionaux d'accueil, les quelques chiffres que nous avons obtenus de la part de la Direction générale des étrangers de France ne sont malheureusement pas genrés. Nous portons pourtant cette demande, de façon à mieux identifier encore les enjeux en termes de place des femmes. Ces sas ont été mis en place en 2023. À cette époque, nous avons jugé ce dispositif intéressant parce qu'il s'inscrivait dans une période très compliquée. C'était notamment le cas à Saint-Brévin, dans un contexte de repli du territoire par rapport à l'accueil des personnes sans abri ou des personnes étrangères.

Dans le cadre des enjeux d'hébergement, de logement, de loi SRU, on entend souvent « moi, je veux bien, mais pas chez moi ». À nos yeux, une solidarité nationale associée à des possibilités d'accélération de l'accès aux droits, et notamment à la question de la situation administrative par la création de ces sas, doit se mettre en place. Bien évidemment, cette création devait reposer sur une logique de libre adhésion des personnes, de capacité de construction collective sur les territoires, avec les collectivités, avec l'État, avec les associations, et de continuité de parcours.

Que se passe-t-il, près d'un an après la mise en place de ce dispositif ? Près de 4 000 personnes ont été orientées vers les sas, dont 1 000 personnes en famille. Sur ces presque 4 000 personnes orientées, 56 % sont des demandeurs d'asile, 26 % sont des réfugiés statutaires, 13 % sont des personnes en situation irrégulière. Cette information a constitué un enseignement dans le travail que nous avons mené avec les ministères de l'intérieur et du logement. Bien évidemment, tout dispositif intègre des logiques de biais dans la façon dont les personnes utilisent le dispositif, mais on pouvait penser que les personnes qui dormaient en campement ou sous les métros à Paris étaient globalement des personnes sans papiers. Or 26 % des personnes accueillies dans les sas sont des réfugiés statutaires. Ce constat nous interroge sur nos politiques d'intégration et d'accompagnement.

Le sas fonctionne pour trois semaines. Ensuite, il doit permettre l'orientation sur le droit commun. Nous relevons 42 % d'orientations vers le dispositif national d'accueil et les dispositifs spécialisés sur les hébergements pour les personnes réfugiées et 43 % d'orientations vers le secteur généraliste ; 15 % de personnes quittent le sas avant les trois semaines. La continuité d'orientation sur le droit commun constitue la difficulté majeure de ce dispositif. Que se passe-t-il après l'orientation dans l'hébergement ? La Délégation interministérielle à l'habitat et au logement (Dihal) nous dit que sur les 43 % de personnes orientées vers l'hébergement, 36 % sont toujours dans l'hébergement d'urgence ; 30 % sont en fin de prise en charge sans que le motif soit indiqué dans le système d'information ; 16 % sont sortis et 13 % ont été orientés vers d'autres dispositifs généralistes. Nous ne disposons pas d'informations pour 5 % de ces personnes. Nous observons ici que plus de 50 % des personnes sont perdues dans la nature.

C'est bien l'écueil majeur de ce dispositif : si on le prend seul, c'est un dispositif intéressant. Pour autant, il a été placé dans un contexte extrêmement délétère. On ne s'est pas donné les moyens de lui faire prendre toute sa place. Il entre donc dans une logique de concurrence des publics encore plus exacerbée, étant donné que pour conserver la logique des sas, on va identifier des publics prioritaires parmi les personnes sans domicile du territoire. Vous pouvez imaginer les tensions dans un contexte déjà extrêmement dégradé. Ensuite, le dispositif tient ses promesses, mais lorsque les personnes en sortent, pour combien de temps le font-elles ? Nous identifions ici un enjeu, puisque nous n'avons pas d'information sur la continuité de la prise en charge de 50 % de ces individus.

Venons-en à nos propositions. Vous le verrez dans la note que nous vous adresserons, beaucoup de réponses très intéressantes sont mises en place sur la question de l'accès aux soins, de l'accompagnement. Nous venons de publier un plaidoyer sur la santé des femmes, dans lequel nous valorisons beaucoup d'initiatives. Selon nous, la priorité réside dans l'augmentation des places, même si, nous aussi, nous rêvons que leur nombre baisse. Nous devons tout de même stabiliser un minimum de 10 000 places supplémentaires, tel que le projet de loi de finances pour 2024 le prévoyait avant le recours à l'article 49.3 de la Constitution.

Ensuite, nous voulons impérativement travailler de façon concertée sur l'analyse des causes et des conséquences qui font que ce système d'hébergement est embolisé. Nous devons mettre en place une politique beaucoup plus volontariste sur la question du logement. Sans elle, nous ne nous en sortirons pas. Nous sommes totalement bloqués à l'entrée et à la sortie.

Nous insistons également sur l'enjeu de l'accès aux droits - Cnaf, droit de séjour, etc. - ainsi que sur l'accès aux soins et à la santé.

Vous m'interrogiez sur les Jeux olympiques. La Direction générale des étrangers de France a toujours affirmé que les sas n'avaient pas été mis en place dans cette optique. Pour autant, nous sommes très inquiets, parce que des réponses supplémentaires ont été apportées à côté des sites. 200 places d'hébergement supplémentaires ont été accordées, notamment là où sont implantées des personnes en grande marginalité. Elles ne sont pas à la hauteur de ce qu'il se passe. Des évacuations ont lieu à droite, à gauche. On ne peut pas dire que le dialogue n'existe pas, mais aucune réponse ne nous rassure, en particulier s'agissant de l'accès à l'alimentation. Comment faire lorsque des dispositifs de mise à l'abri ne s'accompagnent d'aucune action en la matière ? Pourquoi les chiffres des Restos du Coeur ou du Secours catholique explosent-ils ? Toute la population générale peut être concernée, mais parfois on met un toit sur la tête de ces personnes, de ces femmes, sans penser à leur accompagnement global et à l'accès à l'alimentation. Cette absence de réponse adaptée exerce une pression, y compris sur l'espace public.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup.

Notre dernière intervenante de la matinée est Bénédicte Souben, de la Croix Rouge française, qui pourra nous apporter un éclairage sur les besoins prioritaires des femmes à la rue ainsi que sur les principaux facteurs de vulnérabilité auxquels elles sont confrontées.

Bénédicte Souben, chargée de mission « veille sociale », filière « lutte contre les exclusions » de la Croix Rouge française. - Merci pour cette invitation à témoigner sur ce sujet qui nous tient particulièrement à coeur à la Croix Rouge française.

Vous l'avez mentionné, on observe un phénomène croissant de féminisation de la pauvreté, notamment en raison d'inégalités liées aux revenus, aux conditions de travail et aux types d'emploi, ainsi qu'à la situation familiale. Celle-ci a un impact fort sur la situation de logement des femmes, tant sur leur capacité à y accéder qu'à s'y maintenir. En corollaire, il n'est donc pas étonnant d'observer une augmentation de la part des femmes rencontrées par les maraudes. À l'échelle de la Croix Rouge française, forte de ses 246 équipes de maraudes réparties sur l'ensemble du territoire national, y compris en outre-mer, nous observons que la part des femmes rencontrées par les maraudes augmente plus vite que le nombre total de personnes rencontrées.

Pourtant, il y a fort à penser que ce chiffre reste bien en deçà de la réalité du terrain en raison des multiples stratégies d'évitement des femmes en situation de rue. Ce constat a été évoqué sous ce terme d'invisibilisation par Vanessa Benoît. Ces stratégies d'évitement sont de plusieurs ordres :

- la mobilité continue : ce sont des femmes qui marchent ou qui s'installent dans les bus de nuit ;

- la présence dans des lieux ouverts au public, de jour comme de nuit, dans les gares, les salles d'attente des hôpitaux, ou autres lieux fermés difficilement accessibles ;

- la présentation de soi avec une attention toute particulière à l'hygiène pour ne pas apparaître sans abri.

Ces stratégies d'évitement rendent délicat le repérage de ces femmes par les acteurs de la veille sociale - maraudes et accueils de jour -, particulièrement dans des territoires où la coordination de ces acteurs est mise en difficulté par des effectifs insuffisants pour assurer cette mission. Cette sous-estimation du nombre global de femmes à la rue se retrouve et est d'autant plus vraie pour les femmes qui sont sans domicile et hébergées chez des tiers - chez un membre de la famille, de la belle-famille, une connaissance via le réseau communautaire. Leur situation constitue un véritable angle mort de l'observation sociale : elles sont difficiles à repérer, et donc à quantifier avec précision. Malheureusement, l'Enquête Sans Domicile 2025 ne nous apportera pas plus d'informations sur ces femmes. Or, si on a tendance à identifier assez précisément le risque que représente la rue pour une femme, il n'en demeure pas moins que les femmes hébergées chez des tiers sont très vulnérables aux situations de violence, intrafamiliales notamment, et aux situations de traite des êtres humains. On parle ici d'hébergement contre faveur sexuelle, mais aussi d'exploitation sexuelle, de travail forcé. D'après une étude de la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains), 94 % des femmes victimes d'exploitation sexuelle et accompagnées par des associations en 2022 étaient hébergées chez leur exploiteur. Elles disparaissent un peu des radars, nous peinons à les capter.

Il faut que les femmes soient en mesure de solliciter elles-mêmes les services. Pour ce faire, nous devons en premier lieu renforcer les capacités des services sociaux de droit commun, parce qu'ils demeurent relativement bien identifiés, dans l'objectif de permettre à chaque femme sans domicile de pouvoir accéder à un accompagnement social. De manière complémentaire, la Croix Rouge française est favorable à la mise en oeuvre d'un grand plan de lutte contre le non-recours auprès des Services intégrés d'accueil et d'orientation, les SIAO. Ils doivent retrouver leur place de guichet unique des personnes sans domicile et sans abri, et reprendre leur sens premier. La mise en oeuvre de ce plan de lutte impose de lever les freins à l'expression d'une demande par les personnes de deux manières : en augmentant la connaissance du numéro d'appel 115 par les personnes concernées et sa joignabilité, et en encourageant le développement de permanences d'accueil physique des SIAO, pour que chaque femme sans domicile puisse y déposer une demande d'hébergement-logement, y compris si elle n'a pas réussi à avoir accès à un travailleur social de droit commun.

Néanmoins, ce grand plan de lutte contre le non-recours implique en miroir d'augmenter aussi bien la quantité que la qualité des solutions d'hébergement à proposer. En effet, si les personnes font appel à un service qui ne répond pas aux besoins, elles ne le solliciteront pas. Il est délicat de chiffrer le nombre de places d'hébergement nécessaires, pour trois raisons principales. La première raison est celle du non-recours. L'Étude nationale maraudes 2021 de la Fédération nationale des Samu sociaux faisait état de 83 % des ménages interrogés qui n'avaient pas sollicité le 115 le jour de l'enquête. 30 % ne l'avaient jamais contacté.

La seconde tient à la manière d'évaluer les besoins, notamment les opérations de dénombrement. Elles tendent à imposer le principe d'un stock de personnes sans abri auxquelles il suffirait d'apporter des solutions. Or il convient de raisonner en flux : tous les jours, de nouvelles personnes sont contraintes de quitter leur domicile, à la suite d'une expulsion locative, d'une rupture d'hébergement chez un tiers, d'un départ contraint du domicile... De la même manière, tous les jours, des personnes trouvent des solutions d'hébergement de logement. Ainsi, il serait erroné de penser que si x femmes sont sans domicile, il suffit de créer x places pour résoudre la question du sans-abrisme des femmes.

Enfin, la troisième raison, évoquée par toutes les intervenantes ce matin, relève de l'embolie de la chaîne hébergement-logement. On ne peut pas affirmer avec certitude aujourd'hui combien de places d'hébergement seraient nécessaires si toutes les personnes hébergées et légalement éligibles à l'accès au logement pouvaient y accéder sans délai.

Si l'on ne peut pas donner le nombre de places d'hébergement qu'il faudrait, on peut en revanche pointer assez facilement l'insuffisance actuelle des capacités d'hébergement d'urgence. Au cours de l'année 2023, on comptait 931 femmes seules et 900 femmes avec enfants qui ont exprimé une demande auprès du 115 de l'Essonne, opéré par la Croix Rouge française, et qui n'ont pas obtenu de demande de mise à l'abri. Cela représente 40 % des demandes exprimées sur ce département n'ayant pu aboutir faute de places.

Cette insuffisance aboutit à une « critérisation » toujours plus importante des places -- les femmes enceintes, puis les femmes enceintes de plus de trois mois, puis les femmes enceintes de plus de sept mois -, voire au conditionnement à certaines démarches - dépôt de plainte pour les femmes victimes de violence, fourniture d'un certificat médical pour une grossesse - au mépris du code de l'action sociale et des familles.

L'absence de moyens à mobiliser induit en parallèle des comportements d'évitement de la part des services de veille sociale, notamment du 115. Quand, en raison de la pénurie de places d'hébergement sur un territoire, on n'a pas la capacité de répondre aux femmes qui sont actuellement dans la rue, on ne cherche pas à creuser ou à préciser la situation des femmes qui sont hébergées chez des tiers. C'est aussi simple que ça. Cette réalité nous amène parfois à ignorer volontairement des situations de violences qui peuvent être subies par ces femmes. Si le questionnement systématique sur les vécus de violence n'est pas encore légion dans tous les 115, c'est aussi parce que l'on ne pose pas une question à laquelle on ne veut pas avoir de réponses. En tant qu'écoutant au 115, c'est d'autant plus violent de savoir que la femme qui appelle est en situation de violence que l'on ne pourra pas lui apporter de réponse. Aujourd'hui, on essaie de faire tenir le plus possible ces situations, au détriment, parfois, du vécu de ces femmes.

Nous relevons également une inadaptation des places. En effet, lorsqu'une place est finalement disponible, elle ne permet pas toujours de répondre aux besoins des femmes en demande, ce qui peut occasionner des refus. À titre d'exemple, la mixité de genre constitue un facteur d'insécurité, tout comme le refus des animaux de compagnie dans les structures d'hébergement. Des études démontrent que les femmes ont plus tendance que les hommes à s'entourer d'un ou plusieurs chiens à des fins de protection personnelle. S'y ajoutent des sujets d'accessibilité aux services publics ou leur éloignement et, de manière plus classique, les questions de durée de prise en charge et de conditions d'accueil insatisfaisantes.

Nous avons constaté, au cours des dernières années, le développement de places et de dispositifs dédiés, notamment pour les femmes victimes de violence ou sortant de maternité, mais nous devons attirer votre attention sur le risque de multiplier les dispositifs et places dédiés. Nous observons en effet une « sur-critérisation » de leur accès, qui amène à attendre que des situations sociales souvent complexes entrent dans des cases très étroites, quitte à laisser des places vides. Je peux citer l'exemple de certaines places à destination des femmes victimes de violence, pour lesquelles une multiplicité de critères, parfois cumulatifs, est établie en fonction de l'auteur des violences, des démarches déjà engagées, du délai écoulé depuis les violences. Or, une étude de la FAS et de la Fondation des femmes montre que plus de 90 % des femmes hébergées dans les centres d'hébergement d'urgence du droit commun indiquent avoir été victimes au cours de leur vie de violence, soit dans l'enfance, soit dans le logement, soit à la rue. Pourtant, ces femmes ne sont pas éligibles aux dispositifs dédiés aux femmes victimes de violences. On se retrouve donc avec une place vide.

Face à ces constats, la Croix Rouge française continue de plaider pour un accès au logement et à un hébergement adapté comme premier outil de protection. Cela implique, bien évidemment, une amélioration de l'accès au logement social en jouant sur une offre de logement social adaptée aux compositions familiales et aux ressources des ménages, en volume suffisant. Cela passe aussi par un accès facilité à la régularisation de femmes en situation d'exil pour fluidifier la chaîne hébergement-logement, d'autant qu'elles sont exposées à un risque accru de traite des êtres humains du fait de leur situation administrative.

Nous plaidons également pour un maintien et un développement du parc d'hébergement généraliste adapté, c'est-à-dire qui prend en compte les compositions familiales en demande sur les territoires. Nombre de femmes sans domicile sont accompagnées d'enfants. Il est de notre devoir collectif de les protéger. Ces hébergements doivent être mobilisables rapidement, notamment pour des situations de mise en sécurité.

N'oublions pas la question de la mise en oeuvre d'un accompagnement global et pluridisciplinaire, social, juridique, psychologique et sanitaire, notamment sur les questions de santé mentale, d'addiction ou de maternité. Il doit intervenir dans le logement ou l'hébergement, en fonction des besoins de la personne accueillie, et dans le respect de sa temporalité. Sur l'aspect psychologique et juridique, l'expression d'un vécu de violence peut prendre du temps. La stabilisation de la situation sociale est parfois un préalable indispensable. Concernant l'accompagnement sanitaire, on estime par ailleurs que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à ne pas recourir aux soins. Les addictions dont elles souffrent sont plus difficiles à détecter tels que les médicaments psychotropes, beaucoup plus difficiles à appréhender. Ces addictions les rendent plus vulnérables aux situations de violences et de traite, notamment en renforçant les situations d'emprise. Nous insistons bien sur le fait que cet accompagnement sanitaire doit intervenir dans l'hébergement ou dans le logement. Il ne doit pas se traduire par un énième dispositif ad hoc de type équipe mobile, qui viendrait intervenir sur une conséquence de la détresse sociale. Nous devons agir sur la cause. Les médecins le disent : le logement constitue le premier traitement.

Vous avez souhaité nous entendre sur la question des besoins. Du point de vue de la Croix Rouge française, ils sont assez aisés à lister. Le premier consiste à exprimer une détresse sociale auprès des acteurs dont la mission est d'y remédier et le second à ce que ceux-ci puissent répondre à cette détresse de manière juste et adaptée.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup.

Avant de me tourner vers mes collègues, permettez-moi quelques réactions. D'abord, même s'il est imparfait, je pense que le comptage est important. Dans le cadre d'un précédent rapport, sur un autre sujet, nous insistions sur la nécessité de compter les femmes pour qu'elles comptent. En effet, cela montre qu'elles existent, et qu'il faut donc traiter le sujet.

Ensuite, je rappelle à mes collègues qu'un film sur la prostitution des mineurs confiés à l'Aide sociale à l'enfance sera projeté le 27 mars. Nous observons une défaillance de cette structure, qui amène les enfants, et particulièrement les jeunes femmes, à la rue.

Vous avez évoqué les migrations depuis des pays étrangers. Des migrations régionales sont-elles relevées ? Des personnes se retrouvent-elles sans abri après être arrivées en ville, parce qu'elles pensaient être prises en charge plus facilement ? Inversement, avez-vous des liens avec d'autres départements ? Certains ne connaissent en effet aucune tension en termes de logements sociaux. Certaines personnes en difficulté pourraient donc y être prises en charge, d'autant plus que du travail y est disponible, contrairement à certaines croyances.

Ainsi, quelles sont vos relations avec les départements de province où les tensions sont plus faibles ? Des migrations ont-elles lieu, dans un sens comme dans l'autre ?

Vanessa Benoit. - Structurellement, la région parisienne attire. Au début du XXe siècle, beaucoup de jeunes filles quittaient leur village parce qu'elles étaient filles-mères, parce qu'elles cherchaient un travail, parce qu'elles voulaient vivre une autre vie. Elles allaient vers la ville, où elles se retrouvaient sans toit, parce qu'elles n'avaient pas anticipé la difficulté de se loger. Ce phénomène existe toujours. De nombreuses raisons peuvent pousser quelqu'un à quitter sa ville : il peut chercher l'anonymat, vouloir vivre une autre vie, penser que les opportunités seront plus nombreuses dans des régions plus dynamiques économiquement. C'est un fait. Une grande partie des femmes sans domicile, des personnes sans domicile même, travaillent. Simplement, ce travail est insuffisant pour leur permettre de se loger.

Oui, les migrations régionales et « intrafrançaises » existent. Le mouvement inverse peut s'accompagner. C'est ce qu'indiquait Nathalie Latour en expliquant que le secteur n'avait pas forcément vu d'un mauvais oeil la proposition des sas. On peut convaincre des familles que, dans un autre contexte, elles disposeront de plus d'espace pour leurs enfants, qu'elles pourront mieux vivre. Elles doivent alors être accompagnées. Nous ne pouvons pas les mettre dans des bus sans qu'elles sachent où elles se rendent. Nous devons aussi pouvoir leur dire ce qu'il se passera après trois semaines.

Enfin, ces migrations supposent un minimum de respect pour tout ce que ces personnes ont construit et mis en place ici. Ce n'est pas facile. Parfois, elles demandent un changement d'école, un énième déracinement pour les enfants. Nous devons au moins prendre au sérieux ces difficultés et les accompagner. Cette prise en compte se renouvelle sur les sujets de santé, d'emploi, etc.

Agnès Evren, rapporteure. - Merci à toutes pour votre engagement, pour votre travail remarquable dans une situation particulièrement intenable.

Il y a trente ans, nous n'imaginions pas une seule seconde que le Samusocial ne pourrait pas trouver une solution à une femme à la rue avec son bébé. Aujourd'hui, vous l'avez parfaitement dit, cette situation est indigne et aberrante. Même les femmes qui remplissent les critères de vulnérabilité n'ont pas de solution. Notre rôle, en tant qu'élus, consiste à sensibiliser la population sur ce qui se passe, à l'alerter. En effet, ces situations inacceptables deviennent tout simplement banales, dans une indifférence générale. Cela me semble indigne, et non représentatif de notre pays, de notre valeur fondamentale qui est la solidarité avec les personnes à la rue, qui plus est quand ce sont des bébés.

J'aimerais savoir si les Français sont informés de l'existence de critères de priorité en fonction de la vulnérabilité des personnes sans abri. J'en ai pris connaissance lors d'une audition. J'ai vu les consignes qui étaient données par les préfets. Il est indigne de se dire qu'un bébé de plus de trois mois n'est pas prioritaire, alors qu'il l'est s'il est plus jeune. De même, une femme enceinte de plus de sept mois est prioritaire. Elle ne l'est pas avant ce stade de la grossesse. Encore une fois, nous avons pour rôle de sensibiliser la population à cette situation indigne.

Dans ce cadre, j'aimerais vous poser plusieurs questions. La première concerne le portage politique. Vous l'avez parfaitement dit, le fond du sujet, c'est la crise du logement. Nous n'en serions pas là sans cette crise. Le budget alloué par le Gouvernement a d'ailleurs baissé cette année. J'y vois un véritable problème d'organisation territoriale, puisque chacun se renvoie la balle. Dès qu'il y a urgence, j'ai l'impression que l'État ne parvient pas à se mettre en route. On nous dit que la ville est en charge des mères avec des enfants de moins de trois ans. Pour les autres, la mise à l'abri relève de l'État. Dans des situations d'immédiateté, où il faut trouver des solutions, c'est impossible.

Identifiez-vous des actions à mener en termes d'organisation territoriale ? Comment pourrait-on mieux assurer ce continuum ? Certaines personnes restent en hébergement d'urgence pendant plusieurs années, en raison d'un manque de logement. Les compétences sont trop partagées. Ainsi, ne pourrions-nous pas envisager des solutions du point de vue de l'organisation territoriale, pour éviter que certaines situations soient prises en charge par la ville et d'autres par l'État ?

Ensuite, vous indiquiez que l'hébergement d'urgence est totalement saturé. J'ai essayé d'appeler le Samusocial pendant trois jours, sans obtenir de réponse. On me dit que seuls 10 % des appels sont décrochés, par manque de solutions. Cet acteur réalise un travail remarquable. Je me mets à la place des écoutants, qui tous les soirs rentrent chez eux en se disant qu'on n'a pas réussi à trouver de place pour les personnes remplissant pourtant les critères de priorité. Quelle est la proportion de demandes non pourvues ? Est-ce qu'il est vrai que les lignes du 115 sont embolisées par les personnes qui sont déjà en hébergement d'urgence ou dans des logements, qui prennent le Samusocial pour une régie à contacter pour un problème de robinet ?

J'aimerais également vous entendre davantage sur les problématiques de santé mentale et d'addiction, ainsi que sur le risque d'entrée dans la prostitution.

De plus, quel est le nombre de familles qui acceptent d'être aiguillées vers d'autres territoires, sachant que certaines sont contraintes de refuser lorsque les enfants sont scolarisés ?

En termes de solutions, je pense aussi que nous avons besoin d'un certain nombre de places d'hébergement d'urgence supplémentaires. 10 000 suffiraient-elles véritablement ? Devons-nous mettre en place des priorités en fonction des femmes qui ont subi des violences, des femmes enceintes ? Comment pourrions-nous installer une organisation plus efficace ?

Je salue une nouvelle fois votre travail remarquable. Nous devons tous nous y mettre pour sensibiliser davantage les Français à cette situation indigne.

Nathalie Latour. - Vous avez raison. On ne le dit certainement pas suffisamment clairement ou fort, mais les critères de priorisation sont hors du droit, puisque l'inconditionnalité de l'accueil ne s'accompagne normalement d'aucun critère de priorisation ni d'aucune remise en cause de la logique de continuité. Ensuite, le système est construit en partenariat avec les autorités publiques. Il nous semble important, pour éviter que tous les acteurs se renvoient la balle, de ne pas nous inscrire dans une logique de confrontation permanente. Cependant, quand vous êtes un service financé par l'État, il n'est pas toujours de bon aloi de mettre sur la place publique ces difficultés. Ceux qui le font se font taper sur les doigts. Il est de notre rôle, en tant que têtes de réseau et que fédération regroupant 900 associations, de nous exprimer. De plus, nous devons être garants d'une mission d'intérêt général très importante, mais nous pouvons parfois être accusés de militantisme si nous pointons des situations intenables et hors du droit. Faire respecter le droit, est-ce être militant ?

En France, on aime empiler les dispositifs au lieu d'essayer de consolider les réponses existantes. Il existe déjà des réponses sur des territoires, des expériences sont menées sur la question du logement. Quand des politiques sont partagées entre le département, la ville et l'État, notamment sur tous les outils d'aide au maintien dans le logement, et qu'il existe des espaces de dialogues, certains éléments extrêmement intéressants peuvent en ressortir.

L'État devrait être plus une tête de proue sur la question de l'hébergement. Il nous semble très dangereux de la décentraliser, au regard des difficultés que l'on observe déjà aujourd'hui. Nous travaillons vraiment sur les logiques d'orientation de public et de possibilités. Aucun territoire n'a été épargné par les enjeux d'accès à l'hébergement, raison pour laquelle le sas est mis en tension. C'est extrêmement dommageable. Nous avons besoin de ces outils. Si nous leur donnons une mauvaise réputation, comment convaincre les travailleurs sociaux de s'engager dans des logiques d'orientation ?

Pauline Portefaix. - Madame la Présidente, vous dites que la situation n'est pas tendue en province. Cela relève en partie d'une fausse représentation. Les territoires les moins tendus sont ceux présentant le moins d'emploi ou d'opportunités pour les publics, notamment les plus isolés. La dépendance à la voiture dans ces territoires est également un frein non négligeable.

Dominique Vérien, présidente. - Dans l'Yonne, le taux de chômage est inférieur à 6 %. Les entreprises se disent prêtes à engager les demandeurs d'asile, parce qu'elles cherchent de la main-d'oeuvre. Elles regrettent le traitement très lent de leurs situations. Le logement social n'est pas tendu à Avallon, par exemple. Nous avons tous une fausse représentation, aujourd'hui, de ce qu'est le marché du travail et l'accès au logement.

Pauline Portefaix. - Nous ne disposons pas encore de tous les résultats d'Emile (Engagés pour la mobilité et l'insertion par le logement et l'emploi), le dispositif d'accompagnement au départ piloté par la Dihal, mais il semble ne pas bien fonctionner. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur le sujet, pour comprendre comment mieux encourager les personnes. Nous devons aussi nous pencher sur leur orientation et surtout leur accompagnement vers d'autres régions, et ce dès leur arrivée en région parisienne. Par ailleurs, n'oublions pas les familles dont le droit au séjour est incomplet. Si une partie de la famille est régularisée, mais que certains membres ne le sont pas, son ensemble n'a pas accès au parc social. C'est un sujet réglementaire, puisqu'on a choisi de bloquer l'accès à une famille si elle n'est pas régularisée dans son entièreté, ce qui n'était pas le cas jusqu'en 2010.

Par ailleurs, la production de logements sociaux s'effondre, même dans les territoires les moins tendus. Nous observons une difficulté économique dans l'accès au parc social. Nous avons mené un travail interassociatif sur cette question. Les personnes avec le moins de ressources ont moins de chance d'accéder au parc social, du fait des pratiques d'attribution et étant donné que l'offre diminue. La politique du logement d'abord menée par le Gouvernement a montré ses preuves et a permis de loger 100 à 120 000 personnes sans domicile. Malheureusement, elle n'est pas suffisante face aux 330 000 personnes sans domicile en France. Elle sera à l'arrêt si l'on ne produit pas une offre de logement abordable suffisante. Le Gouvernement poursuit sa politique de rigueur budgétaire en matière de logement. L'effort public en la matière n'a jamais été aussi faible. Le Gouvernement refuse de revenir sur la coupe budgétaire dans les fonds des bailleurs, affectant la production de logements sociaux. Nous en verrons les conséquences sur le long terme.

Enfin, la loi SRU a permis de produire près de la moitié des logements sociaux dans les communes déficitaires. Nous constatons que certains territoires n'en produisent pas suffisamment dans des zones carencées pour désengorger la région parisienne. On n'accompagne pas suffisamment les communes volontaristes, et l'État manque de sévérité auprès des communes réfractaires qui ne veulent pas jouer le jeu de la mixité sociale.

Bénédicte Souben. - Deux parcours de sortie de prostitution ont été mis en place en Martinique et en Guadeloupe. Ce dispositif a été créé par la loi du 13 avril 2016. Il permet d'arrêter l'activité prostitutionnelle et de bénéficier d'une autorisation de séjour et d'un accompagnement vers l'autonomie sociale et professionnelle.

En Martinique, nous disposons d'un agrément pour gérer ces parcours depuis 2017. Nous commençons donc à engranger de l'expérience. Nous observons que ce dispositif ne prévoit pas de solutions d'hébergement ou de logement stable dédié. Or c'est un facteur déterminant dans ce parcours de sortie de prostitution, surtout lorsque l'on sait qu'une partie des personnes concernées était au départ sans hébergement. Ces personnes sont entrées dans cette spirale de la prostitution parce qu'on leur proposait une protection. D'autres ont à l'inverse été recrutées dans le pays de départ en étant directement hébergées à cet effet.

Toujours en Martinique, nous avons réussi à ouvrir des places d'hébergement réservées aux femmes qui intègrent les parcours de sortie de prostitution. Elles sont par ailleurs accompagnées sur différentes thématiques : insertion professionnelle et sociale, parentalité, santé, budget, et surtout santé. Nous leur proposons une évaluation préalable avec une orientation et un accompagnement sur les soins les plus urgents tels que le dépistage des infections sexuellement transmissibles et du VIH, des consultations gynécologiques et certains soins liés à des blessures qu'elles ont vécues.

Nous commençons à afficher une certaine expérience dans ce parcours de sortie de prostitution et l'absence de solutions d'hébergement prévues ressort comme tout à fait problématique.

Vous nous interrogiez également sur la santé mentale. Les enquêtes à ce sujet montrent qu'elle est dégradée, de manière générale, chez les personnes à la rue, ne serait-ce que parce qu'une souffrance psychique est associée à la situation d'hébergement. Nous connaissons également la prévalence des violences qui touchent les femmes en situation de rue, avec diverses conséquences : stress post-traumatique, angoisse, troubles du sommeil, réviviscence, amnésie, état dépressif ou dissociatif. Ces troubles amènent davantage à consommer des médicaments psychotropes et encouragent finalement une dépendance et une addiction. Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux entre santé mentale et addiction. Pour cette raison, nous pensons que l'accompagnement psychologique des femmes prises en charge dans les structures est indispensable.

Vanessa Benoit. - J'aimerais préciser que le taux de 10 % de décrochés sur la plateforme d'appels du 115 de Paris était enregistré lors de nos périodes les plus sombres. Nous avons revu l'installation technique et l'organisation des équipes, et sommes très fiers d'arriver à 30 ou 40 % de taux d'appels décrochés, même si nous savons bien que ce taux n'est pas formidable. Nous espérons répondre à tous les appels, puisque nous avons constaté que les personnes nous contactent plusieurs fois. Il est à noter que lorsque les personnes parviennent à nous joindre, que l'écoutant les écoute avec attention et professionnalisme, mais qu'il doit leur annoncer qu'il n'a pas de place pour eux, elles ne rappelleront peut-être pas. L'appel peut aussi se prolonger parce que la personne ne comprend pas la réponse qui lui est adressée.

Les Français comprennent qu'il existe des priorisations, dans le sens où cela permet à certaines personnes d'être servies avant d'autres : il est normal qu'une femme enceinte soit servie en priorité. Simplement, aujourd'hui, les critères ne relèvent plus de la priorisation, mais du service tout court. Je pense que personne ne le comprend. Les critères deviennent pourtant de plus en plus restreints. Si tout le monde comprend qu'une femme enceinte soit prioritaire, il est compliqué de comprendre pourquoi elle ne le serait qu'à partir de sept mois de grossesse. Je pense également qu'on pourrait considérer qu'un enfant est prioritaire, peu importe son âge. Ainsi, tout le monde peut comprendre la priorité, mais c'est plus compliqué quand elle devient un droit d'accès.

Enfin, il est important de promouvoir la mobilité. Mais rappelons que le logement social et l'hébergement ne sont pas distribués de manière équitable en Île-de-France. Certains territoires franciliens doivent faire des efforts. On ne peut pas se contenter de dire que si l'Île-de-France est saturée, il faut aller voir ailleurs. Chacun doit prendre sa part dans l'hébergement.

Olivia Richard, rapporteure. - Je suis sidérée. La situation est révoltante. Certains chiffres exposés ne constituent pas une découverte. Nous avons déjà été informés et confrontés à des situations qui se banalisent. Nous devons être révoltés lorsque nous voyons des femmes ou des enfants à la rue. Cela n'arrivait pas il y a trente ans. Madame la Présidente, vous nous disiez qu'il fallait les compter pour qu'elles comptent. Combien de femmes, d'enfants meurent à la rue ?

Les femmes violées dans la rue sont nombreuses. Arrive-t-il qu'elles portent plainte ? Obtient-on des condamnations de leurs agresseurs ?

Par ailleurs, vous évoquiez le taux de décroché des équipes d'écoutants. Nous avons visité le siège de La Mie de Pain. À cette occasion, nous avons pu entendre la détresse des travailleurs sociaux, impuissants dans la recherche de solutions. Quel est le turnover chez les écoutants ? J'imagine qu'il est important. Vous nous avez parlé de la précarité des femmes sur le terrain, massive. Elle est aussi massive pour les travailleurs sociaux et les écoutants. Il faudra les former, mais aussi les soutenir.

Madame Latour, vous indiquiez avoir formulé des recours face aux critères de priorité d'accès aux hébergements d'urgence établis dans certains départements. Qu'en attendez-vous ? Avez-vous obtenu des décisions ? Même si vous faisiez annuler ces critères, cette consigne vaudrait-elle obligation à agir ?

Enfin, le fait d'avoir des femmes, des enfants, des migrants à la rue reflète l'échec des politiques antérieures et prouve que nous ne sommes pas parvenus à alerter des dangers et risques encourus en amont des migrations. J'ai cru comprendre que beaucoup plus de migrants que de migrantes arrivaient en France. Ces dernières sont raptées avant de passer nos frontières. Certains pays mettent en place des campagnes d'information et incitent les filles, les femmes à ne pas partir, parce que le parcours est dangereux. Elles subissent des violences durant le voyage. Elles se poursuivent ici. En lien avec le Quai d'Orsay, pensez-vous que nous pourrions établir une campagne de communication ? Elle impliquerait une identification de l'origine, de la nationalité des femmes migrantes qui se retrouvent à la rue dans des conditions épouvantables.

Nathalie Latour. - Selon le Collectif Les Morts de la rue, qui réalise un travail absolument remarquable et indispensable, 68 femmes et 561 hommes sont décédés dans la rue en 2023, ce qui correspond à deux personnes par jour. Ils étaient âgés de 48 ans en moyenne. Un hommage leur sera rendu le 19 mars. Nous y participerons toutes.

Le Haut Conseil du travail social (HCTS) parle de professionnelles du secteur, puisque le métier est majoritairement féminin. Le turnover des équipes constitue une inquiétude majeure. Nous observons deux types de réactions dans des moments très difficiles : soit le découragement, soit une très grande colère, qui pose problème pour la qualité du travail, qui peut aussi se retourner contre la gouvernance, la direction, puisque ce sont leurs interlocuteurs, ceux qui transmettent le cadre dans lequel ils travaillent. Ce sujet demande beaucoup de travail de concertation, avec des enjeux éthiques et déontologiques. Nous avons ainsi demandé au CHTS de pouvoir émettre un avis sur la fin du contrat de jeunes majeurs, parce que cette décision affecte très fortement la question de la déontologie et de l'éthique professionnelle.

La mise en place de critères de priorisation conditionne un accès. Lorsqu'ils sont implicites, oraux, leur responsabilité repose sur la personne qui les reçoit et les met en oeuvre. Lorsqu'ils sont écrits, on peut les attaquer. Qu'attendons-nous des recours que nous avons formés contre ces critères ? D'abord, une décision a été émise en Haute-Garonne, non pas à la suite de notre recours collectif, mais sur la base d'une vingtaine de situations individuelles qui ont été portées. L'inconditionnalité dans l'accès à l'hébergement et sa continuité, prévue par le code de l'action sociale, a été rappelée. Nous verrons si cette décision est suivie d'effets. Bien évidemment, tout le monde se démène en raison du manque de places. Je comprends que le préfet peine à trouver l'équation juste lorsque le nombre de demandes excède le nombre de places. Il n'empêche qu'il nous semble fondamental de rappeler la question du droit.

Vous l'avez dit plus tôt, on n'a pas envie de questionner ce sur quoi on n'aura pas de moyens d'action. Nous savons à quel point la question du départ du domicile est compliquée par exemple dans un contexte de violences conjugales ou intrafamiliales. Si vous ne pouvez proposer à ces femmes qu'un hébergement d'urgence dont vous n'êtes pas sûr, la responsabilité qui pèse sur vous, en tant qu'intervenant de terrain, est très forte : vous devez protéger la femme d'un éventuel féminicide, lui demander d'avoir le courage de partir et la mettre dans une situation potentiellement instable. C'est très lourd à porter.

Dominique Vérien, présidente. - Aujourd'hui, dans un contexte de violences, on est censés faire sortir l'homme du domicile, plus la femme. Plus nous ferons appliquer cette disposition et moins cette situation sera compliquée.

Excusez-moi, je dois vous quitter. Je cède ma place à Annick Billon.

- Présidence de Mme Annick Billon, vice-présidente -

Bénédicte Souben. - Les professionnels en structure d'hébergement, les écoutants du 115 et les maraudeurs font part de la difficulté de leur travail face à l'absence de solutions à proposer. Nous constatons une certaine usure, ainsi que du turnover, à propos duquel je ne dispose pas de données objectives à vous fournir. Nous avons également connaissance d'une proportion importante d'arrêts maladie. Cette profession abîme. S'y ajoutent des difficultés de recrutement pour pallier les départs. Le 115 ne ressemble pas à n'importe quelle plateforme téléphonique. De plus, certains professionnels, notamment des maraudeurs, sont tellement las de revoir les personnes parfois quotidiennement et de ne rien pouvoir leur proposer comme solution d'hébergement qu'ils demandent un appui de leur hiérarchie, soulignant qu'il est nécessaire de trouver une solution, n'importe laquelle. Certains managers nous indiquent que s'ils n'ont rien à proposer à leurs maraudeurs, ils les perdront. Dans ces conditions, on en arriverait presque à accepter de prendre en charge les personnes dans des conditions totalement insatisfaisantes, ce que l'on ne souhaite pas, parce que les professionnels en contact avec celles-ci ont besoin d'un peu d'espoir.

Au-delà de cet épuisement au quotidien, l'usure dans le temps peut s'accompagner d'une forme de cynisme chez ces professionnels, confrontés depuis trop longtemps à ces situations. Ce constat génère des interrogations sur leur évolution au sein des structures. Que pouvons-nous leur apporter ou leur proposer ?

Vanessa Benoit. - L'ancienneté moyenne des écoutants du 115 à Paris s'établit à sept mois. Elle est très faible. Nous passons notre temps à recruter et à remplacer. Nos équipes de travail social, sur de l'accompagnement, ont affiché jusque 30 à 40 % de postes vacants. Aujourd'hui, nous parvenons à recruter, mais pas des travailleurs sociaux professionnels diplômés. Nous embauchons des personnes qui n'ont pas de diplôme, mais ont une expérience, ou disposent d'une autre forme de diplôme. Nous demandons aux diplômés qui restent d'aider à les former, et nous les accompagnons dans une valorisation des acquis de l'expérience (VAE).

Il se pose un réel sujet sur l'attractivité de ces métiers et sur la capacité des écoles, des employeurs, à les y maintenir. Plus globalement, la question de la considération qu'ils ressentent de la part de l'environnement est primordiale. Le fait que nous soyons devant vous ce matin constitue déjà une forme de considération. Nous pourrons valoriser en interne le fait que nous avons exposé ces difficultés au Sénat.

Pauline Portefaix. - Vous nous interrogiez sur les femmes violées à la rue et les éventuelles plaintes. Dans le cadre du rapport de la Fondation Abbé Pierre sur le genre, l'année dernière, nous avons rencontré des structures accompagnant les femmes à la rue. La première difficulté relève du dépôt de plainte, au-delà de la volonté même. De plus en plus de policiers sont formés sur ces questions, mais nous observons de nombreux refus. Les femmes à la rue font l'objet d'une forte discrimination. Ensuite, lorsqu'elles portent effectivement plainte, le taux de classement sans suite est équivalent à celui de la population générale. Nous nous battons sur le terrain pour que la plainte ne constitue pas un critère limitant alors que dans de nombreux dispositifs spécialisés dans les questions de violences sexistes et sexuelles, on demande la plainte pour offrir une prise en charge. Elle peut être difficile à déposer. La personne peut ne pas être prête à le faire, ne pas en voir l'utilité, ressentir d'autres besoins. C'est un vrai problème sur le terrain.

Vous proposiez également une sensibilisation des populations migrantes à la dangerosité du parcours de migration. Sur le terrain, nous remarquons que les femmes ont bien conscience de ces risques, mais le danger de mort ou la pression sociale, entre autres, sont encore plus forts si elles restent dans leur pays. Nous nous impliquons plutôt dans une démarche de défense des garanties d'accès sécurisé au territoire français pour ces femmes, pour qu'elles puissent échapper au danger dans leur pays d'origine. Par ailleurs, je précise qu'une grande partie des migrations se font d'un pays du sud vers un autre pays du sud, et non vers un pays du nord. Le peu de femmes qui décident de venir dans un pays du nord doit se voir garantir une voie d'accès sécurisée.

Bénédicte Souben. - Je rappelle qu'une part importante des femmes arrive de façon totalement légale en France, par le biais de membres de leur famille ou de leur réseau communautaire. Elles n'imaginent pas un seul instant à quel point la situation peut dégénérer. Certaines ont laissé leurs enfants au pays pour venir travailler en France.

Annick Billon, présidente. - Merci pour tous ces témoignages.

Vous êtes quatre femmes, ce matin. Quelle est la proportion de femmes dans votre profession, dans le milieu associatif ?

J'ai participé à une maraude, il y a plus d'un an. J'ai pu constater à cette occasion que les femmes à la rue semblaient totalement isolées, quand les hommes à la rue s'intégraient dans un quartier, dans un espace, dans un environnement.

Deux personnes sans domicile sur cinq sont des femmes, mais nous manquons de données fines. Comment parvenir à identifier les femmes qui s'invisibilisent et qui font croire qu'elles ne sont pas à la rue ? Au cours de cette maraude, j'ai pu discuter avec une femme qui était vêtue très correctement et me disait qu'elle serait de retour chez elle dans trois mois.

Vous avez exposé des données explicatives sur le taux de femmes à la rue - la précarité, le taux de pauvreté, les séparations conjugales, les migrations. À l'intersection de toutes ces problématiques, on trouve l'autonomie financière et le logement. Vous avez évoqué les structures d'accueil et les hôtels. Quelles compétences avez-vous dans les structures d'accueil pour sortir les femmes de la spirale de la rue ? Elles n'ont pas vocation à s'inscrire dans la durée. Les compétences que vous développez ont-elles besoin d'évoluer ? Comment peuvent-elles venir en aide à ces femmes à la rue pour qu'elles parviennent à se réinsérer dans la société ? Dans vos associations, quelle est la proportion de salariés ? Que faudrait-il améliorer dans votre structure financière pour garantir une pérennité et une prise en charge globale ?

Enfin, quel accompagnement est associé aux 51 000 nuitées quotidiennes en région parisienne ? Avec quels moyens ? D'où viennent-ils ? Les devez-vous à des appels à projets, à des collectivités ?

Vanessa Benoit. - Je précise que le Samusocial de Paris est un groupement d'intérêt public (GIP), et non une association. À notre conseil d'administration siègent l'État, la Ville de Paris, l'AP-HP, la FAS, la RATP et la SNCF.

Les compétences mises en oeuvre dans le cadre de l'hébergement se rapportent majoritairement au travail social. Celui-ci a pour rôle d'organiser le droit commun et les ressources autour des personnes. Nos travailleurs sociaux savent le faire. En revanche, ils ne sont pas en mesure de surmonter les imperfections des politiques publiques et leur délitement. C'est là que se trouve la plus grande difficulté. Nous devons en outre les accompagner dans la prise en compte du polytraumatisme, fréquent chez les femmes dont nous parlons.

Les nuitées hôtelières répondent à un cadre particulier. Nous contractualisons avec des acteurs privés qui ne sont pas sensibilisés à ce public. Dans le meilleur des cas, des équipes mobiles se rendent auprès des familles. L'État a fourni un effort très important, puisqu'il a créé des plateformes d'accompagnement social dans tous les départements franciliens. Elles se rendent auprès des publics, mais elles ne couvrent pas encore la totalité du public. Surtout, elles ne font « que » du travail social. À titre d'exemple, on ne nourrit pas les familles à l'hôtel. Ainsi, la première question adressée par ces dernières aux équipes consiste à demander comment nourrir leurs enfants, comment se nourrir elles-mêmes. Les travailleurs sociaux réalisent un travail de mise en lien avec les distributions alimentaires.

L'hôtel constitue une solution très imparfaite. Le Samusocial de Paris plaide de très longue date pour que des centres d'hébergement de qualité soient construits, associées à des équipes dédiées, de manière à remplacer progressivement ces 51 000 places dans les hôtels.

Olivia Richard, rapporteure. - Quel est le coût de ces 51 000 nuitées hôtelières par rapport à la construction d'un hébergement d'urgence ?

Vanessa Benoit. - L'hôtel représente une fausse économie. Une nuitée hôtelière coûte en moyenne 18 à 19 euros, contre 35 à 40 euros dans un hébergement de qualité. Simplement, on ne compte pas du tout la même chose. À l'hôtel, le coût ne comprend que le toit et le lit, mais pas le travail social, ni la nourriture, ni la sécurité ou la garantie des droits des personnes. Ainsi, nous devons accepter de payer plus cher des centres d'hébergement qui permettront réellement aux individus de sortir de la rue, plutôt que des nuitées hôtelières qui les garderont bien trop longtemps dans la précarité.

Ensuite, vous nous interrogiez sur nos moyens. Nous sommes beaucoup trop dépendants d'appels à projets à durée courte. Nous sommes financés par des dotations renouvelées et renégociées annuellement. Nos coûts sont surtout composés de fluides, de salaires et de loyers. Je ne sais pas comment l'État peut penser qu'ils vont baisser. Nous avons besoin d'une vraie approche pluriannuelle.

Par ailleurs, comment pouvons-nous compter les femmes qui ne veulent pas être comptées ? Nous commençons par compter, par voir ce que nous connaissons moins bien. Ensuite, nous pouvons établir des hypothèses. À titre d'exemple, le décompte de Los Angeles applique des coefficients de redressement, en admettant qu'une part de la population sans domicile lui échappe. Il reste préférable de disposer d'une estimation, plutôt que de n'avoir aucun chiffre.

Nathalie Latour. - Vanessa Benoit a dit l'essentiel. L'inflation de la dynamique d'appels à projets est délétère pour toutes les raisons évoquées. Nous passons parfois plus de temps à répondre à des appels à projets qu'à accompagner les personnes. L'enjeu de reporting est tel et s'étend sur des durées si courtes que vous mettez parfois en place des dispositifs de réponse pour qu'on vous indique trois ans plus tard que puisqu'ils ne sont plus innovants, vous devez vous débrouiller pour obtenir des financements. Comment faire ? Nous devons toujours innover. Lorsque nous prouvons l'efficacité de notre dispositif, on nous répond qu'il n'est plus innovant. Le droit commun ne peut pas prendre la suite. C'est assez caricatural, mais c'est notre réalité.

Ensuite, les associations se retrouvent dans un effet ciseaux, que nous avons documenté : elles subissent l'impact de l'inflation tant sur les fluides que sur l'alimentation, à hauteur de 10 % des budgets au moins et elles doivent accueillir plus de personnes. L'Insee a souligné une hausse du taux de pauvreté en 2021. Elle est toujours en retard par rapport à la réalité que nous constatons sur le terrain. Les rapports de la Fondation Abbé Pierre ou du Secours Catholique mettent en lumière l'augmentation des problématiques. Cet effet ciseaux est extrêmement difficile à tenir. Nous sommes nous aussi très inquiets sur la pérennité du budget.

L'accompagnement social est la variable d'ajustement. La question de la place des enfants devient de plus en plus importante dans les accueils. Elle est liée aux familles monoparentales et à la situation des femmes. Dans ce cadre, nous avons porté un plaidoyer avec l'Unicef pour renforcer les compétences en matière d'enfants, que l'on voit sans les voir dans les structures historiquement dédiées au public adulte. En effet, on s'occupe d'abord de la problématique de leurs parents. Nous devons renforcer la compétence à leur encontre, en termes d'accompagnement et de prévention.

Bénédicte Souben. - L'idée d'un grand plan de lutte contre le non-recours permettra aux femmes d'émettre leurs demandes. C'est la façon la plus efficace de les capter, même quand elles mettent en oeuvre des stratégies d'évitement. Nous pourrons ainsi disposer de données assez exhaustives, y compris sur leur profil et leurs besoins. Avec les opérations de dénombrement, nous avons beaucoup plus de mal à trouver ces informations.

Les dynamiques d'appels à projets sont associées à des questions de temps passé, de mise en concurrence, d'absence de pérennité de financement. Dans le cadre de la Stratégie pauvreté, des tiers-lieux pour l'alimentation des personnes hébergées à l'hôtel ont été financés. Ils ont finalement été prorogés, mais sans entrer dans le droit commun. Ainsi, nous avons eu l'opportunité de montrer qu'un dispositif fonctionnait, mais il n'est pour autant pas pérennisé.

Concernant le financement de nos dispositifs, nous dépendons d'un financement de l'État sous forme soit de dotations globales de fonctionnement avec des autorisations de fonctionnement de quinze ans, soit de subventions annuelles (pour les dispositifs de veille sociale et d'hébergement d'urgence, qu'ils soient de droit commun ou à destination des demandeurs d'asile). Ce deuxième fonctionnement crée une tension continue : puis-je recruter en CDI sur un dispositif si je ne sais pas si le poste sera prolongé ? La plupart des structures ne peuvent donc pas se projeter à long terme.

Le multiple financement avec plusieurs collectivités existe déjà par endroits. Par exemple, des conseils départementaux transfèrent en partie à certains accueils de jour la compétence d'accompagnement des bénéficiaires du RSA. Je pense à l'accueil de jour d'Annecy qui bénéficie d'un triple financement de l'État, de la ville et du conseil départemental. Ce fonctionnement reste effectivement très rare.

Enfin, la Croix Rouge française tient beaucoup à l'articulation entre salariés et bénévoles. Nous comptons 2 023 ETP sur la filière de lutte contre les exclusions dans nos établissements, avec des dispositifs qui vont de la rue au logement. Nous couvrons le champ de la veille sociale, de l'hébergement et du logement adapté, le premier accueil des demandeurs d'asile et de l'intégration des réfugiés, ainsi que des dispositifs d'accompagnement dans le logement et des structures médico-sociales. Nous avons pour objectif d'aller le plus rapidement possible vers l'accès au logement, parce que nous pensons qu'il devrait constituer l'orientation prioritaire des ménages. Nos bénévoles interviennent sur les accueils de jour et sur les maraudes. 226 des 246 équipes de maraudes sont bénévoles. On ne leur demande pas la même chose qu'aux salariés. En revanche, nous voulons qu'elles soient en mesure de bien accueillir et orienter les personnes et de passer le relais efficacement. Elles font preuve d'une envie, d'un engagement, et sont très complémentaires de nos autres équipes.

Pauline Portefaix. - La Fondation Abbé Pierre dépend de la générosité des donateurs et des donatrices sans qui nous ne pourrions pas agir et nous les en remercions.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Vous pouvez nous communiquer des réponses écrites, des compléments. N'hésitez pas à y intégrer des données chiffrées, notamment s'agissant de votre budget sur l'accompagnement, l'hébergement, ou sur la prise en charge des collectivités. Nous sommes aussi friands de connaître la répartition des compétences et les changements qui en découlent. Vos réponses pourraient inspirer des propositions des rapporteures et de la délégation.

Je vous remercie sincèrement pour cette audition.

Table ronde avec des chercheures et des expertes du sans-abrisme

(4 avril 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur les femmes dans la rue avec les quatre rapporteures nommées par la délégation sur cette thématique : Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

Après deux déplacements - l'un en janvier dans des centres d'accueil parisiens pour femmes à la rue, l'autre la semaine dernière à Marseille - et une première table ronde le 14 mars réunissant des associations d'aide aux personnes sans domicile, nous avons choisi d'entendre l'analyse genrée de chercheures et expertes spécialistes du sans-abrisme.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants. Parmi les personnes sans domicile, environ 30 000 sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles dorment dans la rue ou sont hébergées pour des durées très courtes, dont 5 à 15 % de femmes. Lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, du 25 au 26 janvier 2024, 3 492 personnes sans solution d'hébergement ont été recensées, parmi lesquelles 12 % de femmes.

On estime ainsi qu'environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue, très souvent invisibles, car se cachant pour échapper aux violences.

Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement. En outre, en Île-de-France, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené les préfets à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de trois ans ou une pathologie chronique ne relèvent que du niveau 3 de priorité.

Les statistiques de présence de femmes et d'enfants dans la rue ont explosé, notamment au cours des dix dernières années, et, semble-t-il, plus encore depuis la pandémie.

Ce sujet se trouve au croisement de plusieurs problématiques relevant des compétences de la délégation aux droits des femmes : la féminisation de la précarité, le manque de solutions d'hébergement, la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, l'accès aux soins, ou encore l'insertion professionnelle et sociale.

Au cours de cette mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender ce phénomène. D'abord, mieux connaître et repérer les femmes à la rue ; savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement disponibles ; lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ; leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ; enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.

La question de la prise en charge des enfants qui accompagnent les femmes dans la rue est également primordiale pour notre délégation.

Pour mieux appréhender la spécificité des trajectoires des femmes sans domicile et la nécessité de dispositifs d'accueil et d'accompagnement spécialement dédiés à ces femmes, nous accueillons ce matin :

- Marie Loison-Leruste, maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Sorbonne Paris Nord, spécialiste des questions de genre et d'exclusion, notamment du sans-domicilisme ;

- Muriel Froment-Meurice, maîtresse de conférences en géographie à l'Université Paris-Nanterre ;

- Marine Maurin, enseignante-chercheuse, sociologue à l'École nationale des solidarités, de l'encadrement et de l'intervention sociale (ENSEIS) ;

- et Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur).

Bienvenue à vous toutes et merci de participer à notre deuxième table ronde sur ce sujet crucial.

Je laisse dans un premier temps la parole à Marie Loison-Leruste, qui vient de soutenir son habilitation à diriger des recherches sur le sans-domicilisme des femmes dans une perspective de genre. Elle pourra notamment nous éclairer sur les trajectoires sociales des femmes sans domicile, leurs besoins prioritaires et leurs facteurs de vulnérabilité.

Marie Loison-Leruste, maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Paris 13, spécialiste des questions de genre et d'exclusion. - Merci de nous avoir invitées à évoquer la situation très préoccupante des femmes sans domicile. Mon intervention s'appuiera sur les travaux que je mène depuis une vingtaine d'années sur les trajectoires et la prise en charge institutionnelle des personnes en situation d'exclusion, et plus particulièrement sur le mémoire d'habilitation à diriger des recherches que j'ai soutenu il y a quelques mois. J'y interroge le sans-domicilisme au prisme du genre. Je voudrais insister sur les quatre résultats importants de cette recherche qui s'appuie sur une enquête de terrain, dans plusieurs structures d'accueil et d'hébergement, et sur les rares données statistiques disponibles et fiables en population générale. J'évoquerai ensuite les leviers d'action et propositions concrètes qui pourraient permettre d'améliorer les politiques de prise en charge.

L'augmentation récente du nombre de femmes sans domicile dans les dispositifs d'aide et l'intérêt qu'on leur porte aujourd'hui ont tendance à laisser penser que le sans-domicilisme féminin est un nouveau problème public.

Or cette nouveauté est à relativiser. En effet, les femmes sont longtemps restées dans l'ombre de l'histoire de la construction du problème public du sans-domicilisme. Si elles étaient présentes autrefois parmi les populations dites déviantes et vagabondes, elles ont fait l'objet d'un désintérêt, puis d'un déni d'antériorité, notamment parce qu'elles étaient prises en charge par des institutions spécialisées qui n'étaient pas désignées comme des services d'aide à destination des personnes sans domicile : couvents, asiles, prisons, maisons closes, refuges-ouvroirs, maisons maternelles... Toutes ces institutions cherchaient à rééduquer ou à soigner les figures de transgression des normes de genre que sont principalement la prostituée, la fille-mère et l'hystérique, en les réassignant à leur rôle de mère et d'épouse. Cette histoire de la prise en charge des femmes déviantes est toujours visible dans les dispositifs actuels, qui se sont développés dès les années 1950 et se sont complexifiés à la fin des années 1990. Lorsque les femmes sont prises en compte, elles font en général l'objet d'une intervention genrée au titre de la maternité, de la prostitution et, plus récemment, des violences conjugales.

À partir des années 2010, le sans-domicilisme féminin devient un problème public, et des dispositifs d'aide d'urgence plus généralistes, dédiés à ces femmes, se développent. Ils sont très androcentrés et restent majoritairement aveugles aux besoins et aux caractéristiques des femmes, notamment aux violences de genre.

C'est le second résultat important de mon travail : les portraits que j'ai réalisés à partir des entretiens menés avec des femmes montrent que, de l'enfance à l'âge adulte, les violences de genre structurent leur trajectoire. Elles renvoient à une pluralité d'actes qui se répètent dans le temps et sont majoritairement perpétués par des hommes. Maltraitance, mariage forcé, inceste, violences conjugales, excision, travail forcé, persécution liée à l'orientation sexuelle ou encore sexe de survie forment un continuum.

Or les violences subies par ces femmes modifient leur rapport au logement et leur trajectoire résidentielle. Les violences intrafamiliales et conjugales les rendent « homeless at home », comme le dit la sociologue britannique Julia Wardhaugh, parce qu'elles ne peuvent pas être en sécurité dans leur logement. Ces violences augmentent leur risque de devenir sans-domicile, car elles sont souvent à l'origine du départ du domicile conjugal et familial. Enfin, elles ont des effets sur leur carrière de sans-domicile, puisqu'elles déterminent les lieux informels et institutionnels que les femmes fréquentent.

Pourtant, ces violences ne sont pas mesurées et sont très souvent sous-estimées dans l'accompagnement proposé par les institutions d'aide. Les trajectoires des femmes sont en effet marquées par une ambivalence du genre - c'est le troisième résultat de cette recherche.

S'il soumet nombre de femmes sans domicile aux violences, le genre leur permet aussi d'être considérées comme prioritaires et de bénéficier d'une prise en charge un peu plus rapide que les hommes, notamment quand elles sont enceintes ou accompagnées d'enfants. Cependant, le manque criant de places laisse aujourd'hui de nombreuses femmes enceintes avec de jeunes, voire de très jeunes enfants dans la rue. Le genre les réassigne aussi à la sphère domestique, à la maternité et à leur corps féminin, en particulier dans les institutions d'aide, où il constitue un impensé. Absent dans les discours, mais présent dans les pratiques, par la reproduction des stéréotypes de sexe, le genre est performé au quotidien au sein des dispositifs d'aide qui reproduisent des formes de domination. Dans ces dispositifs, par exemple, il n'est souvent question pour les femmes que de leur famille, et notamment de leurs enfants, de leur corps, de leur sexualité, à travers leur grossesse, la question de la précarité menstruelle, de l'hygiène, de leur santé gynécologique, de la beauté ou du maquillage. Si ces éléments sont effectivement importants à prendre en compte, ils ne peuvent suffire à définir ces femmes - je pense que vous en conviendrez, elles ne sont, comme nous, pas seulement des utérus - qui ne peuvent être seulement ramenées à leur féminité.

Par ailleurs, cette protection accordée par les institutions a tendance à figurer les femmes comme des victimes ou des proies passives et isolées. Or ces femmes, et notamment les exilées, y compris quand elles ont subi de lourds traumatismes liés aux violences, ont des capitaux, peuvent travailler, sont parfois diplômées, ont des compétences. Leurs récits montrent qu'elles cherchent à retrouver leur autonomie, à s'émanciper de ces catégories d'usagères, de migrantes, de mères ou de femmes, même si leurs possibilités d'agir sont souvent limitées.

Enfin, quatrième résultat, le genre contribue à la dimension cachée du sans-domicilisme féminin. L'adoption d'une perspective genrée permet en effet de comprendre trois spécificités de l'expérience des femmes sans domicile.

Elles ont tout d'abord un rapport spécifique aux espaces publics. On dit beaucoup qu'elles sont invisibles. C'est vrai qu'elles adoptent des stratégies d'évitement de certains lieux, parce que, comme toutes les femmes, elles se sentent, par exemple, en insécurité dans la rue. Pour autant, beaucoup d'entre elles ne sont pas repérées dans la rue parce qu'elles ne ressemblent pas à des SDF. Les entretiens que j'ai menés rejoignent les travaux d'autres chercheuses, Anglo-saxonnes notamment, qui montrent que les femmes sans domicile sont présentes dans de nombreux lieux : bibliothèques, galeries d'art, musées, hôpitaux, librairies, toilettes publiques, aéroports, parcs, parkings, métros, etc. Elles se font souvent passer pour des femmes ordinaires, occupées, en mouvement. Elles ne sont donc pas invisibles. Elles sont seulement mal vues et non identifiées comme sans domicile.

La deuxième spécificité relève de leur rapport particulier au dispositif institutionnel. Si l'on admet que les femmes ont toutes connu des violences de genre dans leur trajectoire de vie, on peut comprendre que la mixité de beaucoup de lieux d'accueil et d'hébergement puisse leur poser problème. Beaucoup d'entre elles disent avoir peur de se rendre dans certaines structures et préfèrent rester dans leur logement ou chez des tiers, quitte à subir des violences.

Les femmes ont effectivement un rapport spécifique au logement - c'est la troisième spécificité. Nombre d'entre elles restent dans leur logement alors qu'elles sont victimes de violences conjugales. Elles ont en outre davantage recours à des formes d'hébergement chez des tiers, notamment lorsqu'elles sont exilées. Ces dernières sont souvent accueillies à leur arrivée en France par des compatriotes. Cet hébergement informel se monnaie le plus souvent par des échanges économico-sexuels et des rapports d'exploitation, mais il n'est pas considéré comme étant prioritaire pour les institutions.

Je terminerai mon propos en évoquant plusieurs pistes de réflexion et d'action qui me semblent partagées par une très grande majorité d'acteurs et d'actrices. La question du genre de la prise en charge reste un impensé dans le travail social. Il convient tout d'abord d'améliorer la formation des travailleurs et travailleuses sociales pour éviter la reproduction des discriminations. Si la question des femmes enceintes et accompagnées d'enfants est extrêmement préoccupante, celle de la santé hors maternité et soins gynécologiques et du vieillissement des femmes qui se retrouvent en situation de très grande précarité en fin de vie est totalement invisibilisée. C'est la santé des femmes sans domicile dans sa globalité qui doit être repensée.

Il conviendrait aussi de réinterroger les catégories telles que les termes « sans-abrisme » ou « famille », par exemple, qui invisibilisent les femmes, et les critères de vulnérabilité institutionnelle qui ne tiennent pas compte de leur expérience du sans-domicilisme. L'étude des trajectoires et de la prise en charge de ces femmes révèle aussi les dysfonctionnements et les impasses des politiques publiques pour l'ensemble du système de lutte contre les exclusions.

Je voudrais notamment souligner l'indignité des dispositifs d'urgence pour les femmes.

Depuis 2010, de nombreuses places de mise à l'abri d'urgence ont été créées, mais la configuration des espaces et la temporalité d'accueil de ces dispositifs les rendent inadaptés à la prise en charge des femmes, car ils ne répondent pas à leurs besoins.

Dans certains de ces dispositifs, les personnes ne dorment pas dans des lits, mais dans des fauteuils, n'ont pas de repas, mais des collations, n'ont aucune intimité quand elles partagent des douches et des espaces avec cinquante autres personnes. Je ne parle pas des hôtels, parfois très éloignés de l'endroit où sont scolarisés les enfants, dans lesquels les personnes ne peuvent pas cuisiner, recevoir, donner un bain à leur bébé. Il faudrait également évoquer l'impossibilité d'être hébergée avec un enfant tout juste majeur, la sexualité empêchée dans les règlements des structures, la difficulté pour trouver un emploi quand on attend pendant plusieurs mois ou plusieurs années d'être régularisée, ou encore les obstacles que ces femmes rencontrent pour avoir un suivi médical, notamment quand elles sont âgées.

Aujourd'hui, nous n'avons besoin ni de places d'hôtel ni de places de mise à l'abri, mais de structures d'accueil de longue durée à taille humaine où l'on puisse se soigner, se sentir en sécurité, recouvrer des droits et un emploi, et retrouver son autonomie.

Je voudrais également souligner l'indignité des dispositifs d'urgence pour les intervenants et intervenantes sociales. Le Livre blanc du travail social publié l'année dernière l'a démontré, ces professionnels ne sont plus au bord du gouffre, ils sont dans le gouffre. Nombreux sont celles et ceux, chefs de service ou salariés de première ligne, qui sont en burn out parce qu'ils ne trouvent plus de sens à leur travail. Malgré leur engagement, ils sont dans une très grande souffrance au travail, malmenés par leurs propres institutions du fait de leurs conditions de travail, de leur rémunération et de leur absence de reconnaissance professionnelle. Dans un contexte de crise du logement qui s'intensifie pour toutes et tous, cette indignité des politiques publiques relève de choix politiques et pose d'autres questions beaucoup plus générales, celles du sens des politiques d'urgence dans un secteur engorgé où les solutions pérennes ne sont plus financées. Je pourrais à ce titre évoquer la structure dans laquelle j'enquête depuis sept ans et qui est particulièrement symptomatique de ce point de vue.

Cette indignité pose aussi la question des politiques migratoires et de l'accueil des personnes qui pourraient travailler et contribuer à notre système social. En effet, beaucoup d'entre elles ont seulement besoin d'un coup de pouce et d'une prise en charge qui, si elle était adaptée, pourrait leur permettre d'être autonomes dans des logements. Cette indignité pose enfin la question des politiques du logement qui sont en train d'être abandonnées au profit de politiques beaucoup plus répressives, comme la récente loi anti-squat et les expulsions locatives grandissantes, par exemple.

Je vous remercie pour votre attention.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Je me tourne vers Muriel Froment-Meurice, géographe, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre, qui a mené des travaux sur la construction et la gestion de l'indésirabilité des personnes sans abri dans l'espace public.

Muriel Froment-Meurice, maîtresse de conférences en géographie à l'Université Paris-Nanterre. - Merci de me recevoir aujourd'hui. Je salue aussi le travail de la délégation et celui des personnes auditionnées avant nous. Il est remarquable, très impressionnant. Je vous remercie également pour la mise à disposition des travaux sur les stéréotypes et les stigmates dont souffrent ces personnes, grâce à vos auditions publiques.

Mes propos différeront un peu de ceux que vous avez entendus jusqu'à maintenant, étant donné que je ne travaille pas sur ou avec les femmes sans abri, mais sur les acteurs institutionnels qui encadrent leur présence dans les espaces publics. Là où on vous a beaucoup parlé des dispositifs d'assistance et de leur défaillance, j'aborderai plus directement les politiques répressives, qu'elles soient intentionnelles ou non, qui contribuent aux multiples violences que subissent ces personnes.

J'ai écouté attentivement les travaux de votre délégation et je crois que, même si nous travaillons depuis une perspective assez différente, les constats sont partagés. Cela m'interroge, parce qu'il me semble qu'ils le sont depuis un moment déjà. Ils ne sont pas seulement le fait d'acteurs associatifs ou de chercheurs, mais aussi parfois d'institutions politiques. Je pense par exemple au rapport de la Cour des comptes qui avait été mené en 1997 et qui pointait déjà la dichotomie entre un système d'hébergement d'urgence et un système d'hébergement sur un plus long terme, sous-doté par rapport au secteur de l'assistance. Ces constats sont anciens. Je travaille sur ces questions depuis 2005. En licence, j'ai étudié les femmes qui domestiquent l'espace public - une frange particulière de la population sans-abri, ces femmes qui vivent dans les espaces publics et pas uniquement celles qui ont recours au système d'hébergement, qu'il soit d'urgence ou plus pérenne. Ce travail qualitatif me semblait nécessaire parce que nous disposions à l'époque de données quantitatives récentes, celles de la grosse enquête de l'Insee de 2012, qui constataient les mêmes points directeurs pointés par les intervenantes que vous avez auditionnées.

Nous pouvons essayer de rappeler ces constats partagés. D'abord, les stéréotypes sont encore ancrés. Ils freinent l'action publique et la réaction du public. Ils agissent différemment selon le segment de population concernée, selon les femmes incluses comme légitimes dans la catégorie sans-abri destinataire de l'action publique. J'y reviendrai.

On constate aussi un sous-financement chronique du secteur associatif, à qui les pouvoirs publics délèguent pourtant de plus en plus de missions de services publics. Ce sous-financement chronique occasionne des violences pour les personnes destinataires de ces dispositifs, mais aussi une souffrance très importante pour les travailleuses censées les mettre en oeuvre. Elles sont confrontées au quotidien à des choix cruciaux. J'ai entendu certaines d'entre vous s'interroger sur les logiques de priorisation qui ont pu être formalisées récemment, notamment en Île-de-France. Elles sont à l'oeuvre dans de multiples dispositifs. Elles sont simplement rarement formalisées. Elles ne peuvent être discutées publiquement que quand elles le sont. Or, là où nous disposons d'un certain nombre d'enquêtes sur les personnes marginalisées, nous en avons moins sur les personnes qui exercent ces politiques répressives et qui contribuent pourtant aux violences que ces femmes subissent au quotidien. C'est depuis ce point de vue que je prétends apporter des connaissances en complément des interventions de mes collègues.

Ce sous-financement entraîne une saturation du dispositif d'urgence qui se manifeste à tous les niveaux : dans le dispositif d'urgence lui-même ainsi que dans ceux de réinsertion sociale et de logement social ou de droit commun. Ce sous-dimensionnement et cette absence de transition efficace des politiques d'hébergement temporaire vers le logement créent une pression extrêmement forte sur les structures et le personnel en charge de ces politiques d'assistance.

Les intervenants soulignent particulièrement la nécessité d'une approche qui engloberait le logement en premier lieu, suivi du travail, de la santé et des droits familiaux. Cependant, ces politiques sont généralement fragmentées, dépendant de différents acteurs, ce qui complique leur mise en oeuvre en soulevant des problèmes de coordination et d'adaptation dans des systèmes d'acteurs parfois très complexes.

Cette segmentation des acteurs de l'assistance se traduit également par une segmentation des lieux de l'assistance. Les lieux d'accueil de jour, les bagageries, les bains-douches, les laveries, les lieux d'hébergement sont dispersés. Les femmes se voient bien souvent contraintes de circuler entre ces différents lieux. Une des violences qu'elles subissent au quotidien résulte donc de leur obligation de déplacement dans les espaces urbains dans des conditions particulièrement compliquées. Nous savons pourtant que les déplacements de toutes les femmes dans les espaces urbains sont aujourd'hui compris comme plus compliqués que ceux des hommes.

Les violences rencontrées au quotidien par ces femmes sont renforcées par des violences institutionnelles croissantes dans un contexte d'austérité budgétaire et de normalisation des discours et des politiques d'extrême droite qui viennent freiner les politiques d'assistance, voire les entraver par des politiques répressives. Celles-ci sont plus particulièrement appliquées à certaines minorités visibles, qu'il s'agisse des femmes en campement ou des femmes en bidonville.

Pour répondre à votre question sur les violences que connaissent ces femmes, nous devons nous poser une première question : de quelles femmes parle-t-on ?

Les femmes sans abri sont extrêmement diverses dans les situations qu'elles connaissent. Ne pas décrire la diversité des difficultés auxquelles elles sont confrontées revient à ne pas se donner les moyens de répondre aux problématiques que leur situation soulève. Je rejoins toutes les intervenantes sur le besoin de production de connaissances, quantitatives certes, mais aussi qualitatives. Vous avez posé des questions sur les profils des femmes sans abri, mais n'avez pas obtenu de réponse, parce que nous sommes focalisés sur des questions de chiffres.

Les chercheurs en sciences sociales, au contraire, portent une approche qualitative et ethnographique qui permet de révéler d'autres faits que ceux qui sont portés à votre connaissance par les acteurs institutionnels et associatifs. Les personnes que vous avez auditionnées ont elles-mêmes indiqué qu'il était difficile, quand on dépendait de financements publics, de pouvoir critiquer les politiques qu'on est chargés de mettre en oeuvre. J'espère que les enseignants-chercheurs disposent encore de cette liberté. C'est pourquoi je vais me permettre de vous parler de certaines situations.

On a beaucoup dit que les femmes sans abri étaient invisibles. Il me semble qu'au contraire, un certain nombre de ces femmes sont extrêmement visibles. C'est bien pour cela qu'elles posent problème et qu'elles sont construites comme « indésirables » dans les espaces publics. Je pense notamment aux femmes en campement. Les associations, les médias, les chercheurs ont tous documenté les atteintes aux libertés fondamentales pour les personnes qui cherchent à passer les frontières européennes. Ces femmes, ces enfants, ces familles souffrent quotidiennement d'un traitement inhumain qui porte atteinte aux valeurs de la République française. C'est particulièrement le cas aux frontières, qu'il s'agisse de Vintimille ou de Calais.

Des politiques de repoussement ou de cantonnement sont mises en oeuvre, même si elles sont généralement peu formalisées - sauf dans le cas des Jeux olympiques -, voire illégales. L'absence de formalisation de ces mesures discriminatoires conduit des agents à devoir opérer seuls, sur le terrain, des jugements en pratique pour déterminer qui sont les personnes légitimement destinataires de l'assistance publique et qui en sont les femmes exclues. Ils doivent également porter seuls la responsabilité de pratiques policières qui sont en réalité structurellement caractérisées par ce que les chercheurs appellent le « chèque en gris ». Cette notion sert à décrire la manière dont les agents, notamment de police, sont censés accomplir des tâches sans que l'on sache exactement comment.

La violence des pratiques policières aux frontières renforce les multiples violences que ces femmes et leurs enfants ont souvent connues. Lorsqu'elle est documentée, elle est imputée à la responsabilité de l'agent et non pas aux caractéristiques structurelles des politiques de non-accueil.

Les femmes en bidonville sont un autre exemple des violences institutionnelles que subissent les femmes sans abri. Celles qui y vivent avec leurs enfants sont particulièrement concernées par les mesures de mise en ordre des espaces publics. Elles sont parfois tolérées lorsqu'elles sont situées en lisière des zones urbaines, dans des espaces délaissés, à proximité d'infrastructures néfastes pour leur santé. Inversement, à chaque projet d'aménagement, de valorisation de friches ou d'espaces délaissés, face aux plaintes des riverains, leurs maisons sont détruites avec les affaires qu'elles n'ont pas pu emporter.

Nous avons également parlé des femmes moins visibles, dont je ne cherche pas à nier les besoins spécifiques. Je cherchais simplement à donner un regard complémentaire sur les formes de violences que peuvent connaître les femmes sans abri. Elles sont peut-être moins documentées, parce qu'il est plus difficile d'enquêter à leur sujet. Les situations de contrôle policier ou les discriminations subies par ces personnes - hommes comme femmes - sont très compliquées à documenter et encore plus à quantifier.

Pour cette raison, il me semble que le besoin de connaissances, s'il concerne évidemment les personnes sans logement et les personnes chargées de leur porter assistance, doit également porter sur les pratiques des agents en charge de cette répression au quotidien dans les espaces publics. Sans que cela soit nécessairement intentionnel, elles ont parfois pour effet l'éviction ou la détérioration des conditions de vie des femmes sans abri dans la rue.

Je vous remercie pour votre attention.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Effectivement, vous parlez de répression, mais elle n'est souvent pas le souhait des personnes qui doivent émettre les refus d'hébergement. Elle est parfois la cause d'un manque de moyens et peut être considérée comme une violence par ceux à qui elle est adressée.

Je vais maintenant donner la parole à Marine Maurin, enseignante-chercheuse et sociologue, qui a mené des travaux sur la vulnérabilité de genre des femmes à la rue et sur les politiques publiques d'hébergement d'urgence.

Marine Maurin, enseignante-chercheuse, sociologue à l'École nationale des solidarités, de l'encadrement et de l'intervention sociale (ENSEIS). - Je vous remercie de cette invitation. Je suis ravie de pouvoir vous présenter une partie de mes travaux. Je salue également le travail que vous avez déjà engagé. Dans le temps qui m'est imparti, j'aborderai le travail de recherche doctorale que j'ai mené entre 2011 et 2017, qui fera écho aux interventions précédentes.

Je fais ce choix aujourd'hui pour deux raisons principales. Tout d'abord, parce que ce travail concerne spécifiquement l'expérience de femmes sans abri situées entre la rue et l'assistance. Cette expression est à entendre dans un sens extensif, car la rue ne se limite pas seulement à l'espace de la rue ou de la place publique. Elle englobe une multiplicité d'espaces urbains qui peuvent devenir des prises, des repères, des ressources temporaires et incertaines pour ces femmes exclues du logement. C'est notamment le cas de services publics comme les hôpitaux, les gares, mais aussi les transports en commun. Quant au terme d'assistance que j'emploie aussi ici, il renvoie également à une pluralité de services sociaux - accueil de jour, différents hébergements sociaux institutionnels, centres d'hébergement multiples et variés - mais aussi aux formes d'habitat et de secours situées en dehors de l'action publique, comme l'hébergement chez des particuliers ou des tiers.

La deuxième raison qui me pousse à vous parler de ce travail concerne la démarche comparative que j'ai déployée. J'ai en effet mené une enquête en France et au Québec, à Saint-Étienne et à Montréal. Je pense que cette comparaison peut vous intéresser à plusieurs égards. Tout d'abord, parce qu'elle permet de dénaturaliser ce qui semble aller de soi, de déconstruire des représentations, des stéréotypes parfois bien ancrés, comme le fait que le sans-abrisme serait un phénomène masculin, par exemple. Elle permet aussi d'appréhender des points communs et des différences observées à différentes échelles, du côté de l'expérience vécue des femmes, des pratiques professionnelles d'aide et de secours, mais aussi de l'organisation politique et institutionnelle.

Ce travail s'appuie sur une enquête ethnographique, au cours de laquelle j'ai mené des observations dans les accueils de jour et les centres d'hébergement des deux côtés de l'Atlantique. J'ai mené des entretiens avec des femmes, mais aussi avec des professionnels du travail social qui les accueillent et les accompagnent au quotidien. Enfin, j'ai pu suivre parfois pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, le parcours d'habitat précaire de certaines femmes, notamment à Saint-Étienne. Le premier point que je souhaite aborder aujourd'hui concerne l'expérience commune et partagée de la nuit urbaine vécue par les femmes que j'ai pu rencontrer à Saint-Étienne, à Montréal, et plus récemment à Lyon dans d'autres enquêtes.

Leurs discours et leurs pratiques soulignent l'importance d'être en veille, de « veiller », pour reprendre leurs termes, voire de surveiller l'environnement qui les entoure lorsqu'elles ne trouvent pas d'hébergement institutionnel ou privé, que ce soit pour une nuit, pour plusieurs nuits, pour des semaines, voire plusieurs mois. Dans une certaine mesure, la catégorie de sans-abri utilisée par l'Insee, qui insiste sur le fait de dormir dans des « espaces non prévus pour l'habitation », n'est pas opérante pour ces femmes. En effet, lorsqu'elles parlent de veille, elles insistent justement sur le fait de ne pas dormir, de rester en alerte. Cette veille est indexée dans leur discours aux sentiments d'insécurité dans la ville la nuit et aux expériences vécues d'agression. Ce sentiment est très proche de celui éprouvé par les femmes logées. Il engendre, pour celles qui sont exclues du logement, un ensemble de pratiques qui visent à les rendre invisibles. On peut même affirmer qu'elles sont des « hyper-citadines », dans le sens où elles ont bien compris comment fonctionne la ville. Cette dernière est conçue comme un espace de passage et de circulation qui permet une coprésence tout en maintenant l'anonymat. C'est justement pour préserver leur anonymat, pour ne pas être connues comme une femme, et encore moins comme une femme sans abri, qu'elles se déplacent, qu'elles marchent, qu'elles utilisent des transports en commun, d'ailleurs plus ou moins denses en fonction des villes. Lorsque cette circulation n'est pas possible, ou lorsqu'elle est limitée pour plusieurs raisons, elles vont chercher des lieux où elles peuvent se réfugier de manière temporaire, seules ou à plusieurs. La gare et l'hôpital sont très souvent cités dans leurs discours.

Dans ces différents cas, la circulation ou le repli dans un espace protégé révèlent l'hostilité vécue dans la ville par les femmes. Par exemple, la fermeture des gares pendant la nuit les oblige à se déplacer en attendant la réouverture de la gare, ou l'ouverture d'un accueil de jour où elles pourront enfin se reposer et, pourquoi pas, dormir. En creux, leurs expériences de la ville questionnent la qualité hospitalière des villes pour ces femmes, mais aussi pour tout un chacun. On peut se demander si on peut se reposer dans la ville, si on peut dormir dans la ville, si on peut vivre la ville autrement que par la déambulation.

Le deuxième axe de mon intervention concerne plutôt les pratiques d'intervention sociale auprès des femmes. Ici, à la différence des expériences relatées précédemment, ces pratiques marquent des différences notables entre les pays. Au Québec, elles s'appuient sur un cadrage féministe explicite de pensée et d'action, avec des variations, qui visent néanmoins à protéger et à émanciper les femmes. En France, ce cadrage féministe est parfois utilisé du côté des structures qui hébergent des femmes victimes de violences conjugales, mais il reste vraiment à la marge.

Plus précisément, au Québec, en termes d'action, ce cadrage se traduit tout d'abord par des structures non mixtes d'accueil de jour, de refuge - l'équivalent de nos centres d'hébergement d'urgence -, ou de maisons d'hébergement - l'équivalent des Centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) en France. Il s'agit vraiment de la norme dominante à Montréal, alors qu'en France, ces espaces non mixtes restent minoritaires ou relèvent d'initiatives plutôt discrètes de création d'espaces pour faciliter l'accès aux femmes aux institutions mixtes, souvent surinvesties par des hommes. Par ailleurs, au Québec, cette structuration de la non-mixité est aussi opérée du côté des professionnels ou bénévoles de l'intervention. Ces accueils sont pensés par des femmes pour les femmes.

Cet entre-soi féminin temporaire, qui va de soi au Québec, est justifié par la nécessité de constituer des espaces sécuritaires et sécurisés pour ces femmes. Cette non-mixité est pensée comme une condition de possibilité du repos, mais aussi de reprise du pouvoir d'agir en lien avec les violences de genre subies par les femmes dans leur parcours de vie. En effet, il est admis, du côté de ces refuges et maisons d'hébergement qui interviennent auprès des femmes en situation d'itinérance, que les violences de genre, parfois subies depuis l'enfance, dans le couple, dans l'espace public et plus généralement dans la société, constituent un ensemble de facteurs explicatifs et structurels de l'exclusion des femmes du logement.

Pour répondre à ces situations de violence et à la vulnérabilisation de ces femmes, l'intervention propose donc des espaces non mixtes, ainsi que des activités, des thérapies et des accompagnements spécifiques, des groupes de parole, de la socioesthétique, de l'art-thérapie...

Mon dernier point découle du précédent et concerne la constitution du sans-abrisme des femmes comme un problème public et pas seulement comme un fait social. Là encore, les différences entre la France et le Québec sont intéressantes à relever.

En France, j'ai constaté au cours de mon enquête que les femmes sans abri n'étaient pas intégrées en tant que public, à part dans la politique publique de lutte contre le sans-abrisme, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. À l'inverse, au Québec, en 2014, la politique de lutte du gouvernement québécois contre l'itinérance s'appuie sur une analyse différenciée selon les sexes. C'est une approche issue de la quatrième conférence mondiale sur les femmes de l'ONU qui implique d'analyser et de recourir à des modes d'intervention spécifiques pour les femmes et pour les hommes, et de lutter contre les discriminations systémiques dont sont victimes les femmes.

L'adoption de cette approche par le gouvernement québécois a participé à la reconnaissance publique du problème des femmes sans abri et de l'importance des violences envers celles-ci comme étant des facteurs explicatifs de leur situation. Ce point me paraît intéressant, car il ne s'appuie pas seulement sur l'augmentation du nombre de femmes à la rue qui amènerait à ouvrir des places supplémentaires en hébergement. Une analyse en termes de vulnérabilité et de violence a été menée pour penser et agir sur le sans-abrisme des femmes en général. Dans cette perspective, ce ne sont pas les femmes qui doivent apporter la preuve de leur vulnérabilité pour bénéficier des services d'accueil et de protection.

De manière simplifiée et rapide, si on prend les lunettes de la sociologie des problèmes publics, on peut dire que cette mise en politique publique du problème des femmes en situation d'itinérance n'est pas sortie de nulle part. Tout un processus a été nécessaire avant que l'État se saisisse du problème et le mette à l'agenda dans ses différents plans interministériels.

Mon enquête a permis d'observer un ensemble d'activités menées par des entrepreneures de causes, que j'ai nommés « entrepreneures de vulnérabilité », des actrices individuelles et collectives participant à rendre public le problème des femmes sans abri.

Au Québec, il s'est agi essentiellement de femmes issues du mouvement communautaire et féministe qui prennent en charge au quotidien les femmes en situation d'itinérance. Autrement dit, il ne s'agit pas d'individus extérieurs, mais de professionnelles et de bénévoles situées au plus près des femmes qu'elles accueillent. C'est d'ailleurs par cette proximité avec les femmes accueillies et hébergées que ces entrepreneures de causes ont observé et se sont inquiétées de l'augmentation du nombre de femmes itinérantes et de la suroccupation des centres d'hébergement. Ce constat a été particulièrement relayé dans les médias dès les années 2000 et le début des années 2010.

Au-delà de cette augmentation du nombre de femmes touchées par l'itinérance, ces intervenantes ont pu identifier, à partir des récits effectués par les femmes qu'elles accueillent, les raisons de leur situation, provoquant des malaises importants et une attention focalisée sur les violences fondées sur le genre.

À côté de la pauvreté vécue et des difficultés d'accès à un logement abordable, ces récits sont en effet aussi marqués par des violences de genre. Elles peuvent prendre la forme de violences sexuelles, physiques ou psychologiques, d'homophobie ou de transphobie, qui ont pu être subies pendant l'enfance, dans le couple, dans la rue ou dans différentes sphères de la société. Ces violences n'existent pas seulement dans la rue. Elles peuvent être antérieures à leur situation d'itinérance.

À l'appui de ces récits, ces entrepreneures de cause ont multiplié les manières de publiciser le problème dans différentes arènes publiques, par des mobilisations très classiques, comme des manifestations, avec le réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes à Montréal, mais aussi par des interventions dans les médias, par des documentaires, des films, des campagnes de sensibilisation dans le métro et dans les abribus, mais aussi en mobilisant d'autres personnes issues d'autres mondes sociaux qui ont pu devenir des porte-parole. Je pense à des comédiennes, des chanteuses, des entrepreneures du monde industriel, très reconnues au Québec.

En conclusion, il me semble important de considérer qu'un travail de concernement a été mené dans la sphère publique. Il continue d'ailleurs d'être mené, notamment par la production de recherches collaboratives avec des femmes concernées pour sensibiliser l'État et pour infléchir les politiques publiques s'agissant de la définition du problème et de réponse à apporter pour lutter contre le sans-abrisme.

Je vous remercie de votre attention.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette comparaison importante entre la France et le Québec.

Notre dernière intervenante de la matinée est Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme, une association qui publie régulièrement des études sur les personnes sans abri à Paris ainsi que des analyses des Nuits de la Solidarité, à Paris et dans la Métropole du Grand Paris.

Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur). - Merci beaucoup pour cette invitation et pour le travail que vous avez engagé.

Permettez-moi en préambule de vous présenter l'Apur, l'Atelier parisien d'urbanisme. Nous sommes une agence d'urbanisme, avec un statut d'association loi 1901. Nous intervenons à l'échelle du Grand Paris. Nous avons pour mission principale d'analyser les dynamiques urbaines, sociales et économiques, à l'échelle de ce territoire, et d'accompagner nos partenaires, une trentaine d'acteurs publics du Grand Paris, dans la définition et la mise en oeuvre de leurs politiques publiques sur différents champs. Ceux-ci touchent à l'aménagement, aux questions de logement, aux questions d'économie liées à l'environnement. Comme vous l'avez rappelé, nous menons également des travaux dans le champ du social et autour des enjeux de la grande exclusion en particulier, avec des études sur les publics sans abri.

Nous accompagnons depuis 2018 la Ville de Paris dans la mise en oeuvre de la Nuit de la Solidarité, ainsi que la Métropole du Grand Paris, qui déploie cette opération depuis 2021. Nous sommes notamment chargés d'en exploiter les résultats, ce qui donne lieu à la publication d'études chaque année. Elles restituent les résultats détaillés de ces deux démarches.

Par ailleurs, nous avons récemment publié une étude sur l'offre d'hébergement et sur les services du quotidien qui s'adressent aux personnes sans domicile à l'échelle du Grand Paris.

Mon intervention est structurée en deux parties. Je rappellerai d'abord quelques éléments relatifs aux besoins de connaissance de ce public, des femmes sans abri, et en particulier l'enjeu d'accès aux données sur ce public. Je présenterai ensuite les enseignements des Nuits de la Solidarité.

Tout d'abord, s'intéresser aux femmes sans abri et sans domicile revient à faire face à un certain nombre de défis méthodologiques en matière d'études. En effet, les personnes sans domicile ou sans abri, de manière générale, sont des publics pour lesquels il existe peu de données précises, territorialisées et suivies dans le temps. Il existe des études à l'échelle nationale, mais elles sont réalisées à un rythme relativement peu soutenu. D'autres travaux et recherches sont menés, mais sont souvent qualitatifs et ciblent des sujets et des enjeux très spécifiques, ou sur des territoires particuliers. Ce constat est en partie dû au fait que peu de sources de données sont disponibles.

Nous avons cité la dernière enquête « sans domicile » de l'Insee, qui date de 2012. La prochaine aura lieu en 2024-2025. En ce qui concerne les personnes sans domicile, notamment les femmes, nous pouvons nous référer aux enquêtes ES-DS (Enquête auprès des établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale) sur les personnes accueillies dans les structures d'hébergement. Elles datent de 2008, 2016 et 2020. Leurs périmètres ont évolué, ce qui rend difficile leur analyse dans le temps, en dynamique. Nous n'avons pas non plus d'exploitation possible de ces données à une échelle fine, à une échelle départementale. Ces enquêtes ES-DS montrent toutefois une augmentation de la proportion de femmes accueillies dans ces structures au fil du temps. Il convient de noter que les périmètres varient entre ces différentes enquêtes. En se concentrant sur les femmes en Centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), on observe qu'elles représentaient 35 % des publics accueillis en 2009, 36 % en 2013, 44 % en 2017 et 46 % en 2020.

D'autres données montrent que 38 % des publics dans le dispositif national d'accueil (DNA) sont des femmes en 2020, avec des variations importantes selon les dispositifs : 47 % en Centres d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada) contre 33 % en Centres provisoires d'hébergement (CPH).

Le suivi de ces données est rendu complexe par les changements dans les dispositifs et les périmètres, ainsi que par le fait que certaines structures sont incluses dans certaines enquêtes, mais pas dans d'autres.

Enfin, les données disponibles contribuent à invisibiliser les femmes sans domicile, puisqu'elles ne permettent pas toujours cette décomposition femmes-hommes. Dans les données sur les nuitées hôtelières, nous disposons par exemple d'entrées « adultes », « enfants », « familles ». S'agissant du nombre de places d'hébergement, nous sommes confrontés à la même difficulté puisque les données de suivi, notamment consolidées par les services de l'État chaque année - les données du socle Drihl (Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement) Île-de-France -, rendent compte d'un nombre de places, de manière globale, sans distinction par public. Le Fichier national des établissements sanitaires et sociaux (Finess) permet de disposer de données par public, mais son utilisation est complexe et il ne donne pas accès à une photographie de l'offre à date en matière d'hébergement.

Nous identifions un besoin particulier en ce qui concerne certains profils et les parcours de ces personnes. Nous ne disposons que de très peu d'informations sur certaines situations ou profils spécifiques, notamment dans le cadre des parcours migratoires. D'après les dernières données ES-DS, en 2020, 81 % des personnes hébergées sont de nationalité étrangère. Nous déplorons également un déficit d'informations sur les femmes hébergées chez des tiers. Il est difficile d'estimer leur nombre, qu'on imagine important, et de connaître de manière précise leur situation. Enfin, nous avons besoin d'approfondir la connaissance de certaines situations : les femmes victimes de violences, extrêmement nombreuses dans ces publics, les femmes en situation de prostitution, les femmes roms, les femmes enceintes ou venant d'accoucher, sans solution d'hébergement.

À ce besoin de connaissances assez important, assez global, le décompte de la Nuit de la Solidarité contribue à apporter une réponse modeste sur un champ très spécifique et à un niveau local.

Permettez-moi de rappeler ce qu'est cette opération et de présenter cette démarche.

La première Nuit de la Solidarité a été organisée en 2018 par la Ville de Paris. Depuis, elle a lieu tous les ans à la même période. Cette méthode a été définie et encadrée par un comité scientifique qui se réunit régulièrement pour apporter des ajustements, notamment sur le questionnaire, et pour approfondir l'analyse des résultats. Elle est déployée depuis 2022 à l'échelle de la Métropole du Grand Paris. Neuf communes ont participé à la première édition en 2022. En 2023, elles étaient 27, et en 2024, 32. Nous assistons également à un essaimage de la démarche. Une Nuit de la Solidarité nationale est organisée depuis 2022, coordonnée par la Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal).

La démarche des différentes Nuits de la Solidarité est similaire, bien que quelques nuances méthodologiques puissent être observées selon les territoires. Celles-ci portent notamment sur l'horaire, le questionnaire et la couverture territoriale, qui peut concerner l'ensemble de la commune ou uniquement le centre-ville.

Ces opérations apportent une photographie, à un instant donné, du nombre de personnes sans abri sur un territoire délimité. Des équipes de trois à cinq bénévoles, citoyens, élus, professionnels, associations, sillonnent l'ensemble d'un territoire communal ou parfois une zone plus réduite, sur une durée de trois heures environ, pour aller à la rencontre de personnes sans abri, les décompter et leur proposer, si elles en sont d'accord, de répondre à un questionnaire. Tous les espaces publics sont couverts, de même que certains espaces privatifs qui concentrent un nombre important de personnes sans abri, dans le cadre de partenariats établis avec leurs gestionnaires. Je pense par exemple aux stations de métro, aux gares, aux salles d'attente des hôpitaux, certains parkings, parcs et jardins ou, pour Paris, aux talus du périphérique.

Au-delà de cette dimension de décompte et de connaissance, l'opération vise également à sensibiliser le grand public aux enjeux de la grande exclusion. Elle permet de rassembler à la fois les acteurs locaux, les associations et les habitants et citoyens qui souhaitent s'engager autour de ces enjeux. Elle peut donner lieu à des actions de solidarité le soir même ou autour de l'opération.

Permettez-moi de vous présenter quelques résultats issus de ces opérations, en particulier sur les femmes sans abri qui ont été rencontrées, en reprécisant le périmètre qui est très spécifique et qu'il serait d'ailleurs intéressant de pouvoir compléter pour disposer d'une vision plus complète du sans-abrisme et du sans-domicilisme.

Seules les personnes sans abri sont décomptées, ce qui correspond aux personnes sans solution d'hébergement une nuit donnée. Seules les personnes rencontrées dans l'espace public sont par ailleurs comptabilisées ainsi que celles rencontrées dans certains espaces spécifiques qui ont pu être couverts. Ces résultats sont donc toujours à considérer comme des décomptes a minima, puisque certaines personnes ne sont pas visibles pendant l'opération. Je le disais, les espaces privatifs ne sont pas couverts de manière exhaustive et ne peuvent donc pas rendre compte de l'ensemble des situations des personnes sans abri. Ils apportent une estimation basse du nombre de personnes concernées, qu'il est intéressant d'avoir, en particulier s'agissant de ces personnes pour lesquelles on ne dispose d'aucune information par ailleurs, se trouvant par définition sans aucune solution.

Du fait de l'organisation régulière de ces opérations, ce chiffre peut être suivi dans le temps avec la même méthode conservée chaque année. Ce suivi rend possible une analyse en tendance de la présence des personnes sans abri sur un territoire.

En complément de ces situations, toutes les personnes sans domicile - personnes hébergées, en structure ou chez des tiers, ou en squat - ne sont pas prises en compte dans le périmètre des Nuits de la Solidarité, impliquant de réaliser des travaux complémentaires pour les dénombrer.

Dans la nuit du 25 au 26 janvier 2024 a eu lieu une septième édition de la Nuit de la Solidarité à Paris, une troisième édition à l'échelle de la Métropole du Grand Paris. Près de 4 000 volontaires, citoyens et professionnels, ont sillonné environ 730 secteurs de décompte de manière simultanée, ce qui représente à peu près 50 % des habitants du Grand Paris de manière globale.

Le premier dépouillement de cette septième opération établit un total de 3 492 personnes sans abri rencontrées à Paris, ce qui marque une hausse de 16 % par rapport à l'édition précédente. 785 personnes sans abri ont également été décomptées dans les trente-deux communes du Grand Paris ayant participé à l'opération. Ces premiers résultats seront consolidés d'ici l'été 2024.

Cette dernière édition marque une hausse du nombre de personnes sans abri entre 2023 et 2024, après une baisse observée du nombre de personnes décomptées au cours de la crise sanitaire, notamment en 2021 et 2022, du fait d'une hausse du nombre de places d'hébergement à cette période.

À Paris, nous avons pu décompter 316 femmes en 2023 - les derniers chiffres 2024 ne sont pas encore exploités -, 1 969 hommes et 730 personnes dont le sexe n'a pas pu être renseigné, puisqu'elles n'étaient pas visibles. Dans les trente-deux communes en dehors de Paris, nous avons rencontré 34 femmes, 326 hommes et 259 personnes dont le sexe n'a pas pu être renseigné. Ainsi, 12 % des personnes rencontrées lors de cette dernière opération étaient des femmes. Cette proportion est relativement stable et proche des résultats des décomptes réalisés dans les autres villes en France, compris entre 10 et 14 % de femmes.

Quatre enseignements principaux des résultats de cette opération peuvent être mis en avant s'agissant de la situation des femmes sans abri. D'abord, ces résultats confirment les stratégies d'invisibilisation et de recherche de protection largement évoquées par les autres intervenantes. Les femmes sont moins souvent rencontrées seules que les hommes. 54 % sont rencontrées seules contre 77 % des hommes. Elles sont plus souvent rencontrées en couple, en famille ou en groupe.

Depuis six ans, la part des femmes rencontrées seules a diminué. La part des femmes indiquant être accompagnées d'un ou plusieurs enfants (6 % en 2023) est en hausse comparée aux dernières éditions.

Dans le cadre de ces opérations, les femmes sont par ailleurs moins souvent rencontrées dans la rue que les hommes, et plus souvent dans des espaces spécifiques, de retrait. 29 % d'entre elles ont indiqué dormir dans la rue, contre 49 % des hommes. 21 % d'entre elles indiquent dormir en campement, contre seulement 4 % des hommes. 9 % d'entre elles dorment dans des salles d'attente d'hôpitaux contre 1 % des hommes seulement.

Les résultats mettent par ailleurs en évidence un meilleur accompagnement et un meilleur recours à certains dispositifs pour les femmes que les hommes, bien que les niveaux soient globalement extrêmement faibles. 54 % des femmes rencontrées indiquent ainsi avoir une domiciliation administrative, contre 47 % des hommes. Les femmes rencontrées sont plus souvent accompagnées par un travailleur social que les hommes, 42 % contre 34 %. En 2023, les trois quarts des hommes indiquent ne pas ou plus appeler le 115 contre « seulement » deux tiers des femmes. Un tiers d'entre elles n'appellent jamais, et un autre tiers indique avoir abandonné ses appels au 115. 11 % des femmes rencontrées dans le cadre de la Nuit de la Solidarité indiquent appeler le 115 tous les jours sans obtenir de solution.

Malgré le recours à certains dispositifs d'accompagnement relativement plus fréquents pour les femmes que pour les hommes, bien que faibles, les dernières données de la Nuit de la Solidarité montrent un accès moindre des femmes à un certain nombre de services du quotidien. Dans le questionnaire, à la question « Quand vous en avez besoin, avez-vous accès aux équipements ou services vous permettant de prendre une douche, de laver vos vêtements, de stocker vos affaires, de trouver de l'aide pour vos démarches, etc. ? », elles font part d'une moindre accessibilité de manière générale à ces services. Nous pouvons peut-être l'expliquer par la mixité des services proposés ou un maillage moins dense des services s'adressant plus spécifiquement aux femmes.

Enfin, les résultats montrent que la situation globale se dégrade sur la période récente. La part de personnes qui indiquent être à la rue depuis plus d'un an augmente. C'est particulièrement le cas pour les femmes rencontrées. En 2023, 61 % des femmes rencontrées ont indiqué être sans logement depuis plus d'un an. Leur part n'a cessé d'augmenter depuis les six éditions. Elle n'était que de 45 % en 2018.

Nous relevons aussi un recul des appels au 115, de manière très nette. Les abandons augmentent, notamment du fait de l'absence de réponse. L'accès aux services du quotidien recule également. Les femmes, mais aussi l'ensemble des publics, indiquent moins souvent pouvoir, quand elles en ont besoin, prendre une douche, laver leurs vêtements, stocker leurs affaires, etc.

Pourquoi est-il utile de disposer de ces données ? D'abord, le premier résultat, en 2018, a laissé entendre que 12 % des personnes à la rue étaient des femmes, alors même que la dernière enquête de l'Insee les évaluait à 2 %. Cette proportion est sans doute minorée, puisque nous sommes confrontés à des contraintes dans le décompte de ces femmes.

Ces données se sont traduites par la mise en oeuvre de réponses en matière de politiques publiques, et ont notamment mené à l'ouverture de dispositifs dédiés. Je pense en particulier aux haltes de nuit qui se développent depuis 2018 à Paris. Elles sont de plus en plus destinées aux femmes. Il en existe neuf à Paris et une à Saint-Denis. Cinq sont dédiées aux femmes et deux sont mixtes. L'étude sur l'offre d'hébergement que nous avons récemment publiée a permis d'identifier d'autres dispositifs dédiés, tels que les accueils de jour. L'accès peut également y être conditionné pour les femmes. On en compte environ une trentaine à l'échelle du Grand Paris, ce qui représente 15 % de l'offre d'accueil de jour au total. Cette proportion est relativement peu élevée au regard de la proportion des femmes sans abri rencontrées et, au-delà, des femmes sans domicile, dont la part est largement supérieure. Surtout, leur maillage moins dense peut induire des trajets parfois longs. Leur accès est donc contraint pour les femmes, puisque le territoire n'est pas totalement couvert.

De plus, ces dispositifs sont souvent liés à des entrées ou des accompagnements très spécifiques. Ils s'adressent à certains publics, tels que les femmes victimes de violences, sorties de réseaux de prostitution, ou atteintes du VIH. Ils ne permettent pas de répondre à l'ensemble des besoins, et obligent le renvoi de ces personnes vers certains dispositifs et parcours qui peuvent être complexes.

Je ne vais pas détailler l'ensemble des dispositifs, mais je voulais préciser que certains d'entre eux sont mixtes. Cette mixité s'accompagne d'enjeux en termes d'accès et de fréquentation par les femmes, en particulier pour ce qui concerne l'hygiène, l'alimentation ou la santé.

En matière d'alimentation, on compte seulement une vingtaine de lieux dédiés aux femmes dans le Grand Paris, principalement dans des accueils de jour eux-mêmes dédiés aux femmes. Les accueils de jour n'ayant pas pour objectif premier de servir des repas chauds et complets, ils proposent généralement uniquement des collations, ce qui est problématique. Nous avons en outre pu remarquer que la restauration assise est moins voulue par les femmes. Elles privilégient les paniers-repas. Un certain nombre d'acteurs ont en effet constaté la présence de femmes sur les points de distribution alimentaire lorsqu'ils ont commencé à proposer des colis à emporter et non plus des repas assis.

J'aimerais terminer mon intervention en évoquant le besoin particulier des femmes enceintes à la rue dans un contexte d'augmentation de la mortalité infantile en Île-de-France. Ce constat alarmant concerne notamment des publics en situation de grande exclusion. Un certain nombre de dispositifs sont mis en oeuvre pour ces femmes. Je pense notamment aux dispositifs mobiles de Protection maternelle infantile (PMI). Il en existe un à Paris et un en Seine-Saint-Denis. Ces dispositifs particulièrement intéressants permettent d'aller vers ces publics, de leur offrir un accès aux soins et à la prévention. On en mesure aussi la limite, du fait d'un faible nombre d'équipes de ce type. L'augmentation des familles à la rue, notamment l'année dernière, au sortir de la crise sanitaire, a été largement médiatisée. Elle ne doit pas masquer le fait que le nombre de femmes isolées croît également. Elles sont parfois invisibilisées.

En février 2024, les demandes non pourvues à la suite d'appels au 115 s'élevaient à 156 pour des femmes seules à Paris, en augmentation de 37 % par rapport à février 2023.

En conclusion, permettez-moi d'insister sur deux points qui renvoient à un besoin de connaissance qui reste très important s'agissant de ces publics. Nous avons besoin d'accéder à des données, de les systématiser, avec une entrée qui permette d'analyser les besoins spécifiques des femmes. Nous devons également territorialiser ces analyses, puisque les enjeux diffèrent largement selon les territoires. Nous observons notamment une concentration très forte des publics à Paris et dans le Grand Paris.

Je voulais également insister sur le fait qu'on assiste à une dégradation globale des situations, comme l'ont montré les dernières données de la Nuit de la Solidarité en particulier. Nous devons évidemment nous intéresser à la situation des femmes sans abri, extrêmement vulnérables, mais elle ne doit pas nous faire oublier l'aggravation globale des situations, y compris celles des hommes sans abri. Pour certains d'entre eux, nous ne disposons d'aucune réponse, d'aucune perspective de solution. Je pense en particulier aux jeunes adultes, aux jeunes en recours, qui expliquent de manière très significative l'augmentation du nombre de personnes rencontrées lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, notamment dans certains arrondissements.

Dominique Vérien, présidente. - Merci. C'était très intéressant.

Je me tourne vers mes collègues rapporteures présentes aujourd'hui qui, j'en suis sûre, souhaitent vous interroger.

Agnès Evren, rapporteure. - Merci pour tous les éléments extrêmement éclairants. Pourriez-vous nous transmettre les données chiffrées très précises que vous nous avez exposées ? Elles nous seront précieuses.

Madame Loison, vous avez pointé l'inadaptation des dispositifs mis en place, qui sont, vous le dites, pensés sur le modèle masculin, et qui nient les besoins d'accompagnement spécifiques des femmes. Que proposez-vous concrètement ? L'observation sociologique permet-elle de repérer des points communs dans les trajectoires de ces femmes sans abri ?

Madame Froment-Meurice, vous avez souligné la violence concrète des mesures qui sont prises, et vous expliquez qu'elles le sont pour limiter l'appropriation des espaces par des groupes jugés indésirables. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le sujet ?

Madame Maurin, oui, c'est vrai, ces femmes ne dorment pas. Elles sont sur le qui-vive, en veille permanente. C'est d'une violence inouïe pour elles. On imagine les conséquences psychiques, sur le mental, du fait qu'elles ne dorment pas. Disposez-vous de données précises à ce sujet ? Je ne sais pas comment il est possible de vivre sans dormir, d'être sur le qui-vive en permanence, sachant qu'en plus, ces femmes sont évidemment une proie pour les hommes. Je suppose que c'est de cela qu'elles ont peur, puisqu'on dit que 100 % des femmes à la rue sont violées au cours de la première année passée à la rue.

Enfin, Madame Moreau, pouvez-vous nous apporter des précisions sur la proportion de femmes sans abri : augmente-t-elle en parallèle de l'augmentation globale du nombre de personnes sans-abri ?

Émilie Moreau. - Nous manquons de données. Les analyses dans le temps sont donc difficiles, d'autant plus que les périmètres évoluent. Nous devons donc rester prudents dans notre analyse. Jusqu'à présent, les femmes étaient sous-estimées dans l'enquête « sans domicile », qui en relevait 2 %. D'autres travaux plus anciens signalent des proportions plus importantes.

Depuis les décomptes de la Nuit de la Solidarité, nous pouvons opérer un suivi dans le temps. Depuis 2018, nous constatons une proportion relativement stable des femmes à la rue, notamment à Paris. Ces dernières années, nous observons en revanche une augmentation du nombre de personnes rencontrées au total, ce qui se traduit par une augmentation du nombre de femmes. Par ailleurs, leur situation se dégrade, puisqu'un certain nombre d'indicateurs montrent que plus de femmes se trouvent à la rue depuis plus longtemps, ou que plus de femmes étaient hébergées par le passé, ce qui met en lumière des ruptures dans les parcours.

Marie Loison-Leruste. - Permettez-moi d'évoquer très brièvement le travail que je suis en train de mener avec Rosane Braud. Dès 2018, nous avons évalué les dispositifs des haltes créées suite à la Nuit de la Solidarité. Depuis, nous essayons de les cartographier, de regarder ce qui se passe très concrètement dans ces lieux d'accueil, et pas seulement de les compter. Je me suis par exemple rendue, il y a deux jours, dans un accueil du 6earrondissement, Louise et Rosalie. Je suis allée voir ce qui se passait dans les différentes haltes ou dans ces lieux d'accueil de jour qui reçoivent ces femmes, parfois en mixité, parfois en non-mixité.

Ces dispositifs ne sont pas adaptés, au regard de l'indignité de ces conditions d'accueil. Certes, ces lieux sont parfois très jolis, très propres. Ils proposent des ateliers beauté, maquillage, esthétique, massage, etc. C'est mieux que rien. Néanmoins, on peut quand même s'interroger sur ce que l'on propose à ces femmes.

Moi non plus je ne sais pas comment on fait pour ne pas dormir. On devient folle. Pourtant, on propose à ces femmes, qui restent parfois plus d'un an dans ces haltes, de dormir dans des fauteuils. Elles n'ont pas accès à des lits. Nous travaillons plus spécifiquement à la Cité des Dames, qui propose vingt-cinq fauteuils et vingt-cinq lits, et qui accueille cinquante femmes par jour. Ainsi, vingt-cinq de ces femmes dorment sur des fauteuils, dans un espace d'accueil de jour. Par ailleurs, on leur propose des collations, pas des repas. Elles n'ont pas d'endroit où mettre leurs affaires, alors même qu'elles se déplacent souvent avec une valise, avec leur vie, bien qu'elles n'aient parfois pas grand-chose.

Lorsque j'évoque les conditions dans lesquelles on accueille ces femmes, je ne critique pas du tout les personnes, bénévoles ou salariées, qui les reçoivent. Elles font comme elles peuvent. Il n'y a pas de lits, parce que les lignes budgétaires ne sont pas les mêmes. À la Cité des Dames, une ligne budgétaire de la Mairie de Paris et une autre de la Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (Drihl) financent d'un côté l'accueil de jour, de l'autre, l'accueil de nuit. Je me demande d'ailleurs ce qui se passe entre les deux, à la jonction du jour ou de la nuit. Ces situations sont très difficiles, tant pour les salariées que pour les femmes concernées. Elles entraînent des formes de violence importantes, tant institutionnelles que physiques, symboliques pour ces femmes à qui on dira que puisqu'il ne faut léser personne et prioriser les plus fragiles, elles ne dormiront pas dans un lit cette nuit, parce que quelqu'un est plus vulnérable. Ainsi, on ne fait que créer des critères de priorisation et de vulnérabilisation de plus en plus importants.

Nous le voyons aussi au Service intégré d'accueil et d'orientation (SIAO), dans des instances plus importantes, à un autre niveau, à une autre échelle. Voilà donc pourquoi je parle d'inadaptation. Plus qu'inadapté, le système est même indigne.

Pour cette raison, je pense que nous ne pouvons pas continuer à financer uniquement ces services d'urgence. Je travaille sur ces questions depuis vingt ans. Nous voyons clairement apparaître un retour en arrière. En 2006, des lois ont permis une réhumanisation des structures. On a décidé de ne plus remettre des personnes à la rue. Pourtant, nous assistons aujourd'hui à une sorte de retour de l'urgence - qui en réalité a toujours été là puisque ces places n'ont cessé d'être financées et que les budgets de l'urgence n'ont cessé d'augmenter. Mais en réalité, dans la philosophie d'accueil, il y a un retour en arrière, car on ne pense qu'à court terme, à la mise à l'abri. J'ai entendu des responsables me dire qu'on avait inventé de nouveaux produits dans Paris, ces fameuses haltes. Pourtant, la première du genre a été fondée à Marseille en 1872. Elles ne sont pas du tout nouvelles. Leur retour est très inquiétant, parce qu'on peut se demander ce qu'elles vont produire à l'avenir. Par ailleurs, des femmes avec de jeunes enfants dorment tous les soirs sur la place de l'Hôtel de Ville de Paris. Que vont devenir ces enfants plus tard ? Cela me pose un vrai problème.

J'aimerais revenir rapidement sur les mesures statistiques et sur les catégorisations utilisées. C'est une grosse partie du mémoire d'habilitation que j'ai récemment soutenu, portant sur les problèmes méthodologiques des enquêtes réalisées et les problèmes des catégories. On ne peut pas mesurer correctement, et les données n'ont pas de valeur scientifique dans la mesure où les catégories ne sont pas adaptées. On ne peut pas mesurer ce que l'on ne définit pas correctement.

Il me semble que nous avons besoin de chiffres, qui ne sont pas disponibles. Nous sommes ravis que l'enquête Sans domicile 2025 arrive enfin, parce que nous avons besoin de données en population générale, même si nous savons qu'elles ne sont pas parfaites. De toute façon, aucune enquête, y compris statistique, n'est parfaite.

Nous devons tout de même faire très attention avec ces chiffres, les prendre avec beaucoup de précautions. En effet, les enquêtes des associations ou réalisées lors des Nuits de la Solidarité le sont par des bénévoles qui ont une représentation sociale très particulière de ce qu'est un sans-abri. Ils comptabilisent des personnes qui ressemblent à des sans-abri. Or comme nous l'avons toutes dit, et comme les personnes que vous avez auditionnées précédemment également vous l'ont indiqué, les femmes en particulier, le plus souvent, ne ressemblent pas à des « clochardes ». Elles sont donc forcément très largement sous-estimées dans les données quantitatives dont nous disposons aujourd'hui.

Marine Maurin. - La question de la veille n'est pas seulement liée aux agressions sexuelles et viols, même si ce sujet est important. De multiples acteurs peuvent être considérés comme des dangers. Ce sujet rejoint peut-être les travaux sur la répression. Les femmes craignent d'être contraintes de se déplacer, parce qu'elles utilisent des espaces qui ne sont pas considérés comme des usages appropriés, et qu'elles sont plutôt indésirables. Au Canada, cela va plus loin, parce que la judiciarisation est plus forte qu'en France. Je pourrai laisser ma collègue y revenir. En tout cas, cette peur implique beaucoup de déplacements et une fatigue à la fois physique et psychique.

Les femmes que j'ai pu rencontrer commencent à recourir à d'autres services pour essayer de se faire soigner. Ce recours peut aussi être compliqué. Pour la santé physique, elles peuvent se tourner vers Médecins du Monde, mais nous savons que c'est surtout l'accès aux droits et aux autres services tels que les centres médico-psychologiques (CMP) qui est compliqué. La situation dépend des territoires, mais au bout d'un moment, il existe des recours pour essayer de se faire soigner. Ils ne sont pas aisés pour ces femmes, bien qu'elles puissent être aussi suivies, accompagnées par les travailleurs sociaux qui vont essayer de les aider pour y avoir accès.

Je me permets, moi aussi, un tout petit détour dans mon propos. Les travailleurs sociaux sont aujourd'hui en grève. J'interviens dans une école de travail social, qui est censée former les travailleurs sociaux de demain. Dans ce contexte, je rejoins les conseils évoqués plus tôt se rapportant à la possibilité de suivre, d'accompagner de manière digne et décente les personnes sans abri, hommes comme femmes, tout en offrant à ces professionnels les moyens de tenir au travail.

Dominique Vérien, présidente. - J'aimerais obtenir une comparaison avec le Québec, puisque vous indiquez que les femmes sont davantage accueillies, mais aussi plus judiciarisées si elles ne se trouvent pas au sein de ces accueils.

Marine Maurin. - Les contradictions et paradoxes sont nombreux. Au Québec, on observe une considération générale des violences faites aux femmes, pas seulement aux victimes de violences conjugales ou aux mères avec enfant. Elle implique des interventions spécifiques, qui sont défendues et reconnues, en partie.

Dans le même temps, les personnes en situation d'itinérance sont confrontées à des textes réglementaires de différentes valeurs, notamment des règlements municipaux. En France, les délits de vagabondage et de mendicité ont disparu du code pénal en 1994, si je ne me trompe pas. Il est désormais possible de limiter l'accès aux espaces publics par des arrêtés municipaux. Au Canada, en tout cas à Montréal, de nombreux arrêtés municipaux empêchent, par exemple, de dormir sur un banc, d'accéder à un parc pendant la nuit, de consommer de l'alcool dans l'espace public. J'ai recueilli beaucoup de récits de femmes et d'hommes qui ont été déplacés, ou ont reçu des amendes. Jusque récemment, ils s'exposaient aussi à des peines d'emprisonnement pour non-paiement d'amende. Ces personnes peuvent être plus à risque d'être profilées comme étant déviantes dans l'espace public. C'est la double peine. C'est ce que montrent les travaux de Céline Bellot, qui a construit un observatoire du profilage, notamment social, à Montréal.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci pour vos travaux et vos remarques. Vos communications font suite à de longues études et de longues recherches sur le sujet qui nous préoccupe.

Je retiens que la situation se dégrade pour les hommes et les femmes. Je vous remercie des approches genrées de vos analyses, qui confirment des intuitions selon lesquelles la prévalence des violences sexuelles, sexistes ou patriarcales sur les femmes est très importante.

À ce propos, avez-vous rencontré des jeunes issues de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) dans le cadre de vos travaux ? On a pour habitude de dire que 40 % des jeunes sans abri en sont issus, ce qui correspond à un chiffre élevé au regard des jeunes sortis de l'ASE dans la population générale. Que pouvez-vous nous en dire ?

Nonobstant les critiques que l'on pourrait faire sur la contrepartie de contrôle au dispositif mis en place au Québec, une partie des perspectives se trouve dans l'acculturation des politiques publiques et des travailleurs sociaux ; ils sont dans une grande détresse. En effet, on n'est plus au bord du gouffre, mais dans le gouffre. Ce qu'il se passe à l'ASE nourrira demain ce que nous étudions ce matin.

Nous étions la semaine dernière à Marseille. Nous y avons découvert le programme Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social), dispositif itinérant de diagnostic et de suivi psychiatrique des personnes à la rue. Savez-vous s'il existe le même type de dispositif à Paris ? Si vous ne la connaissez pas, je vous recommande vivement la psychiatre Aurélie Tinland, en charge de cette action.

Marie Loison-Leruste. - Pour le dire rapidement et peut-être de manière un peu caricaturale : dans les structures, aujourd'hui, nous ne recevons pas les « clochardes » que l'on s'attendait à accueillir dans les dispositifs d'accueil d'urgence. Lors de leur création, en 2018, les haltes étaient censées être dédiées à des personnes sans abri, très isolées, très désocialisées et en non-recours. Les femmes qui s'y trouvent aujourd'hui ne correspondent pas du tout à ce profil.

Les femmes très clochardisées ne vont pas dans ces lieux d'accueil qui ont été, par ailleurs, très médiatisés à ce moment-là. Elles se rendent dans d'autres lieux beaucoup plus inconditionnels. Quand vous vous rendez à la halte de l'Hôtel de ville, vous devez passer des portillons de sécurité. Quand on est une femme très désocialisée à la rue depuis plusieurs années, on ne va pas dans cet endroit-là pour prendre une douche ou rencontrer un travailleur social, quand, d'ailleurs, on souhaite le faire.

Aujourd'hui, dans ces lieux d'accueil, on retrouve des femmes plus ou moins jeunes qui ont connu des parcours chaotiques en termes résidentiels. Quand elles sont d'origine française, elles sont effectivement très souvent passées par l'ASE (Aide sociale à l'enfance).

L'autre profil correspond plutôt à des femmes exilées, qui n'ont pas forcément toujours été dans la rue, mais qui ont souvent été hébergées chez des tiers, notamment par leurs compatriotes à leur sortie de l'avion ou du bateau. Elles vont subir des violences. Elles en ont souvent subi dans leur trajectoire migratoire. Elles sont souvent parties en raison des violences. Nous devons partir du principe que toutes ces femmes ont subi des violences, qu'elles soient françaises ou non.

S'agissant des dispositifs de prise en charge au niveau psychiatrique, j'ai participé il y a quelques années, à une maraude d'intervention à la fois sociale et médicale dans les gares. Un binôme composé d'un travailleur social et d'une infirmière en psychiatrie allait voir les personnes très désocialisées et surtout très abîmées d'un point de vue psychiatrique.

On sait que la prévalence de la maladie psychiatrique pour les femmes à la rue est très importante, mais nous savons peu la mesurer aujourd'hui. L'enquête Samanta, réalisée par l'Observatoire du Samusocial dans les années 1990, étudiait cette prévalence. Elle ne comportait pas d'analyse genrée de cette question, comme beaucoup de travaux sur la pauvreté et les exclusions. Ils ne se sont que très récemment inscrits dans des perspectives de genre. Auparavant, on avait au mieux des données sexuées, mais peu d'études portent sur les effets de l'appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories de sexe, encore moins à ceux qui concernent les personnes qui ne correspondent pas à ces deux catégories (personnes transgenre par exemple).

Laurence Rossignol, rapporteure. - Dans vos études et travaux, le maintien en situation irrégulière est-il identifié comme un facteur de sans-abrisme aggravé et d'embolisation des structures ?

Marie Loison-Leruste. - Ce n'est pas un risque d'aggravation du sans-abrisme, mais un risque d'aggravation du sans-domicilisme. Ces femmes restent dans les circuits pendant de très nombreuses années parfois, alors même qu'elles travaillent.

Il faut savoir qu'une grande partie des personnes accueillies dans les centres d'hébergement travaillent au noir. Les femmes font très souvent des ménages, ou sont employées dans le secteur des soins, parce qu'elles ont envie et besoin de travailler, d'avoir une reconnaissance, d'envoyer de l'argent dans leur pays, à leurs enfants. Certaines d'entre elles attendent leur régularisation. Elles ont émis des demandes pour obtenir le statut de réfugié, en évoquant leur parcours migratoire, parfois très douloureux. Elles ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays. Par ailleurs, elles contribuent à notre société, notamment d'un point de vue économique.

Il est un peu compliqué, politiquement, de vous répondre par l'affirmative, mais en réalité, oui, l'absence de régularisation contribue au fait que nous ne parvenions pas à fluidifier la chaîne de la rue au logement. La problématique s'imbrique à d'autres problématiques telles que celles du logement et de l'hébergement. On ne finance plus les sorties par le haut. La question du logement et de l'hébergement pérenne est aujourd'hui dramatique. Cette question me semble centrale. Ensuite, évidemment, les politiques migratoires actuelles n'aident pas du tout.

Dominique Vérien, présidente. - Madame Froment-Meurice n'ayant pas répondu à Agnès Evren, je lui redonne la parole.

Muriel Froment-Meurice. - Je ne travaille pas particulièrement sur les femmes sans abri, mais sur différents groupes, qui peuvent parfois être des femmes sans abri, mais aussi des hommes. Je vous propose d'utiliser le terme de la vie courante « indésirable ». Il apparaît à la RATP dès les années 1970, pour parler de la gestion des espaces collectifs. Ce travail a notamment été documenté par Julien Damon.

Le terme « indésirable » est au départ utilisé de manière courante pour désigner des pratiques non désirées, des personnes non désirées dans des espaces collectifs. Il est utilisé de manière explicite, plus facilement dans des espaces qui ne sont pas de statut tout à fait public. Il n'est pas étonnant de voir que c'est d'abord dans le métro ou dans des espaces de transport privatisés qu'on peut explicitement formuler le statut ambigu de ces personnes précaires. C'est de ce statut ambigu que je veux parler en employant le terme d'indésirabilité.

Contrairement à ce que l'on peut penser, la plupart des activités que ces personnes effectuent ne sont pas illégales. Contrairement à d'autres pays, il n'est pas interdit, en France, de dormir dehors dans la rue, de vendre du travail du sexe, il n'est pas interdit de se rassembler collectivement.

Dominique Vérien, présidente. - Il n'est pas interdit de se prostituer, mais il est interdit d'acheter des prestations sexuelles.

Muriel Froment-Meurice. - En effet, merci de le pointer. L'état de l'indésirabilité découle de ce statut flou. Ce n'est pas tout à fait interdit, mais rien n'est fait pour garantir le droit des personnes par rapport aux activités qu'elles doivent exercer dans une situation donnée.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Nous pourrions avoir un autre débat là-dessus ; je pense que nous ne serions pas d'accord. J'appelle cela de l'exploitation, et non du travail du sexe.

Muriel Froment-Meurice. - J'imagine bien. Nous sommes plusieurs à considérer cet élément comme une population spécifique au sein de la population des sans-abri. Avant que vous nous interrogiez éventuellement sur cette frange spécifique de la population, je précise que je ne parle pas seulement des travailleurs et travailleuses du sexe, mais aussi des personnes indésirables. Ce sont également des femmes mendiantes, dans le métro avec leurs enfants, parce qu'elles ne disposent pas de structures d'accueil, de logement, de scolarisation. Elles sont donc contraintes de mendier avec leurs enfants dans les espaces publics. Cette situation est catastrophique et indigne.

Olivia Richard, rapporteure. - Il est compliqué de prendre la parole après mes collègues. Je voulais vous interroger sur l'ASE, les parcours migratoires et la prise en charge psychiatrique. Ces sujets ont été traités.

J'ai été frappée, à Marseille, par la notion d'inconditionnalité de l'accueil. Je pense que nous avons tous en mémoire cette personne qui donnait une pièce au clochard du quartier en lui disant que ce n'était pas pour boire.

Lorsque nous sommes arrivées à Marseille, nous avons été divisées en trois groupes pour faire des maraudes. J'ai pris part à celle qui se déroulait aux alentours de la gare. Les travailleurs sociaux qui m'accompagnaient m'ont tout de suite expliqué à quel point la rue abîme. La consommation de drogue ou d'alcool peut conduire à la rue, mais une fois qu'on y est, la vie à la rue est tellement invivable que pour la supporter, on a recours à des substances ou à l'alcoolisme. Dans ce contexte, se pose donc la question de l'inconditionnalité des accueils, puisque dans beaucoup de foyers, il n'est pas possible de boire, de consommer des substances. De nombreuses femmes refusent d'être mises à l'abri, même temporairement, parce que ces interdictions ne sont pas compatibles avec ce dont elles ont besoin pour supporter leur situation, avec la dégradation de leur état psychologique liée aux menaces, au manque de sommeil.

On n'imagine pas nécessairement les femmes à la rue comme étant droguées ou alcooliques. En réalité, elles le deviennent bien souvent.

Par ailleurs, combien de places d'accueil les haltes de nuit parisiennes peuvent-elles offrir ? Combien de femmes peuvent-elles recevoir, notamment dans les établissements non mixtes ?

Enfin, lorsque nous étions à Marseille, on nous a parlé de la Finlande et de la Suisse comme étant des pays adoptant des approches totalement différentes. Disposez-vous de données ou d'autres exemples dans ce cadre ? La France me semble se situer dans une moyenne européenne, assez médiocre.

Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Merci pour vos interventions.

Je fais partie de la maraude des parlementaires. Je me suis retrouvée dans tout ce que vous avez évoqué. Il est vrai que sur le terrain, les femmes sont moins nombreuses que les hommes. Lors de la dernière maraude, nous avons rencontré une femme âgée qui voulait revendre ce que les citoyens lui offraient pour pouvoir dormir, passer une nuit à l'hôtel. Tous les soirs, elle subissait des violences sexuelles. Cette rencontre m'a fait très, très mal.

Je suis originaire de la Guyane. J'y fais également des maraudes avec l'Ordre de Malte. En tant qu'expertes, avez-vous des relations avec des sociologues, en Guyane justement, sur ce sujet ? Avec les politiques migratoires, nous nous retrouvons face à des Syriennes, des Palestiniennes dans la rue avec des enfants. Elles subissent elles aussi des violences.

Dominique Vérien, présidente. - Avez-vous connaissance du dispositif Un chez-soi d'abord ? Comment l'évaluez-vous ?

Émilie Moreau. - À partir du décompte de la Nuit de la Solidarité, nous ne parvenons pas à estimer le nombre de personnes, parmi celles que nous rencontrons, passées par l'ASE. En revanche, notre questionnaire comporte une question relative au motif du sans-abrisme. La sortie de l'ASE est très rarement évoquée. Il est possible que la personne, même si elle a connu l'ASE, ne l'identifie pas comme la source de sa situation.

Les réponses les plus fréquentes portent sur le fait d'être arrivé dans la commune sans logement, sur la perte d'emploi et le chômage, notamment pour les hommes, et sur les séparations familiales. Il est possible que la fin de la prise en charge par l'ASE ne soit pas identifiée par les personnes comme étant le motif de la situation de sans-abrisme, même si la personne a connu l'ASE.

Ensuite, une forte proportion de personnes sans domicile hébergées, mais aussi de personnes sans abri, travaillent. 15 % des individus rencontrés lors de la Nuit de la Solidarité déclarent avoir un travail, déclaré ou non.

Ensuite, je pense en effet que la question des régularisations peut expliquer les difficultés dans le parcours vers le logement pour certaines femmes, mais aussi, globalement, pour les personnes sans abri et sans domicile. Par ailleurs, les démarches administratives et le renouvellement des titres de séjour peuvent prendre énormément de temps. Elles peuvent être extrêmement complexes, y compris lorsqu'on est en situation régulière.

Marine Maurin. - L'inconditionnalité de l'accueil est souvent rattachée à la continuité de l'hébergement. Ces deux principes sont très importants dans le cadre de l'urgence sociale. Les travailleurs sociaux y tiennent beaucoup. Certains dilemmes sont compliqués dans ce cadre.

La continuité de l'hébergement permettrait d'éviter les déplacements, la fatigue répétée, les parcours d'habitat précaire.

En outre, l'inconditionnalité est de plus en plus travaillée, avec des prismes un peu différents. Vous avez notamment parlé de l'alcool. Durant la crise sanitaire et les différents confinements, les institutions et les professionnels du travail social ont dû réfléchir autrement pour prendre en charge des personnes enfermées ou coincées 24h/24, lorsqu'elles ont des addictions plurielles et variées. Plusieurs pratiques de « réduction des risques » ont émergé, car interdire l'alcool dans ces établissements dépasse peut-être leur mission. Quand on est chez soi, il n'est pas interdit de consommer. Ainsi, comment penser cette consommation dans ces établissements ? Il existe de nombreuses pratiques différentes : de la cogestion, des bars organisés dans certains dispositifs...

Vous avez raison, nous ne devons pas réserver la considération de l'alcool ou des addictions aux hommes. À Saint-Étienne, un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) a conçu un espace dédié aux femmes pour faciliter leur accès à ce dispositif mixte. En effet, il s'est avéré très compliqué pour les femmes de venir lorsque les hommes y étaient surreprésentés. Ainsi, il est essentiel de réfléchir à la construction de ces espaces, aux conditions permettant un meilleur accès à l'accompagnement et à la réduction des risques dans ce contexte de mixité.

Malheureusement, je ne connais pas de sociologue en Guyane qui travaille sur ces questions. Il me semble qu'une thèse a été réalisée il y a quelques années. Je pourrai le vérifier et vous transmettre d'éventuelles informations plus tard.

Du côté de la Finlande, le modèle du « logement d'abord » est un peu différent de celui qui se développe en France. Les acteurs de notre pays se tournent d'ailleurs de plus en plus vers les acteurs finlandais, après s'être beaucoup intéressés au Québec et aux États-Unis. La sociologue Lova Vives a travaillé sur cette transnationalisation de nos politiques publiques pour essayer de penser un accès plus rapide aux logements pour les personnes sans abri.

Un chez-soi d'abord est une transposition du programme At home mis en oeuvre au Canada quelques années auparavant. Il nous encourage à nous interroger sur la catégorisation des publics et de l'action publique. Je pense que nous sommes assez friands, en France, d'une multiplication des catégorisations, ce qui multiplie ainsi les difficultés de rentrer dans les cases de cette action publique. Un chez-soi d'abord a en premier lieu été fléché vers les personnes diagnostiquées comme schizophrènes et bipolaires. On réduit donc très fortement la population cible, d'où l'on peut à nouveau exclure, sans en avoir l'intention au départ, un certain nombre de populations qui pourraient avoir besoin d'un accompagnement dans un logement et d'un accès au logement plus rapide.

Émilie Moreau. - Les huit haltes parisiennes peuvent accueillir 229 personnes, dont 138 femmes, et la neuvième de Saint-Denis, 12 personnes, hommes et femmes confondus. Face aux 41 000 personnes hébergées à l'échelle du Grand Paris et des 29 000 personnes accueillies à l'hôtel, ces dispositifs sont très marginaux.

Laure Darcos. - En 2018, nous avions été très émus par le témoignage d'Anne Lorient, une ancienne SDF auteure de Mes années barbares relatant son calvaire. Elle avait été violée soixante-dix fois pendant les dix-sept ans qu'elle a passés dans la rue. J'ai réussi à faire adopter une nouvelle disposition visant à aggraver les peines encourues par les auteurs de crimes ou d'agressions sexuelles sur les personnes en détresse économique et, en particulier, les personnes sans domicile fixe.

Simplement, je ne sais pas comment cette disposition a pu s'appliquer. Ce point est peut-être un peu spécifique par rapport à vos études, mais je pense qu'il pourrait être développé dans le rapport de cette délégation. Comment ces femmes portent-elles plainte ? Ont-elles connaissance de cette disposition ?

Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente -

Marie Loison-Leruste. - Nous savons toutes que la question des violences sexistes et sexuelles est très compliquée, bien que les choses changent un peu en ce moment. Pour autant, quand on est triplement dominée selon la classe, le genre et la race, on ne peut pas imaginer aller porter plainte. À ce sujet, il est important de mesurer à quel point notre société sous-estime très largement les violences qu'on dit « ordinaires ». La culture du viol est très importante. Les femmes elles-mêmes, mais aussi les travailleurs et travailleuses sociales, sous-estiment très largement ce que l'on définit, nous, spécialistes, comme des violences de genre.

Ensuite, on ne mesure pas ces violences au sein de ces populations, puisqu'on ne mesure pas ces populations en général (et qu'on mesure mal les violences). Je suis un peu caricaturale, puisque des questions les concernent dans certaines enquêtes. Le genre s'étant beaucoup institutionnalisé dans la recherche, on observe tout de même une ouverture sur ces questions, mais il persiste un vrai biais. On ne peut ni qualifier ni mesurer les violences et on ne peut pas porter plainte.

J'aimerais revenir sur la conditionnalité. Dans mes travaux, je parle d'inconditionnalité conditionnelle. Je me fais un peu taper sur les doigts par certaines associations, parce qu'elles tiennent beaucoup à cette notion d'inconditionnalité. Elles font le maximum pour la garantir, mais énormément de structures ne sont tout de même pas inconditionnelles. Elles demandent forcément quelque chose. Dans les rares accueils où on ne demande rien, on trouve les populations les plus exclues, les plus marginalisées. Un tri s'opère en réalité tout au long de la chaîne qui va de la rue au logement.

Ce point est relié au « chez-soi d'abord ». Ce modèle est formidable, mais extrêmement limité, parce qu'il est très segmenté et qu'il n'est pas suffisamment financé. Par ailleurs, dans les pratiques concrètes et quotidiennes du travail social, la logique de la prise en charge reste celle de l'escalier. On monte progressivement les marches de la rue au logement, avec tous les plafonds de verre qui s'imposent aux femmes comme aux hommes. Le fait de ne pas avoir de papiers ou de revenus ou d'être confronté à des problèmes psychiatriques constitue des freins. De ce fait, il n'est pas possible de gravir cet escalier pour de multiples raisons, alors même que la prise en charge reste pensée de la sorte. Ainsi, le « chez-soi d'abord » pourrait être formidable, si on en avait les moyens et si on transformait profondément les politiques de prise en charge actuelle.

Enfin, en 2001, un ouvrage de l'Observatoire de la FEANTSA (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri) a porté sur les femmes sans domicile en Europe. Il est ancien maintenant. Aujourd'hui, je sais que des collègues britanniques travaillent sur le sujet. Je ne sais pas exactement ce qu'il se passe, à l'exception des modèles qu'on pointe souvent du doigt pour essayer d'en retirer les bonnes pratiques.

Marine Maurin. - La considération des violences sexistes et sexuelles commence à bouger, mais pourrait s'accélérer. Une sensibilisation par un e-learning a été envoyée par la Dihal à tous les intervenants sociaux qui travaillent dans des centres d'hébergement mixte. C'est un premier pas, mais il me semble qu'il est possible d'aller plus loin, de vraiment former à ces questions tous les professionnels du travail social, actuels et futurs.

Laurence Rossignol, présidente, rapporteure. - Je pense qu'il faudrait former tout le pays à la question des violences sexistes et sexuelles !

Evelyne Corbière Naminzo. - Je suis sénatrice de La Réunion, où je suis présidente d'une association féministe. En tant qu'association, nous faisons remonter les chiffres vers les préfectures. Un mouvement important vise à relever les violences sexistes et sexuelles dans la sphère conjugale. Nous portons aussi un regard précis sur les violences intrafamiliales. Dans le même temps, alors qu'un texte protège les femmes à la rue et renforce la vigilance à leur sujet, si les indicateurs sur les femmes à la rue ne sont pas demandés par l'État par le biais des préfectures, on ne pourra pas en prendre conscience. Je pense que ce sujet peut être souligné par la délégation aux droits des femmes, de façon transpartisane.

Vous avez souvent parlé de la situation des femmes étrangères. Nous savons que des Ultramarins, bien qu'ils soient français, peuvent se retrouver à la rue lorsqu'ils arrivent dans l'Hexagone, après des parcours de vie chaotiques. Les retours au pays concernent plutôt les hommes.

Enfin, à La Réunion, nous pointons régulièrement des situations de femmes victimes de viols connaissant des violences récurrentes et des parcours de vie très spécifiques. Avez-vous des chiffres sur ce sujet ?

Marie Loison-Leruste. - Lors de la Nuit de la Solidarité, on ne peut pas demander l'origine géographique des personnes. Nous avons encore un vrai problème, en France, avec cette question. Nous ne disposons donc pas de chiffres.

Pour autant, l'enquête Virage (Violences et rapports de genre) peut vous apporter des réponses sur la population générale dans les outre-mer. Elle ne porte pas sur les personnes sans domicile. Elle n'en reste pas moins précieuse, car elle a permis de publiciser l'ensemble de ces violences sexistes et sexuelles.

Laurence Rossignol, présidente, rapporteure. - Merci. Vous avez nourri une belle partie de notre rapport. Nous essaierons de le rendre utile pour tous ceux qui sont impliqués. Nous cherchons à donner de la visibilité à ce qui n'en a pas, et à étudier de façon genrée les politiques publiques ou les états des lieux de notre société.

Merci beaucoup.

Audition de Marc Guillaume, préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris

(11 avril 2024)

Présidence de Mme Annick Billon, vice-présidente

Annick Billon, présidente. - Je remplace ce matin la présidente de la délégation aux droits des femmes, Dominique Vérien, qui effectue un déplacement à l'étranger dans le cadre de son mandat de présidente.

Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Marc Guillaume, préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, dans le cadre de notre mission d'information sur les femmes dans la rue dont quatre sénatrices de la délégation ont été nommées rapporteures : Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

Il est accompagné de M. Laurent Bresson, directeur régional et interdépartemental de l'hébergement et du logement, et de Mme Annaïck Morvan, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité entre les femmes et les hommes.

Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.

Le sujet dont nous traitons ce matin se trouve au croisement de plusieurs problématiques relevant des compétences de la délégation aux droits des femmes : féminisation de la précarité, manque de solutions d'hébergement, lutte contre les violences sexuelles et sexistes, accès aux soins, ou encore insertion professionnelle et sociale.

Au cours de cette mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender ce phénomène :

- d'abord mieux connaître et repérer les femmes à la rue ;

- savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement et surtout de logement ;

- lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ;

- leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ;

- enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants. Outre la question des femmes qui vivent dans la rue, celle de la prise en charge des enfants qui les accompagnent est également primordiale pour notre délégation.

Ces personnes sont majoritairement hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres d'accueil pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement.

Parmi les personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes, sont dites sans abri, c'est-à-dire passent la nuit dans la rue. Je ne dis pas « dorment dans la rue » à dessein, car les chercheuses et travailleuses sociales que nous avons rencontrées nous l'ont dit : ces femmes ne dorment pas, elles se cachent et sont en alerte constante pour éviter d'être des proies et échapper aux violences dont sont victimes 100 % des femmes après un an passé dans la rue. Nous pouvons imaginer les conséquences de cet état de veille permanent sur leur santé physique et mentale.

Lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, du 25 au 26 janvier 2024, 3 492 personnes sans solution d'hébergement ont été recensées, parmi lesquelles 12 % de femmes. Je précise que ce décompte n'est que parcellaire et ne peut donc être considéré comme entièrement fiable.

Nous le savons, en Île-de-France notamment, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené l'État à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de trois ans ou souffrant d'une pathologie chronique ne relèvent que du niveau 3 de priorité.

En outre, dans certains départements, consigne a été donnée de ne plus procéder à des mises à l'abri en cas d'expulsions locatives. Or tous les travailleurs sociaux nous le disent : passer une seule nuit à la rue est terrible, cela enclenche une spirale néfaste et crée une défiance vis-à-vis de l'État et des services sociaux. L'hébergement d'urgence doit être proposé à ce « flux » de nouvelles personnes qui se retrouvent sans domicile.

Monsieur le Préfet, nous souhaitons vous interroger sur la situation particulièrement alarmante, dans la région Île-de-France, des femmes qui vivent dans la rue, parfois avec un ou plusieurs enfants, sans domicile voire sans abri.

Tout d'abord, puisqu'il faut les compter pour qu'elles comptent : avez-vous des statistiques estimatives du nombre respectif de femmes et d'enfants sans domicile et sans abri en Île-de-France ? Pouvez-vous également nous fournir le nombre de places d'hébergement d'urgence disponibles aujourd'hui en Île-de-France et son évolution depuis 2020 ? Nous comprenons bien que le contexte a évolué à la suite de la pandémie de Covid. Nous confirmez-vous que des publics cibles avec des critères de priorité associés ont été définis par la préfecture pour faire face à la fermeture de places d'hébergement d'urgence ? Quelles sont les raisons de cette diminution de places d'hébergement disponibles ? Quels moyens sont mis en oeuvre pour accompagner les personnes sans solution d'hébergement ?

Monsieur le Préfet, je vous laisse la parole pour une présentation liminaire puis je proposerai à mes collègues rapporteures de vous poser des questions et aux autres collègues présents également.

Marc Guillaume, préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris. - Merci Madame la Présidente.

Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, je vais essayer dans ce propos introductif de reprendre les principaux thèmes que vous avez évoqués. La situation de l'hébergement d'urgence en Île-de-France est marquée par une tension. Le parc d'hébergement est effectivement très sollicité. En moyenne 1 900 demandes au 115sont non pourvues chaque jour, dont à peu près 1 000 à Paris. Cette tension est réelle et pourtant nous hébergeons, chaque soir, près de 120 000 personnes en Île-de-France. C'est deux fois plus qu'il y a dix ans où nous en hébergions 57 000. Ainsi, c'est 40 % de plus qu'en 2017.

Cette augmentation représente, de la part de l'État, un effort financier de 1,6 milliard d'euros chaque année. Jamais l'État n'a financé autant de places d'hébergement en Île-de-France qu'au cours de ces trois dernières années, et il en finance encore davantage en 2024, contrairement à l'idée répandue d'une diminution du nombre de places. Par ailleurs, un effort supplémentaire est réalisé en cette année de Jeux olympiques grâce à des crédits additionnels pour prendre en charge des publics vivant à la rue parfois depuis de longues années.

Je reviens d'abord sur la question de l'évaluation du nombre de sans-abri et plus précisément de femmes sans abri. C'est un exercice difficile car nous n'avons pas de données totalement fiables. La dernière grande enquête de l'Insee remonte à 2012. Nous pouvons donc la citer, mais nous savons bien qu'elle est sûrement dépassée. À l'époque, on estimait le nombre de sans-domicile pour l'Île-de-France à 28 000 adultes, dont 4 000 sans-abri. À Paris, lors de la Nuit de la Solidarité en janvier dernier, 3 492 personnes ont été recensées sans solution d'hébergement sur le territoire parisien, dont 2 621 rencontrées dans les rues de Paris. Plus précisément, les autres personnes ont été rencontrées dans des parkings, des hôpitaux ou d'autres endroits. 12 % de ces personnes étaient des femmes, soit 419 femmes.

Hors Paris, à l'occasion d'autres décomptes, 785 personnes sans abri ont été dénombrées dans les trente-deux communes du Grand Paris, dont 86 femmes. Nous avons donc à peu près 400 femmes sans abri à Paris et une centaine de femmes hors Paris. Ces décomptes donnent des ordres de grandeur, mais ce chiffre est probablement sous-estimé, avec notamment la volonté de certaines femmes de se rendre invisibles par souci de dignité ou pour se protéger, a fortiori en soirée ou en début de nuit.

Pour approcher la réalité le plus possible, nous pouvons citer deux autres chiffres issus des maraudes qui circulent toutes les nuits. Les maraudes associatives ont rencontré 147 femmes au cours de leurs missions au mois de mars et le Samusocial 179. Ces chiffres sont assez cohérents avec le précédent, puisqu'il s'agit de personnes physiquement à la rue. Il est en effet nécessaire de rappeler que le terme de « personne à la rue » recouvre des situations très diverses. Il inclut les personnes vivant dans la rue, mais également dans des hébergements qui ne peuvent pas être définis comme des locaux d'habitation, comme un hall d'immeuble ou un parking. Ainsi, parmi ces 400 personnes, 150 à 180 seraient physiquement à la rue.

Il est également très difficile de fournir le nombre de femmes prises en charge de manière totalement fiable dans le système d'hébergement, car le critère du genre n'est actuellement pas systématiquement pris en compte dans les enquêtes auprès du 115. Nous pouvons encore une fois essayer de donner des estimations. Sur la base des plateformes d'accompagnement social à l'hôtel, nous pouvons estimer qu'à peu près la moitié des adultes hébergés sont des femmes. Ainsi, sur 47 000 places d'hébergement en hôtel, environ 23 000 seraient occupées par des femmes. Hors hôtel, nous pouvons nous appuyer sur les données de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques) : selon l'enquête qu'elle a réalisée en 2021, 43 % des personnes hébergées, adultes et enfants, étaient de sexe féminin.

Au total, nous pouvons estimer que presque la moitié du public hébergé sur 120 000 personnes, à savoir 55 000 à 60 000, sont des femmes. Au regard de l'importance de rendre visibles les femmes à la rue et celles hébergées, nous partageons avec la Dihal (Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement), que vous auditionnerez tout à l'heure, la volonté de poursuivre la fiabilisation de la donnée au sein du SI-SIAO (Service informatique du Service intégré de l'accueil et de l'orientation).

Le deuxième point que vous abordiez, Madame la Présidente, était le parc d'hébergement. Face à la situation que je viens de mentionner, l'État a réalisé, continue à réaliser et réalisera un effort absolument sans précédent pour développer le parc d'hébergement et pour faire évoluer l'offre d'hébergement afin de prendre en compte les besoins spécifiques des femmes.

Au 31 décembre 2023, nous avions 117 132 places ouvertes à la fois dans l'hébergement généraliste et dans le Dispositif national d'accueil (DNA). Je pourrais vous donner les détails si vous le souhaitez, mais retenons à ce stade de nos échanges ce chiffre de 117 000.

En début d'année 2023, des incertitudes financières ont pu peser sur les dispositifs d'hébergement avec une trajectoire qui aurait pu conduire à une contraction du parc. Mais le Gouvernement a décidé de desserrer cette contrainte dès 2023 et ainsi, en moyenne annuelle, le parc d'hébergement généraliste en 2023 s'est élevé à 96 000 places. En janvier 2024, nos capacités, compte tenu de l'effet de trajectoire, étaient de 94 000. Mais pour 2024, la cible capacitaire pour l'Île-de-France donnée par le Gouvernement est de 96 500 places d'hébergement généralistes. Nous sommes donc sur une trajectoire en croissance, par rapport à la situation au 31 décembre 2023 et les 94 000 places que nous avions. Les services départementaux de l'État sont aujourd'hui très fortement mobilisés pour ouvrir de nouvelles places.

Par ailleurs, l'année 2024 est une année olympique. Le Gouvernement a donc décidé de dégager des moyens financiers supplémentaires pour faire face à deux types de situations.

La première est celle des personnes à la rue gravement désocialisées. 200 places pérennes supplémentaires sont en cours de création à Paris pour les grands marginaux, afin de prendre en charge ceux qui sont installés aux abords des sites olympiques. Il s'agit de places très qualitatives avec un suivi social élevé et adapté à ce public. C'est une condition nécessaire pour qu'ils puissent accepter ces places. 35 places sont déjà occupées depuis maintenant un mois, notamment dans deux immeubles du 17e arrondissement : une grande résidence sociale que nous venons d'ouvrir et un autre endroit. Il est très important de continuer à développer cette offre supplémentaire, laquelle vient en complément des places qui étaient d'ores et déjà ouvertes au titre du programme des grands marginaux.

D'autre part, toujours au titre des Jeux olympiques, le Gouvernement a décidé de financer en Île-de-France l'équivalent de 500 places d'hébergement supplémentaires en année pleine, ce qui portera notre cible capacitaire à 97 000, les grands marginaux étant hors plafond. Ainsi, l'effort historique est encore renforcé. Il est nécessaire de le souligner car, parfois, nous pouvons lire des informations qui ne témoignent pas de cette réalité.

Malgré cette augmentation sans précédent de l'offre d'hébergement, notre parc est quasi saturé et ne permet pas toujours de répondre à la totalité du besoin. Cela tient aussi à la difficile fluidité du dispositif, c'est-à-dire au nombre de ceux qui en sortent. Cette fluidité est insuffisante vers le logement. Or elle seule permet de maintenir notre capacité d'accueil en amont dans les places d'hébergement. Cette saturation est également due aux difficultés d'accès au logement qui sont bien connues. À Paris, nous avons une attribution pour dix demandes dans le logement social, avec un délai d'attente très long. Cela tient enfin au profil des personnes hébergées. La majorité d'entre elles ne réunissent pas les conditions de régularité du séjour et, par conséquent, ne peuvent pas accéder au logement. Cette situation a eu d'ailleurs des conséquences considérables sur l'apparition de campements sur la plaque parisienne.

En la matière, il est nécessaire d'évoquer l'évolution de notre action depuis maintenant plus de trois ans. Jusqu'au campement de la Chapelle qui avait réuni plus de 3 000 personnes, il pouvait y avoir des opérations de mises à l'abri de campements très conséquents. Ce n'est plus le cas depuis 2021. Nous organisons des mises à l'abri en permanence tout au long de l'année. En 2021, nous avons réalisé vingt-huit opérations de mise à l'abri, soit presque une tous les dix jours pour 7 500 personnes. En 2022, nous avons opéré dix-neuf opérations de mise à l'abri. Nous avons pris en charge 6 700 personnes, dont 1 399 personnes en famille.

En 2023, les ministres de l'intérieur et du logement ont décidé, face à la saturation du dispositif, de proposer aux personnes à la rue qui le souhaiteraient, lors des mises à l'abri, des orientations vers la province afin qu'elles y bénéficient de conditions d'hébergement de bonne qualité. En 2023, nous avons mené trente-cinq opérations qui ont permis la prise en charge de 6 400 personnes. Parmi celles-ci, 3 400 ont accepté d'être orientées vers la province, ce qui a permis de réduire considérablement la taille des campements observés en Île-de-France.

Face à la tension, alors que la priorisation pour les prises en charge a toujours existé, c'est une responsabilité lourde pour les SIAO, notamment pour les écoutants, à chaque fois qu'ils prennent un appel. Tout au long de l'année 2023, nous avons travaillé en partenariat avec les SIAO à l'élaboration d'un cadre unifié d'intervention pour instaurer une équité de traitement dans les divers départements d'Île-de-France et pour harmoniser les pratiques.

Il en découle la grille de priorisation. Ainsi, les femmes enceintes, les femmes avec des nourrissons, les femmes avec des enfants en bas âge, les femmes victimes de violences, dont la situation paraît nécessiter une mise en sécurité immédiate, font partie des critères de priorité de prise en charge les plus élevés.

Cette grille de priorisation doit nous aider à faire face à la tension qui s'exerce. C'est une aide à la décision, uniquement une aide pour les écoutants, la décision leur revenant in fine. Cette grille vise également à garantir que les publics les plus vulnérables bénéficieront bien d'une prise en charge prioritaire, quel que soit le lieu de la demande.

J'en viens à mon dernier point, notre action pour développer une offre adaptée aux besoins spécifiques des femmes. En la matière, l'État s'est efforcé d'adapter son offre d'hébergement à ces besoins spécifiques, tout particulièrement lorsqu'elles sont enceintes, souffrent d'addiction ou sont victimes de violences.

En ce sens, je voudrais citer trois points. Le premier est que nous avons mis en place en 2021 un nouveau dispositif d'hébergement dédié aux femmes enceintes et sortant de maternité qui n'existaient pas auparavant. J'ai constaté l'inexistence d'un tel dispositif lorsque je suis arrivé et cela remonte maintenant à trois ans. Désormais, 1 000 places sont consacrées : l'État a ouvert 1 000 places en CHU dédiées aux femmes enceintes ou sortant de maternité et à leur accompagnant. 80 % des places sont actuellement occupées par les mères et les nourrissons, les autres étant pour leur conjoint et leurs autres enfants.

Les enquêtes hebdomadaires nous révèlent le besoin. Fin décembre 2023, entre vingt et trente femmes étaient hospitalisées en maternité au seul motif de leur absence de logement. Si nous regardons les demandes d'hébergement exprimées auprès des SIAO pour les femmes qui ne seraient pas à l'hôpital, à peu près 445 demandes avaient été exprimées au mois de décembre 2023. Nous allons donc poursuivre ce dispositif très adapté à ce public spécifique. Il nous permet une sorte de « sur-priorisation » de ces femmes. En ce qui concerne les dispositifs qui doivent les accompagner, nous avons mis en place des accompagnants dédiés grâce à des référents périnatalité au sein des SIAO.

Deuxième action spécifique à destination des femmes : nous dédions aujourd'hui 2 800 places en Île-de-France aux femmes victimes de violences. Au cours des trois dernières années, nous en avons créé près de 600, 570 plus précisément. L'État a renforcé la mise en place de ces mesures de protection pour les femmes victimes de violences, notamment en matière d'hébergement, avec une augmentation des aides à destination des structures d'accueil spécialisées très importantes. Cela a été amorcé en 2017 et considérablement renforcé au sein du deuxième plan quinquennal « Pour le logement d'abord ».

Ce dispositif d'hébergement a donc connu une augmentation très importante du nombre de places : 165 % d'augmentation en dix ans. Nous sommes passés de 1 000 places en 2013 à 2 800 aujourd'hui, avec la création de 570 places au cours des trois dernières années. 873 places à Paris sont dédiées à ce public au sein des CHU, auxquelles s'ajoutent 42 places en résidence sociale. Aujourd'hui nous n'avons pas d'appels de victimes de violences qui ne soient pas traités. Toutes les demandes de mise à l'abri sur Paris sont reçues et instruites par la Halte Aide aux Femmes Battues, opérateur spécialisé avec lequel nous travaillons. Il représente un volume de trois à quatre signalements par semaine. Tout ceci nous permet de traiter ces demandes de mise à l'abri au sein d'un hôtel géré par Delta.

Nous avons également consacré des moyens à la prise en charge des auteurs de violence pour lutter contre la récidive. Deux centres de prise en charge des auteurs ont été créés en Île-de-France, dont celui de Paris géré par le Groupe SOS, groupe associatif, en charge également de la plateforme Éviction. 283 nuitées ont été proposées à des auteurs en Île-de-France sur 762 au niveau national.

Le troisième et dernier point spécifique aux actions à destination du public féminin concerne les accueils de jour et les places de halte de nuit pour les femmes. Nous pouvons illustrer cet effort par la situation à Paris pour répondre à l'urgence de la rue. L'État a développé des haltes de nuit en lien avec la ville et les différents partenaires. Nous les avons pérennisées depuis maintenant plus de cinq ans. À Paris, il existe huit haltes de nuit. Nous en avons ouvert une nouvelle cette semaine dans le quartier de la Bastille, dans laquelle je me suis rendu mardi soir. Sept sont dédiées exclusivement aux femmes et une est mixte. La dernière halte comprend 25 places. Ainsi, 211 places de halte de nuit ont été créées à Paris.

Ces haltes de nuit ne sont pas des centres d'hébergement d'urgence. Elles ont vocation à compléter les dispositifs existants que j'ai cités, pour faire en sorte que ce public isolé, désocialisé, en refus d'hébergement ou en situation de rue, potentiellement victime de violences, puisse trouver un toit pour la nuit. Ces personnes sont rencontrées par les maraudes ou accueillies par les espaces solidarité insertion accueil de jour.

Au-delà de ce dispositif spécifique pour la nuit, il existe bien sûr une centaine d'accueil de jour à Paris avec un fort financement de l'État. Sept de ces accueils de jour sont dédiés uniquement aux femmes, dont deux prennent en charge des femmes victimes de violences : la Halte Aide aux Femmes Battues (HAFB) et le Phare (Paris Hébergement Accueil Écoute) de l'association Esperem. Enfin, le Centre d'hébergement et de stabilisation (CHS) Georgette Agutte, dans le 18e arrondissement, accueille des femmes seules avec enfant.

Un petit mot en conclusion sur la prostitution, car cela figurait dans votre questionnaire et pour ne pas l'oublier, compte tenu de la spécificité de cette situation. En Île-de-France, nous travaillons énormément sur cette question. Notre commission de lutte contre la prostitution est installée depuis longtemps. Nous avons près de 500 parcours de sortie de la prostitution qui ont été réalisés. Notre commission est la plus active de France. Elle s'est réunie 78 fois depuis juillet 2017. 300 parcours de sortie de la prostitution ont été réalisés et 95 personnes ont été insérées dans les vingt-quatre mois.

Ainsi, nous faisons face à une situation difficile à chiffrer de manière extrêmement précise, mais dont l'ampleur est néanmoins connue et face à laquelle l'État a engagé, de manière résolue depuis plusieurs années, des crédits en augmentation constante et encore en progression en cette année 2024.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Monsieur le Préfet pour ce tour exhaustif et pour vos nombreuses réponses.

Je rebondis sur votre dernière information concernant la commission de lutte contre la prostitution, qui fait écho aux précédents travaux de notre délégation. Lorsque je la présidais, nous avions pu constater qu'un certain nombre de commissions départementales n'étaient, d'une part, pas en place, d'autre part, lorsqu'elles étaient en place, n'étaient pas très actives. J'imagine donc que la réussite de la commission que vous évoquez est à mettre au crédit de la déléguée régionale aux droits des femmes qui vous accompagne aujourd'hui.

Je vous remercie pour les informations précises que vous nous avez fournies et qui vont parfois à l'encontre de ce que nous pouvons entendre dans les médias. C'était important. Je pense notamment aux Jeux olympiques et aux places supplémentaires que vous citiez. J'imagine que ces places supplémentaires créées à l'occasion des JO sont pérennes.

Marc Guillaume. - Le dispositif que nous avons mis en place pour les grands marginaux est un dispositif évidemment pérenne et tout à fait exceptionnel. De fait, ce dispositif représentera sur l'année un peu moins d'une dizaine de millions d'euros, soit des crédits très importants pour ces places. Il nous permet de proposer à des personnes qui sont à la rue depuis de nombreuses années un logement de qualité avec une chambre, une kitchenette individuelle et une salle de bain.

Nous venons d'ouvrir dans le 17e arrondissement une résidence sociale d'environ 250 places. Nous avons mis de côté une vingtaine de chambres pour ces grands marginaux. Nous y sommes allés il y a une quinzaine de jours pour les premières opérations. Les maraudes sont allées voir depuis des semaines les intéressés pour les convaincre de rejoindre ces places. Il y a une forme de réticence au début, car si c'est pour rejoindre un gymnase ou un endroit où ils ne se sentiraient pas en sécurité, nous n'arriverions pas à les convaincre.

Un énorme travail est réalisé main dans la main avec les associations Emmaüs, SOS et Aurore. Elles nous aident énormément. Elles sont avec nous pour le caractère qualitatif de ce dispositif. Ce sont des places pérennes et nous allons continuer à les développer dans les semaines à venir. Nous ouvrirons plus de 200 places de cette nature à Paris et s'il le faut, nous en ouvrirons d'autres notamment dans les départements de petite et grande couronne. Cette démarche s'inscrit dans l'héritage des jeux, héritage social extrêmement important.

Annick Billon, présidente. - Merci Monsieur le Préfet. Vous avez donné le chiffre de 3 400 personnes orientées depuis Paris et la région parisienne vers les autres départements de France. Pourriez-vous préciser le profil de ces personnes et comment a été fait le choix des départements ? Était-ce un choix des personnes d'être orientées vers la province ? Ou ce choix a-t-il été établi car d'autres structures étaient en mesure de répondre à leurs besoins ?

Par ailleurs, je précise que des travaux sont menés actuellement au Sénat sur la santé périnatale, qui nous amènent à nous intéresser à la question des femmes enceintes sans domicile. Nous avons notamment eu l'occasion de nous rendre à l'hôpital Robert-Debré.

Marc Guillaume. - Le dispositif mis en place depuis 2023, via la circulaire publique des ministres datant du mois de mars, est un dispositif totalement volontaire. Ce dispositif vers les sas et la province est proposé aux personnes lorsque nous effectuons des opérations de mise à l'abri. Concrètement, chaque semaine, nous avons une vision sur les régions de province qui accueilleront des personnes arrivant par bus. C'est le hasard qui fait qu'une opération de mise à l'abri se situera telle semaine et que telle destination vers les préfectures de province sera proposée.

Le profil concerne souvent des personnes isolées, notamment des hommes isolés qui sont intéressés par ce dispositif. C'est un peu moins le cas pour des personnes en famille qui restent le plus souvent à Paris. Le dispositif tourne chaque semaine avec trois destinations provinciales et il est proposé aux intéressés.

Le dispositif de prise en charge des femmes enceintes est radicalement nouveau, car il n'existait pas de dispositif propre aux femmes enceintes ou sortant de maternité. Nous avons donc créé ce dispositif en 2021. Il propose aujourd'hui 1 000 places. Le dispositif est conçu de telle sorte qu'un flux de trois à quatre demandes par semaine puisse être traité immédiatement.

En décembre 2023, vingt à trente personnes étaient encore à l'hôpital en attente. Compte tenu du nombre de places et de ce chiffre, il peut arriver que ces personnes restent quelques jours ou quelques semaines de plus à l'hôpital. Mais il y a une différence entre ce que nous entendons parfois et la réalité, c'est-à-dire un effort extrêmement conséquent. Par exemple, depuis trois ans, un effort considérable a été réalisé. Il faut le poursuivre. Nous devons régler peut-être telle ou telle situation encore plus vite, mais par rapport à la situation constatée il y trois ans, la différence est spectaculaire.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Monsieur le Préfet pour ces précisions et pour la clarté de vos réponses. Je vais céder la parole aux rapporteures, tout d'abord à Agnès Evren.

Agnès Evren, rapporteure. - Merci Monsieur le Préfet pour vos réponses extrêmement précises et la clarté de votre présentation.

Aujourd'hui, nous le savons, le Samusocial est complètement saturé. Les besoins explosent. Vous disiez que le budget progresse. J'avais noté que le budget de l'hébergement d'urgence avait au contraire baissé, puisqu'il était de 3,1 milliards d'euros et qu'il est aujourd'hui de 2,9 milliards d'euros. C'est vrai que cela peut paraître paradoxal, puisque les besoins ont explosé depuis plusieurs années. Je voudrais savoir quelles en sont les raisons. Que s'est-il passé pour que nous en arrivions à cette saturation ? Parfois, des femmes enceintes sont à la rue et, pour certaines, accouchent à la rue.

Ces critères de priorité pour gérer la pénurie, même si rationnellement nous pouvons les comprendre, je trouve émotionnellement assez inhumain de devoir mettre en concurrence les publics et de choisir entre une femme enceinte de sept mois, une femme enceinte de six mois, un bébé de trois mois ou un bébé de quatre mois. Cela choque la conscience dans un pays comme la France, connu pour ses valeurs fondamentales de solidarité. Avez-vous des chiffres ? Car il nous a été dit dans certaines auditions que même des femmes fléchées pour être prioritaires dans l'accès à l'hébergement ne pouvaient pas accéder à ces places, car tout est saturé.

Vous avez parlé de l'organisation territoriale et de la coordination nationale. N'existe-t-il pas un problème au niveau de l'organisation ? En effet, nous avons l'impression malheureusement que les compétences sont tellement partagées que, quand l'État doit agir, le processus devient compliqué. Par exemple, c'est la Ville de Paris qui gère l'ASE (Aide sociale à l'enfance). La mission fondamentale de l'État est la mise à l'abri. Comment pourrions-nous organiser cette coordination de façon plus efficace ? Auriez-vous de ce point de vue des préconisations ?

Marc Guillaume. - Ce que j'ai cherché à dire est qu'au contraire la prise en charge ne cessait d'augmenter. Nous avions 57 000 places d'hébergement d'urgence il y a dix ans, nous en avons 120 000 aujourd'hui. Nous ne pouvons donc pas dire que l'État est inactif.

Agnès Evren, rapporteure. - Je n'ai pas dit que l'État était inactif, mais j'ai souligné le fait que les besoins explosaient.

Marc Guillaume. - Non, mais je l'entends. Je le lis parfois et je ne peux pas laisser dire cela. Au contraire, peu de politiques publiques ont connu une telle affectation de crédits pour faire face aux besoins. Il y en a peu. Les chiffres doivent être pris comme ils le sont.

Les maraudes, et je leur fais confiance, ont rencontré 147 femmes à la rue. Nous logeons 120 000 personnes tous les soirs et y consacrons un budget de 1,6 milliard d'euros. Aucun de ces chiffres ne doit être oublié. Le chiffre de 147 ne doit pas l'être, mais le chiffre de 120 000 ne doit pas l'être non plus. Je ne peux pas laisser dire, quand je lis dans la presse, que l'État serait inactif ou ne ferait pas face à la situation. Ce n'est pas vrai.

Encore cette année, nous augmentons le nombre de places. Nous avons donc conscience que la situation est compliquée. Nous avons mis en place depuis trois ans un dispositif propre aux femmes enceintes. Nous avons donc conscience qu'il existe une situation. Qu'il faille ensuite en permanence s'adapter, c'est vrai. Mais la majeure est que l'État développe des politiques exceptionnellement en croissance pour faire face à une situation complexe.

Je ne rencontre pas le problème de coordination au niveau national que vous avez évoqué. Nous travaillons main dans la main, de manière remarquable, avec la Dihal que vous auditionnerez tout à l'heure.

Du point de vue du traitement du public féminin spécifique, la DRDFE (Direction régionale aux droits des femmes et à l'égalité) travaille remarquablement avec le niveau national. Nous n'avons pas de problème avec nos collègues des départements. Madame la Présidente évoquait la commission de lutte contre la prostitution, nous en avons une en place bien entendu dans chaque département en Île-de-France. Nous travaillons tous les jours avec les départements de petite et grande couronne pour faire face aux situations. En effet, eux aussi peuvent avoir des mises à l'abri à réaliser et des besoins de places.

Dans la coordination que nous opérons pour les Jeux olympiques, nous nous voyons chaque semaine pour faire le point de nos futurs besoins. Par ailleurs, vous évoquiez les collectivités locales. L'action de l'État est menée en bonne intelligence avec la ville et avec l'ensemble des collectivités locales, que ce soit pour l'implantation de nouveaux dispositifs d'hébergement d'urgence ou pour l'acceptabilité sociale.

Avant-hier, j'étais à la nouvelle halte de nuit que nous avons ouverte dans le quartier de la Bastille. C'est un local d'une régie immobilière de la Ville de Paris. L'État finance à 100 % le fonctionnement du centre. Nous travaillons donc main dans la main. Vous pouvez avoir des appréciations différentes de telle ou telle situation. Mais la majeure est que l'État développe en la matière des politiques très volontaristes à l'égard des besoins spécifiques des femmes.

Il nous reste sûrement en permanence à nous adapter à ce besoin. Mais ce que je cherchais à mettre en avant concerne l'ampleur des dispositifs que nous mettons en place et la volonté qui est la nôtre de les faire vivre. En effet, nous partageons avec vous l'idée que toute personne à la rue est une personne de trop et que toute femme à la rue et toute femme enceinte à la rue est ultra prioritaire.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Monsieur le Préfet. J'ai évoqué les travaux de la mission sénatoriale sur la santé périnatale : les dispositifs mis en place dans l'établissement hospitalier que nous avons visité sont assez exceptionnels.

Lorsque vous nous parlez des chiffres de place d'hébergement, pouvez-vous faire la distinction entre les places pour des familles et les autres places ? Disposez-vous de structures permettant d'héberger une femme avec des enfants ou une famille ? Est-ce un sujet de complication ? Avez-vous des statistiques en la matière ?

Marc Guillaume. - Par exemple, les 47 000 places d'hôtel sont à 90 % occupées par des familles. Dans le prolongement de cette réunion, nous pouvons vous donner les différents chiffres. Nous essayons de nous adapter à chacune des situations. C'est particulièrement le cas pour les publics de femmes victimes de violences ou sortant de maternité.

Je m'excuse, car c'est un exemple qui n'est pas à l'aune des difficultés que nous sommes en train d'évoquer. Mais en période de grand froid ou de grande chaleur, nous ouvrons la préfecture et nos salles pour mettre des lits supplémentaires et accueillir les personnes. L'ensemble de l'appareil d'État est mobilisé de manière exceptionnelle et permanente pour ces publics. Effectivement, lire un certain nombre de chiffres ou d'affirmations qui ne reflètent pas ce volume de places d'hébergement et ces moyens engagés nous paraît nuire à la bonne compréhension de la situation.

De fait, cette situation appelle des mesures complémentaires en permanence, dont une évidente à laquelle nous devons travailler : notre connaissance de la réalité est partiellement insuffisante. Avec la Dihal, nous avons peut-être tardé à appréhender le fait que le SI des SIAO devait intégrer davantage d'informations genrées. Nous devons le faire. Nous devons nous adapter en permanence. Annaïck Morvan et Laurent Bresson le savent bien parce qu'ils sont en permanence sur le terrain pour faire vivre ces politiques. La situation n'est pas la même que celle d'il y a six mois ni celle dans six mois. Elle sera encore différente, car les flux et les personnes qui arrivent ne sont pas les mêmes.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Monsieur le Préfet. Je laisse la parole à Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure sur ce dossier au sein de la délégation aux droits des femmes.

Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Merci Madame la Présidente. Je suis sénatrice de la Guyane, vous êtes préfet de l'Île-de-France. Je resterai donc géographiquement en Île-de-France. Je suis bénévole à l'Ordre de Malte et j'effectue régulièrement des maraudes. La dernière à laquelle j'ai participé a eu lieu lundi 8 avril. Je suis très heureuse que vous ayez pu communiquer des chiffres car je suis sur le terrain et je fais des constats de terrain. Nous avons parcouru cinq arrondissements parisiens lundi soir et sur une cinquantaine de personnes rencontrées se trouvaient une quinzaine de femmes. Elles se regroupaient car elles avaient peur et besoin de sécurité.

Lorsque nous échangeons, elles nous font remonter les défaillances du 115. Nous avons essayé d'appeler. Il n'y a pas de place. Des personnes d'un certain âge sont dans la rue. J'ai le coeur sur la main et si je pouvais les récupérer pour les mettre chez moi, je le ferais. Ce sont des femmes. Elles ont peur. Une d'entre elles avait été agressée sexuellement et me disait : « Quand on me donne quelque chose, je le revends pour espérer obtenir une somme suffisamment conséquente pour prendre une chambre à l'hôtel ». De fait, elle a peur. Lundi, quand je suis rentrée chez moi à trois heures du matin, je ne vous cache pas que j'étais bouleversée. C'est dur et cela fait mal au coeur.

En revanche, nous n'avons pas rencontré d'enfants, uniquement des femmes en détresse. Nous pouvons leur apporter du soutien moral, échanger avec elles, leur donner à manger, à boire, des couvertures, des chaussettes, du déodorant, car elles ont des besoins.

Je vais garder ma question pour notre prochain auditionné, puisqu'elle concerne mon territoire.

Je pense que le rapport de la délégation devra aborder la question d'une réforme profonde du 115. En effet, vos services doivent être plus efficaces. Vos services font ce qu'il faut, mais cela ne suffit pas. Les femmes que je rencontre au cours de ces maraudes ne savent pas que je suis parlementaire, puisque je suis dans l'anonymat et bénévole. Lorsque j'étais maire, j'effectuais également des maraudes en Guyane. Mais à Paris, j'ai découvert des situations différentes. Chez nous, à part la pluie, il fait 30 degrés. Ici, il fait froid. Je vois des femmes qui n'ont pas de pull. Il existe une misère et une souffrance. Je voulais ainsi vous interpeller sur ce point.

Enfin, vous nous avez fourni des chiffres et vous avez expliqué la situation que je comprends. Mais je crois que beaucoup reste encore à faire.

Marc Guillaume. - Vous avez raison de souligner le travail des maraudes. Elles sont d'une très grande efficacité. Les maraudes sociales, dont celle de l'Ordre de Malte, nous ont aidés. J'en citais le chiffre tout à l'heure. En mars, ces maraudes associatives ont dénombré 147 personnes à la rue à Paris. C'est sans doute 147 de trop. Quand une maraude voit une femme à la rue, elle fait en sorte de lui chercher une place disponible. À chaque fois que je fais des maraudes, nous téléphonons si la personne accepte qu'on lui propose une place et il faut tout faire pour que cette nuit-là au moins, nous réussissions à la sortir de la rue. Le plus souvent, c'est le cas. J'ai commencé par vous dire que de nombreuses demandes d'appels au SIAO dans la journée ne sont pas pourvues. Il faut tout à fait le reconnaître, mais il faut le mettre en rapport avec la suite de la chaîne du logement. En effet, pour traiter encore davantage cette question de l'hébergement, il faut traiter la question du logement au-delà pour recréer cette fluidité. C'est donc l'ensemble de la chaîne qui est concernée.

En tout cas, à chaque fois qu'une maraude voit une femme avec un enfant à la rue, nous devons parvenir à faire en sorte que cette situation cesse dans l'instant et leur trouver une place, pour éviter que cette situation perdure.

Marc Laménie. - Merci beaucoup Monsieur le Préfet. J'associe à ma question mon collègue sénateur des Deux-Sèvres Gilbert Favreau. Je suis moi-même sénateur des Ardennes. Nous ne sommes pas très loin de Paris et de la région parisienne. Mais nous ne rencontrons pas les mêmes problématiques, même si dans nos départements et nos territoires nous rencontrons également beaucoup de problématiques à caractère humain et social.

Vous avez très bien développé le volet humain - intervention, urgence - et le nombre de places en augmentation très significative au fil des années et les nombreuses demandes. Malgré le volet humain, tout a un coût.

En ce qui concerne la répartition territoriale, l'État reste le premier financeur des collectivités territoriales. Paris intramuros rencontre beaucoup de problématiques. La région Île-de-France comprend des départements très importants, proches de Paris, mais aussi éloignés comme les Yvelines ou la Seine-et-Marne qui touchent nos départements hors Île-de-France. Comment s'articule la gouvernance ? Par exemple, dans mon département des Ardennes, nous avons une déléguée aux droits des femmes, mais également le CIDFF (Centre d'information sur le droit des femmes et des familles), les associations et les collectivités locales. Dans les grandes villes se trouvent des CCAS (Centres communaux d'action sociale), mais les départements plus éloignés présentent également une part de ruralité. Comment interagissent les services de l'État et les collectivités territoriales, notamment les conseils départementaux, les villes, les CCAS, les intercommunalités, voire la région ?

Ensuite, quelle est la répartition territoriale de ces places d'hébergement d'urgence ? La mission budgétaire qui finance cette politique publique est la mission « solidarité insertion et égalité des chances ». Elle représente un montant financier très important de l'ordre de 20 milliards d'euros. Les besoins sont en augmentation et doivent être répartis sur l'ensemble de nos territoires. S'ajoute le volet associatif, partenaires, opérateurs de l'état. Il existe une grande diversité d'intervenants ce qui rend l'application de cette politique publique difficile et complexe.

Annick Billon, présidente. - Pour compléter et clôturer ce tour de questions, Monsieur le Préfet, pourriez-vous revenir sur la définition des critères de priorité ? Je pense qu'ils aideront beaucoup les rapporteurs dans leur travail.

Vous avez indiqué qu'il s'agissait d'une aide à la décision. J'ai compris que ces critères n'étaient donc pas forcément appliqués et qu'il existait une marge d'appréciation du besoin. Ainsi, pourriez-vous nous redonner tous ces critères de priorité et nous dire si chaque critère a une population quasiment identique ou si des populations sont plus importantes pour les uns et pour les autres ?

Marc Guillaume. - Merci beaucoup. En ce qui concerne la répartition géographique, il y a environ 200 000 personnes hébergées en France, dont 120 000 en Île-de-France. 47 % des demandes d'asile arrivent chez nous. Au sujet de la répartition de ces 120 000 personnes, en tant que préfet de région, je vous parle à la fois de la Ville de Paris, des trois départements de petite couronne et des quatre départements de grande couronne. Les ministres ont décidé de mettre en place en mars 2023 un dispositif de départs vers la province pour que les intéressés bénéficient de meilleures conditions d'hébergement que celles qu'on peut encore obtenir en Île-de-France. En effet, le nombre de 120 000 personnes entraîne une complexité. C'est pourquoi ce dispositif a été mis en place et qu'un peu plus de 3 000 personnes bénéficient d'un hébergement en province depuis 2023. Mais cela reste un effort francilien tout à fait majoritaire.

Par ailleurs, vous avez raison de rappeler que la loi distingue les compétences de l'État et celles des départements qui ont la charge de l'hébergement des femmes enceintes et des enfants de moins de trois ans selon qu'ils limitent ou pas l'accompagnement social à ces personnes en situation régulière, hors situation relevant de la protection de l'enfance.

Nous travaillons encore une fois sur le territoire parisien de manière étroite avec les services de la ville et avec les différentes associations. Je n'ai pas de suggestions particulières à vous formuler en la matière. Nous avons besoin des uns et des autres. Madame la sénatrice Phinera-Horth mentionnait le travail effectué par l'Ordre de Malte, mais c'est le cas de beaucoup d'autres associations. La huitième halte de nuit parisienne destinée aux femmes est gérée par Emmaüs. Ils en gèrent cinq à Paris. Nous avons besoin d'eux et des SI-SIAO. C'est un travail collectif et un objectif partagé.

Au sujet de la priorisation, vous avez tout à fait raison, Madame la Présidente, c'est une indication donnée. Notre objectif est que les situations les plus « graves », soient toujours traitées : les femmes enceintes, les femmes avec des nourrissons, les femmes avec enfants en bas âge et les femmes victimes de violences. Nous avons besoin qu'elles soient prioritaires. Nous vivons une forme de tension. Par conséquent, pour signifier qu'elles sont prioritaires, il faut bien que nous disions que cette mise en sécurité immédiate intervient avant les autres.

Pour autant, vous avez tout à fait raison, il s'agit d'une aide à la décision, et non d'exclure par principe telle ou telle personne parce qu'elle ne remplirait pas les critères de priorisation. Ce serait contraire au principe d'inconditionnalité de l'accueil. Ce n'est pas facile et la décision revient toujours à l'écoutant ou au travailleur social en contact avec la personne en demande d'hébergement. Nous vous transmettrons la grille avec les différentes catégories.

Annick Billon, présidente. - Monsieur le Préfet, Monsieur le Directeur, Madame la Déléguée, je vous remercie sincèrement pour cette audition.

J'ai apprécié et j'imagine que les rapporteurs et les membres de la délégation également, la clarté de votre propos et la volonté que j'ai ressentie d'apporter des réponses aux situations et à l'explosion de cette précarité. Ayant moi-même eu l'occasion de participer à des maraudes, j'avais été surprise par le profil des personnes rencontrées. Ces femmes à la rue que j'avais pu rencontrer ne se considèrent pas comme étant à la rue pour des années et elles refusent souvent de l'aide parce qu'elles se protègent. C'est donc difficile pour les associations et pour les services de l'État d'accompagner ces personnes dans la durée.

Les budgets sont à la hausse. Le nombre de places est à la hausse. Malgré cette augmentation, vous devez faire face à une explosion de la précarité. Dans la mesure où la moitié des personnes hébergées en places d'hébergement d'urgence le sont en Île-de-France, j'aimerais savoir quelle est la différence entre le coût d'une personne hébergée en Île-de-France et celui d'une personne hébergée dans les territoires. J'imagine que la différence doit être importante, puisque la densité n'est pas la même.

Marc Guillaume. - Nous vous transmettrons ces éléments complémentaires, Madame la Présidente.

Je vous remercie pour ce que vous venez de dire. Indépendamment des chiffres et des budgets, la conviction que les services de l'État sont extrêmement mobilisés sur cette question est très importante pour nous. Avec Annaïck Morvan, nous allons chaque année la veille de Noël dans des centres abritant des femmes victimes de violences partager cette journée, un déjeuner ou un moment avec elles. Annaïck Morvan et ses équipes, ainsi que les différentes équipes logement et les équipes de l'État sont très mobilisées sur cette politique publique.

Annick Billon, présidente. - Merci Monsieur le Préfet, pour votre engagement et la volonté que j'ai sentie chez vous, loin des postures ou des informations diffusées dans les médias.

Audition de Jérôme d'Harcourt, délégué interministériel à l'accès à l'hébergement et au logement (Dihal)

(11 avril 2024)

Présidence de Mme Annick Billon, vice-présidente

Annick Billon, présidente. - Je préside la délégation ce matin, car je remplace la présidente Dominique Vérien qui a été amenée dans le cadre de ses fonctions à effectuer un déplacement à l'étranger.

Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux sur les femmes dans la rue. Après l'audition du préfet de la région Île-de-France, nous accueillons M. Jérôme d'Harcourt, délégué interministériel à l'hébergement et à l'accès au logement. Merci pour votre présence ce matin.

Vous êtes accompagné de M. Manuel Hennin, directeur de mission « accompagnement, parcours, accès au logement » à la Dihal, et de Mme Élise Corbes, cheffe de projet hébergement.

Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site Internet et les réseaux sociaux du Sénat.

La Dihal est chargée d'assurer la coordination et le suivi des politiques étatiques en matière d'hébergement et d'accès au logement des personnes sans abri ou mal logées. Elle est donc centrale pour nos travaux, à la fois pour obtenir des données et pour mieux comprendre les priorités et l'action de l'État en la matière.

Vous le savez, il est important pour nous de disposer de données statistiques et sociales les plus à jour possibles sur les femmes qui vivent actuellement à la rue, accompagnées ou non d'enfants. Les associations et chercheurs évoquent 40 % de femmes parmi les quelque 330 000 personnes sans domicile et environ 3 000 femmes ainsi que 3 000 enfants sans abri, qui passent la nuit dans la rue ; confirmez-vous ces chiffres ? Pouvez-vous nous fournir des chiffres récents ainsi que des informations permettant de dresser le profil social de ces femmes et de ces enfants ? En effet, pour développer des solutions adaptées, il faut tout d'abord être d'accord sur le diagnostic et comprendre pourquoi ces personnes n'ont pas ou plus de logement. Vous nous direz quels outils vous développez, en lien avec l'Insee, pour élaborer ce diagnostic, qui nous semble très parcellaire aujourd'hui.

Vous nous exposerez également les moyens déployés par l'État pour lutter contre le sans-abrisme et fournir à toutes les personnes sans domicile une mise à l'abri via des places d'hébergement d'urgence, mais aussi des solutions de logement, en nous précisant quelle attention particulière est portée aux femmes.

L'accent est souvent mis sur l'augmentation récente des places d'hébergement d'urgence - ce dont nous nous félicitons évidemment. Cependant, depuis l'été dernier, des consignes semblent avoir été données au niveau national pour réduire le nombre de ces places, avec des objectifs chiffrés par région, qui ont conduit certains préfets à dresser des critères de priorité drastiques et à ne plus prévoir de mises à l'abri en cas d'expulsions locatives - nous venons d'interroger le préfet d'Île-de-France à ce sujet. Vous nous expliquerez les raisons et les modalités de ces consignes nationales.

Surtout, l'hébergement n'est qu'une solution imparfaite : il semblerait que 90 % des personnes sans domicile interrogées souhaitent en première intention accéder à un logement. Pourtant, pour reprendre l'expression de la chercheure Marie Loison-Leruste lors de son audition la semaine dernière, « la logique de la prise en charge est celle de l'escalier : on monte progressivement les marches de la rue au logement » en passant par l'hébergement d'urgence, puis le logement intermédiaire, avant de se voir proposer un logement social.

Le programme Logement d'abord était censé inverser cette logique. Vous nous direz quel bilan vous tirez du premier plan quinquennal 2017-2022 et quelles sont les nouvelles priorités d'action du plan Logement d'abord 2. Une attention particulière est-elle portée aux femmes sans domicile dans ce cadre ?

Enfin, vous nous direz comment vous prévoyez de renforcer le rôle des SIAO dans la coordination et le pilotage de l'ensemble des acteurs de l'hébergement et du logement - État, collectivités et associations. Cette coordination apparaît en effet défaillante dans un certain nombre de territoires.

Monsieur le Délégué interministériel, je vous laisse la parole pour une présentation liminaire puis je proposerai à mes collègues, à la fois rapporteures et membres de la délégation, de vous interroger à leur tour s'ils le souhaitent.

Jérôme d'Harcourt, délégué interministériel à l'hébergement et à l'accès au logement. - Merci Madame la Présidente, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, Mesdames, Messieurs.

Merci pour votre proposition d'audition sur ce sujet important et qui nous concerne tout particulièrement. C'est l'occasion de rappeler que l'objet et la vocation de la Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal) est la lutte contre le sans-abrisme et pour l'accès au logement des personnes sans domicile. Nous sommes donc au coeur du sujet dont nous traitons ce matin et qui fait l'objet d'une mobilisation particulièrement importante depuis plusieurs années, sans que cela conduise à méconnaître la réalité des besoins, leur augmentation et les difficultés rencontrées sur le territoire, dont vous vous êtes fait l'écho au quotidien.

Je vais dans ce propos introductif revenir sur les questions d'information, de caractérisation des personnes et vous donner des éclairages sur l'augmentation des moyens. Puis, je terminerai avec des éléments sur le bilan du plan Logement d'abord et les perspectives devant nous. Je serai naturellement à votre disposition ensuite pour vos questions.

Le premier point concerne la question de connaître les personnes pour bien répondre et pour bien construire les solutions de politique publique. Vous savez notre difficulté à caractériser et à bien connaître le public des femmes sans domicile et sans abri. Nous avons quatre grands types de données mobilisables :

- les données statistiques de l'Insee et de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques), les plus scientifiques et les plus fiables, mais avec un décalage dans le temps et une rigueur méthodologique qui les rend difficiles à utiliser avec des actualisations fréquentes ;

- l'observation sociale qui se développe notamment à travers les Nuits de la Solidarité. Je proposerai dans mon introduction quelques éléments nouveaux et inédits pour essayer d'exploiter ces données et mieux comprendre la situation de ces personnes ;

- des enquêtes ad hoc qui peuvent être menées par les opérateurs ;

- les données dont nous disposons au sein de l'État dans les systèmes d'information, sur lesquels il sera intéressant de revenir pour vous dire là où nous en sommes dans le cadre d'un plan d'investissement massif de mise à niveau du système d'information de suivi : le SI-SIAO.

Pour bien comprendre la problématique, il faut distinguer les femmes sans abri des femmes sans domicile. Les femmes représentent environ 40 % des personnes sans domicile en France. Selon l'enquête sans domicile de l'Insee de 2012, données dont l'ordre de grandeur a été confirmé plus récemment par l'enquête ES-DS de la Drees, on estimait au 31 décembre 2020 à 46 % les femmes en centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

Les femmes à la rue sont proportionnellement peu nombreuses, puisque depuis 2018, la Nuit de la Solidarité à Paris recense de manière constante entre 10 et 14 % de femmes parmi les personnes à la rue. Elles sont donc peu nombreuses en proportion, malgré tout plus nombreuses que onze ans plus tôt. En effet, en 2012, dans une enquête de l'Insee, on les estimait à 2 % des personnes à la rue, soit un peu plus de 400 personnes lors de la dernière Nuit de la Solidarité donc.

Nous avons porté un mouvement de généralisation, de déploiement des Nuits de la Solidarité dans les grandes villes en France. C'est donc l'occasion de vous partager les données sur quatorze autres grandes villes, hors Île-de-France, hors Paris et hors Métropole du Grand Paris, qui ont participé aux Nuits de la Solidarité l'an dernier. La donnée était à peu près équivalente. Nous étions à 15 % de femmes parmi les personnes rencontrées à la rue dans ces quatorze villes lors de la Nuit de la Solidarité du mois de janvier 2023. Ainsi, la part des femmes à la rue semble augmenter, mais le dénombrement reste difficile en raison de plusieurs facteurs :

- leur invisibilité dans l'espace public avec des stratégies d'évitement qui ont pu être décrites par les associations et les expertes que vous avez entendues lors des précédentes auditions ;

- la mobilité continue : la marche au cours des bus de nuit ;

- la présence dans des lieux ouverts au public ;

- l'installation à l'abri des regards, dans des squats ;

- une plus grande importance sans doute donnée à la présentation de soi, nourrissant un mouvement de retrait.

Si je reprends les données sur les Nuits de la Solidarité, consolidées à l'échelle des quatorze villes hors Paris et Métropole du Grand Paris, nous constatons que sont présentes à la rue sans tente, 42 % des femmes sans abri, contre 50 % des hommes sans abri. Inversement, la part des femmes est plus importante à être sous tente et en voiture. Ce sont des éléments à prendre avec prudence. Il y a des éléments de consolidation. Nous consolidons des données sur plusieurs villes sans que ce soit parfaitement scientifiquement rigoureux, mais cela donne des indices pour confirmer ces éléments.

S'ajoutent des difficultés de comptage des femmes hébergées chez des tiers. Selon l'enquête logement de l'Insee en 2013, environ 39 % des personnes hébergées chez un particulier étaient des femmes. Ces femmes hébergées sont par ailleurs fortement soumises au risque d'exploitation comme contrepartie de cet hébergement. C'est l'occasion de dire que cela fait partie des axes de mobilisation que nous portons à la Dihal. En particulier, au moment de l'accueil des personnes déplacées d'Ukraine, nous avions organisé en lien avec la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains) un temps de formation à destination des professionnels associatifs pour faciliter le repérage des situations à risque et des victimes potentielles de traite et les conseiller sur l'orientation vers les dispositifs adaptés de protection et d'assistance.

De ces données, nous pouvons tirer quelques spécificités qui permettent de dresser le portrait social des femmes sans domicile :

- des parcours émaillés de violences. Si nous nous appuyons sur une étude de 2016 du Samusocial de Paris, 90 % des femmes vivant à la rue ont subi des violences au cours de leur parcours ;

- un état de santé physique et psychologique dégradé : en mobilisant les Nuits de la Solidarité, la part des personnes qui s'estiment être en mauvaise ou en très mauvaise santé est supérieure pour les femmes que pour les hommes : 37 % des femmes, contre 30 % des hommes à Paris. Sur les quatorze autres villes, ce sont 43 % des femmes, contre 36 % des hommes. Ainsi, j'annonce une part des mesures qui sont portées et qui sont en cours de déploiement notamment pour répondre à la problématique de la santé des femmes à la rue sur laquelle je reviendrai ;

- des phénomènes de renoncement et de non-recours : les données des Nuits de la Solidarité sont assez frappantes. Par exemple, 51 % des hommes contre 31 % des femmes fréquentent un point de distribution alimentaire dans les quatorze villes. S'agissant de la fréquentation des accueils de jour, 77 % des femmes n'en ont pas fréquenté au cours des sept derniers jours, là où 63 % des hommes n'en ont pas fréquenté. Nous constatons le même écart dans le recours à ces services pour d'autres items, comme le fait de prendre une douche, prendre un repas ou aller aux toilettes.

Dans le portrait dressé des femmes à la rue, nous rencontrons des phénomènes caractérisés de renoncement et de non-recours. Pour la suite, les travaux autour de l'enquête sans domicile de l'Insee de 2025 permettront d'améliorer la connaissance du sans-domicilisme féminin. Le questionnaire en préparation, auquel nous contribuons directement, contient des questions sur les violences familiales, physiques et sexuelles notamment.

En méthode, nous pouvons souligner une évolution importante pour limiter le non-recours, puisque le questionnaire sera administré notamment par des accompagnants de maraude et non plus seulement dans des points fixes, comme c'était le cas jusqu'à présent, aux points de distribution alimentaire par exemple.

Dans ce portrait statistique des femmes à la rue, un point spécifique concerne les demandes au 115.

Une première donnée a trait au nombre de demandeurs quotidiens moyen sur la période de l'hiver 2023-2024. Nous l'avons prise par convention comme couvrant le mois de novembre 2023 au mois de mars 2024. 8 524 demandeurs d'hébergement d'urgence sont comptabilisés en moyenne chaque jour, dont 30 % de femmes, 42 % d'hommes et 28 % de mineurs. Ce sont des données du SI-SIAO, ce qui me permet de préciser un élément : nous avons bien la précision de genre dans les données du SI-SIAO. Les femmes qui formulent des demandes d'hébergement au 115 sont plus jeunes que les hommes, avec une moyenne d'âge de 35 ans, contre 38 ans pour les hommes. Parmi les femmes en demande, 33 % sont des femmes seules et 23 % sont des femmes seules avec enfant. Il s'agissait des demandes d'hébergement d'urgence.

Maintenant, si j'en viens à l'indicateur important des demandes non pourvues, la demande non pourvue quotidienne moyenne sur la même période de novembre 2023 à mars 2024 est de 5 833. Cela correspond chaque jour en moyenne à 61 % des demandeurs. Ainsi, 61 % des demandeurs sont confrontés à une demande non pourvue. La moyenne descend à 54 % pour les femmes seules et 53 % pour les femmes seules accompagnées d'enfants. Cette moyenne descend, mais elle reste naturellement élevée, nous le reconnaissons.

Tous ces éléments caractérisent une situation de très forte tension sur les besoins, malgré un déploiement extrêmement important de moyens par l'État depuis plusieurs années pour y répondre.

J'en viens au deuxième temps pour vous proposer quelques éléments à ce sujet, et ce, sans méconnaître la réalité des problématiques qui persistent aujourd'hui. Notre action vise à prendre en compte la question des femmes sans domicile dans sa globalité avec deux axes complémentaires :

- d'une part, la prise en compte des besoins spécifiques des femmes à la rue dans l'hébergement généraliste, mais aussi à travers les dispositifs de veille sociale ;

- d'autre part, la mise en oeuvre de solutions plus spécifiques pour certains publics comme les victimes de violences conjugales, de violences intrafamiliales, de traite ou de prostitution.

Le premier levier de réponse renvoie directement à la mobilisation et à l'augmentation extrêmement importante des places d'hébergement, dont bénéficient, par voie de conséquence, les femmes sans domicile. Nous sommes aujourd'hui à un niveau historiquement élevé du volume de places d'hébergement généraliste : 203 000 places pour l'année 2024 rapportées à 150 000 places en 2017.

Dans la composition de ce parc, nous pouvons noter l'augmentation de l'hôtel qui par ailleurs pose un ensemble de sujets, d'enjeux et de problématiques auxquels nous essayons de répondre. Il s'agissait d'une réponse en urgence à des besoins importants. Mais c'est également une manière de répondre à la modification de la typologie des personnes, puisque nous pouvons accueillir des familles et des femmes avec enfants à l'hôtel, où historiquement la structure du parc d'hébergement est plus tournée vers la prise en charge d'hommes isolés. Nous étions à 45 000 places d'hôtel fin 2018, contre 68 000 places fin 2023.

Si nous souhaitons caractériser davantage le parc d'hébergement d'urgence, c'est l'occasion de dire un mot du système d'information SI-SIAO. Ce système d'information fait l'objet d'un plan d'investissement massif depuis 2021. Il a mobilisé des crédits du plan de relance et des crédits du Fonds pour la transformation de l'action publique. C'est un plan d'investissement massif qui nous a conduits à multiplier par quatre ou cinq les budgets annuels consacrés au déploiement de la politique publique du SI afin d'être à la hauteur des enjeux et des moyens de suivi.

Ce plan est pluriannuel. Nous pouvons nous appuyer sur ces données et les extractions de ce système d'information avec un peu de précision en ce qui concerne les demandes. Cependant, s'agissant de l'offre, le chantier est en cours cette année et témoigne de la difficulté d'utiliser le système d'information pour caractériser l'offre. Malgré tout, nous pouvons vous donner des éléments à partir de l'exploitation d'un autre système d'information que nous utilisons s'agissant des CHRS et des centres d'hébergement d'urgence. À travers le système de l'Étude nationale de coûts (ENC), nous pouvons comptabiliser 12 % des places de CHRS ou de CHU non mixtes, dédiées à la prise en charge des femmes.

C'est également l'occasion de rappeler que la moitié du parc d'hébergement d'urgence est un parc en diffus, et non pas dans les structures d'hébergement collectives. Le parc en diffus, dans la mesure où il s'agit de logements qui sont isolés et indépendants, peut se prêter à l'accueil spécifique de femmes seules ou avec enfants. Tels sont les éléments de caractérisation du parc et de l'augmentation des moyens.

S'agissant des axes complémentaires pour répondre aux problématiques particulières, il en existe plusieurs. Le premier est de faciliter la décohabitation des femmes victimes de violences ou des femmes victimes de violences intrafamiliales et de leurs enfants. Plusieurs mesures sont prises, dont un investissement spécifique consacré à l'ouverture de places pour la mise en sécurité des femmes victimes de violences. Le parc spécialisé a plus que doublé en six ans, passant de 5 000 places d'hébergement en 2017 à 10 600 places fin 2023. Il comptera 11 000 places en juin 2024. Nous pourrons revenir si vous le souhaitez sur le ciblage de l'ouverture des places au regard des besoins départementaux. Plus globalement, ce sont plus de 150 millions d'euros qui sont dédiés en 2023 à la politique de mise à l'abri et d'hébergement des femmes victimes de violences. Au-delà des places dédiées, les femmes victimes de violences accèdent également au dispositif de droit commun.

Un autre moyen spécifique est de promouvoir et de favoriser le maintien à domicile avec des mesures d'éloignement de l'auteur ou le relogement de la victime quand c'est possible. Cela me permet de dire un mot de l'accès au logement. Depuis le Grenelle contre les violences conjugales, le taux d'attribution de logements aux femmes victimes de violences augmente. Pour vous donner une idée, nous sommes à environ 10 000 attributions par an depuis 2019, à rapporter à une base de départ de 6 000 attributions par an en 2015. Nous avons travaillé avec les SIAO pour améliorer la connaissance et la coordination des acteurs avec les accueils de jour et les hébergements.

Enfin, une action spécifique vise à héberger les auteurs de violences en situation de précarité et à assurer leur éviction. 492 places ont été recensées pour les auteurs de violences conjugales et précaires. Un projet de création de 250 places a été acté l'an dernier. Il s'agit ainsi du premier axe spécifique permettant de faciliter la décohabitation des femmes victimes de violences conjugales ou intrafamiliales.

Le deuxième axe consiste à prendre en compte les besoins spécifiques des femmes sans domicile et j'établirai le lien avec des éléments de caractérisation et de portrait social de ma première partie. Une première mesure importante porte sur l'ouverture de solutions spécifiques aux femmes enceintes et sortant de maternité. 2 500 places ont été ouvertes, dont 1 500 issues de la stratégie pauvreté et pérennisées dans le cadre du Pacte des solidarités. La stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et le Pacte des solidarités ont été l'occasion de porter directement ce besoin de solutions spécifiques s'adressant aux femmes sortant de maternité.

Le deuxième point consiste à améliorer le repérage des femmes sans domicile et leur accompagnement, avec la création de vingt accueils de jour dédiés aux femmes dans le cadre du Pacte des solidarités. C'est fondamental, puisqu'il s'agit parfois du seul point de contact que nous avons avec les femmes à la rue. Avec les données de la Nuit de la Solidarité, nous savons que 70 % des personnes sans abri n'appellent pas le 115.

Le troisième point est de faciliter la prise en compte de leurs besoins de santé. Je vous ai donné l'écart, au sein des personnes rencontrées lors des Nuits de la Solidarité, entre les femmes et les hommes qui se déclarent en mauvaise ou très mauvaise santé. Nous portons le déploiement d'un réseau de coordinateurs en santé des femmes sur dix territoires qui porteront des actions de santé globales auprès des femmes et des actions de formation des professionnels dans les structures.

Enfin, le dernier axe a trait à la prévention et à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l'hébergement généraliste mixte. C'est aussi un axe de travail qu'il ne faut pas négliger, celui de travailler à la sensibilisation de l'ensemble des professionnels du secteur. Nous avons conçu un e-learning qui, depuis l'an dernier, a été vu par 1 250 professionnels de centres d'hébergement et dont nous continuons à porter le déploiement.

Je vous propose de terminer cette introduction avec des éléments de réponse à votre demande s'agissant du plan Logement d'abord et du rôle des SIAO. Je suis perplexe quant aux propos qui ont pu être tenus devant votre délégation sur la pérennité du parcours en escalier. Depuis 2017, nous menons en effet une stratégie claire qui est celle du logement d'abord et qui promeut l'accès et l'orientation directs vers le logement des personnes sans domicile.

C'est une stratégie qui porte ses fruits. Elle s'est appuyée sur plusieurs leviers. Le premier levier est celui d'une mobilisation de l'ensemble des acteurs quant à l'attribution de logements sociaux. Les données sur l'attribution de logements sociaux pour les personnes sortant d'hébergement ou à la rue depuis 2017 montrent que leur part dans le total des attributions augmente. Cela explique que, malgré le contexte de baisse globale des attributions et de crise du logement, l'orientation des personnes sans domicile, à la rue et hébergées continue de se maintenir à un bon niveau. C'est le résultat d'une politique de pilotage par les objectifs, avec des objectifs fixés au préfet, déclinés et suivis mensuellement par la Dihal. Plus globalement, ils sont aujourd'hui intégrés dans le dispositif de suivi des réformes prioritaires mises en place par le Gouvernement.

Au total, 122 300 attributions de logements sociaux sont comptabilisées pour les ménages sans domicile depuis 2017, soit une hausse de 43 % par rapport à la période 2013-2017. De plus, le plan Logement d'abord a permis le développement de solutions de logements adaptés avec 40 000 nouvelles places créées dans le parc privé en intermédiation locative, dispositif qui permet de trouver du logement dans le parc privé. Les 40 000 nouvelles places constituent une augmentation de 118 % par rapport au parc existant en 2017. La dynamique se poursuit puisque nous sommes à 46 000 nouvelles places fin 2023 par rapport aux données du premier quinquennat. La même dynamique est observée s'agissant de la création de places de pension de famille avec 7 200 nouvelles places ouvertes entre 2017 et 2022, soit une augmentation de 47 % du parc par rapport à fin 2016. Cette augmentation s'est poursuivie durant l'année 2023 avec 8 400 places. Au total, l'ensemble de ces leviers mis bout à bout nous permettent d'estimer aujourd'hui à plus de 550 000 le nombre de personnes qui ont accédé, depuis 2018, depuis la rue ou l'hébergement d'urgence, au logement. Nous pourrons revenir si vous le souhaitez sur les éléments plus détaillés s'agissant du premier plan Logement d'abord ou des objectifs que nous avons pour le deuxième plan.

Mais nous pouvons dire aujourd'hui que la France est probablement le pays européen qui a porté le plus loin cette stratégie de lutte contre le sans-abrisme et pour l'accès au logement direct. Pourquoi cela ne suffit-il pas ? Il y a derrière une question de réponse à l'urgence, mais également la question des conditions de régularité du séjour pour permettre l'accès au logement social. Ce sont autant de facteurs qui ne permettent pas d'être dans un modèle où nous sommes directement projetés dans le logement. Mais l'orientation est bien celle du logement d'abord pour limiter au maximum le parcours en escalier qui est le modèle dont nous revenons.

Je vous remercie. Je suis à votre disposition pour répondre aux questions.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Monsieur d'Harcourt pour ces éléments de réponse précis aux questions qui vous avaient été posées dans mon propos liminaire. Je vais maintenant passer la parole aux deux rapporteures présentes. Nous allons commencer avec Marie-Laure Phinera-Horth, sénatrice de la Guyane.

Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Merci Madame la Présidente et merci d'avoir précisé que je suis sénatrice de la Guyane, car je ne parlerai ni de l'Île-de-France ni de la France hexagonale, mais de la France ultramarine.

Monsieur le Délégué interministériel, mon territoire est confronté depuis quelques années à l'arrivée massive de migrants originaires du Proche et du Moyen-Orient. Ils vivent dans les rues, surtout sur le chef-lieu de Cayenne où sont situées les différentes administrations et associations.

Certes, l'État propose des hébergements d'urgence, mais aujourd'hui la puissance publique est dépassée par ce phénomène, comme en Île-de-France d'ailleurs. Nous venons d'entendre le préfet de l'Île-de-France et nous avons bien compris les grandes difficultés constatées à Paris et en région parisienne. Parmi ces migrants, nous retrouvons beaucoup de femmes qui subissent des violences et d'autres atrocités. Je sais que votre délégation possède un pôle « migrants » et que la Dihal a accompagné les services de l'État dans la création de places d'hébergement à Sinnamary, commune située à 100 kilomètres de la ville capitale. L'Ofii (Office français de l'immigration et de l'intégration) se trouve à Cayenne et nous hébergeons les personnes à Sinnamary.

Je souhaite savoir comment la Dihal s'adapte à la situation très spécifique de la Guyane. J'ai évoqué la question des distances, propre à ce territoire. J'ai assisté à la pose de la première pierre à Sinnamary au cours de laquelle la représentante de la Croix-Rouge indiquait que les personnes logées à l'hôtel du Fleuve, et qui y sont toujours en ce moment, ne voulaient pas se rendre à Sinnamary. Une organisation avec des minibus est en place pour les conduire à des rendez-vous à l'Ofii, mais elles disent préférer trouver un lieu d'hébergement à Cayenne. Toutefois, à Cayenne, nous manquons de places d'hébergement.

Je sais que vous effectuez un réel travail, mais il reste insuffisant. Je le vois, quand je vais à Cayenne, les habitants se plaignent de voir des personnes planter des tentes dans la rue dans des conditions sanitaires déplorables. C'est une situation qui, je l'avoue, « énerve » les Guyanais. Nous n'avons pas l'habitude de voir cela chez nous. Mais malheureusement les guerres incitent des personnes à immigrer chez nous, à y chercher le bien-être et surtout à tenter de transiter vers la France hexagonale. En effet, ils ne viennent pas en Guyane pour y rester, mais sont de passage. En attendant, il faut les héberger.

Agnès Evren, rapporteure. - Je rebondis sur les chiffres que vous avez donnés : 61 % des demandes d'hébergement, dans une période très circonscrite, n'ont pas été pourvues. Combien de ces demandes relevaient des critères de priorité fixés par la région Île-de-France ? Nous savons hélas que la perte d'un logement correspond malheureusement au début de la précarisation. Ainsi, quelles actions menez-vous pour prévenir l'expulsion locative ? Enfin, vous disiez que 70 % des femmes à la rue, comptabilisées lors des Nuits de la Solidarité, n'appelaient pas le 115. Est-ce lié au fait que les besoins explosent et que, très souvent, quand nous appelons le Samusocial il n'y a hélas pas de réponse ? L'absence de réponse est-elle liée à l'absence de solutions à proposer ? Comment expliquer le fait que certaines personnes considèrent que le Samusocial ne peut plus être le recours ?

Jérôme d'Harcourt. - Je vous remercie pour ces questions qui vont me permettre d'expliquer toute la difficulté et toute la complexité de cette politique publique, chacune de vos questions en étant la parfaite illustration.

Madame la Sénatrice, s'agissant de la Guyane, je vous remercie d'avoir souligné et visiblement d'avoir eu écho du travail important que nous menons en Guyane avec la DGCOPOP (Direction générale de la cohésion et des populations) pour accompagner le territoire dans la création de places pour répondre aux besoins importants.

Cela m'inspire plusieurs réflexions. La première est que le territoire concentre, ce n'est d'ailleurs pas le seul territoire ultramarin soumis à cette pression, toute la complexité de cette problématique. Cette pression résulte de flux migratoires de demandeurs d'asile. Notre enjeu est d'apporter une réponse coordonnée avec celle du ministère de l'intérieur s'agissant des places et des dispositifs nationaux d'accueil des demandeurs d'asile.

L'enjeu pour nous est également d'intégrer les territoires ultramarins dans les politiques de droit commun et de porter le déploiement du Logement d'abord en Guyane. La communauté d'agglomération centre Guyane fait partie de la quarantaine de territoires éligibles à la mise en oeuvre accélérée du Logement d'abord. Nous couvrons aujourd'hui à peu près toutes les grandes métropoles du territoire national. Nous sommes engagés dans un partenariat tripartite entre l'État, ses services déconcentrés et les collectivités territoriales. C'est important, car c'est également une nouvelle manière de mener une action publique territorialisée et partenariale avec les collectivités. Elle revêt tout son sens en matière d'accès au logement. Nous savons que la réponse ne peut pas venir seulement de la mobilisation préfectorale. Elle vient également d'une mobilisation partenariale de l'ensemble des partenaires, des collectivités, des contingents Action Logement sur le territoire et d'une organisation transversale et territoriale à mettre en place.

Nous essayons également de répondre aux besoins en Guyane avec l'ouverture d'un centre spécifique de grande marginalité. Il s'agit d'un dispositif renforcé pour accompagner la prise en charge des grands précaires avec une approche pluridisciplinaire, un suivi et un accompagnement social soutenus.

S'agissant des chiffres de demandes non pourvues, ils doivent être appréhendés avec plusieurs éclairages complémentaires. D'un côté, les appels au 115 ne renvoient pas seulement à des personnes qui sont en situation de rue, mais à l'ensemble des personnes dans des situations de mal-logement, à la rue, mais aussi dans des halls d'immeuble, des caves, des squats ou des voitures.

En outre, nous savons que le taux de décroché est bas et peut nourrir un phénomène de non-recours constaté dans les données issues des Nuits de la Solidarité. Ce sont des éléments importants qui nourrissent notre réflexion sur l'évolution du 115. Plusieurs axes permettent d'y répondre. Le précédent ministre en charge du logement avait annoncé à l'automne dernier une mesure de renforcement de 500 ETP (équivalent temps plein) des SIAO. Ces effectifs supplémentaires permettront de renforcer globalement les SIAO pour répondre aux besoins. Puis, nous portons un plan de modernisation du 115 qui visera à maîtriser, moderniser, sécuriser l'infrastructure et le pilotage du 115, et à rendre ce service public plus accessible tout en améliorant la qualité des réponses et contributions au Logement d'abord. C'est un chantier lourd et important qui nécessite l'adaptation de l'infrastructure et de la technologie de cet outil.

L'écoute et la capacité à répondre aux appels sont une chose, la capacité à proposer des logements en est une autre. Nous pointons du doigt la tension entre, d'une part, une crise de l'accès au logement et, d'autre part, des situations de régularité au regard du séjour, condition nécessaire pour pouvoir accéder au logement, qui peuvent être limitées. Le chantier de réforme du 115 ne résoudra pas tout, mais il s'agira d'un premier élément de réponse.

Vous avez parfaitement raison de souligner l'importance de la prévention. Il vaut mieux agir en amont et éviter que les situations se dégradent. C'est pourquoi nous sommes extrêmement prudents concernant les remises à la rue prématurées ou les situations de rupture.

Nous arrivons au bout du troisième plan interministériel de prévention de l'expulsion locative. Plusieurs des mesures qu'il contient sont déjà, ou sont en voie, d'être pérennisées. Je pense notamment aux équipes mobiles de prévention d'expulsion locative et au renforcement des Ccapex (Commission de coordination des actions de prévention des expulsions locatives). Nous créerons aussi des permanences d'accès au droit dans un certain nombre de départements.

Dans le deuxième plan Logement d'abord, la prévention des expulsions locatives fait partie des axes de son déploiement. Autrement dit, aujourd'hui, l'enjeu ne concerne plus seulement la poursuite de la dynamique, l'attribution et les créations de places. Mais il s'agit aussi de développer la prévention en amont et de renforcer l'accompagnement social et la veille sociale.

Marie-Pierre Monier. - Vous avez mentionné le ciblage des départements en fonction des places d'hébergement disponibles. Il serait bon d'obtenir une information plus précise quant aux départements concernés. J'ai la même question que ma collègue Agnès Evren sur le 115, car j'ai été interpellée par le fait que trop peu de femmes y font appel.

Ensuite, les femmes restent-t-elles dans les logements dans lesquels vous les mettez ? Quand vous arrivez à trouver des attributions de logements sociaux, surveillez-vous cet indicateur ?

Quel accompagnement menez-vous pour que la situation de ces femmes soit stable ? Je suppose qu'il ne s'agit pas seulement de les mettre dans un logement et de les sortir de la rue. Je ne sais pas si cela relève de vos attributions, mais comment faites-vous en sorte qu'elles y restent ? Quel est le suivi de ces femmes placées ?

Marc Laménie. - En tant que délégué interministériel, vous intervenez sur un certain nombre de ministères et avec beaucoup d'intervenants, que ce soit l'ensemble des collectivités territoriales, les opérateurs de l'État, les partenaires, les associations et les bénévoles. Les intervenants sont donc nombreux.

Le volet est humain comme vous l'avez fort justement rappelé. Comment se répartissent vos effectifs ? Comment s'articulent les moyens humains entre le siège à Paris, la région parisienne, la métropole et l'outre-mer ?

Vous avez rappelé l'importance de la lutte contre les violences intrafamiliales. Comment s'articulent les dispositifs existants financés sur le budget de l'État et les engagements financiers de tous les partenaires, associations et collectivités territoriales ?

Jérôme d'Harcourt. - En ce qui concerne le ciblage, des places dédiées sont ouvertes aux femmes victimes de violences conjugales ou intrafamiliales. Ces places sont également ouvertes aux femmes victimes de traite des êtres humains et de prostitution. C'est une acception large qui doit être considérée. Ces places sont ouvertes en privilégiant les départements et en croisant deux indicateurs : d'une part, le taux d'équipement et, d'autre part, les faits de violences constatés à partir des données de la police et de la gendarmerie.

S'agissant des attributions de places pour les victimes de violences, il faut garder à l'esprit deux éléments. D'abord, l'accueil en hébergement d'urgence peut se prolonger dans un temps long.

J'accompagnais le ministre du logement, Guillaume Kasbarian, et la ministre chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, en déplacement vendredi dernier dans des centres dédiés à Évreux et à Louviers. Les professionnels constatent que les femmes prises en charge dans les hébergements ont besoin de temps, notamment pour se poser. Vous l'avez vu aussi sur le terrain dans vos déplacements. C'est un élément indispensable. Dans le cadre de cette prise en charge, un accompagnement spécifique est mis en place par les professionnels et les travailleurs sociaux tenant compte des violences qu'elles ont pu subir. Ce temps de prise en charge est important et renforcé. Cela explique aussi que le budget consacré à l'ouverture des places dédiées est supérieur à des places de droit commun.

Le deuxième élément d'appréciation concerne le nombre de places de logement attribuées. Je vous ai communiqué les données : 10 000 places en moyenne sur les cinq dernières années. En 2017, 7 761 logements ont été attribués à des femmes victimes de violence, contre 11 165 attributions de logements en 2022. L'accompagnement n'est pas aussi intensif que dans l'hébergement où elles sont vraiment en présence de travailleurs sociaux. Mais les personnes peuvent être suivies dans le cadre des mesures de droit commun et de dispositifs « d'aller vers ». Un fonds dédié existe et il est ouvert à ces personnes comme à d'autres.

Enfin, la Dihal est d'abord la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement. C'est une direction d'administration centrale responsable de la mise en oeuvre du programme 177. Elle porte donc, pour le compte du ministère du logement, l'ensemble des crédits de la stratégie et de la politique publique de lutte contre le sans-abrisme, le pilotage de l'hébergement d'urgence et de l'accès au logement. L'ouverture de crédits prévisionnels en loi de finances initiale (LFI) s'élève à 2,9 milliards d'euros. Nous pouvons comparer ce montant à celui des crédits en LFI 2023 qui s'élevaient à 2,78 milliards d'euros, sans préjudice naturellement des ouvertures de crédits qui peuvent intervenir en cours d'année ou en gestion dans le cadre des collectifs budgétaires. De ce point de vue, la Dihal agit directement pour le compte du ministère du logement.

La Dihal est également une délégation interministérielle rattachée au Premier ministre. D'une part, la Dihal est issue d'une logique de décloisonnement de l'action publique, d'autre part, elle est née pour établir un pont entre le monde de l'hébergement d'urgence, le monde du logement, le monde du social et le monde de la pierre.

Il est important de conserver cette approche décloisonnée interministérielle, car c'est d'abord une réponse aux besoins des personnes. C'est une approche globale des personnes. Les personnes sans domicile sont soumises à des problématiques de santé, de troubles psychiques, de mobilité et d'accès à l'emploi. Ainsi, le positionnement interministériel nous permet d'avoir une plus grande facilité à mobiliser l'ensemble des acteurs et à répondre par la mobilisation de leviers adéquats au service des personnes.

Nous sommes une direction d'administration centrale. Nous nous appuyons sur un réseau de services déconcentrés. Il s'agit principalement, mais pas que, des effectifs placés dans les Directions départementales de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS), et les Directions régionales de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS) ou les DDETS en outre-mer. Ces services ont des liens avec l'ensemble des acteurs. S'ajoute une dimension régalienne. Nous sommes effectivement liés directement aux préfets.

En outre, la dimension liée à la production de logements nous amène à être en lien avec les Directions départementales des territoires et les DREETS.

Agnès Evren, rapporteure. - Aurons-nous des réponses écrites au questionnaire qui vous a été transmis ?

Jérôme d'Harcourt. - Nous vous transmettrons des réponses précises à ce questionnaire détaillé et nous pouvons naturellement vous transmettre des éléments plus globaux.

Agnès Evren, rapporteure. - Ce serait très précieux pour nous, merci.

Annick Billon, présidente. - Merci Monsieur d'Harcourt. Je pense que cette audition était tout à fait intéressante et complémentaire de l'audition précédente du préfet de la région Île-de-France. Des éléments précis nous ont été donnés dans l'une et l'autre de ces auditions.

Table ronde avec des professionnels de santé sur la santé physique et mentale des femmes dans la rue

(16 mai 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chères collègues, nous poursuivons nos travaux sur les femmes dans la rue avec les quatre rapporteures nommées par la délégation sur cette thématique : Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

La présente table ronde est consacrée aux problématiques de santé physique et mentale auxquelles sont confrontées les femmes en errance.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants. Ces personnes sont majoritairement hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres d'accueil pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement. La nécessité première de trouver un toit pour elles et pour leurs enfants prime sur toutes les autres préoccupations, et notamment sur celle de prendre soin de leur santé.

Parmi les personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes, sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles passent la nuit dans la rue. Je ne dis pas « dorment dans la rue » à dessein, car ces femmes ne dorment pas. Elles se cachent et sont en alerte constante pour éviter d'être des proies et échapper aux violences - dont sont victimes 100 % des femmes après un an passé dans la rue. Nous pouvons imaginer les conséquences de cet état de veille permanent sur leur santé physique et mentale.

Au cours de nos auditions et de nos déplacements à Paris, à Marseille et en Seine-Saint-Denis, les enjeux d'accès aux soins nous sont apparus essentiels : la rue use, elle provoque un vieillissement accéléré, des troubles liés à une mauvaise alimentation et une dégradation de la santé mentale. Or la plupart des femmes en situation d'errance n'ont pas accès aux soins, ce qui est particulièrement problématique lorsqu'elles sont enceintes ou qu'elles présentent des pathologies graves.

Pour mieux appréhender ces problématiques, nous accueillons ce matin :

- pour l'Agence régionale de santé (ARS) Île-de-France, Luc Ginot, directeur de la santé publique, et Laurence Desplanques, pédiatre, responsable du département Périnatalité, santé de l'enfant, santé de la femme ;

- pour la Ville de Paris, Véronique Boulinguez, sage-femme PMI « Hors les Murs » et Isabelle Susset, sous-directrice Santé des enfants, parentalité, santé sexuelle, de la Direction de la santé publique ;

- pour le réseau de santé périnatale Solidarité Paris Maman (Solipam) Île-de-France, Félicia Joinau-Zoulovits, présidente, cheffe de service de la maternité de Montfermeil, et Clélia Gasquet-Blanchard, directrice ;

- pour Médecins du Monde, Rafika Bekri, facilitatrice communautaire à Nantes, Sylvaine Devriendt, coordinatrice du programme « 4i » (« Impact des lieux de vie informels, instables, insalubres et indignes sur la santé ») à Nantes, et Marion Mottier, référente santé au niveau national.

Bienvenue à vous et merci pour votre présence.

Je laisse immédiatement la parole aux représentantes de Médecins du Monde qui nous dresseront un premier tableau général des problématiques de santé physique et mentale rencontrées par les femmes en situation d'errance, à partir de leur expérience de terrain et d'un programme qu'elles ont mis en place à Nantes.

Marion Mottier, référente santé de Médecins du Monde Direction des Opérations France. - Merci de nous offrir la possibilité de témoigner.

Les équipes de Médecins du Monde constatent au quotidien les difficultés auxquelles les personnes en situation d'exclusion sont confrontées. Parmi elles, les femmes et les minorités de genre font face à des difficultés exacerbées et à un état de santé particulièrement dégradé.

Il n'existe pas de pathologie de la précarité, ni de la vie à la rue, ni du sans-abrisme, mais des facteurs de risque augmentés, des prévalences plus importantes de certaines pathologies, et des sévérités accrues.

Les femmes sans abri sont souvent discriminées, stigmatisées et réprimées. De même, elles sont surexposées aux risques de violences liées au genre, aux risques d'infection par le VIH et aux hépatites et aux grossesses non intentionnelles. Elles ont aussi moins accès à de l'information en santé sur comment se protéger, à une information assez générale, aux dispositifs de protection, de prévention et de présentation en santé sexuelle et reproductive. On constate par exemple que près de neuf femmes sur dix accueillies dans nos programmes n'ont jamais eu accès à un dépistage du cancer du col de l'utérus, ou ne savent pas si elles en ont déjà fait. Elles sont aussi confrontées à un accès compliqué à de l'information sur l'interruption volontaire de grossesse.

Par ailleurs, le logement est un déterminant majeur de la santé. Les impacts des habitats que nous qualifions, à Médecins du Monde d'instables, indignes, informels et insalubres (4i) sont multiples. Par exemple, nous observons dans nos programmes que des femmes n'ayant pas accès à l'eau ou à des toilettes sont plus à risque d'infections urinaires ou de mycoses, parce qu'elles doivent se retenir longtemps avant de pouvoir uriner. De même, lorsque l'accès à l'hygiène, et notamment aux douches, est difficile, nos médecins constatent très fréquemment des infections dermatologiques initialement bénignes, mais qui présentent des stades de surinfection.

La vie sans abri, au contact des déchets ou des sites pollués, expose en outre à un contact privilégié avec des nuisibles qui transmettent eux-mêmes des infections. Elle renforce les pathologies allergiques, dermatologiques, pulmonaires.

De plus, ces sites pollués sont liés à de nombreuses infections, à des contaminations aux métaux lourds, notamment au risque de saturnisme chez la femme enceinte et de conséquences pour les enfants telles que des carences ou un retard de développement.

La vie à la rue expose également davantage aux violences. L'un de nos diagnostics principaux, sur nos programmes, concerne les douleurs ostéoarticulaires ou les traumas physiques persistants après de nombreuses années. Ils n'ont pas, ou ont mal, été traités, en raison de nombreux obstacles à l'accès aux soins, et parce que l'habitat instable ne permet pas un accès aux soins permanents ou durables.

N'oublions pas l'isolement social, l'épuisement psychique. L'incertitude de l'avenir, la dépendance à un tiers, le fait de devoir chercher tous les jours une alimentation, les démarches administratives interminables, le stress, augmentent le risque de pathologies dépressives, de troubles du comportement, d'anxiété, de troubles du sommeil.

Dans nos programmes, nous observons que même lorsque les personnes parviennent à accéder aux soins, les obstacles restent nombreux : les horaires, les permanences de services publics de moins en moins accessibles, la nécessité grandissante de prendre rendez-vous via des applications numériques, la barrière de la langue bien souvent, morcèlent ces parcours de soins. Les retards de recours aux soins ou les renoncements aux soins sont très importants pour ces femmes. Il en résulte évidemment des conséquences, notamment dans le cadre de pathologies chroniques qui nécessitent des suivis réguliers, telles que le diabète ou l'hypertension artérielle.

Médecins du Monde compte une cinquantaine de programmes en France métropolitaine et en outre-mer. Nous réalisons deux types d'interventions, à commencer par des programmes fixes de type centre d'accès aux soins et d'orientation. Pour accueillir ces femmes, nous essayons de réfléchir à des modalités d'intervention spécifiques, avec des permanences dédiées, des horaires décalés, des systèmes de garderie.

Nous intervenons également à travers des dispositifs mobiles d'« aller vers », notamment sur le programme 4i, qui porte sur l'impact sur la santé des lieux de vie informels, instables, insalubres et indignes. Il vise à créer du lien avec les personnes vivant dans ces habitats précaires, pour répondre à leurs problématiques de santé. L'expérience de terrain a montré qu'il était un levier important à utiliser. Les actions collectives et les groupes de parole permettent de faire émerger les problèmes de santé des personnes, de trouver des solutions avec elles, et de constituer un soutien social pour ces femmes.

Je laisse ma collègue vous en dire un peu plus sur ce programme, avant de reprendre la parole pour quelques recommandations.

Rafika Bekri, facilitatrice communautaire chez Médecins du Monde Nantes. - Je suis facilitatrice communautaire chez Médecins du Monde. J'interviens aujourd'hui pour porter la voix des femmes en général, celles qui souffrent en silence, qu'elles soient enceintes, avec des enfants ou seules, celles qui vivent dans la rue, qui ont besoin de protection et de soins, qui sont convaincues qu'elles font une fausse couche en raison du stress, de l'anxiété, de la tristesse, du froid, de la menace d'agressions sexuelles parce qu'elles n'ont pas d'endroit où s'abriter, celles qui souffrent de diabète, d'un cancer du sein, d'hypertension artérielle. Vous les trouvez dans la rue. Si elles ont mangé le matin, elles ne savent pas si elles trouveront à manger le soir. Si elles dorment quelque part ce soir, elles ne savent pas où dormir demain.

J'ai rencontré une dame qui vit dans la rue et qui souffre de diabète. Elle a suivi un traitement pendant trois mois. L'assistante sociale de la permanence d'accès aux soins de santé (Pass) lui a demandé d'appeler le 115 pour obtenir une chambre, parce qu'elle était très fatiguée. Elle avait besoin de se reposer. Elle a été logée pendant deux semaines par le 115 qui lui a ensuite demandé de libérer la chambre pour la laisser à d'autres personnes. Elle a donc dû partir, même si elle était épuisée. Il n'est pas facile pour une femme malade d'accepter cette situation. Elle souffrait dans la rue depuis un an et demi, sans savoir où aller, ni où dormir, le désespoir, la tristesse et l'amertume dans son coeur.

Moi aussi j'ai été dans la rue, enceinte, avec ma fille. Je me sens comme les autres. Je n'avais rien à manger, pas d'endroit où dormir. Il était très difficile pour moi d'entendre que ma fille avait faim. L'enfant a besoin d'un endroit chaleureux et spacieux pour jouer, pour s'amuser, pour profiter de son enfance. Toutes ces situations sont difficiles, d'autant plus lorsque vous êtes hébergée chez quelqu'un, qu'il contrôle votre vie et vous regarde avec haine, sans raison. Vous n'avez même pas le droit d'utiliser de l'eau, de prendre une douche ou de laver des vêtements. Lorsque vous irez vous coucher, vous dormirez mal, parce que vous entendrez toujours les mêmes mots de sa part, « ce n'est pas vous qui payez les factures ». Vous devez quitter sa maison quand il part le matin et revenir à son retour le soir. Vous l'acceptez, car vous n'avez pas d'autre choix que la rue. Une femme a toujours besoin de quelqu'un qui soit à ses côtés, qui l'aide, lui parle, l'écoute. Moi aussi, j'avais besoin de parler à quelqu'un, jusqu'à ce que je rencontre Médecins du Monde.

À notre première rencontre, je pensais que cette structure travaillait dans le soin des enfants, comme la PMI, mais elle a été là pour moi et pour d'autres personnes. Sa présence régulière dans l'hôtel où j'abritais ma fille m'a permis de sortir de ma chambre, de ma dépression, de ma tristesse. Elle a également aidé toutes les femmes qui ont pu lui parler, parce que quand on peut parler, ça soulage.

Dans la rue, vous trouverez aussi des femmes qui portent des sacs lourds, dans lesquels elles ont rangé toutes leurs affaires personnelles. Elles cherchent un endroit où aller pour trouver des vêtements ou de la nourriture, pour prendre une douche, manger, et aller se coucher. Vous les verrez en train de dormir par terre dans des lieux publics si la météo le permet, ou sous un pont s'il pleut. Certaines ne connaissent pas bien les lieux et seront contraintes de rester dans la rue, trempées.

Le mercredi, aucune association ne fournit de nourriture pour les femmes seules. Alors, nous achetons du pain et le partageons ensemble. Nous le mangeons avec de l'eau afin de satisfaire notre faim.

C'est la vie de la femme dans la rue. Malgré la tristesse, la fatigue, vous pouvez la trouver souriante lorsque vous discutez avec elle. Parfois, vous la trouverez triste, seule, sans que personne ne la voie, surtout pas ses enfants. Elle doit être forte devant eux, mais elle ne pourra pas supporter le froid de la nuit ou la faim. Elle souffrira en silence, honteuse, d'une douleur intérieure que personne d'autre ne verra.

On regarde le courage et la patience de la femme dans la rue.

Marion Mottier. - Au regard de nos expériences des programmes, nous pouvons émettre trois propositions.

La première consiste à agir sur le logement et l'accès à celui-ci comme un déterminant majeur de la santé. Il s'agit de renforcer l'offre d'hébergement et de logement adaptés aux besoins des femmes et des couples. Ils doivent contenir des espaces de vie suffisants, une cuisine, et permettre la prise en compte du conjoint, notamment dans les sorties de postpartum. Il s'agit aussi d'améliorer les conditions de vie sur l'ensemble des squats, bidonvilles et campements, avec une sécurisation minimale de l'eau, de l'hygiène et de l'assainissement. Nous recommandons aussi de mettre un terme aux politiques et pratiques qui alimentent le sans-abrisme et renforcent l'éloignement de la santé, à savoir toutes les formes d'expulsion.

Notre deuxième recommandation consiste à mieux adapter l'offre de soins préventive et curative aux besoins spécifiques des femmes et des minorités de genre sans abri. Là encore, nous y parviendrons en renforçant les moyens attribués aux dispositifs existants, qu'ils soient mobiles - d'« aller vers », de médiation en santé - ou fixes, tels que les permanences d'accès aux soins de santé au niveau des hôpitaux publics, la médecine de ville et les acteurs du médico-social. Il s'agit également de promouvoir et financer les activités de groupe, de renforcer les moyens alloués aux structures de prévention, de soins et de prise en charge, notamment dédiées aux violences liées au genre et l'accès aux interruptions volontaires de grossesse. Il nous faut agir en matière de formation et de sensibilisation des professionnels et assurer une présence des structures de proximité d'accès aux droits. Celui-ci est essentiel pour l'accès à la santé. Nous insistons ici sur la tenue de permanences physiques, sans rendez-vous. Je le disais, le « tout numérique » constitue une barrière extrêmement importante. Nous avons aussi besoin d'un accès à l'interprétariat professionnel en santé, déployé et sécurisé financièrement, concernant la médecine de ville et, plus largement, les acteurs médicaux sociaux de ville.

Enfin, nous recommandons un décloisonnement des approches, une interdisciplinarité et une intersectorialité, tant au niveau local que départemental ou national. Un enjeu important réside dans le fait de favoriser l'interconnaissance et la coordination de ces acteurs. En effet, il est parfois difficile, même pour les acteurs de terrain, de s'y retrouver. Nous avons également besoin de renforcer l'interministérialité et sa traduction au niveau local sur des problématiques liées au croisement de différentes compétences, notamment en ce qui concerne l'accès à l'eau sur les terrains.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention et pour ce témoignage.

Je me tourne vers les représentants de l'ARS Île-de-France, Luc Ginot et Laurence Desplanques, qui pourront nous apporter un regard institutionnel et nous présenter les enjeux d'accès aux soins des femmes en situation d'errance, d'un point de vue de santé publique comme d'un point de vue financier. Ils pourront nous exposer les actions menées par l'ARS en matière de prévention (dépistage et traitement du VIH, des hépatites, du diabète, des cancers ou encore des maladies cardio-vasculaires), de prise en charge de la santé périnatale ainsi que de prise en compte des enjeux de santé mentale.

Luc Ginot, directeur de la santé publique de l'Agence régionale de santé (ARS) Île-de-France. - Merci pour cette invitation.

Nous allons vous présenter des éléments sur les réponses que nous tentons de mettre en oeuvre, plutôt que des éléments de diagnostic sur lesquels les autres intervenants sont probablement plus légitimes. Nous avons essayé de nous concentrer sur un ensemble couvrant les femmes à la rue, mais aussi les femmes hébergées, en particulier dans les centres d'hébergement d'urgence (CHU), dans les hôtels, etc. De temps en temps, nous nous concentrerons également sur le problème plus spécifique qui concerne les familles en bidonvilles, qui font l'objet d'une politique très spécifique, probablement plus ancienne que la précédente.

Je ne parlerai ici que de l'Île-de-France, étant donné que nous portons une compétence régionale. Je crois en outre que la spécificité francilienne est très importante sur ce champ. Nous le sentons bien lorsque nous discutons avec des collègues d'autres régions.

Commençons par quelques données de cadrage. L'enquête princeps date un peu. Il s'agit de l'enquête Enfams (Enfants et familles sans logement personnel en Île-de-France) lancée avec d'autres partenaires, dont la Drihl (Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement) et la Ville de Paris. Elle a été lancée en 2011 et ses résultats ont été publiés en 2013. Les grandes données qui en sont ressorties ne sont pas surprenantes, notamment en ce qui concerne l'impact en termes de santé mentale et d'absence de couverture sociale.

Nous avons constaté que l'anémie était moins importante que ce que l'on pouvait craindre chez les enfants, mais qu'elle était en revanche beaucoup plus élevée chez les femmes, car les mères mettent en place des processus de protection à l'égard de leurs enfants. Cet élément était assez nouveau par rapport à nos informations précédentes.

Quelles sont les réponses apportées par l'Agence aux enjeux de santé des femmes à la rue et hébergées ? Nous avons tenté de classer les réponses en regardant le dispositif francilien actuel, axé sur la grande précarité en général. Il apparaît que très peu d'éléments de ce dispositif sanitaire et médico-social sont spécifiquement destinés aux femmes. Cependant, de nombreux dispositifs accueillent toutes les personnes en situation de grande précarité, y compris les femmes, qu'elles soient sans abri, hébergées, ou dans d'autres situations précaires. Ce dispositif en Île-de-France est assez dense. Par exemple, nous comptons soixante-huit permanences d'accès aux soins de santé (Pass) hospitalières. Leur utilisation par les femmes varie selon les territoires. Si elle s'établit à 40 % en moyenne, elle atteint 53 % en Seine-Saint-Denis, à Paris et dans le Val-d'Oise, pour des raisons qui restent à analyser : la préparation de cette audition nous a amenés à nous poser des questions auxquelles nous n'avons pas encore de réponses.

Nous présentons également des Pass ambulatoires spécifiques à l'Île-de-France, confiées à des opérateurs municipaux ou associatifs, en dehors du milieu hospitalier. Il semble que leur utilisation par les femmes soit plus importante, pour des raisons qui, là aussi, restent à explorer.

Il existe également des dispositifs tels que les Lits halte soins santé (LHSS), orientés vers la santé des personnes en grande précarité. Ils les accueillent de manière inconditionnelle, indépendamment de l'ouverture des droits sociaux. Ils hébergent des hommes et des femmes nécessitant des soins intensifs. L'utilisation des LHSS par les femmes s'établit à 25 %. Ce taux est supérieur à ce qu'on pourrait attendre par rapport aux personnes vivant dans la rue, ce qui reflète une meilleure orientation vers ces soins. Ces LHSS sont des dispositifs de soins résidentiels. Les personnes y entrent sur prescription médicale et y restent généralement quelques semaines ou quelques mois. En réalité, les séjours sont souvent prolongés, faute de solutions d'aval.

Les Lits d'accueil médicalisé (LAM), quant à eux, offrent des soins plus intensifs, souvent pour des personnes en fin de vie ou en état de santé très dégradé.

Enfin, les Appartements de coordination thérapeutique (ACT) ont été conçus pour les personnes atteintes du VIH, mais ils ont été largement étendus à d'autres pathologies.

Ces dispositifs sont destinés aux personnes nécessitant des soins chroniques de très longue durée. Ils sont théoriquement accessibles sans condition de droits sociaux, ce qui les distingue par exemple des soins de suite et autres dispositifs hospitaliers. C'est pourquoi nous identifions un enjeu majeur dans le financement de l'Ondam (Objectif national de dépenses d'assurance maladie) spécifique : c'est un levier essentiel pour l'accès aux soins et la continuité des soins des personnes en grande précarité.

Dans les discussions du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, vous débattez d'objectifs et de montants financiers répartis en trois grands secteurs : les personnes âgées, les personnes handicapées, et un troisième secteur, appelé « personnes en difficultés spécifiques » (PDS). Ce secteur inclut les LHSS, les LAM et les ACT. Bien qu'il soit crucial pour nous, il représente un enjeu financier mineur à l'échelle de la Sécurité sociale.

Il existe aussi plusieurs dispositifs mobiles, dont certains sont historiques, comme les Équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP). Celles-ci, basées dans les secteurs publics de psychiatrie, ont pour mission de sortir de l'hôpital pour aller vers les personnes sans abri ou hébergées. On compte vingt-trois EMPP en Île-de-France, couvrant désormais l'ensemble du territoire, affichant une file active de 32 % de femmes.

De plus, depuis le Ségur de la santé, nous comptons cinquante-quatre équipes mobiles appelées « mesure 27 ». Ces équipes mobiles médico-sociales comprennent des travailleurs sociaux et des soignants présentant des spécialisations variées. Certaines se concentrent sur la périnatalité.

Ces équipes mobiles ont été progressivement mises en place depuis leur création en 2022. En Île-de-France, cinquante-quatre d'entre elles sont en activité. D'autres créations sont planifiées. Ce déploiement permet une véritable montée en puissance des équipes spécialisées dans le médico-social, qui interviennent auprès des personnes à la rue dans le cadre du service public.

S'y ajoutent sept Pass mobiles, équipes plus médicalisées également créées dans le cadre du Ségur de la santé. Aujourd'hui, elles sont en cours de renforcement avec des équipes plus médicalisées.

Enfin, la Mission Migrants est portée par le Samusocial de Paris. Nous la finançons pour effectuer des maraudes et des interventions rapides et ponctuelles, notamment en cas de présence de campements ou pour accompagner les mises à l'abri organisées par le préfet. Ces équipes, composées d'infirmiers, peuvent intervenir très rapidement, souvent dès le lendemain d'un signalement.

Ainsi, en Île-de-France, nous avons développé un solide réseau d'équipes mobiles relevant d'une gouvernance publique, bien qu'elles soient portées par des associations, des structures hospitalières ou d'autres systèmes.

Vous m'avez demandé de parler de santé mentale. Bien que d'autres intervenants comme Médecins du Monde l'aient déjà abordée de manière démonstrative, il est important de mentionner que les données épidémiologiques de référence datent un peu. Par exemple, Samenta (SAnté MENTale et Addictions chez les sans domicile franciliens), l'étude de référence en Île-de-France, date de 2010. Nous envisageons de la relancer pour obtenir des données plus fines et systématiques.

Les réponses apportées sont généralement polyvalentes. Elles relèvent par exemple des équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) ou du dispositif « Un chez soi d'abord ». Ce dernier permet un accès direct au logement pour les personnes à la rue souffrant de troubles psychiques. Nous y croyons beaucoup. Il est en train de se développer avec une centaine de places à Paris et bientôt une centaine d'autres dans les Hauts-de-Seine et en Seine-Saint-Denis. Il accueille actuellement 21 % de femmes.

Par ailleurs, nous avons mis en place des mesures structurelles spécifiques à la grande précarité, comme le dispositif des psychologues en accueil hébergement insertion (AHI). En Île-de-France, soixante-dix postes de psychologues ont été pourvus dans les centres d'hébergement pour déployer des prises en charge prioritairement dans les CHU et ensuite dans les CHRS. Dans certains territoires, ces psychologues commencent à s'organiser pour prendre en charge les personnes hébergées en hôtel.

Nous soutenons également de nombreuses actions associatives dans le domaine de la santé mentale.

Vous nous avez interrogés sur l'addictologie. À ce sujet, nous devons être francs. Notre démarche est finalement peu spécifique et peu genrée, à deux exceptions près. La première correspond à un dispositif mobile relevant du réseau d'associations de prévention et de soin en addictologie (DAPSA). La seconde concerne les Équipes de liaison en soins d'addictologie (Elsa). Basées à l'hôpital, elles font le lien entre les consultations, les urgences et tout ce qui concerne l'addictologie. Une de ces équipes, implantée à l'hôpital Cochin, est particulièrement orientée vers le lien entre l'addictologie et la grande précarité, notamment dans le domaine de la périnatalité.

Je souhaite en outre aborder la question du crack, car ce sujet devient particulièrement préoccupant en région parisienne. Actuellement, environ 30 % des consommateurs de crack à la rue sont des femmes, qui se trouvent souvent dans des situations de risque extrême, notamment en raison de leur dépendance à des réseaux dont il est très difficile de les sortir. Nous tentons d'adapter notre réponse à cette problématique, mais les résultats sont variables.

Par exemple, le centre d'accueil de jour situé Porte de la Chapelle a accueilli 3 600 personnes en 2023, dont 379 femmes. Elles utilisaient cet espace de manière plus intense que les hommes.

Nous sommes en train de créer des temps dédiés aux femmes, car nous n'avons pas encore trouvé le mode d'accueil idéal. De la même façon, nous réservons des places d'hébergement pour les consommatrices de crack dans deux équipements. Cependant, cette dizaine de places est généralement sous-utilisée : bien que nous les réservions chaque nuit, elles ne sont pas souvent occupées, parce que les femmes hésitent à échapper à l'emprise des réseaux, particulièrement forte la nuit.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Ces places sont-elles réservées dans les lieux mixtes ou non mixtes ?

Luc Ginot. - Nous avons tout essayé : des lieux mixtes et des lieux non mixtes, sans grand succès. Les associations nous indiquent que les lieux non mixtes sont probablement moins utilisés que les lieux mixtes, pour des raisons qui restent à déterminer. Nous travaillons actuellement sur ce point avec les principales associations et la Ville de Paris. De plus, nous mettons en place des parcours dédiés, notamment pour la prise en charge et l'orientation vers des soins en région.

En ce qui concerne les questions de santé sexuelle et de VIH, notre stratégie consiste à soutenir des associations sur des projets polyvalents, en portant une attention particulière aux femmes à la rue ou aux partenariats plus spécifiques. Par exemple, nous entretenons des partenariats spécifiques avec le Samusocial, l'hôpital Bichat et Le Kiosque, travaillant sur les questions de santé sexuelle pour les femmes hébergées à l'hôtel.

Ensuite, le dépistage du cancer du col de l'utérus et du sein est en retard pour l'ensemble des femmes, plus encore pour celles en situation de grande précarité. Nous essayons de profiter d'une récente réforme qui répartit les rôles dans le dépistage du cancer. L'assurance maladie doit prendre en charge le dépistage et l'envoi des invitations aux publics « tout venant », tandis que l'ARS est responsable du déploiement, à travers notre opérateur, le Centre régional de coordination des dépistages des cancers, de l'« aller vers ». Ce processus commence à se mettre en place, en particulier pour le dépistage du cancer du col de l'utérus, qui pose des problèmes complexes de faisabilité.

Permettez-moi d'en venir à la santé périnatale et de vous expliquer pourquoi nous nous concentrons sur la périnatalité et la mortalité infantile. Nous traversons peut-être un moment charnière. La mortalité infantile est un sujet préoccupant en France, particulièrement en Île-de-France, où les données sont alarmantes. Jusqu'à présent, nous savions qu'elle dépassait largement le contexte des femmes à la rue. Elle est en effet influencée par le contexte social, incluant des facteurs tels que le système de soins, les conditions de vie, de travail, de transport et la précarité du logement. Cependant, il semble que l'augmentation du sans-abrisme et des conditions de précarité chez les femmes puisse jouer un rôle plus important dans la mortalité infantile. Les études épidémiologiques antérieures indiquaient que la mortalité infantile était principalement liée à d'autres facteurs sociaux. Aujourd'hui, nous nous interrogeons sur l'impact de la grande précarité.

Nous observons également que les mesures mises en place bénéficient à la fois aux femmes en situation de fragilité sociale et à celles en grande précarité.

Je vais maintenant passer rapidement en revue les cinq points sur lesquels nous concentrons nos efforts.

Le premier point concerne le déploiement des équipes mobiles, avec un « aller vers » qui fonctionne au travers de trois types d'équipes médico-sociales spécialisées. Certaines se concentrent sur la tuberculose, un sujet pertinent pour vos préoccupations, et d'autres sur la périnatalité, avec cinq équipes en place et une supplémentaire en déploiement. Nous soutenons également les équipes mobiles des PMI et diverses associations capables de fournir une aide efficace.

Le deuxième point, que j'aurais aimé détailler davantage, relève de l'adaptation du système de soins. Il ne suffit pas de créer des réponses spécifiques, le système de soins de droit commun doit également être capable de prendre en compte les conditions de vie des femmes en précarité. Deux types d'exemples concrets justifient cette adaptation.

Tout d'abord, nous avons développé des unités d'accompagnement personnalisé dans certaines maternités, celles qui sont les plus exposées à la précarité sociale. Ces unités, financées et mises en place sous la direction de Laurence Desplanques, travaillent spécifiquement avec des femmes cumulant des vulnérabilités, y compris les femmes sans abri. Les résultats récents montrent que ces unités réduisent les taux de prématurité et de césarienne, améliorant ainsi la qualité et les résultats sanitaires de la prise en charge.

J'insiste sur ce point, car en santé publique, il est rare de pouvoir fournir des chiffres démontrant clairement une réelle efficacité des mesures proposées.

Le deuxième dispositif, expérimenté il y a quelques années dans le cadre de la mesure 27 du Ségur de la santé, correspond à l'Hébergement en soins résidentiels (HSR). Ce dispositif, que nous avons implanté à Athis-Mons, accueille des femmes sans droits, sans abri et sans hébergement, qui sont enceintes ou qui viennent d'accoucher et qui présentent des pathologies lourdes. La prise en charge n'est pas conditionnée par les droits sociaux, ce qui permet d'atteindre les publics les plus en difficulté. Elle permet de tenir compte de l'absence de logement et d'éviter la séparation des fratries grâce à un dispositif couplé avec celui du préfet, situé dans le même centre d'hébergement d'urgence (CHU), dans un contexte de transparence totale vis-à-vis de l'usager. Nous mixons les modes de financement permettant de proposer une aide médico-sociale, sanitaire et d'hébergement.

Ce dispositif permet de répondre à des besoins critiques, car nous traitons des pathologies graves, souvent liées à des violences sévères, des infections VIH, et d'autres conditions médicales complexes. Il constitue une réussite majeure. Nous essayons de le répliquer si les arbitrages financiers nous le permettent, car il fonctionne tellement bien qu'il devient un modèle à suivre.

Ce dispositif est particulièrement intéressant pour nous en raison de sa dualité : il répond, je pense, aux questions soulevées par Médecins du Monde concernant l'intégration des soins et de l'hébergement, en évitant de les séparer.

Le deuxième axe que j'aborderai rapidement concerne le renforcement de la capacité des femmes à exprimer leurs besoins. Nous développons actuellement deux programmes. Le premier concerne la médiation en périnatalité et rejoint les préoccupations de nos partenaires associatifs.

La médiation vise à faciliter l'intégration par le système de soins des préoccupations spécifiques des femmes. Nous en avons accompagné 536 en 2023. Nous étendons progressivement ce programme aux zones les plus prioritaires. Ensuite, un programme plus ciblé concerne le développement de la littératie en santé périnatale, qui vise à aider les femmes à s'approprier les pratiques, le vocabulaire et les connaissances nécessaires. Ce programme sophistiqué bénéficie de l'appui de collègues en Australie et commence à se déployer.

Comme mentionné précédemment, nous considérons qu'il est du rôle de l'Agence de plaider en faveur des femmes enceintes sans abri. Le plaidoyer implique de mettre en lumière les données pertinentes pour éclairer les politiques publiques, plutôt que de faire du lobbying. En finançant des études comme celle menée sur la nuit du 4 juillet, où nous avons examiné la situation des femmes en Île-de-France bloquées en maternité faute de logement, ou celles vivant dans la rue pour la même raison, nous visons à influencer les politiques publiques.

Je tiens à souligner notre engagement dans les débats sur les politiques structurelles. Deux exemples me viennent à l'esprit. Nous estimons que l'Agence revêt un rôle crucial en fournissant des données pour influencer le Schéma régional de l'habitat et de l'hébergement (SRHH) ainsi que le Schéma directeur de la région d'Île-de-France (SDRIF), auxquels nous contribuons activement.

Nos propositions peuvent parfois être suivies par les décideurs, parfois non ou partiellement. Néanmoins, nous considérons qu'il est important de peser dans ces débats qui ne relèvent pas uniquement de la santé, mais aussi de l'aménagement du territoire, de l'hébergement et des politiques de transport. Nous assumons cette approche globalisée dans une stratégie plus vaste de l'Agence visant à articuler habitat, logement et santé.

Il est également essentiel de prendre conscience des conséquences sur le système de santé périnatal de l'augmentation du nombre de femmes sans abri. Chaque semaine, entre trente et quarante femmes se retrouvent en maternité après leur accouchement, faute d'hébergement. Cette situation est dramatique à la fois pour ces femmes et pour l'hôpital. À l'Hôpital Delafontaine de Saint-Denis, une maternité de niveau 3, un tiers des lits sont occupés par ces femmes. Cette situation contribue à la crise hospitalière. Elle préoccupe non seulement les femmes directement concernées, mais aussi l'ensemble de la société.

Pour traiter cette problématique, nous publions chaque semaine un état des lieux permettant de repérer les pics de surpopulation et les périodes plus gérables, souvent liées à la disponibilité des places. Notre objectif principal est de ne pas spécialiser certaines maternités dans l'accueil des femmes les plus précaires comme à Saint-Denis, Montreuil ou Lariboisière. Nous insistons pour que toutes les maternités de la région prennent en charge ces femmes, en leur permettant de rester après l'accouchement faute d'hébergement. Une circulaire a été envoyée par la directrice générale à cet effet, accompagnée d'un webinaire collaboratif pour sensibiliser l'ensemble du système périnatal.

En conclusion, nous avons identifié quatre grandes lignes d'action :

- renforcer nos connaissances des enjeux nouveaux ;

- améliorer notre réponse spécifique à l'ARS, intensifier le soutien aux équipes mobiles et adapter le système de soins, autant de priorités clés dans notre Projet Régional de Santé ;

- soutenir la stratégie de l'État en matière d'hébergement, en déployant des équipes d'accompagnement lorsque des centres d'hébergement pour femmes sont ouverts, et en facilitant l'accueil des femmes orientées en région pour éviter toute rupture de soins ;

- mobiliser activement nos partenariats avec les collectivités locales, les PMI et les départements.

Enfin, nous sommes en phase de reconduction ou de révision des contrats qui lient actuellement l'État aux collectivités, avec l'introduction potentielle d'une dimension spécifique à la grande précarité dans cette contractualisation, sous réserve de l'acceptation des collectivités.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention et pour la communication de ces chiffres.

Nous allons maintenant nous intéresser aux actions menées par la Ville de Paris afin d'accompagner les femmes enceintes, les enfants et les familles sans abri, avec notamment une « sage-femme volante », Véronique Boulinguez, qui est parmi nous ce matin.

Isabelle Susset, sous-directrice Santé des enfants, parentalité, santé sexuelle, de la Direction de la santé publique de la Ville de Paris. - Je vous remercie d'avoir invité la Ville de Paris pour discuter de notre dispositif spécifique de PMI hors les murs. Actuellement, ce dispositif ne compte qu'une seule sage-femme, mais nous espérons pouvoir le renforcer rapidement. À Paris, la PMI compte environ 500 agents, répartis dans cinquante-neuf centres municipaux et associatifs. Nos équipes sont composées, outre des centres de PMI où interviennent des puéricultrices, auxiliaires de puéricultures, agents techniques, médecins, psychologues et psychomotriciens, de puéricultrices de secteur qui se rendent au domicile des patientes, ainsi que de sages-femmes intervenant en maternité et à domicile. J'insiste sur le terme « domicile », car il est très compliqué d'accompagner les femmes enceintes ou récemment accouchées qui n'en ont pas.

Nous avons mis en place deux dispositifs dédiés aux femmes sans domicile : une PMI hors les murs qui accueille environ 450 personnes par an, et un centre de protection maternelle situé à l'Hôtel-Dieu, où les femmes enceintes sans abri peuvent être suivies jusqu'à trente-deux semaines d'aménorrhée, soit environ huit mois de grossesse. La prise en charge des femmes à la rue s'inscrit dans nos dispositifs dédiés, mais elle devient de plus en plus une réalité pour nos centres de PMI et nos professionnels sur le terrain. Ce constat est évidemment lié au contexte national et parisien marqué par l'augmentation du nombre de personnes sans domicile et par la saturation de l'hébergement d'urgence. Nos équipes nous signalent de plus en plus une forte précarité et des situations complexes, qui rendent le suivi classique de la PMI de plus en plus difficile. Il est par ailleurs plus compliqué de se placer dans une démarche universaliste dans le cadre de la PMI, puisque nous devons de plus en plus nous concentrer sur les femmes les plus précaires. Cette démarche est assez logique, mais également contradictoire au regard de notre objectif.

Nous peinons à documenter l'augmentation du nombre de femmes à la rue. Nous constatons une hausse du nombre de femmes jeunes, voire très jeunes, et de femmes migrantes rencontrant des problématiques de psychotraumatismes. Nous sommes confrontés à des situations d'hébergement contre service, d'emprise, de protecteurs et de prostitution qui entraînent des grossesses non désirées et des risques accrus de VIH et d'infections sexuellement transmissibles. En effet, nous constatons que bon nombre de personnes migrantes arrivent en France sans VIH, mais le contractent après quelques mois sur le territoire.

En matière de santé sexuelle, nous observons une augmentation significative du public très précaire reçu dans nos centres de santé sexuelle, centres gratuits d'information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD), souvent confronté à des violences sexistes et sexuelles. Nos sages-femmes de PMI rencontrent quotidiennement des femmes enceintes à la rue, ce qui rend les visites à domicile impossibles, alors même que cette impossibilité occasionne des risques majeurs pour l'enfant, pour la femme et pour le lien d'attachement entre le parent et son bébé.

Les enfants arrivent souvent en PMI en étant hyperactifs, accompagnés de leur mère épuisée. Ces contrastes sont très compliqués à gérer en termes d'attachement et de positionnement de chacun dans la relation.

Aujourd'hui, entre 20 et 30 % des femmes suivies par nos sages-femmes de PMI sont sans domicile dans les deux tiers de données effectivement renseignées. Dans nos centres, on observe que les mères mettent parfois plusieurs heures pour se rendre à leur rendez-vous en raison de leur éloignement géographique. Elles sont parfois hébergées très loin, mais elles prennent tout de même la peine de se déplacer. Par exemple, une PMI a signalé que 10 % de son public était sans abri, tandis qu'une autre a observé que sur une semaine, trois enfants sur sept accueillis en consultation médicale, puis sept enfants sur quatorze n'avaient pas de domicile. Dans une autre PMI, on a observé que 62 % de mères étaient en situation de rupture d'hébergement ou étaient en centre d'hébergement d'urgence. Je n'ai pas nécessairement pris en compte les PMI rencontrant les difficultés les plus majeures en termes de territoire. Les situations sont très aléatoires à Paris.

À titre d'exemple, nous avons rencontré une jeune mère de 23 ans à la rue qui a dû hospitaliser son enfant de trois mois. Elle a ensuite bénéficié d'un logement par le 115. Depuis, la famille est retournée à la rue. L'enfant est âgé de moins de six mois.

Dans le même temps, nous avons rencontré une jeune femme ivoirienne de 19 ans en maternité à cinq mois et demi de grossesse. Elle dormait à la rue, ou dans des hôtels de banlieue lorsqu'elle avait la chance d'avoir pu contacter le 115. Sa première consultation de grossesse a été très tardive, à vingt-six semaines d'aménorrhée. À trente semaines d'aménorrhée, nous sommes parvenues à faire une sérologie, qui s'est avérée positive au VIH. Nous avons pu orienter cette jeune femme vers le CHU maternel d'Ivry, qui accueille des femmes avec enfants. Elle a pu bénéficier d'un accompagnement par une sage-femme de PMI, d'un suivi psychologique, et d'un lien avec une infirmière pour une PMI spécialisée sur le site. Ces exemples montrent que lorsqu'un hébergement est disponible, la prise en charge des personnes peut être améliorée.

Je vais maintenant laisser la parole à ma collègue pour partager son expérience de terrain.

Véronique Boulinguez, sage-femme PMI hors les murs de la Ville de Paris. - Merci de m'avoir invitée. Je vais vous présenter les actions menées par la PMI hors les murs, ainsi que les difficultés rencontrées. Je me déplace sur l'ensemble du territoire parisien en fonction des besoins : campements, squats, gymnases, maraudes, toujours à la demande de nos partenaires. Je pense notamment à l'unité d'assistance aux sans-abri de la Ville de Paris. J'assure également une permanence hebdomadaire dans quatre accueils de jour.

La précarité, nous le savons, constitue un facteur de risque de mortalité périnatale. Pourtant, trop de femmes enceintes dorment encore à la rue. Cet hiver, j'ai recueilli plusieurs témoignages de mères dormant dans des locaux poubelles avec leurs enfants.

Plus les temps de rue s'allongent, plus les douleurs somatiques liées aux conditions de vie augmentent, s'ajoutant aux signes de psychotraumatismes. Ce qui me frappe le plus, c'est le stress permanent et répété que vivent ces femmes, conduisant souvent à un état anxieux dépressif. C'est d'autant plus vrai que les femmes enceintes voient d'autres mères avec leurs bébés dans les accueils de jour. Elles comprennent alors que la naissance de leur enfant ne garantira pas un hébergement. Nous savons maintenant que le stress chronique a également des effets sur le bébé à naître, compliquant la parentalité et épuisant les femmes.

Chaque situation rencontrée en maraude ou en accueil de jour nécessite généralement d'initier un suivi médical. À Paris, nous avons la chance de disposer de centres médico-sociaux et de PASS (permanence d'accès aux soins de santé) pour orienter les femmes vers les PMI. Cependant, je rencontre de plus en plus de femmes revenant de province, nécessitant de recommencer le suivi médical ou psychologique. Il nous faut souvent trouver une solution de mise à l'abri. Dans ce contexte, le réseau de partenaires est très précieux. Toutes les femmes disposent de mon numéro de téléphone, et elles n'en abusent jamais.

L'ouverture du CPM Cité (Centre de protection maternelle) en 2019 a énormément facilité mon travail. J'assure le premier entretien pour ces femmes enceintes. Elles sont ensuite vues dans les quinze jours suivants. Au CPM Cité, l'accueil et l'attention portée à leurs conditions de vie leur permettent de se sentir vraiment reconnues. Elles apprécient le suivi proposé. Mes collègues de la PMI, que je sollicite régulièrement, m'apportent une aide très précieuse.

Nous faisons sans cesse face à des décalages entre les préconisations médicales et ce que nous pouvons réellement mettre en place. Comment préconiser le repos à une femme enceinte sans hébergement ? Comment remplacer les visites à domicile, si utiles ? Comment suivre les recommandations pour le diabète si la femme ne peut pas cuisiner ou se rendre dans les restaurants solidaires, parce qu'elle est terrorisée par les éventuels contrôles dans les transports ?

Après l'accouchement, les familles sont hébergées pendant trois mois, mais subissent souvent des ruptures. Parfois, au bout d'une semaine, une femme revient avec ses bagages, épuisée, le bébé sous le bras, en attente d'un renouvellement de son hébergement. C'est l'occasion pour moi de revoir son dossier, de vérifier les ordonnances, et de constater que toutes les informations n'ont pas été bien comprises. Les multiples informations administratives et médicales ne peuvent pas toujours être intégrées correctement par ces mamans. Par exemple, certaines femmes n'ont jamais entendu parler de visite postnatale, de rééducation du périnée, ou de frottis. Le mot « contraception » n'est pas toujours compris non plus. Il nous faut réexpliquer et aider à prendre les rendez-vous. Elles ont aussi besoin d'aide pour prendre les rendez-vous.

J'ai la chance que chaque accueil de jour ait accepté de créer un partenariat avec la pharmacie du quartier, ce qui facilite mes prescriptions. Malheureusement, certaines femmes revenant des urgences hospitalières n'ont pas pu passer par la pharmacie centrale, parce qu'elle était fermée la nuit, par exemple. Nous essayons de les dépanner autant que possible pour leur éviter d'avoir à retourner à l'hôpital.

Contrairement aux idées reçues, choisir d'allaiter n'est pas simple, pour de multiples raisons. Ces femmes sont notamment exposées au regard des autres dans l'espace public. La Semaine mondiale de l'allaitement maternel, que je coordonne pour la PMI, mobilise chaque année les professionnels, les accueils de jour, et les centres d'hébergement. Le thème de cette année est de réduire les inégalités et de soutenir l'allaitement pour tous.

La très grande majorité des femmes ont subi des violences sexuelles. Rares sont celles qui ont bénéficié d'un examen gynécologique ou d'un dépistage. Les accueils de jour, où les femmes passent beaucoup de temps, sont des lieux propices pour travailler sur l'information et la prévention. Les ateliers que nous y menons avec l'association Élan interculturel, utilisant une pédagogie non formelle comme le théâtre, captent l'attention des familles en proie à beaucoup de stress.

J'aimerais également attirer votre attention sur la difficulté à rencontrer des travailleurs sociaux. Dans tous ces accueils de jour, les délais d'attente s'établissent à un mois et demi, trois mois, parfois plus. L'instabilité de l'hébergement complique le suivi médical, retardant parfois des interventions chirurgicales en gynécologie. Il est difficile de prendre des rendez-vous sur des applications numériques telles que Doctolib avec des téléphones prépayés. Les femmes accompagnées d'enfants sont parfois refusées en consultation. L'inscription à l'hôpital reste compliquée sans domiciliation ni papiers d'identité. L'absence de solution pour le suivi des femmes arrivant avec un visa, mais sans argent, est problématique. Par ailleurs, la rééducation périnéale avec une aide médicale est souvent refusée en libéral. Les hébergements ne sont pas toujours adaptés pour les femmes sortant de maternité, et l'hébergement en couple n'est pas toujours possible. Parfois, seule la femme peut être hébergée, mais pas son conjoint. Enfin, il m'arrive d'être confrontée à des choix impossibles : si un enfant arrive dans un accueil de jour en ayant la varicelle, doit-on lui demander de sortir pour protéger les femmes enceintes, ou doit-on demander à ces dernières de retourner à la rue ?

Merci pour votre écoute.

Isabelle Susset. - En conclusion, permettez-moi de partager quelques préconisations élaborées avec mes collègues des services.

Il est tout d'abord crucial de favoriser l'hébergement de longue durée pour les femmes enceintes ou avec des nouveau-nés et potentiellement avec leur conjoint. Inspirons-nous du modèle du CHU d'Ivry, qui permet aux femmes de venir avec leurs enfants. Certaines refusent les hébergements proposés si elles doivent être séparées de leur conjoint. Il est essentiel de sécuriser cet hébergement spécifique.

Deuxièmement, il est essentiel d'assurer un parcours de soins dès la sortie de maternité. Les femmes devraient quitter la maternité avec des rendez-vous déjà fixés en PMI, avec un pédiatre pour les premières consultations, et pour pouvoir mettre en place le suivi gynécologique des femmes post-accouchement, souvent négligé, notamment la rééducation périnéale. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de les perdre de vue, avec rupture de soins.

Il est également important de renforcer les équipes d'intervention mobile - les équipes « d'aller vers » - et de coordonner les acteurs. En effet, nous sommes nombreux à intervenir, mais nous peinons à répondre à tous les besoins. La coordination est un défi permanent des politiques publiques en France, mais elle reste centrale.

Enfin, facilitons l'accès aux aides et aux transports. De nombreuses aides existent, mais nous pourrions réfléchir à de nouveaux dispositifs comme le « Pass Navigo des mille jours » que suggère Véronique Boulinguez. Les déplacements multiples entre les hébergements, les soins médicaux, les PMI, et les restaurants solidaires deviennent impossibles sans un soutien financier aux transports.

Je vous remercie.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Enfin, nos dernières intervenantes du réseau de périnatalité Solipam vont nous exposer les problématiques soulevées par l'accès aux soins des femmes enceintes, des femmes ayant récemment accouché et de leurs nouveau-nés, ainsi que les actions menées par Solipam pour mieux les accompagner.

Clélia Gasquet-Blanchard, directrice de Solipam. - Je vous remercie de nous entendre et de l'intérêt que vous portez à ce sujet. Nous vous sommes reconnaissantes de vous préoccuper des violences vécues par ces femmes. Ces situations sont également violentes pour les équipes qui les accompagnent, tant elles peinent à pouvoir avoir une action soignante à destination de ces femmes. Je précise que j'englobe dans le soin ce qui relève tant du travail médical que de l'accompagnement social.

Puisque vous m'en donnez l'occasion, je présenterai succinctement Solipam, les difficultés rencontrées par les femmes enceintes en situation de rue ou d'errance résidentielle - qu'on peut qualifier d'« hyper mobilité » - et ce qu'elles impliquent : l'empêchement des prises en charge qui met à mal les relations de soin ; la dégradation sévère de leur état de santé et de celui de leurs enfants ; et l'assignation de ces femmes à la monoparentalité. Nous reviendrons plutôt sur les recommandations dans le cadre de la discussion qui suivra.

Le réseau de santé Solipam existe depuis 2006 et fait suite au constat de professionnels de terrain inquiets du nombre croissant de femmes enceintes en situation de grande précarité à Paris. En effet, une grossesse à la rue est une urgence médicale.

L'ARS Île-de-France finance la constitution de ce réseau de santé, et n'a eu de cesse de le soutenir. Initialement parisien, ce réseau associatif s'est régionalisé en 2012, pour des raisons liées à l'hyper mobilité notamment.

Il a pour mission la coordination du parcours médico-social des femmes enceintes en situation de précarité, jusqu'aux trois mois de l'enfant né. Cette prise en charge s'effectue par une équipe d'assistantes sociales et sages-femmes travaillant en binôme, en vue d'essayer de sécuriser l'hébergement, l'accès aux droits et le suivi de grossesse. Pour ce faire, l'équipe facilite l'accès et le maintien dans des soins adaptés de la femme enceinte et de son ou de ses enfants et assure le lien entre les différents professionnels et la famille.

Entre 2006 et 2023, la file active croit de même que les difficultés de suivi, en raison d'une mobilité forte à l'échelle régionale de ces femmes. Elle rend de plus en plus difficile leur ancrage dans un lieu, et donc la possibilité d'une prise en charge. La situation que je vous présente est bien en deçà de la réalité actuelle sur le terrain, car le réseau Solipam est loin d'accompagner l'ensemble des femmes qui en auraient besoin.

En 2023, 549 femmes ont été accompagnées pendant en moyenne 175 jours. La file active du réseau comptait 727 femmes, en augmentation de près de 10 % par rapport à 2022.

Les demandes proviennent, pour moitié de femmes qui nous joignent par le biais d'un numéro vert, et pour l'autre de professionnels, en majorité des départements de Paris, de la Seine-Saint-Denis et du Val-d'Oise. À eux seuls, ces trois départements représentent 76 % des demandes. Les principaux professionnels qui nous sollicitent sont les associations, les PMI, les maternités et les services sociaux de secteurs.

Ces femmes sont en moyenne âgées de 29 ans. Elles sont primipares dans 37 % des cas et majoritairement seules ou en couple sans enfant.

Plus de 50 % des femmes présentent des suivis de grossesse sous-optimaux si l'on se réfère aux recommandations de 2022 de la Haute autorité de santé. Ces derniers s'expliquent par un recours tardif aux soins, voire un non-recours aux soins en amont de leur prise en charge par Solipam.

En effet, les femmes sont orientées ou nous contactent aux alentours de vingt-deux semaines d'aménorrhée, soit à mi-parcours de leur grossesse. Ce recours tardif se couple aux difficultés d'accès aux droits, alors qu'elles pourraient bien souvent en bénéficier. 52 % des femmes suivies ne bénéficient d'aucune couverture maladie ; 29 % d'entre elles n'ont pas de domiciliation administrative, alors que celle-ci constitue la première étape essentielle pour accéder aux droits.

La situation d'une vie à la rue empêche le bon déroulement d'une grossesse. Au moment où je vous parle, les possibilités de prise en charge sont toujours plus contraintes. Il est impossible d'héberger en urgence certaines femmes enceintes de plus de sept mois et des nouveau-nés de moins de trois mois, malgré leur « sur-priorisation » selon les critères du 115. Avant sept mois de grossesse et après trois mois de vie de l'enfant, on ne peut rien faire. Nous sommes alors confrontés à des situations de remise à la rue, que vous connaissez très bien.

Le nombre de femmes en situation de rue suivies par le réseau est passé de 38 % en 2022 à 53 % en 2023. Il induit un hébergement chez des tiers, le mode d'hébergement principal des femmes suivies - pour 42 % d'entre elles - à l'entrée dans le réseau. Il s'associe souvent à l'incertitude de sa pérennité - risque de mise à la rue à l'arrivée de l'enfant - et porte son lot de violence : esclavage domestique, entrée forcée dans la prostitution... Les ruptures d'hébergement sont fréquentes ; certaines femmes ont connu jusqu'à quarante hébergements par les SIAO, dont le Samusocial, référencés pendant leur grossesse. Lorsqu'elles sont finalement hébergées par le 115, cet hébergement est morcelé : deux nuits dans le 93, trois nuits à la rue, puis cinq nuits dans le 78... Cette hyper mobilité rend impossible un suivi de grossesse serein.

Cette hyper mobilité a également pour conséquence un suivi de grossesse tardif et tronqué, qui participe à une errance dans le soin. Nous rencontrons des difficultés très sévères à l'inscription en maternité, en raison des « tensions RH » qui y existent. Elles impliquent des transferts en fin de grossesse, quand enfin l'hébergement est stabilisé et qu'un lieu de suivi peut être mis en place.

Ce phénomène occasionne aussi un impact direct pour le système de santé, déjà en difficulté. L'errance force souvent les femmes, en cas de nécessité de soins, à un recours aux urgences, point d'entrée en maternité, sans « parcours coordonné » de soins possible.

Cette dynamique gonfle le flux des services d'urgences où la réponse des soignants ne peut parfois être autre qu'un tri réifiant de patientes déjà en souffrance psychique en raison de leur errance, ce qui met à l'épreuve l'éthique en pratique du soin.

Dès lors, cette dégradation des possibilités d'accompagnement participe aussi aux violences que peuvent vivre ces femmes dans leur relation aux soignants. Surtout, elle entraîne une perte de chance considérable pour la santé de ces femmes et celle du foetus.

Durant la prise en charge à Solipam, 25 % des femmes sont hospitalisées. 23 % affichent un état de santé altéré qui rend leur grossesse à risque : utérus multicicatriciel, utérus polymyomateux à risque de nécrobiose, augmenté pendant la grossesse, hépatite B, diabète de type II, etc. 30 % d'entre elles connaissent des complications médicales durant la grossesse : retard de croissance intra-utérin, prééclampsie, diabète gestationnel et insulinodépendant, difficilement compatible pour son traitement avec une vie à la rue. Le taux de césarienne de cette population, en 2023, s'établissait à 36 %. Il s'élève à 21 % en population générale. Le taux de prématurité s'établit à 13,5 % contre un taux national de 7 %. En 2023, nous avons été confrontés à la réhospitalisation de huit nouveau-nés, à un décès maternel et à quatre morts foetales in utero entre vingt-deux et trente-huit semaines d'aménorrhée.

Ces états de santé physique dégradés sont à mettre en lien avec la dégradation de la santé psychique de ces femmes, encore trop difficilement mesurable pour notre réseau, mais aussi de façon générale. Seulement 65 % des femmes du réseau ont accès à une consultation postnatale. Cette situation est à mettre en lien avec l'augmentation du nombre de femmes victimes de violences conjugales, mais pas seulement. L'enquête DSAFHIR (Droits, santé et accès aux soins des femmes hébergées immigrées et réfugiées en Île-de-France), financée par l'ANR et conduite en 2020, met en avant le fait suivant : dans les violences déclarées par les femmes hébergées dans les hôtels du 115, si une femme sur quatre a connu des violences pendant le parcours migratoire, c'est une femme sur deux qui déclare avoir subi au moins une forme de violence depuis son arrivée en France.

Rappelons qu'aujourd'hui, la première cause de décès maternel, selon la dernière enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (ENCMM), est le suicide maternel qui représente 17 % de cette mortalité. Les femmes décédées par suicide étaient pour 95 % d'entre elles nées en France. Une femme décédée sur trois était en situation de vulnérabilité sociale.

Sans logement, face à l'impossibilité d'une existence décente, ces femmes ont néanmoins la charge de l'éducation, du travail domestique. Ces situations entravent leur possibilité d'assurer à leurs enfants de grandir sereinement et en bonne santé. Cette situation contribue à créer de l'anxiété, de la fatigue psychique, et entraîne un risque d'entrée dans une dépression post-partum. C'est ce sujet que nous investiguons dans l'enquête Reperes (Recherche sur la périnatalité et l'errance résidentielle) financée par l'ARS et menée avec le Samusocial.

Permettez-moi de vous lire un compte rendu d'observation dans un espace solidarité insertion (ESI) :

« Paris 18e, mars 2022,

En consultation avec une sage-femme :

Femme rencontrée une semaine après son accouchement par césarienne nous raconte : après son séjour à la maternité, elle est hébergée avec sa famille en hôtel 115 à Saint-Ouen-l'Aumône pour trois jours. La chambre n'est pas renouvelée. Elle doit sortir de l'hôtel le matin, six jours après son accouchement. Retour à la rue. À 18 heures, la chambre (la même) lui est de nouveau attribuée, occasionnant un aller-retour Saint Ouen-l'Aumône-Paris-Saint-Ouen-l'Aumône en transport en commun avec ses trois enfants.

Deux de ses enfants sont scolarisés dans le 18e arrondissement. Elle a fait une hémorragie importante à sa sortie de maternité et s'est retrouvée dans l'impossibilité d'emmener ses enfants à l'école, mais aussi d'aller consulter. Elle finit par appeler le 15 qui lui propose de l'hospitaliser. Sans possibilité de faire garder ses enfants, elle refuse. On lui prescrit un traitement.

Le 115 lui a adressé une nouvelle proposition d'hébergement, à Massy-Palaiseau, à plus d'une heure de transport en commun.

Son conjoint est parti, nous dit-elle, fatigué des allers-retours du 115. »

Cette séparation des couples est souvent le fait de contingences liées tantôt à l'invisibilisation du conjoint afin d'obtenir un hébergement pour la femme et les plus jeunes enfants, au départ volontaire du conjoint ou à la mise à l'abri de la femme lors de situation de violence. Elle participe à assigner à ces femmes une monoparentalité éreintante, parfois très risquée. Elle se traduit jusque dans le corps de ces femmes fragilisées.

Dès lors, ce contexte masque que nombre de ces femmes vivent en couple avec leurs enfants. Les conjoints sont présents, essaient de les protéger, d'accompagner leur grossesse. Dans une recherche conduite en 2014, nous avons montré que la présence du conjoint auprès des femmes suivies par Solipam est un facteur protecteur contre le risque de prématurité et de césarienne. Elle est le rempart protégeant la femme durant sa grossesse, souvent en défaut d'étayage social.

En brisant la possibilité de l'intimité familiale, en augmentant la mobilité des femmes, c'est aussi l'enfance entourée et étayée de plusieurs adultes qui est empêchée. Si cette mesure assure une protection initiale contre les violences qu'elles et leurs enfants pourraient subir, elle peut inversement briser beaucoup de familles.

Je conclurai ma prise de parole par les vers de Jeanne Benameur illustrés par la photo d'une jeune fille, Kimora, fière d'être photographiée devant sa mère poussant sa petite soeur, traversant toute l'Île-de-France pour un rendez-vous médical, pour nous rappeler à toutes et tous la poésie des liens qui existent dans la lutte impérieuse de ces femmes qui donnent la vie et l'accompagnent, quelles que soient leurs conditions d'existence.

« L'enfance de nos mères

est une terre sans aveu

nous y marchons pieds nus.

[...]

Trouver pour chaque mot

sa forme véritable

c'était le lent travail

des mères

elles apprêtaient le monde

pour nous.

Nous ne savions rien

de leur besogne silencieuse.

[...]

Aucune carte n'indique

le lieu

elles sont restées

sur les seuils lointains

attentives

comptant les pas qui nous séparent

et puis ne comptant plus

dérobant leur visage

à notre inquiétude.

[...]

En silence

lentement

dans les pages

qu'elles ne liront jamais

nous écrivons

nous habitons. »

Dominique Vérien, présidente. - Merci à toutes et tous pour votre participation à nos travaux et pour vos propos très éclairants.

Je me tourne vers mes collègues rapporteures. Qui souhaite intervenir ?

Agnès Evren, rapporteure. - Merci infiniment. C'était très riche et éclairant.

Il est insupportable d'entendre qu'avoir un enfant ne constitue pas une garantie pour être abritée.

Je suis élue de Paris. Nous voyons, hélas, de plus en plus de femmes avec leur bébé à la rue. C'est presque devenu normal. Ces situations ont cours dans l'indifférence générale. Il est difficile de s'y résoudre, mais il est vrai que Paris est devenu un lieu de refuge. On y voit de plus en plus de campements, de gymnases et d'écoles se transformer en hébergement, étant donné qu'il n'y a plus de place nulle part.

L'État a donc établi des critères de vulnérabilité qui placent en quelque sorte les différents publics en concurrence. Cependant, il est évident que ces critères de priorité ne sont pas respectés. Comme vous l'avez mentionné, des femmes peuvent être à la rue avec un nouveau-né. C'est inacceptable. Je suis convaincue que nous sommes confrontés à un véritable sujet d'organisation territoriale et de logement, car le problème fondamental relève de la crise du logement.

Mais comment les actions s'organisent-elles avec l'État ? La Ville de Paris doit se charger des enfants de moins de trois ans, tandis que l'État est responsable de l'hébergement d'urgence. Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Je vous interroge en tant qu'élue du 15e arrondissement, d'autant plus que lors de notre précédente audition, le préfet nous avait assuré que tout se passait bien. Recevez-vous réellement l'aide de l'État à Paris ?

Isabelle Susset. - Je ne pourrais pas parler pour mes collègues de la Direction des Solidarités sur le sujet de l'hébergement d'urgence. Sur le sujet de la périnatalité, nous sommes aidés financièrement dans le cadre du Pacte des Solidarités et de l'ancienne Stratégie Pauvreté. Ensuite, ce sont plutôt les professionnels de terrain qui savent qu'ils peuvent trouver une aide à tel ou tel endroit.

Nous travaillons beaucoup avec les associations, et notamment avec Utopia, sur la place de l'Hôtel de Ville, mais pas nécessairement en direct avec les services de l'État. Nous sommes tout de même confrontés à une forte séparation sur le volet opérationnel.

Luc Ginot. - J'ai observé un débat classique lorsque j'ai pris mes responsabilités actuelles : l'hébergement des femmes enceintes et des enfants relève-t-il d'une responsabilité locale au titre de la PMI, ou au titre de l'hébergement ? Le préfet et l'ARS ont considéré qu'il était largement nécessaire de dépasser ce débat et ne pas s'enfermer dans un jeu de ping-pong, de renvoi des responsabilités qui peut exister dans certains endroits.

En réalité, je crois que le préfet met en oeuvre une politique d'hébergement avec les moyens dont il dispose. Les équipes de PMI interviennent à Paris comme en Seine-Saint-Denis, comme ailleurs, en complément, de manière logique. L'ARS essaie d'assurer la jonction sur les questions qui relèvent de sa propre compétence. À mes yeux, le débat qui voudrait dire que « ce n'est pas moi, c'est l'autre » n'est pas au premier plan des discussions politiques en Île-de-France.

Agnès Evren, rapporteure. - J'ai souvent entendu Anne Hidalgo, la maire de Paris, dire qu'elle ne pouvait rien faire, parce que le sujet relevait de l'État, qui ne fournissait pas les financements nécessaires pour éviter le déploiement de campements indignes d'une ville comme Paris.

Luc Ginot. - Je pense que les services suivent actuellement une approche concertée pour répondre à une préoccupation commune qui concerne à la fois le système de santé, les femmes, le système d'hébergement et l'ensemble du champ social. En tout cas, je n'ai jamais entendu, de la part des services de l'État, une déclaration affirmant que l'hébergement des femmes enceintes et des nouveau-nés ne relevait pas de leur compétence. Ensuite, il existe bien évidemment des compétences institutionnelles et des politiques publiques spécifiques.

Marion Mottier. - Je rappelle que Médecins du Monde agit sur tout le territoire métropolitain et en outre-mer, pas uniquement en Île-de-France. Notre troisième recommandation concerne un enjeu crucial : renforcer l'approche partagée qui fonctionne sur certains territoires, mais qui n'est pas présente à un niveau suffisant sur d'autres. Nous identifions des défis significatifs en termes d'hébergement, d'accès à l'eau, d'hygiène et de sanitaires.

Cette réalité territoriale de l'Île-de-France n'est pas uniformément partagée sur le reste du territoire.

Katell Olivier, coordinatrice régionale Médecins du Monde Pays de la Loire. - Je suis coordinatrice régionale pour Médecins du Monde en Pays de la Loire. Suite à une recherche scientifique dirigée notamment par Giulio Borghi, interne en santé publique, nous avons rencontré le conseil départemental de Loire-Atlantique, la Ville de Nantes, le CHU, l'ARS et la préfecture.

Nous avons eu des entretiens séparés avec chacun de ces interlocuteurs, et avons réfléchi avec eux ainsi qu'avec les femmes concernées, récemment accouchées ou enceintes et accueillies dans les structures 4i mentionnées précédemment. Au cours de nos réflexions collectives, nous avons convenu qu'il était indispensable de travailler ensemble. Nous avons pu partager à la fois les connaissances et les lacunes de chacun quant aux actions menées et à développer.

Nous avons réussi à réunir tous les acteurs autour de la table. Il y a un an, nous avons décidé que le Commissaire de lutte contre la pauvreté coordonnerait la réflexion et les actions visant à fournir des solutions aux femmes enceintes ou récemment accouchées vivant dans la rue, pour les années à venir. Ce travail est donc en cours avec les parties prenantes et une personne dédiée à cette coordination.

Nous avons commencé à déléguer. Nous partageons les réflexions en cours. Ce décloisonnement est absolument essentiel, et constitue certainement un exercice à long terme.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Madame Boulinguez, j'ai été très émue de voir le reportage dans lequel vous apparaissez sur France 5. En vous regardant, j'ai été frappée de constater qu'en toute circonstance, quelles que soient les conditions de vie de la mère, l'arrivée d'un enfant est merveilleuse. Il émanait de vous un rayonnement dans votre manière de vous adresser à la mère. Malgré toutes les difficultés rencontrées, vous manifestiez toujours le bonheur de l'arrivée de ce bébé. C'était extrêmement touchant.

Au-delà des coordinations, ma question concerne les services internes à notre collectivité. Depuis que nous travaillons sur le sujet, je m'interroge au sujet d'un grand absent dans le débat. Où est l'Aide sociale à l'enfance (ASE) ? Elle relève aussi de la compétence des départements, tout comme la Protection maternelle et infantile (PMI). Cette dernière la remplace-t-elle ? Est-il finalement préférable que l'ASE ne s'implique pas ? En effet, il me semble dramatique d'élever un enfant à la rue, mais je ne pense pas que la pouponnière et la séparation de la mère et de l'enfant soient judicieuses. Protégez-vous les mères d'une éventuelle intervention directive de l'ASE qui requerrait un placement rapide ? Où est l'ASE dans le collectif que vous formez autour de ces mères et de ces enfants ?

Isabelle Susset. - Je vous répondrai d'abord de manière institutionnelle, puis je laisserai mes collègues de terrain intervenir.

La PMI a parmi ses missions la protection de l'enfance, en lien avec l'Aide l'enfance (ASE). On en parle peu, parce que nous adoptons une approche universaliste. Nous n'avons pas pour objectif de surveiller les familles. Cependant, cette mission fait partie des compétences légales de la PMI. En tant que professionnels, nous avons pour obligation de signaler des informations préoccupantes et de procéder à des évaluations.

Par ailleurs, les informations préoccupantes pour les enfants de zéro à 6 ans sont traitées en collaboration avec les services sociaux et l'ASE, conformément aux compétences légales de la PMI. Notre objectif n'est pas forcément de retirer les enfants à leurs mères, mais de fournir tout l'étayage possible en amont. Celui-ci peut inclure des aides avant même qu'une situation ne devienne préoccupante : fournir des Travailleurs en intervention sociale et familiale (TISF), financer des travailleurs sociaux, et organiser des visites régulières à domicile par des puéricultrices et des sages-femmes. Nous offrons diverses aides pour éviter d'en arriver à des informations préoccupantes. Je parle ici de manière générale, pas uniquement des femmes à la rue. Quand la situation de l'enfant et de la famille le nécessite, nous intervenons.

En PMI, nous travaillons également avec l'Hôpital Mère Enfant de l'Est Parisien, qui propose des hospitalisations pour les mères et les enfants afin d'éviter la séparation en cas de fragilité psychique majeure de la mère. De nombreuses initiatives institutionnelles existent pour la protection de l'enfant. Bien que ce ne soit pas notre premier objectif, nous oeuvrons donc en faveur de la protection de l'enfance. Ce n'est pas parce qu'une femme est à la rue que nous allons automatiquement faire une information préoccupante, mais cela peut arriver.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Si je comprends bien, le fait pour un bébé d'être à la rue n'est pas en soi un motif pour transmettre une information préoccupante.

Véronique Boulinguez. - Il est essentiel d'avoir des inquiétudes bien fondées concernant le lien mère-enfant avant de transmettre une information préoccupante. Sinon, nous en ferions beaucoup trop. Cependant, nous utilisons volontiers les demandes de prise en charge par l'ASE. Elles sont souvent formulées par les travailleurs sociaux dans les accueils de jour. Elles occasionnent une prise en charge à l'hôtel avec un accompagnement social spécifique par le service social de secteur pour des familles nécessitant un suivi particulier. Bien sûr, elles ne peuvent pas être demandées pour toutes les familles, mais elles constituent une possibilité en cas de préoccupations.

Je me fais beaucoup aider par l'équipe famille de l'unité d'assistance aux sans-abri, qui travaille intensivement sur la protection de l'enfance pour les familles en errance. Dans ces cas, il peut être décidé de signaler une information préoccupante, voire de mettre en place un placement. Heureusement, ce n'est pas notre quotidien.

Sylvaine Devriendt, coordinatrice du programme « 4i » de Médecins du Monde Nantes. - Je travaille pour Médecins du Monde à Nantes. Je suis impliquée dans un programme visant les situations de logement indigne, insalubre, instable et informel. En Loire-Atlantique, le conseil départemental soutient le dispositif Femmes isolées avec un enfant de moins de trois ans à la rue (Fieer), destiné aux femmes isolées enceintes sans domicile ou avec un enfant de moins de trois ans. Ce dispositif finance plusieurs associations qui offrent un hébergement temporaire aux mères avec de jeunes enfants. Cependant, comme mentionné précédemment, les pères ne sont pas inclus dans ces dispositifs, ce qui pose problème, car ils ont un rôle crucial à jouer en tant que parents.

Actuellement, nous sommes confrontés à un manque criant de places disponibles. Elles ne répondent pas aux besoins globaux du territoire. Il en faudrait davantage. Le conseil départemental s'investit activement dans ces questions. Il participe à une cellule famille qui se réunit deux fois par mois avec l'hôpital, la préfecture et le SIAO pour évaluer la situation des femmes sortant de la maternité, celles qui y sont encore ou qui sont hébergées dans des structures temporaires avant de trouver un logement pérenne.

En outre, les mamans expriment une appréhension importante lorsqu'elles sont hébergées dans des hôtels du 115. Elles se sentent obligées de se faire discrètes de peur que leur enfant ne leur soit retiré à cause de leur situation de sans-abrisme. Cette crainte ressurgit à certains moments de l'année.

Nous avons récemment été confrontés à un cas de placement d'un bébé à la maternité, après une période d'observation de deux semaines par l'hôpital, en raison de problèmes particuliers. Les placements d'enfants sont extrêmement rares. Les conseils départementaux manquent souvent des moyens nécessaires pour fournir un soutien adéquat aux familles.

Nous rassurons les mères en leur expliquant que séjourner à l'hôtel et ne pas disposer d'un hébergement viable n'implique pas automatiquement un placement de leur enfant. En général, la réalité montre plutôt que les enfants qui subissent des violences restent souvent au sein de leur famille. Les placements hors du foyer familial sont rares dans notre département, bien que la situation soit critique. Cependant, le conseil départemental maintient fermement qu'il est primordial de préserver l'unité parent-enfant, même dans des conditions de logement précaires. Aucun placement n'est prononcé parce qu'il n'y aurait pas des conditions adéquates d'accueil de l'enfant.

Clélia Gasquet-Blanchard. - Je rejoins mes collègues. Nous avons été confrontés à des situations où des enfants ont été placés en pouponnière et où des allaitements ont été arrêtés. À Solipam, nous nous interrogeons beaucoup, car il semble que ce risque pour l'enfant ne soit pas dû à une incompétence maternelle. Placer ces enfants reviendrait à stigmatiser à nouveau ces femmes comme incapables d'être mères. En tant qu'acteur engagé dans l'éthique de nos pratiques, ce sujet nous préoccupe profondément quant à la mise en cause des compétences maternelles de ces femmes, alors que la problématique de fond est ailleurs.

L'Aide sociale à l'enfance est souvent influencée par l'orientation politique des conseils départementaux. Ainsi, à l'échelle régionale, nous ne sommes pas certains de recevoir le même accueil si nous devons signaler une situation préoccupante. Cela rend notre positionnement très délicat.

Laurence Rossignol, rapporteure. - C'est d'autant plus vrai que les mères que vous accompagnez sont souvent des étrangères en situation irrégulière. Les différents conseils départementaux n'appliquent pas la même politique d'accueil à l'égard de ces populations.

Véronique Boulinguez. - Je précise qu'il est arrivé que des mamans supplient que l'on prenne leur enfant parce qu'elles sont épuisées. Il est terrible d'en arriver là. On cherche alors une place d'hébergement en urgence, pour pallier cette fatigue maternelle.

Marie Mercier. - J'ai été maire d'une commune comptant un centre maternel et un foyer d'aide sociale à l'enfance. Malgré une alternance, la même politique a toujours été en vigueur, tant au sein de la commune que du département. Nous avons tous essayé de faire au mieux.

La photo qui est restée projetée après votre intervention, Madame Gasquet-Blanchard, me semble trancher avec le tableau de chiffres, projeté précédemment par l'ARS. Nous voyons ce paradoxe entre la vie, votre bienveillance, votre bonne volonté, tout ce que vous essayez de faire sur le terrain, et la suradministration caricaturale qui est en train de faire contagion dans notre pays depuis des années. Cette dernière a un coût. L'argent dépensé dans certains domaines ne le sera pas ailleurs.

Comment faire pour que, dès le départ, moins de personnes soient dans la rue ? Il nous faut en effet travailler à la source. Comment faire pour que les choses s'améliorent ?

Vous avez commencé à donner une explication en annonçant ce que vous mettez en place avec un coordonnateur. Simplement, n'allons-nous pas monter un comité administratif et ne plus avoir personne sur le terrain pour soigner, écouter, traiter et évaluer les politiques publiques ? C'est ce que nous faisons généralement en France. Ces constatations sont très insatisfaisantes. La situation ne s'est pas améliorée. Les cas que nous évoquons aujourd'hui augmentent. Vous n'y êtes pour rien, mais comment les corriger au mieux ?

Avons-nous besoin de moyens humains, de professionnels, de psychologues, de psychiatres, de médecins, de travailleurs sociaux ? Nous avons besoin de logements. Nous constatons les manques, mais vous, de votre côté, identifiez-vous des actions simples qui permettraient des passerelles plus rapides pour ces prises en charge ?

Luc Ginot. - Il m'a semblé normal de vous rendre compte, avec des chiffres, de ce que nous faisons de l'argent que vous nous attribuez.

Les expériences que nous présentons ici résultent souvent de propositions de l'administration ou de ses efforts pour décloisonner les services et sont toujours le fruit de discussions entre l'administration, les structures locales, et les collectivités. Vous pouvez constater une certaine fluidité dans notre collaboration.

Le projet Confluence d'Athis-Mons, que j'ai mentionné, illustre cette démarche. Cette expérience est le fruit d'une collaboration entre des acteurs associatifs et des collègues de l'agence, notamment Laurence Desplanques, présente à mes côtés : une question soulevée par les associations a été résolue conjointement par les services de l'État et l'ARS. La solution que nous avons inventée fonctionne. Nous couvrons plusieurs domaines, y compris la tuberculose et d'autres sujets que nous n'avons pas abordés aujourd'hui. Ainsi, nous utilisons les moyens que vous nous fournissez pour trouver de telles solutions.

C'est pour cette raison que j'ai mentionné l'Ondam, car nos actions dépendent des ressources que vous, les représentants nationaux, nous attribuez.

Notre rôle vise également à vous informer de nos difficultés et de l'absence de certaines réponses que nous cherchons encore.

Félicia Joinau-Zoulovits, présidente du réseau de santé périnatale Solidarité Paris Maman (Solipam) Île-de-France, cheffe de service de la maternité de Montfermeil. - Je suis gynécologue obstétricienne, chef du service de gynécologie obstétrique à Montfermeil en Seine-Saint-Denis. Je suis également présidente de l'association Solipam.

Je me permets d'appuyer l'intervention de l'ARS. Les regards croisés avec une administration à l'écoute des besoins du terrain nous sont utiles. Je n'interviens pas par démagogie aujourd'hui. Je suis un vrai acteur du terrain. J'assure des gardes et j'ai mis en place de nombreux dispositifs financés et élaborés avec l'ARS. C'est notamment le cas des unités d'accompagnement personnalisé dont Luc Ginot a parlé précédemment.

Vous le savez, l'hôpital public manque cruellement de moyens humains et d'attractivité pour faire venir des sages-femmes, des infirmières, des auxiliaires de puériculture, des médecins, qui veulent travailler de manière durable sur le terrain. Nous manquons d'effectifs qui prennent le temps de prendre en charge ces patientes.

Grâce aux échanges que nous menons avec l'ARS, et grâce à sa confiance, nous avons pu proposer des consultations plus longues, développer l'interprétariat, former les équipes au dépistage des vulnérabilités et des violences faites aux femmes. Nous avons pu prendre ce temps que nous n'avons pas habituellement en médecine, mettre en place des entretiens prénataux et postnataux précoces, dans une maternité au sein de laquelle nous étions exempts de moyens humains et financiers.

Personnellement, je me demande si l'État français veut vraiment accueillir des femmes migrantes. Il n'existe que très peu de liens entre la Drihl et le ministère de la santé. Nous parlons de logement ce matin. Pourtant, nous sommes tous des acteurs de la santé. Les vraies problématiques relèvent du logement et des financements alloués aux systèmes de soin.

Sur le terrain, nous donnons notre coeur, notre vie à nos métiers. L'État nous suit-il vraiment dans nos actions ?

Marie Mercier. - L'ARS, c'est l'État.

Katell Olivier. - Nous portons largement un enjeu de sécurisation de l'existant. Il est essentiel de trouver un équilibre entre les expérimentations et les innovations, fondamentales, mais aussi les moyens à donner à l'existant. Nous devons sécuriser les équipes, les professionnels qui interviennent sur le terrain. L'innovation ne doit pas être la réactivation d'actions qui ont été éteintes cinq ou dix ans auparavant, au risque d'épuiser les professionnels et les bénévoles, et de créer en permanence des ruptures dans le parcours des personnes engagées ou accompagnées. À un moment donné, les dispositifs s'arrêtent, et ce dont elles peuvent bénéficier s'écroule.

Parmi les pistes de réflexion, je recommande en outre de s'appuyer sur l'expertise et les compétences des personnes concernées. Cette réflexion commune permettra de répondre au plus près de leurs besoins. Parfois, on déploie beaucoup d'énergie à développer des réponses qui ne sont pas appropriées.

Enfin, on a beaucoup parlé ce matin de la démultiplication du « aller vers ». Si cette démarche est fondamentale, il est essentiel de s'interroger : aller vers où ? Où oriente-t-on ces personnes ? Nous avons également évoqué l'enjeu du droit commun et la vigilance à ne pas créer des circuits parallèles pour ne pas perdre les concernés, les professionnels et les bénévoles. Nous avons une vraie réflexion à mener à court, moyen et long terme, de manière sécurisée dans la durée pour éviter toute rupture des parcours.

Olivia Richard, rapporteure. - Merci infiniment pour vos témoignages, votre expertise et vos expériences.

Nous avons effectué plusieurs déplacements et je n'ai pas l'impression d'avoir observé une suradministration entraînant une perte de moyens. En revanche, comme certains d'entre vous l'ont dit, nous sommes confrontés à une multiplication des acteurs. Il en résulte un besoin de pilotage.

À Marseille, nous avons visité un centre mis en place par plusieurs associations spécialisées dans différents domaines. Elles se sont regroupées pour accueillir de manière flexible des femmes et des enfants. Cela montre bien la nécessité d'un pilotage et d'une mise en commun des expériences et des compétences spécialisées.

Vous avez abordé de nombreux sujets, et nous pourrions en parler toute la journée, mais je vais me concentrer sur quelques points. Lors de notre visite en Seine-Saint-Denis pour rencontrer vos collègues de Médecins du Monde, les difficultés d'accès à l'Aide médicale d'État (AME) nous ont été largement évoquées. Elles ne se limitent pas au tout numérique, mais incluent aussi des barrières administratives : la validité d'une seule année renouvelable, nécessitant des démarches constantes, l'absence d'attestation de dépôt de demande, et un délai moyen de deux mois pour aboutir. À cela s'ajoutent la barrière de la langue et la littératie en santé. Pouvez-vous nous en parler davantage ?

Monsieur Ginot, vous avez mentionné des chiffres concernant le programme « Un chez soi d'abord » à Paris, avec seulement 21 % de femmes prises en charge. Pourquoi 79 % des bénéficiaires sont-ils des hommes ? Nous avons rencontré des personnes qui n'ont pas seulement besoin d'un hébergement d'urgence, mais d'un hébergement durable. Pourquoi les femmes avec enfants, disposant d'un titre de séjour régulier, et éventuellement de sources de revenus grâce à leur conjoint, ne sont-elles pas prioritaires pour de tels dispositifs ? Des critères spécifiques sont-ils pris en compte ?

Enfin, vous indiquiez que les femmes enceintes se présentent en moyenne à vingt-deux semaines de grossesse. Je m'interroge donc s'agissant de l'accès à l'avortement. J'imagine que ces personnes sont confrontées à un retard dans la connaissance de leur grossesse.

Nous avons rencontré de nombreuses femmes lors de notre visite à l'Hôpital Delafontaine. Ce n'est pas nécessairement un réflexe, pour elles, de penser à l'avortement dans ces situations. Cependant, quand on a déjà deux enfants, qu'on vit à la rue et qu'on ne sait pas comment les nourrir, une troisième grossesse n'est pas toujours une bonne nouvelle. Identifiez-vous des actions à mener dans ce domaine ?

Marion Mottier. - Je sais que mes collègues de Saint-Denis vous ont déjà beaucoup parlé de l'AME. Il ne faut pas oublier qu'en France, l'accès au soin est d'abord conditionné à l'accès au droit. Il s'agit de la première barrière pour la plupart des publics que nous rencontrons. L'AME en est une illustration. Les pratiques sont très variables d'un territoire à l'autre et d'une caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) à l'autre.

La barrière numérique peut poser des difficultés, car il faut de plus en plus passer par un standard téléphonique, souvent très long. Vous mentionnez également les pièces complémentaires demandées par certaines administrations qui ne sont pas listées dans les documents initiaux. Ces demandes fréquentes sont souvent rapportées par nos programmes. Elles concernent notamment des papiers d'identité. Les pratiques varient considérablement d'une CPAM à l'autre, entraînant de nombreux retards dans l'accès à l'AME.

Une fois que les personnes obtiennent cette aide, le panier de soins est limité, certains soins sont soumis à un délai de carence de neuf mois. L'AME doit être renouvelée annuellement. Il existe beaucoup d'idées fausses qui voudraient que l'AME permette la prise en charge des soins de type cure thermale.

Il est crucial d'en avoir conscience. Je pense notamment à une dame souffrant d'un traumatisme au genou qui n'a jamais été soigné, et qui a dû attendre les neuf mois du délai de carence pour obtenir une prise en charge chirurgicale. Pendant cette période, seuls quelques bilans sanguins et démarches préliminaires pouvaient être effectués, mais la chirurgie elle-même était conditionnée par ces neuf mois d'attente. Ce constat pose vraiment la question d'un possible allongement du délai de l'AME.

Une nouvelle réforme de l'AME est en discussion, chez Médecins du Monde, nous restons vigilants et nous sommes préoccupés par certaines propositions allant vers plus de restriction de ce dispositif.

Clélia Gasquet-Blanchard. - La question de l'avortement se pose évidemment. Nous accompagnons les femmes qui le souhaitent. Nous l'évoquons également lorsqu'elles se présentent à nous en dehors des délais légaux. Nous avons pu procéder à des accompagnements d'IMG (Interruption médicale de grossesse) pour de grandes détresses maternelles.

Bien souvent, ces femmes ne réalisent pas qu'elles sont enceintes. Elles sont psychiquement mobilisées ailleurs. Lorsqu'elles vivent à la rue, avec plusieurs enfants, entre deux hébergements, elles n'ont pas accès à la contraception. Leurs conditions d'existence ne les aident pas à y penser.

Nous les accompagnons lorsqu'elles le souhaitent, mais un avortement représente pour certaines femmes en situation de grande errance une fin de prise en charge, parce qu'elles ne sont plus enceintes, et donc plus prioritaires. Nous rencontrons cet obstacle dans le cas de fausses couches également. Il arrive que des femmes sortent d'un hébergement d'urgence parce qu'elles n'appartiennent plus à un public prioritaire, juste parce qu'elles ne sont plus enceintes. Ce sujet nous inquiète beaucoup, bien qu'il ne nous empêche évidemment pas de parler d'avortement.

Parfois, ces femmes ne souhaitent pas avorter, parce que la grossesse est une bonne nouvelle, un élan de vie et d'espoir malgré les conditions de grande précarité. Cet élan de vie peut être plus fort que toutes les difficultés.

En revanche, nous vous indiquions que nous rencontrions souvent ces femmes à vingt-deux semaines d'aménorrhée. Dans ce contexte, nous sommes toujours en situation de gérer l'urgence, alors même que nous pourrions mettre en place des pratiques préventives bien plus tôt. Nous essayons d'y travailler, mais c'est très compliqué.

Dans les CHU périnataux, au sein desquels 1 000 places d'hébergement ont été créées pour ces femmes, les professionnels de santé observent des états de santé dégradés. En effet, les directeurs de ces centres nous indiquent rencontrer beaucoup de femmes post-partum avec des nouveau-nés présentant des petits poids de naissance, des retards de croissance intra-utérins, une grande prématurité. Ce constat s'explique par le fait que nous ne parvenons pas à faire des femmes enceintes une priorité lorsqu'elles sont en situation de précarité.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Quand on voit la somme des consignes données aux femmes enceintes actuellement et le décalage avec les femmes à la rue, il n'est pas étonnant que les bébés présentent de tels problèmes de santé dégradée.

Je précise que la position de notre collègue Marie Mercier sur la question de la suradministration est la sienne, et non celle de l'ensemble des membres la délégation. Nous réclamons en permanence des pilotages nationaux. Les politiques sociales, médico-sociales et sanitaires ne relèvent pas d'une forme de darwinisme « social ». La République exige des politiques d'État pour répartir les moyens de façon égalitaire sur le territoire. Nous saluons le travail de l'ARS en la matière.

Madame Joinau-Zoulovits, vous demandiez si l'État voulait vraiment accueillir les femmes migrantes. En tant que sénatrice de l'opposition, je ne le pense pas. Il craint un appel d'air : les femmes arriveraient intentionnellement en France en étant enceintes, ou y commenceraient une grossesse pour faire venir leurs proches. Je rapporte ici les fantasmes sur l'immigration que l'on entend à longueur de temps, qui se traduisent dans les politiques publiques.

Luc Ginot. - Le dispositif « Un chez soi d'abord » est le seul dispositif qui permet un accès direct au logement. Il nécessite des droits ouverts. Il exclut donc les personnes sans papiers et ne prend en compte que les « SDF classiques » que l'on peut imaginer dans une représentation simpliste. Cette population compte plus d'hommes que de femmes. Dans ce contexte, un taux de 21 % de femmes me semble déjà important. Je prends tout de même note de votre remarque, car nous n'avions pas approfondi ce point. Historiquement, ce dispositif vient de l'étranger et est adapté. Il fonctionne très bien pour de grands SDF souffrant de pathologies mentales, lorsqu'ils sont à la rue depuis longtemps, mais qu'ils ont des droits ouverts.

Dominique Vérien, présidente. - Disposons-nous de comparaisons avec d'autres pays sur l'accueil des migrants ? On parle souvent du Canada, qui serait une terre d'immigration. Je vois pourtant que ce pays n'est pas nécessairement plus solidaire que la France peut l'être. Pourtant, il ne subit pas les mêmes critiques que celles qui nous sont adressées. Quelles comparaisons pouvons-nous établir entre ce qui se passe chez nous et ailleurs, spécifiquement en ce qui concerne les femmes ?

Par ailleurs, pouvez-vous m'en dire davantage sur l'impossibilité de prendre un rendez-vous sur Doctolib avec un téléphone prépayé ?

Enfin, je retiens l'idée du Pass Navigo des 1 000 premiers jours dans un contexte d'hypermobilité des personnes en errance. Public Sénat a d'ailleurs réalisé un reportage montrant que cette mobilité permanente ne leur laisse pas le temps de faire autre chose que de se déplacer pour trouver un repas, un logement, une douche. Cette proposition a-t-elle déjà été envisagée à la région ?

Véronique Boulinguez. - S'agissant de votre dernière question, je ne le pense pas.

Ensuite, les téléphones prépayés sont souvent très sommaires et ne permettent pas d'y installer des applications accessibles par Internet. Par ailleurs, une certaine part de ces femmes ne maîtrise pas le français et n'est pas en mesure de le lire ou l'écrire. Il est compliqué de prendre des rendez-vous sur Doctolib dans ce cadre. Or de plus en plus de services demandent désormais de recourir à cette application ou ce site Internet.

Marion Mottier. - Il me semble que le Pass Navigo était par le passé inclus dans le panier de soin de l'AME en Île-de-France, mais qu'il en a été retiré. Je pourrai me renseigner pour plus d'informations à ce sujet.

Véronique Boulinguez. - Il existe encore, mais n'est pris en charge qu'à hauteur de 50 %. Le bénéficiaire doit tout de même payer le reste à charge.

Luc Ginot. - L'AME donne droit à une réduction sociale.

Nous sommes en train d'étudier les dispositifs de la loi immigration relatifs aux transports. Je ne sais pas si cette question a été affectée par la décision du Conseil constitutionnel. En tout cas, je sais que l'accessibilité au Pass Navigo à prix réduit pour les personnes bénéficiant de l'AME a fait l'objet d'un débat francilien.

Marion Mottier. - Je me permets de rebondir sur les téléphones prépayés. Cette question est liée plus largement au recours aux soins selon l'endroit d'où nous venons. On a tendance à reproduire ce qui nous a été enseigné, ou ce qu'on a vu nos parents faire. Ils prenaient des rendez-vous et on a appris à le faire également. Par ailleurs, le recours aux soins est différent en fonction des pays d'où l'on vient. Dans de nombreux pays, il relève de l'urgence : les individus se présentent physiquement sur le lieu de prise en charge et font la queue. Comment donner cette information aux publics que l'on accueille ? Ils doivent être accompagnés au parcours de soins. Celui-ci ne relève pas que d'une suite de rendez-vous, mais aussi d'une appropriation du transport, d'un repérage dans un hôpital. Ces établissements sont massifs en France. Ce n'est pas le cas partout dans le monde.

Cet enjeu est majeur dans les parcours individuels comme collectifs. La prise de rendez-vous numérique en est un symptôme parmi d'autres. Il est vrai qu'à l'heure du « tout numérique », les individus n'ont pas tous une maîtrise parfaite de l'outil.

Ce n'est pas toujours vrai selon les publics. La plus jeune génération peut être plutôt bien connectée, mais ces personnes ont tout de même besoin de maîtriser le français écrit.

Véronique Boulinguez. - Je vous remercie de votre réflexion concernant les urgences. Lorsque j'ai pris mon poste, il y a huit ans, je voyais des femmes qui se rendaient régulièrement aux urgences et dans différents hôpitaux. Elles étaient persuadées de bénéficier d'un suivi de grossesse. L'ouverture du CPM Cité et l'information à son sujet diffusée dans les différents hôpitaux parisiens ont permis d'y adresser toutes les femmes qui se présentaient aux urgences à moins de sept mois de grossesse. De ce fait, je ne les vois plus aller de services d'urgence en services d'urgence. Leur prise en charge est désormais bien plus rapide.

Katell Olivier. - Vous nous interrogiez sur la situation des femmes à l'étranger. En tant qu'actrices de Médecins du Monde France, nous ne sommes pas nécessairement légitimes à vous donner des informations. Vous pourriez vous rapprocher du réseau de Médecins du Monde, si vous souhaitez obtenir plus d'informations.

Dominique Vérien, présidente. - Il me semble intéressant de disposer de cet état des choses pour faire du droit social comparé.

Luc Ginot. - Je pense que l'approche épidémiologique est plus documentée à l'étranger qu'en France. De nombreuses publications portent sur des comparaisons, tant en Grande-Bretagne qu'aux Pays-Bas ou aux États-Unis. Des analyses traitent des liens entre l'état de santé et le type de parcours. De là à dire que cela traduit des politiques différentes, je serais moins affirmatif.

Dominique Vérien, présidente. - À Strasbourg, une expérimentation a été menée sur les femmes enceintes en situation de précarité. Des produits bio leur ont été livrés, pour voir si leur consommation améliorait l'état de santé des concernées. En effet, ces femmes n'ont pas la possibilité de se nourrir sainement.

Il me reste à vous remercier pour cette table ronde très riche, variée, complémentaire. Je vous remercie également pour votre engagement. Grâce à vous, la situation de ces femmes est moins difficile. Nous allons essayer d'ajouter une petite pierre à cet édifice. Merci beaucoup.

Table ronde sur la situation des enfants dans la rue

(23 mai 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur les femmes dans la rue avec les quatre rapporteures nommées par la délégation sur cette thématique : Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, bien souvent avec des enfants. Nous avons choisi de mettre le focus sur ces derniers aujourd'hui.

Chaque nuit, en France, près de 3 000 enfants dorment dans la rue, sous une tente ou dans un abri de fortune.

Lorsque nos rapporteures se sont rendues en Seine-Saint-Denis début mai, Interlogement 93 - collectif d'associations qui gère le 115 dans le 93 - leur a indiqué que le soir même, 783 personnes allaient rester à la rue malgré leur appel à l'aide et, parmi elles, 281 enfants mineurs, dont 112 enfants de moins de 3 ans.

Toutes les semaines, les chiffres publiés par Interlogement 93 se ressemblent : plus de 200 enfants mineurs restent à la rue malgré une demande auprès du 115, dont une centaine d'enfants de moins de 3 ans, pour le seul département de la Seine-Saint-Denis.

En Île-de-France, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené les préfets à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de 3 ans ne relèvent que du niveau 3 de priorité. Elles ne sont donc pas assurées d'obtenir une place en hébergement d'urgence et un toit pour leurs enfants. Et malgré ces critères de priorité, de plus en plus de femmes enceintes ou vivant avec un nouveau-né se retrouvent sans solution d'hébergement.

À l'Hôpital Delafontaine de Saint-Denis, où nos rapporteures ont pu discuter avec des soignants et des familles, la maternité n'a d'autre solution que de garder, parfois pendant plusieurs semaines après l'accouchement, des mères et leurs bébés, refusant de les remettre à la rue.

Même lorsqu'un hébergement d'urgence est proposé aux familles, majoritairement en hôtel social, ces lieux, souvent surpeuplés, voire insalubres, ne sont pas adaptés à des enfants.

Ces situations ne touchent pas que l'Île-de-France : des métropoles comme Lyon, Toulouse, Rennes, Bordeaux ou Lille sont également concernées.

Afin de nous apporter un éclairage sur ces questions, nous entendons ce matin :

- Julie Lignon, chargée de plaidoyer sur les questions de lutte contre la pauvreté infantile à Unicef France - ONG que nous recevons régulièrement à la délégation et qui alerte depuis plusieurs années sur l'explosion du nombre d'enfants sans abri, et Mina Stahl, chargée de relations avec les pouvoirs publics ;

- Raphaël Vulliez, porte-parole du collectif Jamais sans toit, créé à Lyon en 2014 pour mettre à l'abri, dans des écoles, des enfants sans domicile ;

- et Anina Ciuciu, avocate et marraine du collectif #ÉcolePourTous, qui se mobilise pour les enfants vivant en bidonvilles, squats, hôtels sociaux ou aires d'accueil, et qui lutte notamment contre les refus illégaux d'inscription scolaire des enfants vivant dans ces lieux.

Bienvenue à vous et merci de participer à cette table ronde sur ce sujet crucial.

Vous nous livrerez votre témoignage des situations que vous rencontrez, et vous nous exposerez les actions que vos associations respectives entreprennent et les difficultés qu'elles rencontrent.

Enfin, vous nous ferez part de vos préconisations : au-delà des constats, l'objectif de notre rapport est également de s'efforcer de trouver des solutions pour toutes ces familles.

Je laisse, dans un premier temps, la parole à Julie Lignon d'Unicef France.

Julie Lignon, chargée de plaidoyer sur les questions de lutte contre la pauvreté infantile chez Unicef France. - Au nom de l'Unicef, je vous remercie pour le temps consacré aux femmes sans domicile, ainsi que pour l'attention particulière accordée aux enfants qui les accompagnent souvent. Ces travaux répondent à un enjeu majeur, celui qui vise à renforcer nos connaissances sur cette population particulièrement vulnérable afin de développer et de mettre en oeuvre des politiques publiques adaptées à leurs besoins. C'est également ce que nous nous efforçons de faire à Unicef France, dans le cadre de nos actions de plaidoyer et de sensibilisation, en collaboration avec d'autres associations, des collectifs représentés ici aujourd'hui, ainsi qu'avec les pouvoirs publics nationaux et locaux.

Dans la droite ligne de notre volonté de renforcer la visibilité des enfants sans domicile et d'approfondir les connaissances sur les facteurs entravant l'effectivité de leurs droits, nous avons publié plusieurs études. Celles-ci démontrent non seulement l'ampleur de la crise du logement, mais aussi son impact sur les enfants et leurs droits, ainsi que l'insuffisance ou l'inadaptation de certaines politiques publiques. Mon intervention se concentrera sur ces trois axes.

Permettez-moi d'abord de dire quelques mots sur le contexte national. La question des données a été soulevée à plusieurs reprises lors des précédentes tables rondes, notamment dans le cadre du recensement des femmes sans domicile. Nous faisons face aux mêmes difficultés en ce qui concerne les enfants : nous manquons de données actualisées, exhaustives et reconnues. Dans ce contexte, nous, associations et collectifs, nous appuyons sur les seules données disponibles pour éclairer la situation de ces enfants sans domicile. Avec la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), nous avons choisi de nous appuyer sur celles du 115 pour publier chaque année, en septembre, notre baromètre des enfants à la rue.

Nous sommes bien conscients que ces données ne sont pas exhaustives, car elles recensent uniquement les enfants dont les familles ont eu recours au 115, excluant ainsi les nombreuses familles qui n'appellent pas ou plus ce numéro, ainsi que les mineurs isolés. Cependant, elles révèlent une évolution inquiétante du sans-abrisme. Elles soulignent également l'insuffisance des politiques publiques censées l'éradiquer. En effet, en comparant les données d'une année sur l'autre, le nombre d'enfants en demande non pourvue au 115, c'est à dire ceux dont les parents ont appelé ce numéro sans obtenir de solution d'hébergement, n'a cessé d'augmenter. Le 21 août 2023, nous recensions 1 990 enfants en demande non pourvue, soit 20 % de plus qu'à la même période en 2022, où ils étaient 1 658. Le 2 octobre 2023, nous avons actualisé ces chiffres. 2 822 enfants étaient alors en demande non pourvue au 115, ce qui correspond à une augmentation de 40 % en un mois seulement. Plus récemment, le 13 mai 2024, la Fédération des acteurs de la solidarité recensait 1 942 enfants en demande non pourvue.

Ensuite, en lien avec les constats de la Fondation Abbé Pierre dans son rapport de 2023 sur la surreprésentation des femmes isolées avec enfants parmi les personnes mal logées, le baromètre des enfants à la rue a démontré que 35 % des familles en demande non pourvue en août 2023 étaient des femmes seules avec enfants. Leur nombre a augmenté de 46 % entre août 2022 et août 2023.

Enfin, ce même baromètre a mis en évidence l'augmentation du nombre d'enfants de moins de 3 ans en demande non pourvue. Ils étaient 480 le 22 août 2023, contre 368 le 22 août 2022.

Nous parlons bien d'enfants de moins de 3 ans. Comment en sommes-nous arrivés là ? Le contexte de la crise du logement et la saturation de l'hébergement ont largement été décrits lors des précédentes tables rondes. Je n'insisterai donc pas sur ce point. Je rappelle simplement qu'à l'automne 2022, Olivier Klein, alors ministre du logement, s'était engagé à ce qu'aucun enfant ne dorme à la rue. Manifestement, cet engagement n'a pas été tenu. La situation se dégrade d'ailleurs au point que des enfants de quatre mois et des femmes enceintes de six mois ne sont plus considérés comme prioritaires pour obtenir une place d'hébergement, selon les critères fixés par certaines préfectures.

Nous ne pouvons nier les efforts consentis pour maintenir un niveau historique de places d'hébergement. Pourtant, les moyens actuels ne permettent ni de répondre aux besoins ni de respecter les principes d'inconditionnalité de l'accueil et de continuité de la prise en charge, inscrits dans le code de l'action sociale et des familles. Alors que les besoins augmentent, rien, dans le contexte économique actuel, ne nous préserve d'une réduction des crédits consacrés à l'hébergement d'urgence. Nous ne sommes même pas certains que l'enveloppe de 120 millions d'euros annoncée en janvier dernier par Patrice Vergriete, alors ministre du logement, pour débloquer 10 000 places d'hébergement d'urgence, soit toujours d'actualité.

Je voudrais également évoquer la situation des enfants hébergés, qui sont également sans domicile, car ne disposant pas d'un domicile personnel.

L'hébergement d'urgence, par définition, n'est pas une solution viable à long terme. Il est donc nécessaire de le recentrer sur sa fonction de réponse immédiate et inconditionnelle aux situations de détresse, et de favoriser l'accès au logement. Cependant, dans les faits, l'embolie des parcours résidentiels des familles, due aux multiples obstacles d'accès au logement, est telle qu'elle conduit certaines familles à passer plusieurs années à l'hôtel, en moyenne plus de trois ans. Certaines d'entre elles passent trente-sept mois dans un environnement particulièrement inadapté à la vie familiale et aux besoins de l'enfant. Par exemple, l'absence de cuisine dans certains hôtels empêche les familles de préparer leurs repas, et le manque d'intimité est flagrant.

Selon le baromètre Enfants à la rue de 2023, 29 780 enfants étaient hébergés à l'hôtel en août 2023. C'est la principale solution proposée à ces familles. En outre, le Samusocial de Paris comptabilise en moyenne neuf naissances par jour au sein du parc hôtelier d'Île-de-France.

Ces chiffres démontrent une évolution inquiétante du sans-abrisme, la saturation du parc d'hébergement, et l'embolie du parcours résidentiel des familles avec peu ou pas de sorties vers le logement. Ils reflètent aussi des situations concrètes de milliers d'enfants sans domicile, sur lesquelles j'aimerais revenir.

Ces enfants connaissent des réalités très diverses, mais tous sont confrontés à la précarité inhérente à l'absence de logement. À tout âge, celui-ci est central. Il ne s'agit pas seulement d'un abri, mais d'un lieu qui remplit des fonctions sociales et individuelles structurantes dans la vie de ses habitants. Ne pas en disposer prive les enfants d'un environnement protecteur, stable et prévisible, ainsi que d'un point d'ancrage, d'un lieu où se construisent les relations familiales, d'un lieu d'intimité et de repos physique et psychique.

Pendant l'enfance, qui est une période cruciale du développement, le fait d'être sans abri, de vivre dans une chambre d'hôtel exiguë, un bidonville ou un squat, confronte les enfants à des conditions de vie dégradées qui engendreront d'importantes répercussions sur leur développement, leur santé physique et mentale. Cela va même plus loin.

Dans un rapport intitulé Grandir sans chez soi, réalisé en collaboration avec le Samusocial de Paris et Santé Publique France, nous avons mis en évidence les conséquences de l'absence de domicile sur la santé mentale des enfants. Il révèle que les troubles de la santé mentale sont plus fréquents chez les enfants sans domicile hébergés (19,2 %) par rapport à la population générale (8 %), selon les chiffres de l'enquête Enfams (Enfants et familles sans logement personnel en Île-de-France) de 2013. Nous avons également démontré que l'absence de logement, ainsi que la précarité et l'insécurité qui en découlent, affecte l'ensemble des environnements dans lesquels évoluent les enfants : familial, scolaire, social et amical. L'absence de logement constitue en ce sens une violation des droits de l'enfant.

J'illustrerai mes propos avec quelques exemples. Le rapport Grandir sans chez soi montre que la précarité inhérente à l'absence de logement peut affecter les interactions au sein de la famille, ainsi que sa stabilité et son fonctionnement. Il met également en évidence les obstacles que rencontrent les enfants pour accéder à l'école, poursuivre une scolarité continue ou disposer de bonnes conditions d'apprentissage. Pourtant, l'école pourrait justement constituer une source de résilience, un lieu de sociabilité et un refuge temporaire face aux difficultés de la vie sans domicile.

Enfin, ce rapport souligne que les enfants sans domicile sont confrontés à des difficultés d'accès aux soins, alors même qu'ils présentent des besoins exacerbés en raison de leurs conditions de vie dégradées. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir plus en détail sur ces conséquences lors du temps d'échange.

Je vous propose maintenant de vous présenter les principales recommandations que nous portons à Unicef France. Dans un premier temps, il apparaît nécessaire de renforcer les connaissances sur les enfants sans domicile, condition sine qua non pour la mise en oeuvre de politiques publiques adaptées. Vos travaux y contribueront certainement. Nous identifions également d'autres leviers, notamment l'Observatoire du sans-abrisme, lancé en mai 2023 par le ministre du logement. Il pourrait porter une attention spécifique aux enfants, permettant non seulement l'observation de leurs besoins, mais aussi une réflexion collective sur les leviers d'action pour y répondre. La co-construction et la coopération entre les acteurs, notamment avec les collectifs de terrain, sont essentielles pour renforcer ces connaissances.

Dans un deuxième temps, nous préconisons le renforcement de la capacité du parc d'hébergement en créant au minimum les 10 000 places d'hébergement d'urgence sur lesquelles le ministère du logement s'est engagé.

Toute ambition de réduction du sans-abrisme suppose de favoriser l'accès au logement. Pour ce faire, et conformément aux recommandations du Comité des droits de l'enfant de l'ONU, formulées en juin 2023, ainsi qu'aux recommandations d'autres organisations comme la Fédération des acteurs de la solidarité, nous préconisons la mise en oeuvre d'une politique pluriannuelle de l'hébergement et du logement, avec une attention spécifique aux enfants et aux familles.

Cette politique devrait notamment comporter des objectifs ambitieux de production de logements abordables. Elle devrait également inclure des objectifs de transformation qualitative de l'hébergement, notamment par la transformation progressive des unités hôtelières actuelles en places adaptées pour les familles, ainsi que par une adaptation générale du parc d'hébergement aux besoins spécifiques des familles, de plus en plus nombreux dans ce contexte.

Nous préconisons également de renforcer l'accompagnement global des enfants et des familles, en inscrivant les enfants comme bénéficiaires directs de cet accompagnement. À cet égard, je tiens à souligner que plusieurs mesures sont prévues dans le cadre de la mise en oeuvre du Pacte des solidarités. Nous resterons cependant vigilants quant à leur concrétisation, y compris dans la loi de finances, et à leur articulation, afin de nous assurer de l'absence de lacune dans cet accompagnement.

Pour garantir cet accompagnement global, il nous semble nécessaire de mobiliser l'ensemble des ministères et de veiller à ce que toutes les politiques publiques concernant les enfants prêtent une attention particulière à ce public particulièrement vulnérable que constituent les enfants sans domicile. Je pense notamment à la politique publique des 1 000 premiers jours, aux politiques de santé, d'éducation et de protection de l'enfance.

Je vous remercie pour votre attention.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.

Je me tourne vers Raphaël Vulliez du collectif Jamais sans toit.

Raphaël Vulliez, porte-parole de l'association Jamais sans toit. - Je vous remercie pour le temps que vous m'accordez ainsi que pour l'attention que vous portez à la situation des femmes, et plus particulièrement à celle des enfants sans abri. C'est le public que nous suivons au sein de notre collectif.

Avant toute chose, je voudrais vous informer des faits survenus hier soir à Lyon qui illustrent l'urgence de la question traitée ce matin. Une centaine de femmes avec enfants, membres du collectif Solidarité entre femmes à la rue, avaient trouvé refuge dans un gymnase du deuxième arrondissement. Elles ont été expulsées manu militari par les forces de l'ordre à la demande du maire de Lyon, Grégory Doucet. Cet évènement s'est produit malgré une série de mesures prises par ce dernier, notamment la signature de la charte des droits des personnes sans abri portée par la Fondation Abbé Pierre, l'obtention du label « Ville amie des enfants » de l'Unicef et l'adoption d'un plan « zéro enfant à la rue » au début de son mandat.

Je ne reviendrai pas sur les chiffres, bien que notre mode de comptage diffère de celui de l'Unicef ou de la Fédération des acteurs de solidarité, qui prend en compte les demandes non pourvues au 115. Nous recensons, au sein d'environ 300 établissements scolaires dans l'agglomération lyonnaise, les familles, les enfants, les élèves sans abri, ainsi que leurs frères et soeurs. Actuellement, ce recensement hebdomadaire révèle la présence de 328 enfants sans abri dans l'agglomération lyonnaise. Ce chiffre n'est pas exhaustif et pourrait être multiplié par trois ou quatre. Dans la seule ville de Lyon, un tiers des 208 écoles élémentaires et maternelles est concerné par le sans-abrisme. Ce chiffre est considérable.

Depuis la fin de la crise sanitaire, le nombre d'enfants sans abri a été multiplié par trois dans l'agglomération lyonnaise, et par cinq dans la seule ville de Lyon. Je ne reviendrai pas sur les demandes et préconisations concernant le nombre de places créées. Je pense notamment aux 6 000 places d'hébergement d'urgence votées par le Sénat et balayées par l'article 49.3, et aux 120 millions d'euros débloqués par le ministre du logement de l'époque, Patrice Vergriete.

Comme le rappelait Julie Lignon, les scientifiques savent depuis longtemps que les besoins physiologiques de l'enfant - se nourrir, se vêtir, dormir suffisamment - et les besoins de sécurité - avoir un toit au-dessus de la tête et jouir d'une certaine stabilité - sont des préalables indispensables aux apprentissages. Vivre à la rue est extrêmement violent pour les enfants.

Ce constat, observé chaque jour par les enseignants dans les classes, a été documenté dans un rapport conjoint publié en octobre 2022 par l'Unicef et le Samusocial de Paris. Ce rapport, mentionné par Julie Lignon, révèle que les enfants sans abri sont deux fois plus touchés par les troubles psychiques que la population générale, sans parler d'une offre de soins sous-dimensionnée. De plus, ces enfants doivent souvent assumer des responsabilités au sein de leur famille.

Il est important de noter que les questions de papiers, de travail et de logement sont souvent intriquées. Ils sont généralement les seules preuves de vie pour la régularisation des parents et l'obtention d'un logement. Nous constatons également une régression des critères de vulnérabilité chaque année. Actuellement, seuls les enfants de moins d'un an sont prioritaires. Nous observons une augmentation significative du nombre de femmes enceintes sans abri, notamment dans l'agglomération lyonnaise. Ce phénomène se retrouve probablement partout en France, alors même que ces personnes étaient jusque-là considérées comme prioritaires.

Le collectif Jamais sans toit s'est constitué au début des années 2010, en réponse au phénomène nouveau du sans-abrisme des enfants dans les écoles. À l'automne 2014, nous avons décidé de nous constituer en collectif sur l'agglomération lyonnaise en occupant les établissements scolaires la nuit, afin de ne pas entraver la bonne tenue des classes durant la journée. Ces actions sont encore illégales aujourd'hui, mais elles sont généralement tolérées par les municipalités.

Elles allaient de pair avec la loi d'orientation et de refondation de l'école de 2013, qui revenait à considérer que l'on n'accueille plus seulement des élèves à l'école, mais aussi des enfants dans leur globalité. La ville de Lyon, comme beaucoup d'autres, bénéficie d'un service médico-social. La loi évoquée prône une approche globale de l'enfant. Elle voit l'école comme un sanctuaire, un lieu qui protège les enfants, y compris les plus faibles qui méritent de vivre leur enfance.

Nous avons commencé à occuper les écoles pour mettre ces enfants à l'abri, mais aussi pour alerter les pouvoirs publics et pour porter cette question au centre du débat public.

Petit à petit, jusqu'à la crise sanitaire, nous avons occupé de plus en plus d'établissements scolaires. Aujourd'hui, une dizaine d'entre eux sont encore occupés dans l'agglomération lyonnaise. Depuis 2014, nous en avons occupé 174, mettant plus de 700 enfants à l'abri avant qu'ils n'intègrent le circuit légal de droit commun.

Au-delà de cette mise à l'abri, nous souhaitions pousser les autorités compétentes, et notamment l'État, à prendre leurs responsabilités. Nous désirions également que les principes d'inconditionnalité et de continuité de l'hébergement d'urgence, réaffirmés par le Conseil constitutionnel, soient respectés.

Pendant la crise sanitaire, le mot d'ordre était « Restez chez vous ». Il fallait alors loger tout le monde pour protéger les populations vulnérables et la population générale. Nous étions jusque-là considérés comme des lanceurs d'alerte. À cette occasion, notre expertise de terrain a été reconnue. La Métropole de Lyon nous a demandé de lui fournir la liste des personnes à la rue pour les mettre à l'abri jusqu'en juillet 2020. Cette mesure a été prolongée par Emmanuelle Wargon, alors ministre du logement, jusqu'en 2022. Durant cette période, il n'y avait quasiment plus d'enfants à la rue. Cependant, à l'issue de cette période, nous avons constaté une explosion des remises à la rue, des destructions de bidonvilles et de squats, sans relogement, au mépris du principe de continuité de l'hébergement d'urgence.

En 2022, au moment de la campagne présidentielle, à l'occasion de notre centième occupation d'école, nous avons organisé, avec l'Unicef, la Fédération des acteurs de la solidarité et d'autres associations, un appel dans le journal Libération pour la création d'un réseau national et la publication d'un guide pratique appelé le « Toitoriel ». Ce réseau, lancé en collaboration avec la FCPE (Fédération des conseils de parents d'élèves), regroupe désormais une vingtaine de villes. À Paris, il inclut les 13e, 15e, 18e et 20e arrondissements. Il concerne également des villes comme Ivry-sur-Seine, Argenteuil, Rennes, Pantin, Nantes, Bordeaux, Strasbourg, Grenoble, Montpellier ou Toulouse.

Nous avons pour objectif de montrer que le problème du sans-abrisme des enfants s'étend sur tout le territoire national et qu'il est impératif d'agir. En effet, la France est signataire de la Convention internationale des droits de l'enfant. Ces dispositions l'engagent, notamment s'agissant de l'intérêt supérieur de l'enfant.

À la rentrée, nous avons organisé une conférence de presse au siège de la Fondation Abbé Pierre et avons interrogé la Première ministre de l'époque sur les 3 000 enfants à la rue. Nous avons demandé la création immédiate de 10 000 places d'hébergement d'urgence. Celle-ci a été votée en commission des finances de l'Assemblée nationale. 6 000 places ont été votées par le Sénat. Il a finalement fallu attendre la vague de grand froid et la mort de cinq personnes dans la rue pour que le ministre du logement annonce débloquer 120 millions d'euros. Cependant, nous n'en voyons pas encore les effets concrets. Nous souhaitons que ces mesures soient prises au sérieux dans un pays comme la France, qui dispose de suffisamment de moyens de faire en sorte qu'aucun enfant ne vive à la rue. Ce problème n'existe pas dans certains pays européens tels que l'Allemagne.

Enfin, nous partageons les préconisations exposées par l'Unicef. À nos yeux, il est important d'y associer les collectifs locaux, qui disposent d'une expertise de terrain précieuse. La philosophie de Jamais sans toit et du réseau national repose sur la participation active des personnes concernées. Nous nous plaçons dans une logique de solidarité, et non de charité. Cette vision est cruciale pour l'émancipation sociale et politique, notamment pour ces femmes qui commencent à connaître leurs droits et à les revendiquer.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention. Nous vous interrogerons après ces interventions.

Enfin, notre dernière intervenante de la matinée est Anina Ciuciu du collectif #Écolepourtous.

Anina Ciuciu, marraine et avocate du collectif #Ecolepourtous. - J'interviens avec Ana Maria Stuparu, la porte-parole de notre collectif. J'aimerais lui laisser la parole en premier, si vous me le permettez.

Ana Maria Stuparu, porte-parole du collectif #Ecolepourtous. - Bonjour à tous. Merci de donner la parole aux personnes directement concernées. Cette initiative me permet, en tant que porte-parole du collectif #Ecolepourtous, et surtout en tant que jeune femme ayant vécu l'extrême précarité, de partager mon expérience. J'ai passé trois ans à vivre chaque jour avec la peur de me retrouver à la rue.

Je suis d'origine Rom-Roumaine. Je suis arrivée en France en juillet 2017 avec ma mère et mon frère. Dès notre arrivée, nous avons dû vivre dans un bidonville, dans des conditions très difficiles. J'ai décidé de transformer ce drame en force, car ma mère m'a toujours enseigné que c'est par l'école que je pourrai m'en sortir. J'avais confiance en l'école de la République pour m'offrir cette chance.

Cependant, lorsque j'ai voulu m'y inscrire, j'ai rapidement compris que cette opportunité n'était pas une évidence pour un enfant vivant dans mes conditions. J'ai dû attendre plus de six mois pour être scolarisée, car on m'a refusé l'inscription. J'avais 16 ans à l'époque.

Après cette attente, j'ai finalement réussi à m'inscrire. J'ai intégré une unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés (UP2A). Ce n'est que lorsque j'ai commencé à apprendre le français et à découvrir ce qu'était l'école que ma vie en France a réellement commencé.

Malheureusement, quelques semaines avant mon examen de fin d'année, qui devait établir mon niveau de français après seulement quatre mois d'école en France, j'ai appris que sa date correspondrait à l'expulsion du terrain où nous vivions. Grâce aux efforts de ma mère, nous avons trouvé un autre bidonville à proximité, évitant ainsi de nous retrouver à la rue et de perdre nos affaires, y compris nos fournitures scolaires. Nous sommes restés sur le bidonville jusqu'au jour de l'expulsion, dans l'espoir d'une aide qui n'est jamais arrivée. Ce matin-là, j'ai vécu ma première expulsion, et l'après-midi, j'ai passé mon examen, que j'ai réussi. J'ai obtenu 80 points sur 100 après seulement quatre mois d'études en France. J'ai pu intégrer un lycée en filière ST2S, car je rêvais de contribuer au changement social.

C'est grâce aux efforts de ma mère que j'ai obtenu mon bac et que j'ai poursuivi mes études, malgré deux années supplémentaires dans un habitat précaire. Ce n'est qu'en septembre 2020, lorsqu'elle a retrouvé un travail, que nous avons pu obtenir une place dans un centre d'hébergement d'urgence, où nous vivons depuis.

En 2018, j'ai répondu à l'appel d'Anina Ciuciu. Je me suis alors retrouvée avec de nombreux autres jeunes différents de moi, mais qui vivaient dans des situations très précaires, des mineurs non accompagnés, des jeunes des communautés de gens du voyage, vivant dans des aires d'accueil, des jeunes originaires des outre-mer. Nous avons constaté que nous avions tous rencontré des difficultés d'accès et de réussite à l'école en raison de notre grande précarité.

Nous avons alors créé le collectif #Ecolepourtous, pour être la voix de ces enfants les plus éloignés de l'école, car ils sont des milliers aujourd'hui. On compte jusqu'à 10 000 enfants vivant dans des bidonvilles, risquant chaque jour de se retrouver à la rue. C'était le cas pour les enfants de mes voisins et pour ma famille, ma grand-mère, mes neveux, expulsés en mars dernier du bidonville au sein duquel j'ai vécu durant deux ans à Antony. Ils ont été prévenus seulement 24 heures avant l'expulsion, une situation fréquente. Parmi ces personnes, on comptait une trentaine d'enfants, dont la moitié étaient scolarisés. Aucun d'eux n'a retrouvé l'école depuis. À la suite d'une expulsion, on compte en effet six mois de déscolarisation en moyenne. Quand ces expulsions se répètent, cela devient une réalité de vie. Personnellement, j'ai eu la chance de ne connaître qu'une expulsion. Ce n'est pas le cas de tous.

Pour ces raisons, nous demandons l'instauration d'une trêve scolaire républicaine, se traduisant par une suspension des expulsions habitatives durant l'année scolaire. Ces milliers d'enfants pourraient alors poursuivre une scolarité plus pérenne.

Anina Ciuciu, marraine et avocate du collectif #EcolePourTous. - Bonjour à toutes. J'ai l'honneur d'être la marraine et l'avocate du collectif #EcolePourTous. Je l'ai fondé en 2018, car j'ai été moi-même l'une de ces enfants privées d'école en raison de l'extrême précarité dans laquelle je me suis retrouvée en arrivant en France. Issue de l'immigration Rom-Roumaine, comme Ana Maria Stuparu, avec ma famille nous avons été contraints de nous exiler vers la France à cause des discriminations à l'emploi subies par mes parents en raison de notre origine ethnique et nous n'avons pas eu d'autre choix que vivre dans un bidonville en arrivant en France. Nous avons vécu dans des conditions indignes d'extrême précarité.

Comme Ana Maria Stuparu et des milliers d'enfants en France aujourd'hui, j'ai subi le refus discriminatoire d'inscription scolaire opposé par le maire faute de justificatif de domicile. En vivant dans un bidonville, un squat ou un hôtel social, nous ne disposions en effet ni de bail, ni de quittance de loyer, ni de facture d'électricité. C'est contre cette réalité que nous nous battons au collectif #EcolePourTous. Nous avons obtenu d'importantes victoires sur ce point, sur lesquelles je reviendrai.

J'ai moi aussi vécu une expulsion habitative traumatisante. Nous habitions dans un foyer social, un hébergement d'urgence à Mâcon, en Saône-et-Loire. Lorsque nous avons enfin pu nous inscrire à l'école, nous avons commencé à rêver à un avenir en France, à croire en la possibilité d'avoir un futur. C'est cette volonté de nous offrir un avenir qui guidait nos parents lorsqu'ils ont décidé de quitter la Roumanie.

C'est à cet instant que notre hébergement a pris fin par une décision d'expulsion sans relogement et que nous avons dû quitter l'école dès le lendemain. Je me souviens des larmes de mon directeur d'école, impuissant face à cette situation. Il ne pouvait rien faire pour nous garder mes soeurs et moi. Nous avons uniquement pu emporter nos cartables. Nous avons vécu des mois dans un camion aménagé par mon père. Nous n'avons pu retrouver l'école que neuf mois plus tard.

Cela a été dit, une expulsion habitative entraîne en moyenne six mois de déscolarisation. Cette réalité a notamment été constatée par le travail de médiation scolaire de l'association L'École au présent à Marseille présidée par Jane Bouvier. Elle a documenté les conséquences désastreuses sur la scolarité des expulsions habitatives et des mises à la rue. La déscolarisation massive, occasionnant le décrochage et l'abandon définitif de l'école, est fréquente. Des milliers d'enfants voient leur parcours scolaire brisé, leurs rêves abandonnés.

Pour mes soeurs et moi, retrouver l'école n'a été possible que grâce aux efforts de nos parents et à notre installation dans un logement stable, neuf mois plus tard. Nous avions alors perdu presque une année de cours. Malgré le retard accumulé, il était évident que nous devions absolument réussir à l'école pour sortir de la précarité. L'école de la République constituait la seule voie possible pour nous. C'est pour cette raison que je suis devenue avocate. Je voulais défendre ceux qui, comme moi, ont vécu des injustices durant leur parcours.

Je vous laisse imaginer les efforts auxquels j'ai dû consentir pour réaliser mes rêves. Il était alors impensable que j'abandonne tous les autres enfants dont je connaissais la situation et les injustices qu'ils rencontraient. Je savais qu'ils étaient privés de la possibilité de réaliser leurs rêves.

Ainsi, en 2018, avec Ana Maria Stuparu et d'autres jeunes en situation d'extrême précarité, enfants vivants en bidonvilles, squats, hôtels sociaux ou à la rue, mineurs isolés étrangers et jeunes majeurs, enfants originaires de Mayotte ou de Guyane, enfants vivant en aires d'accueil des Gens du Voyage ayant rencontré les mêmes difficultés d'accès à l'école, nous avons fondé le collectif #EcolePourTous pour faire entendre notre voix et celle des 100 000 enfants concernés. Nous vous remettrons d'ailleurs à la suite de notre audition un rapport de plaidoyer dans lequel nous avons intégré nos évaluations. Si elles ne sont peut-être pas exhaustives, elles mettent en exergue des chiffres qui reflètent la réalité. Nous estimons que 100 000 enfants sont privés du droit à l'éducation en France. Ce chiffre a été validé en 2019 par la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard, qui estimait qu'il était en dessous de la réalité et d'autant plus après les ravages de la crise de Covid-19 sur la scolarisation des enfants en extrême précarité.

Nous avons obtenu des victoires importantes depuis 2018, notamment grâce à l'adoption de l'article 16 de la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, qui a modifié les documents requis pour l'inscription scolaire. Cependant, certains maires continuent de refuser l'inscription aux enfants sans domicile fixe en se basant à tort sur l'absence de justificatifs de domicile alors que désormais la loi est claire, une simple attestation sur l'honneur du responsable légal de l'enfant est suffisante pour justifier du domicile. En tant qu'avocate, je mène aux côtés des parents des actions en justice victorieuses contre ces refus discriminatoires, mais des efforts politiques et structurels sont encore nécessaires en la matière afin que les maires soient contraints de respecter la loi et permettre l'inscription scolaire de tous les enfants sans discrimination.

Nous avons également instauré un dispositif de médiation scolaire en 2021, avec quarante-deux postes de médiation, permettant à environ 4 000 enfants par an de bénéficier d'un accompagnement pour assurer leur continuité scolaire.

De plus, la loi d'Adrien Taquet du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, interdisant les sorties sèches de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), a constitué une réelle avancée. Cependant, la loi « Asile et immigration » du 26 janvier 2024 a régressé sur ce point, créant des discriminations pour les jeunes étrangers mineurs non accompagnés.

Malgré ces avancées importantes, l'obstacle majeur demeure la multiplication des expulsions habitatives, qui annule tous les efforts réalisés pour garantir le droit à l'éducation. Il en résulte du décrochage et des abandons définitifs de l'école, qui ne peuvent mener qu'à deux voies : la marginalisation des enfants ou la délinquance. Nous calculons ce risque en termes de jours, de semaines et de mois. Dans ce contexte, nous proposons une solution temporaire et urgente : la trêve scolaire républicaine, suspendant les expulsions habitatives durant l'année scolaire pour les enfants et leurs familles vivant en situation de grande précarité en bidonvilles, squats, hôtels sociaux, aires d'accueil des Gens du Voyage, en caz à Mayotte ou en Guyane. Cette mesure réduirait le nombre d'enfants à la rue et garantirait la continuité scolaire.

Cette solution a été mise en place de façon expérimentale à Marseille par la mairie, la Préfecture travaillant en bonne intelligence avec l'association L'école au présent. Elle a permis de constater que l'arrêt des expulsions habitatives pendant l'année scolaire occasionnait une amélioration des résultats scolaires et une réduction forte du décrochage scolaire. Il permet aussi aux parents de s'inscrire socialement dans le travail et le logement.

Le collectif #EcolePourTous travaille en collaboration avec un groupe parlementaire transpartisan pour instaurer cette trêve scolaire. Il a proposé plusieurs amendements à cet effet. Nous vous invitons à rejoindre ces travaux pour l'intérêt supérieur de l'enfant.

Nous recommandons également la systématisation du contrat jeune majeur jusqu'à l'âge de 25 ans, pour éviter que des jeunes sortant de l'Aide sociale à l'enfance se retrouvent à la rue et perdent leur accès à l'éducation. En effet, lorsqu'ils ont eu la chance d'avoir accès à la protection de l'enfance, et donc à l'école, que se passe-t-il lorsqu'elle prend fin, à 18 ans ? Comment continuer l'école pour réaliser leurs rêves ? La loi d'Adrien Taquet supprimait les sorties sèches. Tous ces jeunes bénéficiaient d'une solution à la sortie : un contrat jeune majeur ou une garantie jeune. La loi Asile et immigration est revenue sur ce point en mettant en place une discrimination importante pour les jeunes majeurs isolés étrangers. Ceux qui seraient soumis à une obligation de quitter le territoire français ne pourront en effet plus bénéficier de cette protection jusqu'à leurs 21 ans. Cette mesure pousse de nombreux jeunes majeurs à la rue, dans l'impossibilité de continuer leur scolarité.

Le comité de vigilance sur la protection de l'enfance à l'Assemblée nationale se mobilise sur ce sujet. Je ne doute pas qu'il est important à vos yeux, au Sénat et au sein de cette délégation. Nous savons en effet qu'une personne sans domicile fixe sur quatre est issue de l'Aide sociale à l'enfance. Cet enjeu est majeur si nous voulons réduire le nombre d'enfants à la rue.

L'ensemble de ces recommandations relève de l'intérêt supérieur de l'enfant qui est au coeur de la Convention internationale des droits de l'enfant (Cide), en premier lieu l'obligation pour l'État de maintenir le droit à l'éducation, mais aussi de prendre les mesures nécessaires pour éviter les abandons scolaires, pour permettre de garantir la continuité de la scolarité. Les mesures que nous demandons ne sont que l'application des articles 28 et 29 de cette convention.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Nous vous remercions pour vos contributions et votre expertise, fondées sur votre vécu. Je n'ai que peu de questions à vous poser, car vous avez été assez exhaustifs. Cependant, je pourrais vous interroger de façon plus globale sur les expulsions : pourquoi une collectivité locale décide-t-elle, à un moment donné, de mettre fin à l'occupation d'un gymnase ? Cette question s'adresse d'ailleurs davantage à nos collègues élus municipaux ou aux représentants de l'État.

Pouvons-nous reprocher à une collectivité locale de vouloir placer l'État devant ses responsabilités en reprenant des locaux qui n'étaient pas dévolus à l'hébergement, à l'origine ? Des solutions transitoires d'urgence peuvent-elles devenir pérennes ? Nous nous situons ici au coeur de l'insuffisance de logements, et surtout de l'embolie de la chaîne d'accès au logement, à tous les niveaux.

À la suite de cette mission, je suis fermement convaincue que l'exigence d'un titre de séjour régulier pour accéder à un logement social est l'un des principaux obstacles à résoudre et contribue à l'augmentation du nombre de personnes sans abri.

Vous avez évoqué l'Aide sociale à l'enfance et son rôle à l'égard des enfants vivant dans des conditions précaires. Pourquoi cette institution, qui est censée protéger les enfants en danger, ne joue-t-elle pas un rôle plus actif dans l'accompagnement des familles et des enfants dans le cadre de leur inscription scolaire ? On peut pourtant considérer que les enfants vivant dans des conditions de vie précaires sont en danger. Nous semblons tous avoir admis que l'ASE ne s'occupe pas de la prévention et de l'accompagnement des enfants à la rue, ce qui est pourtant fondamental dans son mandat.

Il est crucial de reconnaître que l'Aide sociale à l'enfance ne se résume pas au placement des enfants en difficulté, au contraire. Il est essentiel qu'elle remplisse également son rôle préventif et protecteur, notamment au travers des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO). Actuellement, cette responsabilité semble largement déléguée au tissu associatif, alors que les pouvoirs publics devraient également jouer un rôle substantiel aux côtés des enfants.

Olivia Richard, rapporteure. - Merci infiniment pour vos propos, vos témoignages et votre expertise.

Je souhaiterais comprendre pourquoi une expulsion de domicile entraîne nécessairement la déscolarisation, alors que normalement, un justificatif de domicile n'est plus requis pour l'inscription à l'école.

Ensuite, je suis très heureuse que l'on parle de l'école, jusque-là assez absente de nos débats. Néanmoins, je pense qu'il est aussi crucial d'aborder la question des violences sexuelles à l'égard des enfants. Disposez-vous de témoignages ou de données spécifiques à ce sujet ? Nous savons que les femmes à la rue sont des proies, et qu'elles n'en sortent pas indemnes. Qu'en est-il des enfants ?

Marie Mercier. - Je tiens à exprimer mes remerciements à chacun pour vos contributions de ce matin. La cause des droits des mineurs reste bien souvent mineure. Nous devons déployer une énergie considérable pour faire reconnaître le fait que les enfants ont besoin d'être écoutés.

Notre collègue Laurence Rossignol a abordé la question des évacuations de gymnases par les collectivités. Avez-vous eu affaire à une évacuation lors de l'occupation d'une école ? Je sais que parfois, les enseignants restent même la nuit pour assurer une présence dissuasive, pour faire barrage. Avez-vous connu de telles menaces ? Arrive-t-il qu'un gymnase, initialement non destiné à l'habitation, mais qui le devient par nécessité, soit évacué ?

Je suis également surprise de constater que dans mon agglomération de Chalon-sur-Saône, environ 1 000 logements sociaux sont vacants. Dans ma propre commune, vingt-deux d'entre eux le sont. Ce constat dénote des disparités territoriales marquées en matière de logement. Certains présentent de fortes tensions, et d'autres, beaucoup moins. Il est évident que le logement est crucial pour l'enfant et son éducation. Lorsque j'étais maire, nous accueillions les enfants des gens du voyage avec leurs caravanes sans exiger de justificatif de domicile, en leur assurant un accès à l'école, à la cantine et à la garderie après classe.

J'en déduis que la loi n'est pas la même pour tous sur l'ensemble du territoire. Il semble que son interprétation et sa mise en oeuvre varient selon la personne à l'origine des décisions, ce qui soulève des questions d'équité importantes.

Dominique Vérien, présidente. - Madame Lignon, lorsque vous mentionnez les 35 % de femmes seules avec enfants, sont-elles principalement des femmes qui élèvent seules leurs enfants ? Nous avons souvent constaté que le père s'effaçait pour permettre à sa femme et à son enfant de disposer d'un statut spécifique. Ce chiffre pourrait-il être revu à la hausse ?

Ensuite, en ce qui concerne l'accès aux logements sociaux et l'absence d'inconditionnalité, quel est le pourcentage des enfants et des familles avec enfants parmi les sans-papiers, ou ceux simplement sans domicile fixe ? Ces questions visent à comprendre les difficultés spécifiques rencontrées par ces groupes.

Anina Ciuciu. - Malheureusement, l'Aide sociale à l'enfance ne remplit pas pleinement son rôle de garantir une protection adéquate aux enfants, notamment en assurant leur droit fondamental à l'éducation. C'est particulièrement préoccupant dans le cas des mineurs isolés étrangers, qui, en plus de l'absence de famille et de soutien en France, subissent une discrimination basée sur leur origine, en contradiction avec l'ensemble de nos principes fondamentaux.

Ce danger concerne également les autres enfants vivant dans la rue, ceux accompagnés de leurs parents. Vous avez mentionné l'absence de prise en charge par l'ASE dans ces situations. Cependant, une prise en charge au sein de familles d'accueil ou en foyer n'est peut-être pas toujours la meilleure solution pour eux. À titre personnel, je peux confirmer que pour Ana Maria Stuparu et moi-même, ainsi que pour de nombreux enfants que nous accompagnons, un placement ne nous aurait certainement pas permis de réaliser nos parcours de vie et d'être les personnes que nous sommes aujourd'hui.

Malheureusement, les déficiences du système de protection de l'État, notamment mises en lumière par la commission d'enquête parlementaire en cours sur ce sujet à l'Assemblée nationale, montrent que le placement ne constitue pas toujours la solution appropriée. Parfois, il peut même agir comme une double peine, une forme de sanction supplémentaire pour des enfants et leurs parents qui se trouvent déjà en situation d'extrême précarité.

Permettez-moi de vous exposer le cas d'une femme isolée avec ses enfants à la rue, contrainte de mendier pour survivre. Malgré ses demandes répétées de logement, bien que reconnue comme disposant d'un droit au logement opposable (Dalo), elle n'a reçu aucune proposition de relogement ou d'hébergement d'urgence. Elle n'avait donc d'autre choix que de vivre dans la rue avec ses jeunes enfants en bas âge et de mendier. Elle a été poursuivie pour maltraitance envers ces derniers. Dans ce contexte, ils ont été placés, sans que les carences du système de protection de l'État, qui n'a pas su garantir un hébergement d'urgence ni permettre leur inscription scolaire, ne soient prises en considération. Nous identifions ici un véritable danger.

Nous voulons que la protection de l'enfance assure son rôle, qu'elle permette aux enfants d'accéder à l'éducation, de bénéficier d'un environnement sécurisant, et de voir leurs droits respectés au sein de leur famille, tant que celle-ci ne représente pas un danger pour eux.

Madame la Sénatrice Richard, nous avons évoqué les conséquences désastreuses des expulsions sur la scolarisation, et les raisons pour lesquelles elles conduisent souvent à un décrochage scolaire. La législation actuelle ne requiert plus de justificatif de domicile spécifique pour l'inscription scolaire, mais elle impose toujours la preuve que l'enfant réside dans la commune où il est scolarisé. Toutefois, la loi précise désormais que la preuve du domicile se fait par tous les moyens et qu'une simple attestation sur l'honneur du parent ou responsable légal de l'enfant est suffisante pour en justifier...

Lorsque nous discutons des expulsions et de leurs impacts, nous parlons des conséquences matérielles immédiates : lorsqu'on se retrouve du jour au lendemain sans abri, la survie et la recherche d'un nouveau lieu de vie deviennent l'urgence. Souvent, cela se traduit par la reconstruction de bidonvilles ailleurs, dans une commune voisine. Durant cette période, les difficultés d'accès à des conditions d'hygiène dignes, comme laver son linge, rendent presque impossible le retour à l'école en raison du risque de moqueries et du rejet des autres enfants, comme nous l'avons vécu avec Ana Stuparu. D'autant plus qu'un enfant identifié comme vivant dans un bidonville est souvent victime de harcèlement raciste à l'école, une réalité très difficile à affronter. Le dossier que nous vous adresserons contient d'ailleurs des actions à ce sujet. Nous pourrons en discuter.

Ce risque est aggravé lorsque l'enfant en vient à vivre dans la rue ou dans une voiture. Ainsi il devient presque physiquement impossible pour lui de fréquenter régulièrement l'école. C'est le cas de Slavi Miroslavov, membre du collectif #EcolePourTous. Il a connu depuis son enfance une dizaine de bidonvilles en Seine-Saint-Denis. Il a été expulsé d'innombrables fois. L'école constituait le seul ancrage pour lui et sa famille, un lien précieux qu'il a tenté de maintenir en dormant parfois dans une voiture, près de l'école. À chaque expulsion, il devait tout recommencer à zéro. Dans 86 % des expulsions, les fournitures scolaires sont détruites, souvent avec les vêtements, les médicaments, et les documents d'identité. Ces pertes matérielles sont considérables et s'ajoutent à l'urgence vitale de retrouver un abri pour stabiliser sa situation. Ces facteurs expliquent pourquoi, concrètement, dans la vie quotidienne, l'accès à l'école est gravement compromis lors d'expulsions sans solutions de relogement.

Ana Maria Stuparu. - Malgré la clarté de la loi, comme vous l'avez souligné précédemment, il existe des disparités dans son application à travers le pays, notamment s'agissant des exigences documentaires pour l'inscription scolaire. Bien que la loi soit claire, toutes les municipalités n'affichent pas la volonté d'inscrire tous les enfants à l'école.

Ces familles se trouvent dans une situation où elles doivent survivre, retrouver une certaine stabilité après avoir perdu tous leurs repères, et ensuite entreprendre des démarches lourdes pour réintégrer le système scolaire. Celles-ci sont souvent entravées par divers obstacles, comme le manque de places en médiation scolaire. Bien que nous ayons obtenu leur doublement, c'est-à-dire quarante places supplémentaires, leur nombre reste largement insuffisant par rapport aux besoins réels des milliers d'enfants qui ont besoin d'être soutenus pour retrouver le chemin de l'école après une expulsion.

Raphaël Vulliez. - Lorsque nous avons commencé à occuper les écoles, nous avions pour objectif de mettre ces familles à l'abri la nuit, au plus près de leurs pôles de vie sociale - souvent, les écoles. Même lorsque certaines familles sont placées dans des hôtels à plus d'une heure de trajet de l'école, elles maintiennent leurs enfants dans la même école, par confiance. Elles sont inscrites dans des tableaux Excel. Parfois, elles sont transférées d'un endroit à un autre sans préavis, ce qui est très déstabilisant.

Sous le mandat de l'ancien maire de Lyon Gérard Collomb, la situation était assez conflictuelle à Lyon, car la police municipale était envoyée pour empêcher les occupations d'écoles, bien qu'aucune évacuation n'ait eu lieu. Cependant, lors de l'arrivée du nouveau maire, des engagements ont été pris pour utiliser les pouvoirs de police municipale afin de réquisitionner des bâtiments, comme cela avait été fait à Paris sous le mandat de Jacques Chirac, pour loger des familles sans abri. À Noël 2022, nous avons constaté que 40 % des enfants sans abri de Lyon et de Villeurbanne étaient hébergés dans des écoles. Ces occupations duraient souvent des mois.

Chaque nuit, des parents d'élèves ou des enseignants dormaient aux côtés des familles pour des raisons de sécurité. Nous avons toujours respecté ce « contrat moral » avec la ville. Cependant, lorsque ces situations durent plusieurs mois, les complications sont réelles. Nous avons eu le sentiment que la générosité citoyenne palliait les manquements des pouvoirs publics.

Il y a deux ans, nous avons dépensé 35 000 euros de nuitées d'hôtel, chiffre qui est monté à 70 000 euros l'année suivante, pour soulager un peu ces familles et leurs soutiens. Ce montant devrait encore augmenter cette année. À la veille de Noël dernier, 45 % des familles sans abri étaient hébergées dans des écoles, soulignant que ces dernières sont devenues un dispositif officieux d'hébergement, les pouvoirs publics se déchargeant sur la bonne volonté des citoyens.

Ensuite, des gymnases ont été utilisés pour héberger environ 140 mineurs isolés à Lyon. Cette mesure reste préférable à la rue, où le nombre de décès reste tragiquement élevé. Le collectif Les Morts de la rue a compté entre 600 et 700 morts l'an dernier. Le dernier décompte depuis le début de cette année en dénombre 222. Il est crucial que les villes mettent à disposition leur patrimoine municipal pour que l'État puisse créer des places d'hébergement d'urgence, même si elles ne sont pas compétentes en la matière. Il est décevant de constater que certains engagements pris ne sont pas tenus, ce qui affaiblit la confiance dans l'autorité publique. En effet, des municipalités s'engagent auprès d'enfants et de familles, puis attaquent l'État pour défaillance, tout en lui demandant le concours de la force publique pour déloger des femmes et des enfants. Ce n'est pas acceptable. Je m'exprime ici en toute indépendance partisane.

Julie Lignon. - S'agissant du rôle de l'ASE, une mesure a été mise en place dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté : les maraudes mixtes. Active de 2018 à 2022, cette initiative visait à aller vers les familles et les enfants en situation de rue ou vivant en squats ou en bidonvilles. Elle n'existe plus. Elle ne figure pas dans le nouveau plan de lutte contre la pauvreté. Son efficacité variait selon les territoires, en fonction des moyens attribués et de la présence des acteurs locaux. Une évaluation complète aurait été utile pour identifier ses lacunes et l'améliorer.

La maraude mixte, impliquant à la fois l'État et les départements, mettait en effet en lumière le rôle crucial de l'ASE. Malheureusement, elle n'est plus opérationnelle à ce jour.

Pour ce qui est de la déscolarisation liée aux expulsions des lieux de vie informels, je vous invite à consulter le rapport de l'Observatoire des expulsions des lieux de vie informels, qui a cette année focalisé son étude sur l'impact de ces expulsions sur les enfants. Il est important de rappeler que les pratiques impliquant une demande abusive de justificatifs de domicile sont illégales depuis le décret du 29 juin 2020, régulant les pièces nécessaires à l'inscription scolaire.

Plus globalement, les expulsions sont souvent inefficaces lorsque non préparées et sans accompagnement ni solution de relogement adéquate. Elles contraignent les personnes à se réinstaller ailleurs, parfois dans des endroits moins visibles et avec moins de ressources qu'auparavant. Elles contribuent ainsi à leur invisibilisation et à la rupture de leur suivi éducatif et médical, ou d'un éventuel accompagnement professionnel de la protection de l'enfance.

En résumé, la question des expulsions pose problème. Je vous oriente également vers l'instruction du 25 janvier 2018 relative à la résorption des bidonvilles. Elle prévoit un changement de paradigme en privilégiant une résolution durable plutôt que des expulsions répétées. Malheureusement, elle n'est pas uniformément mise en oeuvre, ce qui entraîne la poursuite des expulsions dans certains territoires.

Quant aux violences sexuelles, bien que nous ne disposions pas de chiffres précis à ce jour, il est établi que la rue expose les enfants, tout comme les femmes, à des risques de violences et de traite. Ce phénomène est largement dénoncé, bien que nous manquions encore de données précises et documentées sur ce sujet.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Il est vrai que nous manquons de données chiffrées. Les violences sexuelles à l'égard des enfants constituent déjà une zone d'ombre, et dans le contexte des habitats informels, cette obscurité s'amplifie. Tous les facteurs semblent réunis pour une augmentation préoccupante. Dans les habitats informels, la promiscuité et le fait d'être hébergé chez des relations ou dans des familles où les situations peuvent être instables contribuent à exposer les enfants à un risque accru de violences sexuelles par des adultes. Ce risque est déjà élevé même en dehors des situations de sans-abrisme ou de problèmes d'hébergement.

Julie Lignon. - Tout à fait.

Madame la Présidente, le nombre des femmes isolées que j'évoquais provient des données du 115. Il est issu de déclarations, ce qui ne nous permet pas de déterminer quelle proportion de femmes adopte effectivement cette stratégie ou non. J'ai tendance à dire que nous devons les croire, mais malheureusement, nous ne pouvons pas distinguer celles qui sont véritablement isolées de celles qui sont accompagnées, mais choisissent de ne pas révéler leur situation.

Dominique Vérien, présidente. - Mon propos ne relevait pas d'une défiance envers ces femmes, mais dénonçait le système qui contraint certains hommes à ne pas montrer leur existence, alors qu'ils peuvent être présents dans la vie de ces femmes et ces enfants.

Julie Lignon. - Je précise également que, selon le rapport de la Fondation Abbé Pierre, les difficultés liées au logement affectent particulièrement les familles monoparentales. Les mères isolées sont surreprésentées parmi elles. Donc, même si certaines femmes peuvent être accompagnées par des hommes tout en cachant cette réalité, les femmes isolées demeurent une part importante de cette population.

De même, les chiffres du 115 ne nous permettent pas de connaître le nombre exact de personnes sans papier parmi les demandes non pourvues.

Laure Darcos. - J'aimerais revenir sur les propos de Laurence Rossignol concernant le rôle prépondérant des associations et des collectivités. Les départements, notamment, sont très présents.

Permettez-moi également de partager mon témoignage concernant l'ASE. Elle correspond à notre première dépense dans l'Essonne, bien avant la dépendance.

Vous le savez, malheureusement, les finances locales des départements sont réduites année après année. Il en résulte des répercussions sur tout ce dont nous avons discuté. Par exemple, les placements ne se résument pas à la simple séparation d'une mère et de son enfant. Aujourd'hui, certaines femmes sont victimes de violences conjugales. Si leur enfant refuse d'aller voir le père, le procureur peut parfois décider de le placer d'office, sans chercher de compromis, sans examiner les détails des querelles familiales et sans évaluer l'influence potentielle de la mère sur l'enfant. De plus, en vertu de la loi Taquet, il est interdit de loger des enfants, notamment des mineurs non accompagnés de moins de 16 ans, dans des hôtels sociaux. Les logements disponibles se font de plus en plus rares, malgré tous nos efforts.

Par ailleurs, de nombreux départements aimeraient pouvoir soutenir les jeunes majeurs après leurs 18 ans, mais nous sommes souvent démunis, car l'État ne nous apporte pas suffisamment de soutien sur ce point.

Ainsi, je voudrais donc rétablir un peu l'équilibre en affirmant que les départements sont souvent les principales collectivités pour vous aider, bien qu'ils soient eux-mêmes fréquemment très démunis.

Ensuite, vous évoquiez le droit au logement opposable. Serait-il possible d'accorder plus de points à vos situations pour garantir leur prise en compte prioritaire lors des attributions de logements ?

Enfin, le Gouvernement a souvent évoqué l'apprentissage du français pour les allophones. Il est sidérant que vous ayez mis autant de temps, Mesdames, à pouvoir apprendre le français après la période de scolarisation obligatoire, jusque 16 ans. Vous devriez systématiquement pouvoir être accueillis dès votre arrivée en France pour accéder à ces cours qui semblent encore insuffisamment disponibles.

Colombe Brossel. - Merci d'avoir redonné du sens à ce qui, parfois, devient une forme de fatalité dans certains discours de politiques publiques. Je me souviens d'un échange que j'ai trouvé personnellement assez surprenant avec le ministre du logement de l'époque, Patrice Vergriete. Nous avions réalisé un effort transpartisan important au Sénat pour faire adopter un amendement, malgré l'utilisation de l'article 49.3. Sa réponse, dans ce cadre, m'avait désarçonnée.

Je suis élue à Paris. La situation des enfants sans abri a été un sujet très préoccupant l'hiver dernier, ainsi que l'hiver précédent. Les collectifs citoyens ont joué un rôle crucial pour les mettre à l'abri d'urgence et vers des solutions semi pérennes. Ils méritent nos sincères remerciements.

Il y a deux jours, on a compté, parmi les demandes non pourvues à Paris, 666 personnes en famille à la rue, dont 322 enfants, ceci malgré les efforts déployés. Nous pouvons donc identifier, selon les alertes des élus locaux, des collectifs et des acteurs communautaires, un retour aux pires moments de cet hiver. Pourtant, des places d'hébergement ont été débloquées, des lieux de mise à l'abri d'urgence ont été ouverts. La participation de l'État est inexistante dans un certain nombre de dispositifs, qui permettent tout de même de mettre des familles et enfants à la rue. Nous en revenons tout de même à une situation catastrophique, qui nécessite d'ouvrir des écoles, des lycées qui ne sont plus occupés par la région Île-de-France. Ce phénomène est-il exclusivement parisien, ou le retrouvez-vous ailleurs en France ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous donner plus de détails sur le dispositif de médiation scolaire que vous avez mentionné ?

Julie Lignon. - La question du dispositif Dalo n'a pas été approfondie jusqu'à présent. Nous sommes toujours en train de porter notre plaidoyer sur l'hébergement d'urgence et sa qualité. Je ne suis donc pas en mesure de répondre à cette question.

Laure Darcos. - C'est une piste à explorer.

Julie Lignon. - Tout à fait.

Vous indiquiez ensuite que le département est la collectivité territoriale qui peut le plus nous aider sur cette question, parce qu'il dispose des compétences de prise en charge des femmes isolées avec des enfants de moins de 3 ans. Ils doivent également prendre leurs responsabilités, malgré des moyens limités.

J'aimerais également souligner le rôle des communes et intercommunalités. 300 villes amies des enfants se sont engagées à tenir des objectifs en matière de défense des droits et de protection des enfants. Lyon en fait partie. Durant le précédent mandat, la question des enfants sans domicile fixe était peu abordée, mais nous visons à mettre cette question à l'agenda municipal pour le prochain mandat. Nous encourageons les municipalités à s'engager activement dans l'accompagnement des enfants sans domicile, en fonction de leurs compétences locales. Elles ne doivent pas remplacer l'État, mais chacun doit assumer ses responsabilités.

Elles disposent de compétences en matière d'accueil de la petite enfance et peuvent renforcer ces compétences en lien avec la législation sur l'emploi. Elles ont aussi des responsabilités en matière d'éducation, de tarification scolaire, d'accès aux soins et de mobilité. Ces compétences, si elles sont inclusives et adaptées, peuvent améliorer la vie quotidienne des familles et enfants sans domicile. Nous travaillons sur ce point avec l'Unicef.

Pour ce qui est des demandes non pourvues à Paris, les chiffres que vous évoquiez, dont je n'avais pas connaissance, sont plus élevés qu'en août dernier. Nous comptions alors 620 personnes en famille en demande non pourvue. Cette situation n'est pas spécifique à Paris : nous rencontrons des difficultés similaires d'accès à l'hébergement dans toute la France, surtout dans les grandes métropoles, mais pas seulement.

Dominique Vérien, présidente. - La situation n'est pas tendue partout en France. Est-il proposé à ces familles de se rendre en province ? On dit souvent qu'elles ne s'y rendront pas, parce qu'il n'y a pas de travail disponible dans ces territoires. Ce n'est pas vrai.

Je fais écho aux remarques de Marie Mercier. Dans le département de l'Yonne, une ancienne sous-préfète d'Avallon, maintenant installée en Seine-Saint-Denis, promeut cette idée. Le défi réside dans le soutien des réseaux déjà bien établis dans certains départements, nécessitant la participation des personnes impliquées. Je pense qu'il est important de réfléchir à ces zones moins tendues qui pourraient offrir à la fois du logement et des opportunités d'emploi, comme partout ailleurs où la main d'oeuvre est recherchée.

Julie Lignon. - Ce n'est pas le cas dans toute la France, mais tout de même dans la plupart des grandes métropoles. Je pourrai vous transmettre le baromètre Enfants à la rue 2023, qui signale les départements les plus tendus : Paris, la Seine-Saint-Denis, le Nord, la Haute-Garonne, le Bas-Rhin, la Gironde, l'Isère, le Rhône, l'Hérault, la Loire-Atlantique. Ce classement date d'août 2023. Depuis, la question de l'orientation des personnes sans domicile d'Île-de-France vers les sas régionaux a été soulevée.

Cette solidarité nationale a été évoquée lors des précédentes tables rondes par les associations. Elle présente certains avantages, en permettant aux familles et aux individus d'accéder à un logement. Toutefois, je partage les points de vigilance soulevés par la Fédération des acteurs de la solidarité. La réorientation des familles ne peut se faire sans leur information claire, sans leur accord, et sans coopération de la part des collectivités. Elle ne peut se faire sans place d'hébergements disponibles, et sans prise en compte des besoins des concernés. Je pense notamment à la scolarisation des enfants, mais aussi aux parcours de soins, d'emploi, de protection de l'enfance, le cas échéant.

Ainsi, cette orientation n'est acceptable que lorsque ces conditions sont respectées.

Raphaël Vulliez. - L'année dernière, à Lyon, certaines familles ont été orientées vers les départements limitrophes comme la Loire, la Drôme et l'Ardèche pendant l'hiver. À la fin de la trêve hivernale, elles ont été contraintes de quitter ces lieux. Elles sont revenues à Lyon, là où elles ont leurs attaches. Au-delà des sas régionaux, qui ont suscité certaines polémiques, il existe des problèmes concrets.

À Lyon, toujours, des structures vides attendent des personnes sans domicile cet été pour les Jeux olympiques. Cependant, tant que nous ne construirons pas leur parcours avec les concernés, ces solutions resteront insuffisantes. Envoyer subitement ces personnes dans des départements où elles n'ont plus d'attaches et peu de perspectives d'emploi ne fonctionnera pas. Cela revient en quelque sorte à une gestion « au thermomètre », contraire à la politique du « logement d'abord » que préconisent tous les acteurs politiques, y compris la Cour des comptes. Dans un référé du 7 janvier 2021, celle-ci a souligné son efficacité sociale et son coût moindre pour la collectivité, tout en pointant le caractère moins brutal de cette approche encore expérimentale, mais non assumée politiquement. Bien que des sommes considérables soient investies dans l'hébergement d'urgence, celui-ci s'avère souvent inefficace.

En ce qui concerne le circuit de l'hébergement d'urgence, je ne veux pas avancer de chiffres erronés, mais il semble que près de la moitié des 300 000 places disponibles sont occupées par des personnes sans papiers qui travaillent. Ainsi, la loi Asile immigration s'est privée d'un levier potentiel d'action, notamment dans les secteurs en demande de main d'oeuvre. En réalité, la plupart des personnes que je connais travaillent, même si elles le font souvent dans des conditions informelles ou illégales. Elles pourraient potentiellement accéder au parc privé ou social. La théorie de l'appel d'air que brandissent certains est un fantasme.

Anina Ciuciu. - En tant qu'avocate accompagnant de nombreux clients dans ces procédures, je suis bien consciente des divers aspects de la protection de l'enfance. Mon propos visait à mettre en lumière les effets discriminatoires, pervers et souvent dangereux des placements abusifs, surtout pour les familles en grande précarité. Il est frappant de constater que les seuls enfants souvent exclus de cette protection sont ceux qui la réclament, les mineurs isolés étrangers.

On observe aussi des problèmes flagrants de placements discriminatoires et abusifs, notamment à l'égard des enfants de familles précaires, notamment issus des communautés roms et des Gens du Voyage. Cette question reste largement ignorée et nécessiterait une enquête spécifique. Ces familles, dans des situations déjà extrêmement précaires et difficiles, sont accusées d'être responsables de leur propre malheur lorsque leurs enfants se retrouvent à la rue et privés d'école, comme l'a vécu la femme isolée dont j'ai parlé plus tôt. C'est extrêmement préoccupant.

Au contraire, l'État et les institutions devraient garantir ces droits et permettre à ces enfants de sortir de la marginalité, sans recourir à des placements abusifs.

Concernant le manque de moyens dans les départements, il est crucial d'augmenter les ressources, mais aussi d'harmoniser les politiques à travers la France. En effet, la loi ne semble pas appliquée de la même manière partout. C'est pourquoi nous préconisons la systématisation du contrat jeune majeur sans distinction d'origine ou de nationalité. Nous pensons que ce dispositif devrait relever de la responsabilité de l'État, pour éliminer les disparités départementales et assurer l'application uniforme des droits fondamentaux pour tous ces enfants. Cette uniformisation devrait s'accompagner d'une refonte des compétences entre les départements et l'État.

Quant à la question des placements croissants d'enfants, il est essentiel de contrer l'idée fausse selon laquelle nous assisterions à une arrivée massive de mineurs isolés étrangers, qui surchargerait les dispositifs d'accueil existants. Il n'existe aucune donnée à l'appui de cette hypothèse.

Dominique Vérien, présidente. - Chaque département est en mesure de fournir des chiffres précis sur le nombre de mineurs isolés qu'il accueille et sur l'évolution de cette population à prendre en charge.

Je ne suis pas sûre que l'on puisse parler de vagues d'arrivées, mais le fait est que leur nombre progresse. De plus en plus de prises en charge sont nécessaires, sans que les moyens associés soient suffisants.

Anina Ciuciu. - Bien sûr, je ne remets pas du tout en question ce point. Simplement, certains font état d'une arrivée massive et d'un appel d'air. Je pense qu'ils n'existent pas réellement.

Ensuite, vous avez constaté une explosion du nombre de demandes non pourvues d'enfants à la rue, au nombre de 332 aujourd'hui. Je vous invite à porter une grande attention aux conséquences des Jeux olympiques, car le nombre d'expulsions va considérablement augmenter dans les mois à venir. La semaine dernière, à Saint-Denis, commune des Jeux olympiques, deux bidonvilles ont été expulsés, ce qui a conduit plusieurs dizaines d'enfants scolarisés à se retrouver à la rue, sans possibilité de continuer leur scolarité. Pour l'un de ces bidonvilles, une décision de justice accordait un délai jusqu'au mois de juillet pour permettre aux enfants de rester scolarisés pendant la trêve estivale. Pour l'autre, l'expulsion avait été refusée par la justice. Malgré tout, les autorités locales, y compris la mairie et le département - car ces terrains leur appartiennent -, ont procédé à ces expulsions sans proposer de relogement.

Ce nombre d'expulsions va augmenter, ce qui signifie que le nombre d'enfants à la rue, particulièrement en Île-de-France et dans les grandes métropoles, va exploser. Nous aurons ainsi des milliers de nouveaux enfants privés de tous leurs droits, notamment de celui à l'éducation. C'est un aspect sur lequel il est crucial de se concentrer, d'autant plus que votre rapport sera rendu, je crois, en octobre prochain. Vous pourrez alors observer cette situation et, je l'espère, proposer des leviers d'action pour éviter le pire.

Ensuite, vous m'interrogiez sur la médiation scolaire. Ce dispositif permet de faire le lien entre les enfants en situation d'extrême précarité et les équipes des établissements scolaires. Actuellement, ce sont principalement les associations qui assurent cette mission. Ce n'est pas du ressort de l'Éducation nationale.

Je préside également Askola, une association de médiation scolaire en Seine-Saint-Denis ; nous avons développé un modèle national, notamment grâce à la Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal) dans le cadre du Pacte des solidarités. Les deux missions principales de la médiation consistent tout d'abord à faciliter l'inscription scolaire des enfants, car malheureusement, pour ceux en situation d'extrême précarité, ils sont encore confrontés à des refus discriminatoires. Ensuite, dans l'attente de l'inscription, elle prépare les enfants à devenir élèves et les parents à leur rôle de parents d'élèves. Ce travail inclut la préparation aux évaluations de la langue française des enfants allophones et leur permet d'acquérir les fondamentaux en attendant l'accès à l'école publique.

De plus, surtout pour les enfants à la rue, l'un des rôles cruciaux de la médiation scolaire est de garantir la continuité scolaire. En cas d'expulsion, le médiateur scolaire permet de maintenir le lien avec l'école et de faciliter la transition vers de nouveaux établissements. En effet, lorsqu'un enfant en extrême précarité doit en changer, son parcours éducatif est souvent perdu, sans aucune continuité ni suivi de son niveau scolaire. La présence d'un médiateur scolaire est essentielle dans ces situations.

Ce dispositif a été particulièrement important pendant la période de la Covid-19, car il a permis de maintenir le lien avec les enfants vivant en bidonville, en squat ou en hôtel social. D'autres moyens, comme le « cartable électronique », étaient inefficaces dans ces contextes où l'accès à Internet et au Wi-Fi était limité. Ainsi, là où il y avait des médiateurs scolaires, les équipes pédagogiques ont pu rester connectées et éviter un décrochage scolaire total.

Actuellement, il n'existe que quarante postes pour des milliers d'enfants, ce qui est extrêmement limité. Nous saluons l'annonce de la ministre Aurore Bergé concernant le triplement de ce dispositif à la rentrée prochaine, mais il est important de souligner qu'actuellement, il est limité aux enfants intra-européens. À nos yeux, cette restriction n'est pas justifiée, car des enfants d'autres origines, comme les enfants syriens vivant dans des bidonvilles ou les mineurs isolés étrangers venant de pays d'Afrique de l'Ouest comme la Guinée, ont également urgemment besoin de ce type de soutien. Nous sommes ravis de son expansion, mais il est crucial que ce dispositif puisse bénéficier à tous les enfants qui en ont besoin sans distinction d'origine.

Julie Lignon. - En ce qui concerne les disparités territoriales dans la mise en oeuvre des politiques publiques, je souhaite attirer votre attention sur les territoires d'outre-mer. Ils étaient par exemple exclus de l'instruction du 25 janvier 2018 relative à la résorption des bidonvilles, malgré des besoins exacerbés qui y sont relevés en raison d'une pauvreté plus prononcée.

La situation est particulièrement grave dans ces territoires. À Mayotte, huit enfants sur dix vivent dans la pauvreté ; en Guyane, six sur dix sont concernés, et à La Réunion, plus de quatre sur dix (46 %). Pour cette raison, je vous invite à consulter le rapport de l'Unicef intitulé « Grandir dans les outre-mer », qui aborde notamment la question du mal logement dans ces régions. La Fondation Abbé Pierre a également publié des rapports essentiels sur ces enjeux.

Dominique Vérien, présidente. - La délégation aux droits des femmes a également rédigé un rapport sur la parentalité dans les outre-mer. Je pense que les sujets de Mayotte et de la Guyane sont très particuliers, en raison d'une immigration forte. La Guyane est un petit département disposant de peu de moyens en préfecture. Elle fait face à une explosion de demandes de régularisation.

Il me reste à conclure cette table ronde et à vous remercier de vos interventions, vos témoignages, vos propositions, votre expertise sur ces sujets.

Nous adopterons notre rapport le 8 octobre. Nos rapporteures tiendront compte de toutes ces remarques. Nous nous étions orientés vers ce sujet en voyant que de plus en plus de femmes se trouvaient à la rue, depuis dix ans, et que de plus en plus d'enfants se trouvaient dans la même situation, depuis cinq ans. La France s'est engagée sur les droits des enfants. Notre délégation se doit d'émettre des propositions pour éviter que ces situations ne perdurent.

Table ronde, en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer,
sur la problématique des femmes dans la rue dans les outre-mer

(29 mai 2024)

Présidence de Mmes Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, et Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Madame la Présidente Micheline Jacques, chers collègues, je me réjouis de cette réunion conjointe entre la délégation aux droits des femmes et la délégation sénatoriale aux outre-mer. Elle s'inscrit dans le cadre des travaux que notre délégation mène actuellement sur les femmes dans la rue.

Nos deux délégations se rejoignent régulièrement sur des sujets d'intérêt partagés. Pour mémoire, nous avons publié l'année dernière un rapport commun sur la parentalité dans les outre-mer. Nous avions également travaillé ensemble en 2020 sur les violences faites aux femmes dans les outre-mer.

S'agissant de la situation des femmes en errance, nous comptons aujourd'hui, au niveau national, 330 000 personnes sans domicile, dont 40 % de femmes, bien souvent avec des enfants.

Parmi ces personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes et 3 000 enfants, sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles passent la nuit dans la rue, dans des voitures ou des abris de fortune.

Si cette triste réalité est particulièrement prégnante en Île-de-France, elle est malheureusement présente dans de nombreux territoires, y compris dans les outre-mer.

Comme toujours au Sénat, nous attachons une grande importance à la dimension territoriale de nos travaux et nous nous efforçons en particulier de mettre en lumière les situations souvent spécifiques des outre-mer : spécificités géographiques, économiques, sociologiques ou culturelles.

Cette exigence nous a naturellement été rappelée par notre collègue rapporteure Marie-Laure Phinera-Horth, sénatrice de la Guyane.

Je suis entourée de deux des trois autres rapporteures sur cette thématique : Agnès Evren et Olivia Richard.

Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.

Le sujet dont nous traitons aujourd'hui se trouve au croisement de plusieurs problématiques : augmentation et féminisation de la précarité, manque de solutions d'hébergement et de logement, lutte contre les violences sexuelles et sexistes, accès aux soins, ou encore insertion professionnelle et sociale.

Afin de nous apporter un éclairage sur ces questions, nous entendons ce matin des représentantes de trois territoires :

- pour la Guyane : Isabelle Hidair-Krivsky, anthropologue et directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité - que nous avions déjà entendue dans le cadre de nos travaux communs sur la parentalité dans les outre-mer ;

- pour la Guadeloupe : Lucette Faillot, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité - que nos collègues ont rencontrée l'année dernière lors d'un déplacement aux Antilles, dans le cadre du rapport sur la parentalité ; Kessy Chenilco, responsable du SIAO-115, et Malika Fiscal, responsable des équipes du Samusocial - services gérés par la Croix-Rouge ;

- pour la Martinique : Sophie Chauveau, sous-préfète à la cohésion sociale et à l'emploi et Vanessa Catayee, son adjointe, et Murièle Cidalise-Montaise, directrice régionale aux droits des femmes de la Martinique.

Bienvenue à vous. Merci de participer à cette table ronde sur ce sujet crucial.

Vous nous dresserez un tableau de la situation dans vos territoires respectifs. À combien évaluez-vous le nombre de femmes sans domicile et sans abri ? Quels sont leurs profils et les raisons qui expliquent leur absence de logement ?

Vous nous exposerez également les moyens déployés par l'État pour fournir des mises à l'abri, via des places d'hébergement d'urgence, mais aussi des solutions de logement, en nous précisant quelle attention particulière est portée aux femmes. Combien de places d'hébergement sont disponibles dans vos territoires, et combien de places non mixtes ?

Par ailleurs, quel rôle le SIAO joue-t-il dans la coordination et le pilotage de l'ensemble des acteurs de l'hébergement et du logement - État, collectivités et associations - et quelles difficultés rencontre-t-il ?

Enfin, vous nous ferez part de vos préconisations. En effet, au-delà des constats, l'objectif de notre rapport est également de trouver des solutions pour toutes ces femmes et ces familles.

Avant d'entendre nos intervenantes, je laisse la parole à notre collègue présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer, Micheline Jacques.

Micheline Jacques, présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Madame la Présidente, Mesdames, chers collègues, je serai brève, vu la qualité des intervenantes à cette table ronde. Je tiens à remercier sincèrement la délégation aux droits des femmes, et tout particulièrement sa présidente Dominique Vérien et les rapporteures, pour cette réunion conjointe qui nous permet de partager nos réflexions sur un problème croissant et préoccupant dans nos outre-mer comme dans l'Hexagone : le sort des femmes dans la rue.

Je tiens à saluer votre démarche, car vous avez tenu à dresser ce point d'attention particulier sur les outre-mer. J'ai conduit en avril dernier une mission de la délégation aux outre-mer aux Antilles avec les deux rapporteurs de notre étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État, Philippe Bas et Victorin Lurel. Nous n'ignorons pas les situations dramatiques qui existent dans nos territoires ultramarins, notamment du fait des violences intrafamiliales.

Je me félicite aussi qu'entre nos différentes délégations, les liens soient étroits et réguliers, dans l'esprit des recommandations du groupe de travail de notre collègue Pascale Gruny. Nous avons déjà eu l'occasion de travailler ensemble, de manière très fructueuse, sur des thèmes importants comme la lutte contre les violences faites aux femmes ou la parentalité.

En conclusion, je me félicite de cette nouvelle réunion commune qui nous permet, à l'instar de la récente commission d'enquête sur le narcotrafic, d'inclure les problématiques ultramarines dans vos réflexions, et de prendre ensemble la mesure des défis à relever.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci beaucoup, chère Présidente. Je me tourne désormais vers nos écrans, puisque c'est en visioconférence qu'Isabelle Hidair-Krivsky intervient depuis la Guyane.

Isabelle Hidair-Krivsky, anthropologue, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité de la Guyane. - Mesdames et Messieurs, je vous remercie pour cette invitation.

En Guyane, 53 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, avec moins de 1 000 euros par mois. Dans la population nationale, ce taux s'élève à 14 %. La moitié des Guyanais se trouve en situation de privation matérielle et sociale. Environ 29 % d'entre eux vivent dans une pauvreté extrême, avec moins de 470 euros par mois et subissent, dans leur quotidien, au moins cinq des treize privations permettant de mesurer la privation matérielle et sociale dont souffre cette population. Ces restrictions concernent le logement, l'habillement, l'alimentation, les loisirs, ainsi que d'autres besoins tels que l'accès à Internet, à un domicile, ou à un moyen de transport.

Ces personnes cumulent une forme sévère de pauvreté monétaire, et au moins sept privations matérielles et sociales, témoignant de difficultés intenses dans leur vie quotidienne. Par exemple, le Haut Conseil de la santé publique nous rappelle que la consommation d'alcool est particulièrement préoccupante chez les adolescentes enceintes. Environ 34 % d'entre elles ont consommé de l'alcool durant leur grossesse, augmentant le risque de prématurité de 13 %.

Par ailleurs, le territoire est fortement touché par la consommation de crack. Bien que celle-ci soit circonscrite à une population très marginalisée, elle est présente et visible parfois même en pleine rue. C'est notamment le cas dans les agglomérations de Cayenne et de Saint-Laurent du Maroni. Toujours selon le Haut Conseil de la santé publique, la consommation de crack touche particulièrement les milieux de la prostitution et de l'orpaillage, les personnes en errance, les chômeurs, ainsi que les habitants de la zone géographique du Haut-Maroni.

Le taux d'activité des femmes est inférieur à celui des hommes. Elles se retrouvent souvent au chômage, et leur rémunération est bien plus faible que celle de leurs homologues masculins.

Après cet état des lieux, je présenterai la question des femmes dans la rue en deux parties : la première consacrée aux maraudes, la seconde aux guichets uniques de rue. Ces maraudes sont coordonnées par l'Association guyanaise de réduction des risques, l'AGRR. Celle-ci se consacre à la réduction des risques liés à l'utilisation de produits légaux tels que l'alcool et le tabac, ainsi que de produits illégaux tels que le crack et la cocaïne, tout en abordant des pratiques à risque liées à la santé sexuelle et reproductive.

Pour l'année 2023, les volontaires se sont engagés pour un total de 300 heures, dont 140 dédiées aux maraudes, 60 aux guichets uniques de rue et 100 dans des contextes festifs. Trois fois par semaine, des médiateurs ou médiatrices, accompagnés d'un ou d'une bénévole, sillonnent les quartiers de Cayenne et de Matoury en camion équipé, ou à vélo dans les quartiers difficiles d'accès par la route.

Deux fois par mois, les maraudes réalisent des tests rapides d'orientation diagnostique (TROD) en partenariat avec Médecins du Monde et l'association Entraide. La nécessité d'une habilitation TROD s'est révélée cruciale en raison de la prévalence des agressions sexuelles dans la rue, partiellement responsables de la transmission du virus du sida. Avec 490 malades du VIH pour 100 000 habitants, la Guyane affiche la plus forte prévalence de France. D'après Santé Publique France, les étrangers sont surreprésentés parmi les personnes séropositives en Guyane, mais les études montrent qu'ils sont infectés après leur arrivée sur le territoire.

10 % des malades ignorent leur statut, et 24 % se sont vus diagnostiquer des infections à un stade avancé de la maladie. En Guyane, la transmission du VIH se fait majoritairement par voie hétérosexuelle, et la prostitution est l'un des principaux vecteurs de l'épidémie. C'est pour cette raison que l'association Entraide cible particulièrement les travailleurs, et notamment les travailleuses du sexe, en distribuant des kits contenant des préservatifs et des gels. Par ailleurs, les maraudes de l'AGRR sont renforcées par des permanences deux fois par semaine au siège de l'association. Ces accompagnements individualisés facilitent l'accès aux droits, l'explication des processus administratifs, l'orientation vers d'autres structures, et favorisent la reprise du lien familial.

Les acteurs de terrain privilégient souvent une approche axée sur les soins, alors que celle-ci ne correspond pas nécessairement aux attentes des usagers. Ils demandent avant tout un abri comme point de départ pour leur projet de vie, considérant le sevrage comme une seconde étape.

Les demandes d'hébergement de la part des femmes accompagnées sont nombreuses, témoignant d'une souffrance accrue, de la fatigue liée à la vie en rue et des violences. La Guyane compte cinquante-et-une places disponibles pour les femmes victimes de violences, réparties en vingt-quatre places de stabilisation, quinze hébergements d'urgence et douze hébergements temporaires.

Cependant, ces places sont totalement insuffisantes par rapport aux besoins exprimés. La plupart des associations doivent recourir aux nuitées d'hôtel et aux locations de gîte pour répondre aux demandes d'urgence. Les femmes rencontrent de nombreux obstacles qui affectent leur vie quotidienne, que ce soit pour l'accès à l'eau, aux douches, pour déposer plainte, pour obtenir une domiciliation, un hébergement ou un lieu sûr pour protéger leurs effets personnels et éviter les violences et les vols. Ces difficultés accentuent la marginalisation et la stigmatisation des femmes vivant dans la rue.

Une étude du Samusocial montre que les femmes rencontrées sont généralement plus jeunes que les hommes. La majorité d'entre elles sont âgées de 26 à 40 ans. Aucune n'a plus de 60 ans et très peu sont mineures. Elles se trouvent souvent dans des situations plus complexes que celles des hommes, sont plus isolées des structures et plus difficiles à approcher, car elles sont souvent fuyantes.

Ensuite, le guichet unique de rue (GUR) est un événement mensuel rassemblant durant quatre heures des associations médico-sociales au centre-ville de Cayenne. Les rôles des partenaires sont bien définis. Un repas chaud est distribué par Humanity First. Médecins du Monde, la Croix-Rouge, la Cimade et le Centre d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) informent et accompagnent les familles sur l'accès aux droits. Une vestiboutique de la Croix-Rouge distribue des vêtements. Des espaces dédiés sont proposés aux enfants. L'AGRR propose du matériel de prévention stérile. Le Planning familial sensibilise et distribue des préservatifs, le Samusocial apporte un renfort infirmier, et le Centre de prévention de santé de la Croix-Rouge réalise des TROD. L'équipe mobile de psychiatrie et précarité et la plateforme de rétablissement du Groupe SOS offrent un espace de parole.

Aux côtés de tous ces acteurs, le médiateur de santé du Comité pour la santé des exilés renforce l'accompagnement pour l'ouverture des droits. Un interprétariat professionnel est disponible. Un médecin généraliste réalise des consultations visant à orienter vers la permanence d'accès aux soins (Pass) du Centre Hospitalier de Cayenne et vers l'équipe mobile de psychiatrie et précarité. Les consultations sont ouvertes à tous les âges, de la pédiatrie aux personnes âgées, de toutes les origines et toutes les pathologies. Elles sont réalisées en français, en anglais, en espagnol, et, si nécessaire, en portugais et en arabe, avec l'aide d'un médiateur et d'un interprète.

Les difficultés rencontrées par le GUR relèvent de la fragilité sociale, de la rupture du lien et de l'exclusion sociale. Grâce au cofinancement de la préfecture, de l'Agence régionale de santé (ARS) et de la collectivité d'agglomération du centre littoral, un réseau de travail regroupant une quinzaine d'associations oeuvre dans le domaine de la précarité. Une équipe composée d'une cinquantaine de personnes permet au GUR d'ouvrir ses portes le troisième jeudi du mois au marché de Cayenne, de 9 heures à 13 heures.

En 2022, 174 personnes ont été reçues, dont 48 femmes. En 2023, 242 personnes ont été accueillies, dont cinquante-deux femmes. En moyenne, 25 % du public du GUR est constitué de femmes, et 12 % sont des enfants.

La Syrie, l'Afghanistan et le Maroc sont les trois pays d'origine les plus représentés parmi le public accueilli. Parmi les usagers, 46 % vivent dans la rue, 12 % en habitat informel, 72 % sont demandeurs d'asile, 13 % sont en situation irrégulière, 7 % sont de nationalité française et 6 % possèdent un titre de séjour. En outre, 75 % des bénéficiaires déclarent ne pas savoir ce qu'est une protection de santé et ne pas avoir de ressources financières.

Je mentionnerai enfin le Programme régional relatif à l'accès à la prévention et aux soins des personnes les plus démunies (Praps). Il met en synergie les établissements de santé publics et privés, constituant ainsi des points d'entrée clés pour les publics précaires, notamment grâce aux permanences d'accès aux soins présentes dans les trois hôpitaux publics. Les quatorze centres délocalisés de prévention et de soins et les trois hôpitaux de proximité, gérés par le centre hospitalier de Cayenne, jouent un rôle essentiel dans l'accès aux soins des personnes précaires vivant dans des zones isolées. Dans le domaine de la santé mentale, il convient aussi de souligner le rôle des six centres médico-psychologiques et des trois centres d'aide thérapeutique à temps partiel.

Les équipes mobiles de Saint-Georges-de-l'Oyapock, sur le Maroni, les quatre équipes mobiles en santé mentale, ainsi que plusieurs dispositifs mobiles dans les domaines du handicap et du grand âge, renforcent la couverture sanitaire du territoire. Les médiateurs de santé jouent un rôle crucial en aidant les usagers à comprendre et à se repérer dans des parcours de soins souvent très complexes. Le secteur associatif est très actif en Guyane sur les questions de santé et de précarité, jouant un rôle primordial dans les soins et la prévention dans divers domaines tels que la vie affective et sexuelle, les addictions, la périnatalité et le suivi des victimes de violence en rue. Les Centres communaux d'action sociale (CCAS) regroupent de nombreuses compétences au bénéfice des publics précaires.

Je conclurai mon propos par les recommandations suivantes :

- mettre à disposition des logements et dispositifs adaptés aux femmes, afin d'éviter les logements mixtes ;

- améliorer l'accès à l'hébergement pour les usagers de drogues et créer des espaces de consommation plus sécurisés ;

- installer des bagageries et des consignes afin de prévenir les violences en rue ;

- multiplier les accueils de jour réservés aux femmes.

Je vous remercie pour votre attention.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci beaucoup pour votre intervention. Je laisse maintenant la parole à Kessy Chénilco et Malika Fiscal de la Croix-Rouge, qui gèrent le SIAO 115 et le Samusocial en Guadeloupe.

Kessy Chenilco, responsable du SIAO-115 de la Guadeloupe et de Saint Martin. - De façon générale, le SIAO travaille en étroite collaboration avec le Samusocial, qui est un dispositif d'« aller vers » accompagnant le public à la rue, notamment les femmes en grande précarité et les personnes victimes de violences. Nous sommes accompagnés par la Direction départementale de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS) ainsi que par la Direction régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDFE), représentée par Lucette Faillot.

Malika Fiscal vous présentera sa file active de façon générale, et la mise en place de l'accompagnement pour ce public. Nous exposerons ensuite notre bilan d'activité pour l'année 2023 de façon générale, en nous concentrant sur les personnes victimes de violences.

Malika Fiscal, responsable des équipes du Samusocial de la Guadeloupe. - Le Samusocial intervient sur l'ensemble du département. Nous proposons des maraudes avec des accompagnements sanitaires et sociaux auprès des personnes en situation de précarité. Nous offrons également une aide matérielle sous forme de collations, de boissons et de nourriture. Par ailleurs, nous menons des projets en faveur de l'hygiène et proposons des distributions de kits scolaires et de vêtements.

En 2023, le Samusocial a accompagné 997 personnes, totalisant 11 827 rencontres. Parmi ces personnes, 139 étaient des femmes, représentant 17,96 % de la file active. Leur moyenne d'âge se situe généralement entre 35 et 45 ans, mais nous commençons également à recevoir une certaine proportion de femmes plus âgées, de plus de 60 ans.

Ce public est particulièrement vulnérable et fragile, ce qui rend parfois leur approche difficile par nos équipes. Ces femmes restent généralement peu demandeuses et se tiennent en retrait, peut être en raison de la visibilité de nos véhicules floqués Croix-Rouge. Nous envisageons de travailler sur une approche différente, en trouvant des points de ressources et des lieux facilitateurs pour créer un espace plus discret pour ces personnes.

À l'instar de notre collègue de Guyane, nous rencontrons également des problématiques liées à la vulnérabilité du public, notamment les violences et agressions sexuelles et sexistes. Nous observons également un cumul de problématiques d'addictions et de santé mentale, qui peuvent entraver l'orientation vers les dispositifs de droit commun.

Kessy Chenilco. - Le SIAO fonctionne avec trois pôles distincts, le service d'urgence - le 115 - qui reçoit les appels pour les demandes de mise à l'abri ; le service d'insertion, qui oriente vers des dispositifs de logement adaptés et facilite l'accès à l'insertion par l'hébergement ; enfin un observatoire social, chargé de recenser les données statistiques relatives à l'activité du service et de réaliser des focus sur le public accompagné.

En 2023, nous avons reçu 5 136 appels, dont 261 concernaient des demandes de mise à l'abri d'urgence. Parmi celles-ci, 251 personnes victimes de violences ont été mises à l'abri. Nous avons recours à deux dispositifs financés par la DDETS et la DRDFE, notamment des nuitées hôtelières pour la prise en charge des personnes victimes de violences, ainsi que des taxis sociaux.

Nous avons sollicité 5 225 nuitées hôtelières pour 467 personnes, effectué 330 courses de taxis sociaux pour 483 personnes et traité 195 dossiers par le service d'insertion pour 67 ménages orientés dans le cadre de commissions partenariales d'orientation. Parmi les 136 signalements de personnes victimes de violences, 72 étaient des femmes accompagnées de 139 enfants. Sept femmes étaient enceintes, et 51 étaient seules. En regroupant les femmes seules et les femmes avec enfants, nous avons accompagné 113 personnes.

Sur le territoire de Saint-Martin, l'activité a été redéployée en mai 2023. Six personnes victimes de violences ont été mises à l'abri ; neuf femmes seules et huit femmes avec enfants ont été signalées.

Le SIAO reçoit des sollicitations de personnes qui, par crainte de leur agresseur, préfèrent ne pas intégrer les dispositifs d'aide existants sur le territoire dans l'immédiat. Elles demandent néanmoins notre accompagnement face à leurs difficultés. Nous avons également mis à disposition des kits pour les personnes victimes de violences, disponibles auprès des forces de l'ordre et des hôteliers vers lesquels nous les orientons avant qu'elles puissent intégrer les centres d'hébergement.

Ces femmes sont souvent confrontées à des problématiques sociales multiples, telles que des ruptures familiales, des troubles psychiques et des problèmes de santé. Ces problématiques rendent difficile leur orientation vers les structures d'hébergement existantes. En effet, ces dernières ne sont parfois pas dotées de professionnels capables de proposer un accompagnement social adapté et de qualité, notamment sur le plan de la santé.

Il est important de noter que les personnes victimes de violences hésitent souvent à signaler leur situation par peur. Pour cette raison, le SIAO et le Samusocial s'efforcent de les rassurer et de les informer sur les dispositifs existants. Nous travaillons en étroite collaboration avec les associations d'aide aux victimes, principalement Guadav (Guadeloupe accès au droit et aide aux victimes) et Initiatives France victimes Guadeloupe, qui offrent un accompagnement juridique et social.

Nous oeuvrons également à la mise en place de conventions entre le SIAO et la Croix-Rouge. Nous disposons de nombreux dispositifs d'accompagnement pour le public. Notre objectif est de désigner des référents par structure, notamment auprès de la Caisse d'allocations familiales (CAF), qui accompagne les femmes et les familles. Nous avons constaté que l'ouverture des droits n'est pas toujours effective et que la permanence d'accès aux soins de santé n'est pas présente sur tout le territoire. Ses missions ne sont pas totales. Les personnes en situation irrégulière ne peuvent pas accéder à des soins de qualité en Guadeloupe.

Les personnes à la rue sont désormais mieux recensées grâce à un renforcement de notre équipe depuis février 2024, après le recrutement d'un chargé de mission. Celui-ci a produit un rapport d'activité pour 2023 permettant de fournir des données plus qualitatives.

Le SIAO joue un rôle essentiel dans la coordination des dispositifs existants. Il travaille avec les partenaires pour améliorer l'accompagnement des personnes sur le territoire.

Notre travail est en cours, malgré les difficultés rencontrées par les structures partenaires. Nous encourageons ces dernières à nous faire part de leurs problématiques afin de mieux coordonner les actions sur le territoire. Nous portons également un parcours de sortie de prostitution pour les personnes victimes du système prostitutionnel, en partenariat avec l'association Île y a, implantée dans un quartier à forte présence de prostitution de rue. Nous avons obtenu un agrément en ce sens en avril 2023. Nous avons également sensibilisé les partenaires et les élus pour mieux comprendre et accompagner ces personnes.

Une commission sera prochainement mise en place pour traiter les situations des personnes souhaitant sortir de la prostitution et les accompagner de manière appropriée.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci beaucoup. Nous allons rester en Guadeloupe en écoutant Lucette Faillot, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité.

Lucette Faillot, directrice régionale aux droits des femmes et à l'égalité de la Guadeloupe. - J'ai écouté attentivement les interventions de mes collaboratrices. J'essaierai d'être concise. Je reviendrai d'abord sur la thématique que vous avez posée, « les femmes dans la rue ». Ce phénomène est assez récent en Guadeloupe. Historiquement, on n'apercevait pas les femmes dans la rue. Nous y voyons une sorte de rupture sociale, sociétale et culturelle.

Autrefois, lorsqu'on parlait de sans domicile fixe, on imaginait principalement des hommes. Voir des femmes dans la rue constitue un choc pour la conscience collective. Cette prise de conscience a été renforcée par la crise sanitaire que nous avons traversée.

Ce changement révèle également l'état de la société guadeloupéenne. Les codes de solidarité sociale, qui visaient à subvenir aux besoins des démunis, notamment des femmes, semblent s'être érodés. Cette situation est récente et déplorable.

En Guadeloupe, il existe déjà une stratégie établie par l'État pour gérer l'errance dans la rue. Elle doit être renforcée face aux problématiques spécifiques des femmes sans abri. Cette démarche doit inclure leur visibilité, qui envoie un message négatif aux jeunes et moins jeunes, nécessitant une prise de conscience collective.

Divers services de l'État, comme la DDETS et le sous-préfet à la cohésion sociale, sont impliqués dans la stratégie de lutte contre la pauvreté. Actuellement, il existe quarante-cinq places d'hébergement d'urgence pour les femmes victimes de violence, et 125 places d'hébergement classique.

Les dernières données de veille sociale montrent une marginalisation accrue, notamment en Basse-Terre - avec quatre-vingt-seize personnes sans abri, dont vingt femmes - et à Pointe-à-Pitre, avec 211 personnes, dont trente-trois femmes à la rue. Environ 15 % de ces personnes sont en situation irrégulière. Elles sont âgées de 45 ans en moyenne. Elles sont souvent confrontées à des problématiques de santé chroniques telles que du diabète, des troubles psychologiques et des addictions au cannabis et au crack.

Saint Martin, qui fait partie de notre région, connaît également des difficultés, notamment en matière d'hospitalisation et de disponibilité des hébergements, surtout durant la période touristique.

Il est important de souligner que malgré ces défis, des stratégies et dispositifs sont en place pour répondre aux besoins des personnes sans abri. Ils doivent être renforcés et adaptés pour mieux répondre aux spécificités des femmes concernées.

La situation de la Guadeloupe présente certaines particularités. Il est crucial d'y assurer une couverture territoriale complète pour pallier les difficultés rencontrées, telles que la topographie et la mobilité géographique. Ces facteurs sont essentiels dans l'accompagnement des personnes sans abri, d'autant plus que les températures tropicales ajoutent des problématiques supplémentaires, puisqu'elles occasionnent des risques de maladies.

Il est également essentiel de souligner la nécessité d'une communication et d'une visibilité accrues concernant ces personnes. Les sans-abri ne sont pas seulement des individus issus de milieux pauvres. Certains ont vécu des déceptions ou des ruptures familiales importantes. Ces dernières les laissent sans repères ni sécurité familiale et nécessitent un accompagnement par des professionnels.

En Guadeloupe, la Croix-Rouge propose des dispositifs bien connus, mais cette notoriété peut engendrer une certaine appréhension de la part de ceux qui pourraient en bénéficier. En effet, l'association est souvent apparentée à une grande pauvreté, ce qui peut dissuader certains de solliciter son aide. D'autres structures, telles que les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), sont tout aussi compétentes pour accueillir ces personnes en préservant une certaine discrétion, mais la difficulté réside dans l'accompagnement dans la durée.

Nous sommes confrontés à un défi majeur, qui consiste à retisser les liens avec les familles, souvent déconnectées et réticentes à renouer contact avec leurs proches sans abri. Il est également crucial de revaloriser ces personnes, de leur montrer qu'elles sont des individus dignes de respect et d'attention.

Le défi, pour les structures d'accompagnement et les services de l'État, ainsi que les collectivités locales avec les CCAS aussi impliquées, consiste à travailler sur ces thématiques afin que les sans-abri ne se sentent pas chosifiés par une société qui ne leur est pas favorable.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Je me tourne enfin vers les représentantes de la préfecture de la Martinique et je les laisse organiser leur prise de parole comme elles le souhaitent.

Sophie Chauveau sous-préfète à la cohésion sociale et à l'emploi de la Martinique. - Je partagerai avec vous quelques remarques liminaires. Murièle Cidalise-Montaise complétera mon propos et mettra en lumière certaines problématiques spécifiques à notre région.

En Martinique, comme dans la plupart des territoires ultramarins, nous faisons face à des problématiques de pauvreté. Elles touchent particulièrement les femmes. Ici, le recensement des femmes sans abri n'est pas simple, car beaucoup d'entre elles sont invisibles. Par exemple, bien qu'elles soient présentes dans le centre-ville de Fort-de-France, elles ne sont pas toujours perceptibles lorsque les maraudes se déplacent.

À ce titre, nous portons une initiative, qui devrait se déployer d'ici la fin de l'année 2024, en collaboration avec le Samusocial et la Croix-Rouge. Elle vise à opérer un décompte des personnes à la rue à un moment donné, avec l'objectif de genrer ces statistiques tout en gardant à l'esprit que ces personnes peuvent ne pas être constamment sans abri. Elles disposent parfois d'un logement temporaire.

La prise en charge de ces populations est largement assurée par la Croix-Rouge et le Samusocial. Nous avons aussi la chance de bénéficier d'une implantation du Mouvement national du Nid à Fort-de-France. Ce mouvement est très actif et ambitionne de se déployer sur d'autres territoires des Antilles. Il nous offre une connaissance plus qualitative de ces populations.

Notre regard est par ailleurs biaisé par le fait que beaucoup de ces femmes sans abri sont des migrantes, ce qui ajoute de la complexité à leur situation et à leur accès aux droits. Même si nous parvenons à les protéger temporairement, notamment lorsqu'elles s'inscrivent dans un parcours de sortie de prostitution, leur avenir reste souvent incertain, faute d'un accompagnement complet.

En termes d'outils, la Croix-Rouge en Martinique a déployé un centre d'accueil spécifique pour les femmes sans abri et les femmes en situation d'addiction. Celui-ci travaille sur une adaptation de ses services à ces populations et propose un accompagnement complet, y compris pour les femmes enceintes.

Je me dois également de souligner une collaboration entre la Délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité et l'ARS. Elle vise à une prise en charge globale des difficultés rencontrées par les femmes, englobant les aspects médicaux, sociaux et sanitaires.

Enfin, la collectivité porte un projet de Maison des femmes, qui ne sera pas uniquement dédié aux femmes sans abri. Elle visera à répondre à diverses situations rencontrées par les femmes sur notre territoire.

Murièle Cidalise-Montaise, directrice régionale aux droits des femmes de la Martinique. - Je compléterai brièvement le tableau dressé collectivement par les représentantes des régions ultramarines et par Sophie Chauveau, en ajoutant quelques éléments sur les dispositifs qui me viennent à l'esprit au fil des conversations.

En particulier, je souhaite mentionner le contrat territorial de sécurité signé entre la collectivité territoriale de Martinique et l'État, représenté par la préfecture de la Martinique. Bien que cela puisse sembler inattendu, ce contrat territorial de sécurité aborde de manière large tous les aspects de la sécurité, y compris les problèmes d'attractivité et de violences sexuelles envers les femmes. Ce cadre se décline dans les contrats locaux de sécurité dans certaines communes et villes de la Martinique, mettant en oeuvre des actions ciblées pour les femmes les plus précaires et celles exposées à des violences, notamment celles que l'on retrouve ou pourrait retrouver en situation de rue, même de manière provisoire.

Un autre dispositif d'accueil important, Elle se pose, est financé par un appel à projets conjoint du ministère de l'intérieur et des outre-mer et du ministère de la santé. Porté par la Croix-Rouge, il est spécifiquement genré pour les femmes en situation de rue. Il n'a pas encore été évalué, mais le sera au cours du deuxième semestre de cette année, ce qui permettra de disposer de données plus précises.

Il est également crucial de souligner la mobilisation du tissu associatif, qui constitue un véritable rempart. Nous avons évoqué les dispositifs étatiques en mentionnant les principales administrations concernées par la lutte contre la précarité et l'errance, mais il ne faut pas sous-estimer l'importance des associations locales. La Croix-Rouge, déjà citée comme un partenaire incontournable, est accompagnée par d'autres associations comme le Secours catholique et le Secours adventiste. Bien que leur impact ne soit pas toujours mesuré de manière formelle, ces acteurs de terrain jouent un rôle crucial, souvent en première ligne face aux populations de la rue, y compris les femmes.

Revenons aux propos introductifs et aux questions précises posées. Je ne connais pas le nombre de femmes à la rue. Je tiens à préciser que mes observations sont empiriques. En plus des éléments qualitatifs et quantitatifs apportés par mes consoeurs, je note que certains territoires de la Martinique sont plus directement concernés que d'autres. C'est le cas de l'agglomération centre, notamment le Lamentin. Nous y observons un phénomène lié à la consommation de drogues, en particulier le crack. À Fort-de-France, certains quartiers sont marqués par la prostitution de rue.

Lucette Faillot le disait, ce phénomène est nouveau. Traditionnellement, les femmes de nos territoires qui vivent « normalement », si je peux m'exprimer ainsi, ne sont pas à la rue. En tout cas, elles n'y sont pas à certains endroits ou à certaines heures. Elles passent, elles transitent, elles s'activent, mais elles ne restent pas dans la rue. Ainsi, le phénomène des femmes de rue est forcément lié à l'augmentation de la précarité et à la rupture du lien social et culturel. Il est visible, ne serait-ce qu'autour de la préfecture. En centre-ville, j'ai décompté six femmes dans la rue sur le périmètre que je parcours à pied pour me déplacer. C'est beaucoup, et c'est nouveau. Elles présentent toutes les comportements et pathologies que vous avez décrits, notamment liés à des problèmes psychologiques et sanitaires. Celles que je vois sont seules.

Pardonnez-moi pour cette approche très empirique, mais je partage ce que je connais, et je souligne que ce phénomène est relativement nouveau. Sophie Chauveau le disait, ces femmes passent un peu « sous les radars ». Nous avons du mal à obtenir des données genrées sur la précarité et la grande précarité. Il me semble essentiel de genrer toutes nos politiques publiques, qu'il s'agisse du social, du soin ou de l'intervention publique, pour adopter une approche plus rationnelle de ce problème et mieux le régler en le mesurant mieux.

Concernant les questions sur l'hébergement et le logement d'urgence, nous sommes déjà en défaillance quantitative. Nous proposons quarante-neuf hébergements d'urgence et d'insertion en Martinique. Ils sont saturés. Le flux est permanent, et notre manque de logements sociaux - au nombre de 30 000 environ sur le territoire - est criant. Le parc privé est difficilement mobilisable pour des publics en difficulté.

La problématique de l'hébergement d'urgence est ainsi celle qui me semble la plus importante. Isabelle Hidair-Krivsky soulignait la demande prioritaire de ces populations très exposées. Je la rejoins. Avant même d'être prises en charge sur les aspects sanitaires, sociaux ou d'intégration, elles ont besoin d'un hébergement.

Les partenaires ont déjà été cités. Je ne les rappellerai donc pas. Simplement, je me permettrai d'émettre quelques suggestions qui me sont venues à l'esprit grâce à cette table ronde et à ces échanges.

Il a été question de nuitées hôtelières, mais celles-ci n'impliquent aucun accompagnement. Peut-être faudrait-il concrétiser une convention entre le SIAO et les associations qui interviennent chacune dans leur domaine, apportant une action intégrative d'urgence, des paniers alimentaires, des paniers d'hygiène, mais aussi des actions d'accompagnement économique et social. Une convention avec le SIAO serait utile. Une réunion de travail sur ce sujet est prévue avec la préfecture de la Martinique.

Ensuite, la question de l'accès au titre de séjour est compliquée pour les personnes en parcours de sortie de prostitution. Depuis 2019, sur 300 personnes potentiellement concernées, trente-trois ont obtenu un titre de séjour. Leur intégration est très réussie, mais l'accès au titre de séjour reste difficile. Les ressortissants que nous accueillons sont surtout vénézuéliens, haïtiens, issus de la République dominicaine, et parfois d'autres territoires.

La coordination des acteurs est fondamentale. Une vision nette et documentée de la situation des femmes dans la rue en Martinique est nécessaire. Pour le moment, elle n'est pas assez documentée. Une bonne coordination des acteurs me semble indispensable.

Je me permets d'évoquer un dernier exemple : une action a été menée pour l'accueil des grands marginaux avec un hébergement dédié au centre-ville de Fort-de-France. Actuellement, seuls des hommes y sont accueillis. S'il est souhaitable d'éviter la mixité dans ces cas-là, il me paraît nécessaire de souligner ce constat.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Vous nous avez offert un récapitulatif instructif. Je souhaiterais rebondir sur vos propos concernant les politiques genrées. À la délégation aux droits des femmes, à travers nos divers rapports, nous avons adopté deux principes fondamentaux. Le premier consiste à dire que nous devons compter ces femmes pour qu'elles comptent. En effet, tant que nous ne les recensons pas, nous ne pouvons pas prendre pleinement conscience de leur existence. Le second principe est le suivant : différencier n'est pas discriminer. C'est particulièrement crucial lorsqu'il s'agit des questions de santé, entre autres.

J'ai remarqué avec intérêt que les femmes originaires de République dominicaine et d'Haïti sont plus représentées parmi les femmes étrangères en Martinique. Quelles sont les nationalités prédominantes en Guadeloupe et à Saint-Martin ?

Je suis également surprise par ce qui se passe en Guyane, où l'on perçoit une filière impliquant potentiellement le Brésil pour l'arrivée de femmes afghanes, syriennes et marocaines. La présence de femmes marocaines est assez étonnante dans ce contexte. J'aurais plutôt imaginé le Suriname ou le Brésil en tête de liste pour ces nationalités.

Je laisse la parole à mes collègues rapporteures pour d'autres questions.

Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Merci, Madame la Présidente. J'avais initialement trois questions, mais suite à votre intervention, il m'en reste deux.

D'abord, j'aimerais savoir comment la déléguée aux droits des femmes de la Guyane parvient à travailler avec les femmes demandeuses d'asile, notamment celles se retrouvant à la rue avec leurs enfants, originaires de Palestine, de Syrie, du Maroc ou du Sahara. Je présume que leur nombre est significatif comparé à d'autres départements.

Ensuite, j'ai récemment été élue présidente d'une association dédiée aux femmes victimes de violences intrafamiliales, appelée La sauvegarde. Nous prévoyons de rencontrer Mme Hidair-Krivsky pour lui présenter nos objectifs. Nous visons notamment la création de dix chambres d'hébergement supplémentaires. Nous allons également développer des activités économiques, comme un restaurant pour femmes, ainsi qu'une ressourcerie. Vous le savez peut-être, Ne plus jeter n'existe plus. Beaucoup de femmes et de familles se retrouvent alors sans vêtements et nous serons là pour les soutenir.

À ma connaissance, la Guyane ne dispose pas de structures similaires. Je m'inquiète de la pauvreté du tissu associatif dans ce domaine, malgré des besoins criants.

Olivia Richard, rapporteure. - Cette table ronde est essentielle, car elle nous rappelle que la France est un pays américain. Notre principale frontière est en effet partagée avec le Brésil. Nous n'en avons pas toujours conscience depuis la métropole. Nous ne sommes pas étrangers aux crises qui affectent les Caraïbes et les pays d'Amérique latine. Par exemple, la crise haïtienne a déplacé des centaines de milliers de personnes au fil des décennies. Nous savons que la situation actuelle est catastrophique. Lors de mon récent déplacement aux Antilles et en République dominicaine, j'ai pu constater l'arrivée massive de milliers de femmes en Martinique et en Guadeloupe. Je ne sais pas ce qu'il en est en Guyane, mais je crains une augmentation préoccupante du trafic d'êtres humains et de la prostitution, touchant femmes et enfants.

Vous avez mentionné la précarisation croissante des femmes, mais il semble que l'afflux massif de migrantes exploitées constitue également un défi pour la prise en charge des femmes déjà en situation précaire. J'aimerais connaître votre opinion sur la nécessité d'une prise en charge différenciée.

Concernant les abris d'urgence et les logements sociaux, des critères de priorisation sont-ils mis en place face à l'insuffisance de l'offre actuelle ?

J'ai également été frappée par l'âge moyen des femmes sans domicile en Guyane, qui se situe entre 26 et 40 ans. Quelles sont leurs perspectives par la suite ? Observe-t-on un nombre significatif de décès parmi les femmes vivant dans la rue ?

Enfin, nous avons débattu hier soir d'une proposition de loi sur la prise en charge des mineurs transgenres. Est-ce une problématique particulière dans votre région ? Nous savons que beaucoup de ces jeunes se retrouvent sans abri en raison du manque de soutien familial. Avez-vous observé ce phénomène dans vos territoires ?

Agnès Evren, rapporteure. - Vous avez parfaitement exposé les causes multifactorielles de l'errance. En effet, le Samusocial est complètement saturé, ce qui conduit de plus en plus de femmes avec des nourrissons à se retrouver à la rue. Comme vous l'avez souligné, elles deviennent invisibles, se masculinisent, adoptent des comportements qui leur permettent de se fondre dans l'anonymat, ce qui les expose malheureusement à des dangers, car elles sont des proies faciles pour les hommes. On les trouve souvent dans des parkings, des squats, voire dans des aéroports.

J'aimerais savoir comment cette réalité se manifeste chez vous. De plus, comment gérez-vous la surpopulation du système d'accueil d'urgence, étant donné que toutes les structures sont surchargées et que des critères de vulnérabilité ont été établis en Île-de-France pour l'accès à l'hébergement d'urgence ? Existe-t-il des critères similaires chez vous ? Dans l'affirmative, comment sont-ils mis en oeuvre ?

Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Je salue votre implication et vos propositions.

Si le sujet principal de cette audition ne concerne pas directement le bassin de l'océan Indien, à l'occasion d'un récent déplacement, nous avons observé, avec les rapporteurs de la délégation aux outre-mer, l'importance du problème des mineurs isolés qui se retrouvent à la rue. Je tiens à souligner notamment l'association Messo à Mayotte pour son courage et son initiative louable. Elle a mis en place une structure innovante qui mériterait d'être déployée dans d'autres territoires. Elle propose des places d'hébergement et offre un cadre organisé où les jeunes mamans sont prises en charge, incluant des aides maternelles qui s'occupent des bébés pour permettre aux jeunes mères de poursuivre leur scolarité sans risque de décrochage. Elles bénéficient également d'un accompagnement durant la nuit, une nécessité, particulièrement pour les plus jeunes, dont certaines n'ont que 12 ans. Il est essentiel de leur assurer un cadre adéquat après une journée d'école. Ces jeunes femmes sont bien encadrées et bénéficient d'un soutien spécifique de la part de l'État dans le cadre d'un programme dédié. De plus, cette initiative s'étend aussi aux jeunes adultes. Ce modèle pourrait être dupliqué sur d'autres territoires.

Isabelle Hidair-Krivsky. - Pour la Guyane, la jeunesse des femmes prises en charge reflète la jeunesse générale de la population. En effet, plus de la moitié de celle-ci a moins de 25 ans.

La question de la diversité des nationalités parmi les femmes a été particulièrement surprenante pour les associations locales, qui ont dû s'adapter à l'afflux de demandeurs d'asile provenant d'Afghanistan, de Syrie, et des Sahraouis. Pour répondre à ces besoins, elles font régulièrement appel à des médiateurs arabophones. Les Sahraouis peuvent généralement communiquer en anglais, tandis que certains Syriens venant du Venezuela parlent couramment espagnol, par exemple. La capacité à jongler avec plusieurs langues est devenue une habitude en Guyane.

Une quinzaine d'associations participent activement au guichet unique de rue, un dispositif expérimenté avec succès en 2022 et pérennisé depuis 2023. Parmi celles-ci, Humanity First joue un rôle essentiel, notamment en mobilisant des membres arabophones pour des activités de médiation et de soutien.

Le guichet unique a distribué plus de 1 000 vêtements lors de sa première année. Ce chiffre a doublé la deuxième année, atteignant plus de 2 000 vêtements distribués.

Concernant les migrants exploités, la présence moins visible des Haïtiens, des Brésiliens et des Surinamais s'explique par leur tendance à rejoindre rapidement leurs familles ou à retourner dans leur pays d'origine. En revanche, les nouveaux demandeurs d'asile ne bénéficient pas de ces points d'ancrage. Ils restent souvent isolés.

Le parcours de sortie de prostitution lancé en 2023 en Guyane a rencontré un succès significatif avec l'intégration de douze femmes, démontrant les effets positifs de ce dispositif.

Quant aux femmes plus âgées, certaines décèdent ou retournent dans leur pays d'origine, ce qui explique leur moindre présence dans les programmes d'aide locaux.

Enfin, la prise en charge de la communauté LGBTQIA+ en Guyane est encore embryonnaire, les associations éprouvant des difficultés à organiser des soutiens adaptés. Les hommes d'origine haïtienne constituent la majorité des demandeurs dans ce contexte, faisant face à des défis importants liés à la stigmatisation et à l'acceptation au sein de leurs communautés d'origine. Ce sujet est encore tabou. Les femmes en sont invisibilisées.

Kessy Chenilco. - Le pôle asile de la Croix-Rouge en Guadeloupe regroupe les structures de premier accueil et l'hébergement d'urgence pour les demandeurs d'asile disposant de vingt-deux places. La communauté haïtienne et les ressortissants de la République dominicaine y sont les plus représentés. En Guadeloupe, la communauté haïtienne est particulièrement présente dans les hébergements d'urgence, bénéficiant souvent d'un premier accueil grâce à des attaches préexistantes sur le territoire.

Toutefois, la situation se complique à long terme, car les conditions d'hébergement sont souvent précaires, avec une surpopulation et des conditions de vie difficiles, voire insalubres dans certains cas. Malgré cela, la population haïtienne parvient généralement à exprimer ses besoins et les difficultés rencontrées dès son arrivée.

Les membres de la communauté LGBT, bien que moins représentés, sont souvent capables d'expliquer clairement les raisons de leur fuite de Haïti, car ils perçoivent la Guadeloupe et la France comme des territoires acceptant leur orientation sexuelle. Néanmoins, la période post Covid a occasionné une augmentation du flux migratoire en Guadeloupe exacerbant les défis existants.

Concernant le parcours de sortie de la prostitution, récemment mis en place, nous observons plusieurs cas de prostitution de rue impliquant des individus originaires de République dominicaine, de Colombie et du Venezuela. Bien que nous ne disposions pas encore de données chiffrées spécifiques pour ces communautés hispanophones, nous les accompagnons activement à travers nos divers dispositifs comme le Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) pour la prise en charge des addictions et le Samusocial pour l'hébergement d'urgence et l'assistance sociale de proximité. Nous avons pour objectif de proposer à ces personnes un accompagnement de qualité.

L'accès aux droits et aux soins de santé demeure complexe pour les migrants, qui rencontrent des défis persistants, notamment en matière d'asile et d'obtention de titres de séjour. L'accès aux centres d'hébergement et aux soins de santé est également compliqué en raison de files d'attente importantes et de délais prolongés, exacerbant les difficultés d'accompagnement.

En résumé, malgré le lien de confiance établi avec les personnes accompagnées, la mise en place d'un accompagnement social efficace demeure un défi majeur nécessitant une collaboration continue avec les autorités locales pour améliorer les solutions proposées et orienter de façon adéquate ces populations vulnérables.

Nous sollicitons également les équipes mobiles psychiatriques afin d'aller à la rencontre de personnes qui souffrent de pathologies psychiatriques. Les dispositifs existants sont assez méconnus, ce qui rend la coordination de leur accompagnement difficile, en raison de l'accumulation de problématiques chez ces personnes.

L'accès au parc locatif et au logement social est également très complexe pour nous, car les pouvoirs publics privilégient le logement d'abord qui nécessite également un accompagnement. Nous le mettons en place vers et dans le logement, en collaboration avec la DDETS, facilitant ainsi l'accès à un logement adapté. Cet accompagnement est crucial pour aider un public principalement féminin à accéder et à maintenir son logement, une fois intégré.

Le SIAO intervient à tous ces niveaux, y compris dans les commissions d'expulsion et de médiation, orientant les personnes vers le parc locatif. Nous mettons particulièrement en avant les critères de vulnérabilité, qui sont en cours de stabilisation.

À Saint-Martin, la situation est encore plus complexe, car les réponses sont peu nombreuses sur le territoire. Seuls deux opérateurs accueillent les personnes orientées vers le SIAO. Initiatives France Victimes accompagne les victimes de violences, et l'association Le manteau accompagne les autres types d'orientation, notamment vers les CHRS et les places d'hébergement adapté.

Les structures sont souvent saturées, avec peu de rotation, en raison du manque d'alternatives. Le coût élevé des loyers à Saint-Martin contribue à maintenir les personnes dans les structures d'hébergement pour des durées prolongées. L'accès à l'aide alimentaire constitue également une problématique majeure, avec des moyens très limités sur les territoires de la Guadeloupe et de Saint-Martin.

Nous collaborons étroitement avec la banque alimentaire, les structures d'accompagnement et le Secours catholique pour répondre au mieux aux besoins croissants des familles, des femmes seules et des femmes avec enfants, souvent dans des situations familiales complexes avec cinq à six enfants à charge, confrontées à la nécessité d'aide alimentaire et vestimentaire. Malgré nos efforts, les conditions demeurent précaires et extrêmement complexes sur ces territoires.

Lucette Faillot. - Je souhaite souligner l'engagement important des collectivités locales, notamment des communes, dans cette démarche de proximité envers leur population. Cet engagement se traduit concrètement sur le terrain par des actions telles que le portage alimentaire, initié spontanément par ces collectivités afin de soutenir les associations locales et de répondre aux besoins de première nécessité. Bien que certaines de ces actions soient ponctuelles, elles ont le mérite d'exister. Elles permettent d'éviter une rupture complète et un isolement des personnes concernées.

Je tiens à corroborer les propos de Kessy Chenilco et de ma collègue Isabelle Hidair-Krivsky de Guyane concernant les difficultés rencontrées par les étrangers et par la communauté LGBT en Guadeloupe. Il est indéniable que ces sujets restent tabous, ce qui rend particulièrement délicate la prise en charge des victimes de violences conjugales ou d'autres formes de maltraitance au sein de ces communautés.

En dernier lieu, je souhaite aborder notre collaboration avec ces publics au sein de la DRDFE. Nous adoptons une approche transversale, en coopération avec notre service central, le Service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes (SDFE) du ministère de l'égalité entre les femmes et les hommes. Nous portons une attention particulière à divers dispositifs, notamment ceux liés à la prostitution, soutenus à travers des financements du programme 137. À titre d'exemple, l'association Île y a a récemment obtenu un financement de 50 000 euros pour mener des actions en Guadeloupe, en partenariat avec des structures telles que la Croix-Rouge, sur la question de la prostitution.

Nous sommes profondément engagés de manière transversale sur ces problématiques.

Sophie Chauveau. - En Martinique, nous sommes confrontés à deux principaux défis : d'une part, un problème de ressources financières et, d'autre part, parfois, à une qualité d'hébergement insuffisante. L'année dernière, nous avons été contraints de fermer une structure en raison des dangers auxquels les femmes y étaient exposées.

Le deuxième sujet concerne la situation des « femmes invisibles ». Elles sont, pour ainsi dire, invisibles à nos yeux. Il est souvent difficile de les repérer. Notamment, dans le centre-ville de Fort-de-France, elles survivent dans des squats, dans des conditions précaires, se prostituent et consomment du crack. Elles font face à de nombreux autres défis. Il est donc particulièrement difficile de les identifier. Comme le soulignent nos partenaires du Samusocial, celles que l'on voit dans la rue ne représentent qu'une partie de celles en situation de précarité.

En ce qui concerne la prise en charge des populations transgenres, notre situation est légèrement plus favorable que celle de nos collègues ici présents, car nous disposons d'un centre LGBT récemment stabilisé et reconnu par la Dilcrah (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti LGBT). Nous travaillons étroitement avec l'association KAP Caraïbe, très engagée sur cette question. Nous envisageons également de collaborer avec Le Refuge pour trouver de nouvelles solutions d'hébergement et d'accueil pour les jeunes qui se retrouvent à la rue en raison de leur orientation sexuelle.

Murièle Cidalise-Montaise. - Vous disiez que la France était américaine. La Martinique est caribéenne. Actuellement, je ne dispose pas d'éléments permettant d'affirmer la réalité d'une arrivée massive de migrantes en Martinique. Cependant, il est indéniable que les crises, qu'elles proviennent du Venezuela, d'Haïti ou d'autres régions, entraînent des fluctuations dans la représentation des populations dans le cadre du parcours de sortie de prostitution.

En ce qui concerne l'hébergement d'urgence et le logement, la Croix-Rouge, en tant que porteuse du parcours de sortie de la prostitution en Martinique, est parvenue à obtenir quinze places en ALT (Allocation Logement Forfaitaire) dédiées à ce parcours, grâce à des échanges étroits entre la préfecture, la DDETS et la Croix-Rouge. Cela a permis de désengorger partiellement les attributions de logements et d'hébergements d'urgence sur l'ensemble du territoire.

Quant à la question de la critérisation pour l'entrée et le droit au logement, je ne peux pas répondre à la place du SIAO, mais je sais que la préfecture veille au principe du logement inconditionnel.

Pour être en phase avec nos partenaires du SIAO, nous avons prévu des échanges avec les associations accompagnant les femmes afin de résoudre les éventuels problèmes et critiques à l'égard de la priorisation des aides.

Enfin, je n'ai pas connaissance de décès de femmes à la rue.

Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci pour cette table ronde très riche et pour vos interventions complémentaires. Vos situations ne sont pas si éloignées des problèmes que l'on peut également rencontrer dans l'Hexagone. Merci, Madame la Présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer. C'est toujours un plaisir de travailler en collaboration avec d'autres délégations, et particulièrement avec la vôtre.

Audition d'Emmanuelle Cosse,
présidente de l'Union sociale pour l'habitat (USH)

(30 mai 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, dans le cadre de notre mission d'information sur les femmes dans la rue, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Mme Emmanuelle Cosse, présidente de l'Union sociale pour l'habitat (USH), par ailleurs ancienne ministre du logement, accompagnée de Mme Catherine Hluszko, cheffe de mission partenariats et innovation de l'USH.

Je rappelle que l'USH est l'organisation représentative du secteur HLM en France et représente près de 600 organismes HLM à travers cinq fédérations.

Je suis entourée de nos quatre collègues rapporteures sur ce thème : Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard, Laurence Rossignol et Agnès Evren.

Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.

Au cours de notre mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender le phénomène des femmes en errance : d'abord mieux connaître et repérer ces femmes ; savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement et surtout de logement ; lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ; leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ; enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants.

Parmi les personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes et 3 000 enfants, sont dites sans abri, c'est à dire passent la nuit dans la rue. Ces femmes ne dorment pas, elles se cachent et sont en alerte constante pour éviter d'être des proies et échapper aux violences - dont sont victimes 100 % des femmes après un an passé dans la rue.

Les autres sont majoritairement hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres d'accueil pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement.

Surtout, l'hébergement n'est qu'une solution imparfaite : 90 % des personnes sans domicile interrogées souhaitent en première intention accéder à un logement. Pourtant, pour reprendre l'expression de la chercheure Marie Loison-Leruste, auditionnée par la délégation, « la logique de la prise en charge est celle de l'escalier : on monte progressivement les marches de la rue au logement » en passant par l'hébergement d'urgence, puis le logement intermédiaire, avant de se voir proposer un logement social.

Le plan « un logement d'abord » était censé mettre fin à cette logique de l'escalier, mais la crise actuelle du logement est à l'origine d'une embolie du système à tous les échelons. Faute de solution de logement accessible en aval, des familles - dont beaucoup travaillent et pourraient être éligibles à un logement - restent des années accueillies en hébergement d'urgence, bloquant l'accès à cet hébergement à d'autres publics vulnérables.

À cet égard, l'USH s'est publiquement exprimée sur le projet de loi relatif au développement de l'offre de logements abordables, estimant qu'il n'est pas à la hauteur de la crise actuelle du logement et du manque criant de logements sociaux. L'USH a ainsi estimé que substituer du logement « intermédiaire » au logement social dans les objectifs de logements sociaux fixés aux communes urbanisées par la loi SRU, comme le prévoit le texte du Gouvernement, revient à faire reculer les chances du public le plus fragilisé d'accéder à un logement décent.

Comment faciliter aujourd'hui la production de logements sociaux accessibles aux personnes les plus fragilisées, voire marginalisées ? Comment sortir de la logique de l'escalier pour favoriser le « logement d'abord » en portant une attention particulière aux femmes sans domicile ? Soutenez-vous des évolutions des critères d'attribution des logements sociaux, par exemple afin d'accorder une pondération plus importante aux femmes et familles avec des enfants mineurs sans abri, qui sont les publics les plus vulnérables d'entre tous ?

Enfin, comment éviter d'augmenter encore le nombre de personnes sans domicile, en agissant dans la prévention et l'accompagnement des expulsions locatives ?

Pour évoquer ces différents sujets, je laisse la parole à l'ancienne ministre du logement, Emmanuelle Cosse, aujourd'hui présidente de l'USH.

Emmanuelle Cosse, présidente de l'Union sociale pour l'habitat. - Bonjour, et merci.

Votre invitation et la réflexion qu'elle a suscitée me poussent à vous dire d'emblée qu'il est nécessaire de davantage creuser ces questions sous l'angle du genre. En effet, en dépit de mon expérience personnelle et des visites de terrain que j'effectue, il est évident que nous manquons encore d'analyses et de données concernant le parcours des femmes dans leur accès au logement, notamment sur la transition entre l'hébergement et le logement, ainsi que sur l'accès réel des femmes aux structures d'hébergement et de logement accompagné. Bien que je puisse vous fournir quelques données, il reste beaucoup à faire.

Le passage de la rue au logement constitue un défi considérable, quel que soit le genre de la personne concernée, mais il est encore plus ardu pour les femmes. J'identifie quelques raisons qui peuvent expliquer ce constat.

La première difficulté réside dans le manque général de logements abordables sur l'ensemble du territoire. J'entends par là des logements à des loyers accessibles pour les personnes touchant des revenus inférieurs au Smic. En effet, bien que nous disposions de plus de cinq millions de logements sociaux, 2,6 millions de ménages supplémentaires en sont demandeurs. Plus de 50 % d'entre eux touchent des revenus égaux ou inférieurs au Smic.

Nous parlons donc de ménages modestes, qu'ils soient en activité ou non. Il est en effet crucial de noter que de nombreuses personnes en attente sont en emploi, y compris en CDI. Elles ne parviennent plus à se loger avec leurs revenus. Cette situation s'est aggravée ces dernières années, avec une augmentation exponentielle des demandes de logements sociaux : elles ont augmenté de 50 % en dix ans, et de 20 % ces huit dernières années.

Cette augmentation est générale. Il y a encore sept ou huit ans, nous parlions de zones tendues et de zones détendues. Aujourd'hui, les zones détendues en matière de logements HLM n'existent plus, notamment en raison de la raréfaction des logements locatifs privés abordables, partout. Ce constat est dû à des contraintes liées à la loi Climat et Résilience, à une aspiration post-Covid à revivre dans les villes moyennes, et à la captation de nombreux logements par les locations touristiques.

Il est également crucial de se demander si les logements disponibles sont adaptés à la demande des ménages, y compris des femmes. La majorité des demandeurs de logements HLM aujourd'hui sont des personnes seules ou avec un enfant. Or notre parc de logements, en grande partie construit avant les années 1970, ne correspond plus aux formes de famille majoritaires d'aujourd'hui. Nous disposons d'une majorité de grands logements, mais pas suffisamment de petits logements. Cela explique en partie l'engorgement actuel.

Les logements aux loyers les plus bas sont tous occupés, avec très peu de rotation, ce qui contribue à cet engorgement. La rotation dans le parc HLM a fortement diminué, car les sorties vers le parc locatif privé ou l'accession à la propriété se font de plus en plus rares. Ainsi, on observe un engorgement total.

Ensuite, nous devons considérer la question du logement pour les publics les plus fragilisés et marginalisés, notamment les personnes sortant de la rue, qui cumulent souvent plusieurs difficultés.

La première difficulté rencontrée relève de la situation administrative des individus. Pour accéder au logement social, la situation administrative de tous les adultes du ménage doit être en règle. Ce frein concerne particulièrement les familles en hébergement, où l'un des adultes n'a pas sa situation administrative réglée, ce qui les empêche d'accéder au logement social. Ces familles, bien qu'éligibles à une régularisation de séjour, restent en hébergement. Cette situation est absurde, car des enfants scolarisés en France, devenus français, vivent toujours en hébergement.

La seconde difficulté concerne les publics sortant de la rue ou ayant connu un parcours chaotique. Au-delà des questions administratives et d'accès aux droits, dans le cadre de la demande HLM, nous devons proposer des loyers extrêmement modestes, notamment dans le logement très social (Prêt locatif aidé d'intégration). En effet, les ménages concernés perçoivent souvent des revenus proches des minima sociaux, tels que le RSA. Ils présentent une faible capacité financière. L'instabilité financière des ressources constitue ainsi un premier frein à l'accès au logement. Cependant, il est possible d'entrer dans le logement social grâce aux aides telles que l'APL. Les ménages solvabilisés uniquement par les minima sociaux peuvent ainsi accéder au parc HLM.

Une autre difficulté, particulièrement pour les ménages précaires, relève de la réduction en 2017 de cinq euros sur les APL. Cette baisse, bien que jugée minime par certains, est significative pour un ménage gagnant 560 ou 580 euros par mois. Elle a touché tous les bénéficiaires de l'APL, qu'ils gagnent moins de 500 euros ou 1 600 euros, et son impact est notable.

De plus, l'APL couvre le loyer et un forfait charges. Or le cumul loyer plus forfait charges n'est pas suffisant. Ce dernier n'a pas été assez revalorisé depuis longtemps. Ce sujet fait l'objet de discussions récurrentes avec le ministère du logement et d'une bataille continue avec celui de l'économie.

Aujourd'hui, la question des charges, notamment des dépenses d'énergie, constitue, pour certaines femmes, un frein à l'attribution de logements sociaux. En effet, la commission d'attribution peut estimer que leurs revenus sont trop faibles pour assumer le coût des charges, ce qui empêche leur accès au logement.

Pour prendre en compte les publics précarisés, il ne suffit pas d'ouvrir des droits. Un véritable accompagnement est nécessaire. Je sais qu'il fonctionne, grâce à des associations qui prennent en charge les femmes tout au long de ce parcours. De nombreuses structures jouent un rôle crucial en assurant la transition des femmes, de la rue ou des structures d'hébergement, vers un logement pérenne. Cet accompagnement comprend l'assistance sociale, l'aide à l'accès aux droits, et l'accompagnement dans le logement, y compris pour l'ameublement. En effet, le dénuement de ces familles est souvent total. Elles arrivent dans des logements dépourvus de tout, sans même un lit, une table ou une chaise.

Dans la prise en charge des publics, on entend parfois que les ménages sont étudiés pour savoir s'ils sont prêts à entrer dans le logement. Ils doivent en quelque sorte prouver leur capacité à gérer un budget et à payer un loyer. À mon sens, il serait plus pertinent de les accompagner dans leur stabilisation une fois qu'ils ont accédé à un logement. En effet, sans un soutien continu, ils peuvent se retrouver isolés, passant d'un cadre strict en hébergement à un logement sans suivi, ce qui peut poser des problèmes.

En outre, nous devons noter la baisse continue de la production de logements sociaux depuis 2018, conséquence de choix politiques. La loi de finances de 2018 a ponctionné 800 millions d'euros, puis 1,3 milliard d'euros sur le budget des HLM pour les transférer au budget de l'État, tout en augmentant la TVA sur une partie des logements sociaux. Ces choix ont conduit à une baisse de la production annuelle, qui est passée de 120 000 logements par an en 2016-2017 à seulement 82 000 en 2023. C'est l'un des pires chiffres des quarante dernières années. Nous parvenions par le passé à produire entre 100 000 et 150 000 logements sociaux par an, en sachant que ce n'était pas encore suffisant. Depuis plusieurs années, nous sommes passés sous la barre des 100 000. Les prévisions pour 2024 ne sont guère meilleures. C'est dramatique, compte tenu des besoins croissants. La baisse de production cumulée depuis 2018 nous a déjà fait manquer 140 000 logements sociaux.

Enfin, je suis choquée par ce que la chercheuse appelle « la logique de l'escalier » ou « le parcours du combattant ». C'est une réalité que je constate également. Pour accéder à un logement, les personnes doivent souvent passer par plusieurs étapes en faisant leurs preuves dans chaque dispositif : de la rue à un CHU, puis à un CHRS plus stabilisé, etc. Cette approche progressive, bien qu'elle vise à structurer l'aide, complexifie et rallonge le parcours des plus précaires vers un logement stable.

Ces logiques peuvent s'expliquer, notamment pour des personnes ayant besoin d'un long processus, par exemple pour prendre en compte des addictions. Cependant, pour beaucoup, ce n'est pas le cas. J'ai rencontré des personnes à la rue à la suite de crises graves qui ont surtout besoin de retrouver rapidement un logement pérenne, avec un éventuel accompagnement.

C'est cette logique qui a motivé, lorsque j'étais ministre, l'expérience « Un toit d'abord », visant les publics avec des troubles psychiatriques. Nous ne cherchions pas alors à fragmenter les parcours, mais à prendre en charge globalement la personne, en stabilisant simultanément les soins et le logement. Cette idée était inspirée d'expériences finlandaises. Elle a prouvé son efficacité.

La création du plan « Logement d'abord » en est une prolongation importante, bien que ce ne soit pas une nouveauté. Ce plan, initié il y a plus de dix ans, a été amplifié. Il propose d'accélérer la production de logements sociaux dits accompagnés, en favorisant des projets où les logements, bien que véritables domiciles, incluent un accompagnement social intégré. On parle ici de pensions de famille et de résidences sociales.

L'État nous avait également fixé des objectifs de relogement pour les publics sortant de l'hébergement, impliquant un effort notable de la part des bailleurs sociaux. Cette stratégie a produit des logements très sociaux, bien que ce ne soit pas encore le cas sur tout le territoire, notamment dans les outre-mer. Le financement des résidences sociales par l'APL n'y a été rendu possible que récemment. Pour autant, cette logique du logement accompagné est très efficace. Elle porte ses fruits.

Je préside moi-même un organisme HLM spécialisé dans le logement accompagné. Lundi dernier, j'ai inauguré une pension de famille pour personnes présentant des troubles psychiatriques. Au-delà du logement, une prise en charge des soins infirmiers et psychiatriques y est proposée, en lien avec l'hôpital et l'ARS. Ces personnes, si elles ne sont pas logées dans ces structures, sont à la rue. J'y ai vu un certain nombre de femmes, de manière un peu exceptionnelle.

Ces individus ont généralement été confrontés à des parcours chaotiques constants, parfois depuis des années. Ces logements sont plus efficaces pour les soutenir et moins coûteux en termes de dépenses publiques ; ils permettent aux individus de vivre dignement dans la société.

Cependant, nous observons une contradiction : on nous demande de créer plus de logements accompagnés, tout en diminuant nos moyens avec la réduction du loyer de solidarité (RLS). Ce n'est pas très compatible.

J'ai discuté avec des responsables d'associations gérant ces structures. Nous constatons que le public qui y est accueilli est principalement composé d'hommes seuls, souffrant souvent d'addictions. On y voit beaucoup moins de femmes, bien que les chiffres montrent une augmentation des femmes à la rue, y compris seules. Elles n'ont pas un accès suffisant à ces structures. Elles ne sont pas massivement représentées dans les orientations des SIAO vers ces dispositifs. Il est crucial de mieux renseigner ces questions pour comprendre si les femmes sont moins bien aiguillées vers ces dispositifs ou si elles sont sous représentées parmi les personnes isolées.

En résidence sociale, où l'accompagnement est moins intensif mais tout aussi utile, le séjour est limité à deux ans et demi, avec l'objectif de passer ensuite à un logement pérenne. Ces dispositifs s'adressent principalement aux personnes isolées, bien que certaines résidences sociales accueillent des femmes avec enfants. Cela soulève la question de la capacité à proposer des logements de plusieurs pièces. Il est essentiel de surveiller cet aspect.

Par ailleurs, les attributions de logements sociaux ont évolué en raison de modifications des critères de priorité. Actuellement, il en existe quinze, en plus de trois objectifs et d'un objectif constitutionnel, soit une vingtaine de priorités pour un nombre limité d'attributions. Nous identifions un vrai problème de lisibilité.

Pour autant, un critère prioritaire, nous permettant de disposer de données, concerne les femmes victimes de violences conjugales. Je ne peux assurer qu'elles sont exactes. Simplement, elles nous montrent le motif coché lors de l'attribution d'un logement social. D'autres femmes, pourtant victimes de violences conjugales, peuvent s'être vu attribuer un logement social pour un autre motif, tel le handicap, la suroccupation ou l'habitat insalubre.

Il s'avère qu'en 2023, 1,7 % des demandes d'attribution de logements sociaux étaient motivées par des violences conjugales, mais elles ont représenté 2,9 % des attributions, soit 11 249 attributions sur un total de 390 000. Cette augmentation est notable par rapport à 2019, où les femmes victimes de violences conjugales représentaient 1,6 % des demandes et 2 % des attributions.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Je comprends que le nombre de demandes n'a pas évolué entre 2019 et 2023, mais que les attributions pour ce motif ont augmenté.

Catherine Hluszko, cheffe de mission partenariats et innovation de l'Union sociale pour l'habitat. - En valeur absolue, le nombre de demandes de femmes victimes de violences a augmenté, tout comme le nombre global de demandes de logements sociaux. En revanche, bien que le nombre total d'attributions de logements sociaux ait tendance à diminuer, les attributions aux femmes victimes de violences ont augmenté. Nous l'expliquons notamment par une meilleure connaissance du critère prioritaire par les personnes qui accompagnent ces femmes dans leurs démarches.

Plusieurs critères convergents permettent d'observer une dynamique positive dans les attributions. L'établissement de critères prioritaires et leur pondération influencent les attributions. Même s'il existe de nombreux publics prioritaires, cette approche sensibilise les acteurs de l'attribution aux problématiques spécifiques. Ainsi, inclure un critère prioritaire pour les personnes sans abri pourrait également leur offrir de meilleures chances d'accès à un logement social.

Emmanuelle Cosse. - Si vous le souhaitez, nous pouvons interroger le GIP SNE (Groupement d'intérêt public, système national d'enregistrement de la demande de logement social) qui enregistre toutes les demandes HLM. Nous n'avions pas prévu d'en discuter, mais nous pouvons lui demander des données précises, y compris par région.

Le fait que ce critère existe pour les femmes victimes de violences a peut-être aidé à orienter et accélérer les demandes, en leur donnant une certaine visibilité. C'est intéressant. Parmi les critères prioritaires, on peut noter que celui qui touche au handicap concerne de nombreuses personnes. Les publics rencontrés cumulent parfois les critères. Je pense que les femmes qui se trouvent dans ces situations particulières acceptent aujourd'hui d'en parler. Ce n'est pas simple car cela implique d'assumer un certain nombre d'éléments devant la commission d'attribution.

Un travail est mené depuis dix ans pour s'assurer de l'accélération des attributions de logements pour les femmes victimes de violences, en surmontant les obstacles administratifs. En 2016, nous avons apporté des évolutions lorsque j'étais ministre. Aujourd'hui, nous avons noué un partenariat avec l'association FNSF (Fédération nationale solidarité femmes), qui soutient fortement les associations locales. Les démarches visant à prouver la séparation, obtenir une ordonnance de protection ou compléter le dossier CAF constituaient des freins importants. Certaines de ces femmes sont par ailleurs déjà locataires du parc HLM, mais le bail n'est pas toujours à leur nom. En outre, en cas d'impayés, il faut d'abord régler ces dettes pour pouvoir reloger la personne, ce qui pose d'énormes difficultés.

Je laisserai Catherine Hluszko détailler ce que nous avons mis en place, car les carcans administratifs constituaient un véritable obstacle. De nombreux acteurs cherchaient à éviter les dossiers compliqués par lassitude et difficulté. Dans ce contexte, il est vrai que parmi les demandeurs précaires, le dossier le plus simple était souvent privilégié.

Ainsi, il est également très important d'alléger certaines exigences pour permettre l'attribution de logements sociaux, notamment en ce qui concerne le calcul des revenus. Celui qui s'appuie sur les revenus N-1, N-2 peut être très difficile pour des femmes qui viennent de quitter une situation critique et se retrouvent à la rue.

De nombreuses expériences sont menées chez les bailleurs sociaux. Elles montrent qu'au-delà de l'attribution de logements sociaux pérennes, il existe des partenariats anciens avec des associations pour mettre à disposition des logements sociaux. Ceux-ci peuvent être utilisés pour de l'hébergement temporaire ou pour des baux glissants. Le bail glissant permet à la personne de commencer par être hébergée, avec le loyer pris en charge par l'association, avant de passer à un bail directement entre le bailleur et le ménage, permettant ainsi à la femme de s'installer dans un logement pérenne.

En Île-de-France, par exemple, nous avons mis en place en 2008 un partenariat qui a perduré malgré les changements de majorité. La région, en finançant du logement social, dispose de droits de réservation. Quand ces droits ne sont pas exercés pour les agents, les logements sont proposés à des associations comme la FNSF. Ces associations vérifient si une femme suivie peut correspondre aux critères de revenus et géographiques pour occuper ces logements. Depuis 2009, ce partenariat a permis de reloger un nombre croissant de femmes chaque année, offrant ainsi une réelle opportunité de stabilisation à ces femmes.

L'intérêt de ce système est double : il permet non seulement de reloger des femmes rapidement, mais aussi de leur offrir des options géographiquement diverses, augmentant ainsi leur sécurité juridique et leur protection. Elles peuvent se déplacer d'un département à l'autre pour échapper à une situation dangereuse. Je ne dis pas qu'il revient nécessairement à la femme victime de se déplacer, mais cette option nous offre de nouvelles opportunités. Elle a parfois suscité des critiques de la part de certaines communes, qui nous reprochaient de mettre à l'abri des femmes en difficulté qui n'étaient pas issues de leur territoire.

Au-delà de la législation, les partenariats locaux peuvent donc considérablement accélérer les attributions pour les femmes en situation difficile. Cependant, les questions de sécurité restent primordiales.

Nous avons également beaucoup travaillé sur la formation professionnelle interne des bailleurs HLM. Lorsqu'une femme - ou toute personne - arrive dans une agence territoriale avec une demande de logement liée à la violence, à la discrimination ou à l'exploitation, il est crucial que le personnel soit capable de réagir immédiatement. Cela implique d'avoir les premiers réflexes appropriés et de disposer d'un réseau avec les associations compétentes, afin de ne pas laisser repartir une personne en détresse sans assistance.

Les agences HLM, en tant que service de proximité, jouent un rôle crucial. Pendant le confinement lié à la crise Covid, par exemple, elles ont été autorisées à rester ouvertes et ont assuré des missions de service public essentielles au-delà des simples demandes de logements. Nous étions souvent les seules structures ouvertes.

Vous m'interrogiez ensuite sur les expulsions. Comment éviter l'augmentation du nombre de personnes à la rue ? J'identifie ici deux sujets principaux. Des publics à la rue, notamment avec l'arrivée de migrants primo-arrivants, ne sont pas pris en charge. Je suis convaincue que nous devons assumer des politiques d'accueil et de prise en charge. Chaque jour passé à la rue entraîne une détérioration totale pour la personne. Pour une femme, s'y ajoute un risque accru de subir des violences et d'être exploitée. J'ai observé cette réalité de près lorsque j'étais ministre et que nous organisions la mise à l'abri des populations. J'ai vu des proxénètes venir chercher leurs victimes à cinq heures du matin lors de ces opérations. Il est donc clair que des réseaux criminels prospèrent sur notre inorganisation publique. Dans ce contexte, il est crucial d'organiser l'accueil des populations présentes sur le territoire pour casser ces réseaux, indépendamment des discussions sur le droit au séjour. Dans ce cadre, on peut parler de la situation des femmes, évidemment, mais aussi de celle des mineurs.

En outre, nous manquons encore, malgré des efforts réels, de places d'hébergement d'urgence sur l'ensemble du territoire. Cette question concerne aussi bien les territoires densément peuplés que ceux moins peuplés, où les places d'hébergement d'urgence sont rares, et souvent concentrées en préfecture ou sous-préfecture. Les communes périurbaines ou rurales disposent de beaucoup moins de logements disponibles, même de logements communaux pouvant servir en cas d'urgence. Il est donc crucial de continuer à soutenir les communes pour élargir ce réseau d'hébergement. Par ailleurs, l'hébergement d'urgence est actuellement saturé.

De plus, beaucoup de femmes en hébergement d'urgence sont accompagnées d'enfants, ce qui peut constituer un frein au relogement. Je peux aussi évoquer les différences dans la prise en charge des enfants de moins de 3 ans par l'État et des enfants plus âgés par les départements, ce qui crée des contentieux et des renvois de responsabilité entre l'État et les départements.

Dans nos structures de logements accompagnés, nous nous concentrons beaucoup sur les personnes isolées, moins sur les femmes avec un ou deux enfants. Bien que certaines expérimentations aient été menées pour accueillir des ménages avec enfants, elles restent insuffisantes. Accueillir des mineurs nécessite des changements dans la prise en charge et des structures adaptées, ce qui peut constituer un frein pour les bailleurs. Il est donc nécessaire de les accompagner et de les pousser à organiser de telles structures. Nous avons des expériences réussies à partager, elles ne sont pas suffisamment nombreuses.

Ensuite, sur la question de la prévention des expulsions, il est important de rappeler qu'un texte de loi est maintenant en vigueur, bien que les décrets d'application n'aient pas encore été pris. Ce texte a significativement modifié les processus de prévention des expulsions qui existaient depuis dix ans, ce qui constitue un problème, car cela fragilise les ménages en difficulté.

En matière de prévention des expulsions, on identifie deux situations distinctes. D'une part, des expulsions sont liées à des troubles d'occupation. Dans ces cas, l'expulsion aura lieu, même dans le logement social, car il s'agit de troubles importants pour l'ensemble des locataires. Cependant, après l'expulsion d'un ménage d'un logement social, il est fréquent qu'un autre bailleur social prenne ce ménage en charge car ces personnes ne peuvent presque jamais se reloger par elles-mêmes.

D'autre part, d'autres expulsions et contentieux sont liés aux impayés. Aujourd'hui, il est rare d'expulser un ménage pour impayés car de nombreuses procédures sont mises en oeuvre pour l'éviter. Une fois que la procédure juridique est enclenchée, un dialogue avec le ménage peut être établi. Cependant, il est important de noter que dans le cas des ménages locataires HLM, le bail n'est pas toujours au nom de la personne responsable des dettes. Les dettes de l'un ne sont peut-être pas les dettes de l'autre, ce qui pose de nombreux problèmes.

Actuellement, de nombreux bailleurs sociaux privilégient une stratégie proactive appelée « aller vers ». Elle consiste à identifier les locataires fragilisés en surveillant les impayés, même minimes, et à les contacter une à deux fois par an pour discuter de leurs difficultés. Cette approche permet d'anticiper les problèmes avant qu'ils ne deviennent critiques. Toutefois, ce travail de proximité demande des moyens importants et des ressources humaines suffisantes pour être efficace.

Pour opérer ce travail de proximité et d'accompagnement des locataires, nous avons besoin de moyens de fonctionnement conséquents. Lorsque nous sommes contrôlés par l'organisme de contrôle du logement social, parce que nous bénéficions d'aides publiques importantes, on nous reproche souvent d'employer trop de personnel de proximité. Ne nous voilons pas la face : cet accompagnement ne peut être opéré par le biais d'une plateforme numérique. Il nécessite un accueil en personne, chez le locataire ou en agence. Il est donc crucial d'assumer cette mission et de doter les bailleurs sociaux des ressources humaines nécessaires pour le faire. Sans cela, il sera impossible de mener à bien ce travail de prévention des expulsions et d'accompagnement des locataires en difficulté.

Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention. En matière de construction, nous n'avons pas évoqué l'objectif ZAN (zéro artificialisation nette). Je suppose qu'il ajoutera des difficultés supplémentaires.

Agnès Evren, rapporteure. - Merci infiniment pour votre exposé particulièrement clair et concret. Votre intervention met en lumière de manière évidente le problème central qu'est celui de la crise du logement. La saturation des dispositifs d'hébergement est manifeste. J'ai deux questions simples à vous poser dans ce cadre : selon vous, combien de places d'hébergement d'urgence seraient nécessaires ? De plus, quelles recommandations formulez-vous à ce sujet ?

Notre thème de discussion porte sur la recrudescence des femmes sans domicile fixe, particulièrement celles accompagnées d'un bébé. Nous constatons une forme d'acceptation de cette réalité qui me scandalise.

Cette indifférence est douloureusement criante et semble contribuer à perpétuer un cycle infernal. Le constat est clair : l'absence d'hébergement d'urgence et de logements sociaux maintient les personnes dans une précarité persistante, même lorsqu'elles trouvent un emploi et aspirent à se réinsérer. Cette situation nous a été confirmée par le préfet d'Île-de-France. Dans ce contexte concret, quelles solutions préconisez-vous, en particulier pour les femmes sans abri ?

Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Si je m'écoutais, je vous aurais demandé de rester toute la matinée pour nous parler. Votre discours, très concret, était captivant.

Vous avez récemment visité la Guyane et avez ainsi pu constater nos défis de près, particulièrement la difficulté de construire des logements dans un territoire où 29 % de la population vit dans une grande précarité, souvent subie par les femmes.

Mon territoire doit également faire face à d'autres défis tels que l'explosion démographique et l'arrivée de femmes fuyant des conflits. Dans ce contexte, je souhaiterais savoir si l'USH pourrait formuler des recommandations spécifiques pour améliorer le logement social en Guyane. De plus, j'aimerais également connaître le niveau de coopération existant entre l'USH et les bailleurs sociaux de notre territoire.

Olivia Richard, rapporteure. - Merci pour votre intervention passionnante.

Vous avez mentionné l'embolisation du logement social en raison des difficultés liées à la régularisation administrative des ménages. Pourriez-vous donner une estimation approximative de cette problématique ? Vous n'avez pas cette information ? C'est noté.

Vous avez également évoqué la multiplication des critères d'attribution. Lors d'un déplacement en Seine-Saint-Denis, nous avons été informés de l'existence de logements réservés aux femmes victimes de violences intrafamiliales qui demeuraient inoccupés. Je ne suggère pas de diminuer la priorité accordée à ces femmes, ce serait absurde. Néanmoins, étant donné les violences que toutes les femmes endurent une fois à la rue, comment remédier à cette vacance de logements ?

Enfin, vous avez brièvement abordé la question des enfants, un domaine qui m'intéresse : pouvez-vous nous apporter des précisions ?

Laurence Rossignol, rapporteure. - Vous avez abordé de manière très claire et complète le sujet des femmes en situation d'errance et dans la rue. Vous avez largement anticipé beaucoup des questions que j'aurais pu avoir sur ce thème spécifique. Je vais donc élargir mon propos pour discuter des politiques du logement en général, domaine sur lequel je ne suis pas aussi informée que les membres de la commission des affaires économiques. D'ailleurs, je profite de l'occasion pour souligner qu'il serait bénéfique que vous soyez également auditionnée par la commission des affaires sociales, dont je suis membre, car la question du logement est fondamentalement sociale et ne relève pas uniquement du domaine économique.

Vous indiquiez que la priorisation fonctionne bien, mais qu'il existe de nombreux critères à prendre en compte. Ainsi, reste-t-il des logements disponibles une fois que les critères prioritaires ont été appliqués, pour des familles qui ne sont ni victimes de violences, ni en situation de troubles psychiatriques, mais qui disposent simplement de revenus modestes et ont des enfants à charge ?

Ma seconde question concerne le projet de loi relatif au développement de l'offre de logements abordables, en particulier les aspects relatifs aux surloyers. J'aimerais avoir votre avis sur cette initiative et savoir si elle pourrait véritablement contribuer à résoudre les problèmes de logement, non seulement dans le secteur social, mais de manière générale pour tous les citoyens.

Annick Billon. - Merci pour la clarté, la passion et la profonde connaissance que vous avez apportées dans votre exposé. Votre expertise sur le sujet est indéniable. J'ai été particulièrement sensible à la richesse des informations que vous avez partagées.

Je souhaiterais vous inviter à réagir par rapport au nombre de places d'hébergement d'urgence souvent mis en avant par le Gouvernement. Leur nombre est-il suffisant ? Ces places sont-elles adaptées aux besoins réels ?

Ma seconde question s'adresse à vous, Madame Hluszko, étant donné que votre mission inclut le partenariat et l'innovation. Pourriez-vous nous parler d'initiatives particulièrement innovantes, aussi bien dans la région Île-de-France que sur d'autres territoires, qui ont permis de répondre aux diverses problématiques exposées par Madame la Ministre ?

Emmanuelle Cosse. - Je vais essayer de répondre à votre question sur les places d'hébergement et les défis auxquels nous sommes confrontés. L'audition offre l'avantage de pouvoir compléter nos informations ultérieurement, en vous transmettant des éléments supplémentaires.

Concernant le nombre de places d'hébergement, il est important de faire une distinction entre les différentes structures disponibles. Actuellement, le chiffre annoncé ne représente pas vraiment une quantité précise, car il englobe des solutions diverses et parfois temporaires. Par exemple, il existe des haltes de nuit, ouvertes seulement lors des périodes de grand froid ou de forte chaleur. Cette situation est problématique, car ces lieux ne sont pas ouverts toute la journée, faute d'un encadrement suffisant pour accueillir, nourrir et soutenir les personnes nécessitant un hébergement. Souvent, les associations doivent également fournir des repas, ce qui peut poser des difficultés dans leurs discussions avec les partenaires.

Le problème des places d'urgence est source de préoccupations constantes. Dès qu'un besoin émerge, on peut ouvrir des gymnases ou des solutions temporaires qui ne répondent pas pleinement aux besoins à long terme des personnes sans abri.

Une vraie place d'hébergement se distingue par sa capacité à offrir une prise en charge plus soutenue, même si elle peut être limitée dans la durée, comme quelques jours ou une semaine. Cependant, il est rare de pouvoir garantir une stabilité sur le long terme, par exemple en assurant un mois complet où une personne peut se poser, réfléchir et s'occuper de ses affaires personnelles.

Ensuite, nombre des enfants concernés sont scolarisés, mais risquent de devoir dormir dans la rue. Je peine à comprendre que l'on assure la scolarisation, parce qu'elle est obligatoire, tout en acceptant que les enfants n'aient pas un toit pour dormir.

Lorsque j'étais ministre, nous avons doublé le nombre de places d'hébergement, mais nous n'avons pas réussi à résoudre le problème de fond. Même avec davantage de places, il reste encore des personnes sans hébergement.

Aujourd'hui, la priorité semble être mise sur l'augmentation du nombre de places et l'allocation budgétaire correspondante. Cependant, cela ne garantit pas nécessairement une amélioration significative, car il est essentiel de se concentrer sur la qualité des hébergements disponibles. Il est crucial de disposer de centres qui ne se contentent pas de solutions d'urgence comme les gymnases, mais qui offrent des conditions propices à une véritable réinsertion, où les personnes peuvent être prises en charge et accompagnées dans leurs démarches administratives dès leur arrivée.

Au-delà de la quantité de places disponibles, la qualité des hébergements et la durée pendant laquelle ils sont accessibles restent donc des enjeux critiques pour assurer une réponse effective et digne à la situation des personnes sans domicile fixe.

Lorsque les personnes se retrouvent dans des structures d'urgence où la qualité de l'accueil laisse à désirer, le chemin vers un logement stable devient presque impossible. En effet, la première étape, qui consiste à traiter efficacement les difficultés des personnes, n'est pas remplie. C'est un premier point crucial. Un autre aspect essentiel concerne l'ouverture des droits, un sujet largement discuté et particulièrement crucial pour les personnes sans abri. Généralement, les structures qui proposent de la domiciliation marquent le début du processus visant à récupérer les pièces d'identité nécessaires, parmi d'autres démarches administratives. C'est un ensemble de services qui ne sont pas toujours disponibles de manière adéquate. Nous sommes constamment à la recherche de nouvelles places pour augmenter leur nombre. Cependant, je ne connais même pas la proportion d'hommes et de femmes bénéficiant de ces processus de domiciliation, pourtant essentiels pour initier des démarches comme les demandes de droit au logement opposable, auxquelles beaucoup de ces personnes ont droit, sous réserve que leur situation soit stabilisée.

Un autre point crucial concerne la durée du séjour. Dans certains départements, des associations ont été contraintes de renvoyer des personnes à la rue en raison du nombre insuffisant de places disponibles, en contournant ce que la législation prévoit. Des femmes enceintes ont été remises à la rue, alors que, jusqu'à récemment, toute femme enceinte était protégée pendant et après sa grossesse. Je vous encourage à interroger certaines associations, notamment celles en Seine-Saint-Denis, qui ont abordé ce sujet. Certaines de ces associations, délégataires de l'État et financées par celui-ci, ont dérogé à l'instruction du préfet en ne renvoyant pas à la rue des femmes enceintes, même celles enceintes de six à sept mois. Plusieurs initiatives ont été lancées, y compris une collaboration positive avec l'APHP pour créer des logements spécifiques aux parturientes, notamment à Paris et dans le Val-d'Oise. Nous savons qu'aujourd'hui, en Seine-Saint-Denis, cette problématique persiste, notamment à l'Hôpital Delafontaine. Au-delà de la précarité liée à la rue, il s'agit également de femmes confrontées à une grande vulnérabilité. Et je ne parle même pas des enfants, qui sont également affectés par ces situations difficiles.

Dominique Vérien, présidente. - On nous a également parlé de places en Essonne.

Emmanuelle Cosse. - Cette approche avait été initiée par le Samusocial de Paris et elle a clairement montré son intérêt. Cette période permet de suivre la personne et d'accompagner les premiers mois de l'enfant, ce qui est crucial.

Aujourd'hui, il m'est difficile de répondre précisément sur le nombre de places disponibles, car je n'ai pas consulté les derniers chiffres des associations. Mais au-delà de simplement compter les places, c'est la qualité de l'hébergement offert qui importe.

Lorsque nous entendons des chiffres de budget élevés, comme 2 milliards, 3 milliards, il est légitime de se demander combien de logements sociaux auraient pu être construits avec ces sommes. Je peux l'assurer, nous aurions pu en construire beaucoup. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi, en dehors de la construction de nouveaux logements sociaux, nous ne cherchons pas à investir cet argent dans la création de centres d'hébergement pérennes, spécialement conçus à cet effet, comme des CHU ou des CHRS. De nombreux bailleurs sociaux possèdent déjà les bâtiments nécessaires pour cela, tout comme ils gèrent des logements individuels. C'est une autre facette de la question.

Actuellement, ces hébergements supplémentaires sont souvent aménagés dans des locaux inadaptés à une habitation durable, comme des hôtels ou de vieux bâtiments publics. De plus, nous sommes confrontés à un besoin criant dans tous les territoires en matière de lits haltes soins (LHS), des hébergements destinés à des populations nécessitant des soins spécifiques. Ils prennent en charge diverses pathologies et dépendances courantes chez les personnes sans abri. Beaucoup d'associations et l'ARS ont alloué des financements pour ces initiatives, mais la difficulté principale concerne la recherche de locaux appropriés en partenariat avec les bailleurs.

On dit souvent que les crédits sont disponibles, mais trouver des locaux adéquats avec les bailleurs est en réalité une tâche complexe. Il y a quelques années, l'État nous offrait des bâtiments existants en disant : « Prenez-les ». Aujourd'hui, la tendance est plutôt : « Trouvez-nous le terrain et le bâtiment, et nous financerons les places ». Pour une compétence qui relève de l'État, cette démarche me semble compliquée. En tant que bailleurs, nous essayons parfois de répondre aux besoins des collectivités en matière de foncier, mais cela ne suffit pas à résoudre le problème dans son ensemble.

Les organismes HLM jouent un rôle crucial en collaborant étroitement avec les centres d'hébergement ainsi qu'avec les SIAO, qui orientent les publics vers ces structures. Deux aspects me paraissent importants à considérer. Premièrement, certains organismes HLM intègrent des centres d'hébergement dans leur patrimoine immobilier. Ensuite, il existe des partenariats locaux avec les structures et les associations qui gèrent ces centres, couvrant divers aspects de la collaboration. Comme je l'ai mentionné, il s'agit de logements mis à disposition avec la possibilité d'utiliser ces espaces pour de l'hébergement.

Par ailleurs, le modèle des baux glissants a bien fonctionné, malgré sa complexité. Des discussions peuvent aussi être menées concernant l'attribution de logements aux ménages sortant de la rue, ce qui nécessite des partenariats pour mieux répondre aux besoins de ces ménages extrêmement précarisés.

Cependant, nous nous interrogeons lorsque nous portons des structures d'hébergement, notamment lorsqu'il s'agit de transformer des structures d'hébergement en logements plus pérennes. Par exemple, on pourrait envisager la transformation d'un logement qui accueille actuellement une famille en une forme d'hébergement plus permanent, tout en conservant un suivi social adapté, en modifiant la destination de ce bâti. Des expériences sont en cours dans ce domaine. Cependant, ces initiatives posent des défis financiers, notamment en termes de financement du logement social.

Je peux donner un exemple concret : le bailleur que je préside a mené une expérience à Antony, où une résidence sociale a été partiellement transformée en hébergement d'urgence. Pour ce faire, nous avons contracté un prêt à long terme avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour produire du logement social, tout en actant que certaines parties du bâtiment serviraient temporairement à l'hébergement d'urgence. Les enjeux financiers sont donc différents. Des arrangements spécifiques ont été conclus pour garantir la viabilité de ces projets.

Je crois fermement en ce modèle. En permettant une certaine flexibilité dans l'utilisation des logements sociaux, nous pourrions potentiellement offrir plus de solutions à long terme pour les personnes en situation précaire.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Comment retrouver une place d'hébergement ensuite ?

Emmanuelle Cosse. - Il faut recréer la place d'hébergement à la fin, en négociation avec l'État. Le banquier doit par ailleurs accepter le fait que le bâti pour lequel il a accordé un prêt sera destiné à de l'hébergement, sans possibilité de percevoir de loyer pendant cette période. Je pense que ce modèle permettrait de proposer une offre plus conséquente.

En Guyane, où la pénurie de logements sociaux et privés est particulièrement critique, nous collaborons activement avec les bailleurs locaux, notamment sur des thématiques d'accompagnement professionnel. Nous explorons également la possibilité de développer des offres de logement accompagné, un concept encore peu connu dans cette région.

J'ai visité une résidence pour jeunes actifs à proximité de Cayenne. Nous discutions de la possibilité d'ouvrir des résidences sociales et de développer du logement accompagné. En général, les logements proposés sont familiaux et ne conviennent pas aux publics à revenu modeste. Ceux-ci ont également besoin d'un accompagnement. Ce dernier aspect représente également une nouveauté pour les bailleurs, car il soulève la question de l'intégration entre logement et accompagnement. Nous accusons indéniablement un retard significatif en la matière. Nous avons passé du temps avec la maire de Saint-Laurent du Maroni sur l'ensemble de ces chantiers. Le retard n'est pas tant imputable aux opérateurs qu'aux délais de cession des fonciers et aux contraintes saisonnières marquées en Guyane, entre la saison sèche et la saison des pluies.

Je me dois de souligner que les programmes de logement développés en Guyane témoignent d'une qualité certaine et intègrent une prise en compte des défis climatiques, une approche dont les bailleurs métropolitains pourraient s'inspirer. Cette maturité dans la gestion environnementale des projets rappelle les initiatives observées à La Réunion.

En réponse à votre question sur l'embolisation vers le logement liée aux difficultés de régularisation administrative, je ne dispose pas des données chiffrées actuelles. Cependant, de nombreux ménages dont les adultes ne bénéficient pas de droits régularisés se trouvent bloqués lors des commissions d'attribution, même après avoir présenté des dossiers jusqu'au stade préliminaire. Cette situation constitue une difficulté majeure, notamment pour les ménages appelés à s'installer durablement sur le territoire. Malheureusement, les processus de régularisation ne semblent pas évoluer favorablement, mais semblent au contraire régresser.

Enfin, nous allons nous renseigner sur les logements non attribués que vous mentionniez.

Catherine Hluszko. - En Seine-Saint-Denis, c'est normalement la convention « Un toit pour tous » qui devrait s'appliquer. Je ne pense pas que les logements dédiés aux femmes victimes de violences soient clairement identifiés comme tels. Je crois plutôt qu'ils sont attribués en fonction des disponibilités, selon un système de rotation. Je sais que des mesures un peu innovantes ont été prises pendant la pandémie de Covid, notamment en meublant des logements. Ils n'étaient pas tous occupés à ce moment, une période bien particulière. J'avais cru comprendre qu'ils l'étaient désormais.

Nous allons nous renseigner sur ce point car il n'est pas acceptable que certaines places soient laissées vides, surtout compte tenu du niveau élevé de partenariat et d'implication des acteurs du département sur ces questions.

Olivia Richard, rapporteure. - Ne voyez aucune critique dans mes propos. Nous avons rencontré des individus remarquables qui réalisent des prouesses avec des moyens limités. Je n'ai absolument aucun jugement négatif à formuler à ce sujet. Il me semble tout simplement fondamental qu'il existe des logements spécifiquement dédiés aux femmes qui doivent se reloger, souvent avec leurs enfants, de préférence sans recourir aux hôtels. Toutefois, la question de la sur-critérisation peut nous interpeller.

Par ailleurs, nous avons récemment visité une halte de nuit. Les acteurs présents étaient très enthousiastes à l'idée de nous la présenter. Nous sortions de l'Hôpital Delafontaine. Nous y avions croisé une femme enceinte de cinq mois avec ses deux jeunes enfants, âgés de 2 et 3 ans. Ils y vivaient. Ils avaient été admis en pédiatrie. Nous sommes ensuite arrivés à la halte de nuit, qui ne comptait même pas de lits. Il nous a été expliqué qu'il n'était pas possible d'en fournir, car ils relevaient d'une autre ligne budgétaire. Ainsi, je pense que la complexité administrative et la sur-critérisation contribuent également à l'encombrement.

La femme que nous avons rencontrée est parfaitement éligible pour un logement social et attend un hébergement d'urgence avec ses enfants. Son mari travaille. Ils sont tous deux réfugiés. J'identifie une absurdité inhérente à la complexité administrative.

Emmanuelle Cosse. - J'ai visité hier une résidence sociale dans l'Aisne, où, parmi cinquante logements au total, trois sont spécifiquement dédiés aux femmes victimes de violence dans la commune. Ce sont des studios de 18 mètres carrés qui répondent à l'urgence pour toute l'agglomération. Ils ne sont pas destinés à être occupés en permanence. Après un certain nombre de mois sans sollicitation, une réévaluation pourrait être envisagée avec l'agglomération. Ces logements sont souvent temporaires.

C'est plus rare en ce qui concerne les logements familiaux, qui doivent répondre à un flux continu. Dans des départements comme la Seine-Saint-Denis, la demande de logements est énorme. Ce département est aussi marqué par des programmes de rénovation urbaine occasionnant beaucoup de démolitions et de reconstructions. Nous stagnons faute d'attributions suffisantes. Nous en revenons à la question initiale : il existe bel et bien une crise du logement.

Nos politiques étaient basées sur l'idée d'attribuer environ 420 000 à 450 000 logements sociaux par an, ce que nous avons fait dans les meilleurs moments. Actuellement, nous en attribuons moins de 390 000 par an.

Les locataires ne restent pas là par choix ; nos locataires, contrairement à certaines idées préconçues, ne sont pas riches et ne s'enrichissent pas. En examinant leur cohorte, qu'ils soient retraités, actifs ou bénéficiaires de minima sociaux, notamment les actifs qui constituent aujourd'hui la majorité du parc social, nous constatons qu'ils gagnent moins que leurs prédécesseurs. Ils perçoivent des salaires plus bas, qui représentent l'archétype du travailleur intermittent, du travailleur pauvre, du travailleur gagnant le Smic ou légèrement moins. Telle est la réalité.

Vous pointez un problème fondamental avec une totale clarté. Produire un logement permanent coûte entre 150 000 et 200 000 euros. On entend parler de 3 milliards d'euros annuels pour l'hébergement. Avec cette somme, on pourrait construire beaucoup de logements en les finançant par des prêts sur soixante ans et des subventions.

De plus, le manque de prise en charge à l'échelle nationale entraîne des troubles psychiques et personnels chez les personnes concernées, ce qui accentue le coût pour l'État. Prendre en charge ces personnes coûte plus cher à long terme, sans même parler des impacts sur la scolarité et d'autres aspects.

Venons-en au projet de loi sur lequel vous m'interrogiez. Sans entrer dans les détails dont j'ai déjà discuté avec d'autres de vos collègues, je pense que ce texte législatif n'est pas à la hauteur de la crise actuelle du logement. Il n'y répond pas. Il est rédigé de manière succincte et se concentre principalement sur la question des surloyers dans le secteur du logement social. Le parc se divise en trois catégories selon les revenus : le logement très social, social et un peu moins social, le PLS (Prêt locatif social).

Environ 75 % des demandeurs perçoivent des revenus inférieurs au plafond du PLUS (Prêt locatif à usage social), le logement intermédiaire, qui avoisine 1 680 euros par mois pour une personne seule. Les plafonds du PLS sont légèrement plus élevés. La loi dispose que lorsque les revenus excèdent de 20 % les plafonds de la catégorie de logement, les occupants peuvent être soumis à un surloyer, voire être contraints de quitter leur logement.

En tant que ministre, j'ai renforcé cette mesure, notamment pour les logements PLS à hauts revenus, où à Paris, une personne seule peut percevoir plus de 3 000 euros par mois. Dans ces cas, nous pouvons envisager qu'elle trouvera un logement équivalent sur le marché privé.

Toutefois, le texte de loi actuel présente une difficulté majeure : il se limite à une formulation générale, tandis que les détails opérationnels sont définis par voie réglementaire. Je considère que cette dichotomie entre législation et réglementation pose problème et mérite une réévaluation par les parlementaires pour clarifier les implications réelles du décret. Selon la formulation actuelle, il semble que toute personne dépassant les plafonds de revenus de sa catégorie de logement pourrait être soumise à un surloyer dès le premier euro. Si l'on suit cette logique, pour un logement PLS, toute somme dépassant les plafonds initiaux entraînerait un surloyer. En revanche, pour ceux dans le logement très social PLAI (Prêt locatif aidé d'intégration) à Paris, où le plafond mensuel pour une personne seule atteint jusqu'à 1 388 euros, quel est le sens de facturer un surloyer à une personne gagnant à peine au-dessus du Smic ? Vous voyez bien la perversité de cette mesure, visant à collecter des sommes aussi minimes que trente ou vingt centimes par mois. Il est nécessaire de réfléchir à l'efficacité et à la justification de ce processus.

Dominique Vérien, présidente. - Il est clair que cette mesure ne s'applique pas de la même manière pour tous. À Ivry-sur-Seine ou ailleurs en petite couronne, par exemple, il existe des logements sociaux de qualité où des résidents sont entrés jeunes. Ils ont vu leur situation s'améliorer considérablement tout en demeurant dans le logement social. Cette discussion est importante, car cette réalité contribue à maintenir une mixité sociale dans le quartier. Ce ne sont pas des personnes qui partent pour être remplacées par d'autres dans une situation précaire similaire. Simplement, nous pouvons nous demander si cette approche reste opportune dans une période de crise du logement comme celle que nous traversons actuellement. Il est légitime de se demander si une révision des surloyers ne serait pas appropriée.

Emmanuelle Cosse. - Je réaffirme qu'il existe actuellement un système de surloyer en place. Environ 200 000 ménages sont concernés par cette mesure, dont 80 000 effectivement soumis au paiement du surloyer, les autres étant exemptés en raison de leur résidence dans des quartiers relevant de la politique de la ville, afin de préserver la mixité sociale.

Cependant, dès que les revenus dépassent de plus de 20 % les plafonds fixés, notamment dans le cas des logements PLS, le locataire est contraint de quitter le logement. Chaque année, plusieurs milliers de personnes sortent ainsi du parc social. Elles doivent répondre à des enquêtes annuelles sur leurs revenus. Tout locataire doit fournir sa déclaration de revenus, faute de quoi le surloyer maximal est appliqué. Cette politique a pour effet de faire sortir davantage de ménages du PLS, mais ne touche pas ceux qui sont considérés comme prioritaires pour l'accès au logement social.

Toutefois, le problème majeur réside dans l'application du surloyer dès le premier euro gagné. Si vous occupez un logement PLAI en percevant environ 1 300 euros de revenus, et que vous touchez une prime Macron portant votre revenu à 1 500 euros, par exemple, vous vous retrouverez en surloyer. En revanche, votre collègue touchant un revenu un peu plus élevé, entré dans un logement PLUS voisin, ne paiera pas de surloyer. J'y vois une problématique d'iniquité.

Parfois, dans le même immeuble, des logements financés il y a plus de quarante ans (HLM ordinaire) bénéficient de loyers très bas, parfois inférieurs à 4 euros par mètre carré, ce qui peut expliquer la disparité de traitement entre voisins.

En conclusion, bien que la logique du surloyer existe depuis deux décennies, son application à des ménages ne dépassant pas le Smic est problématique. Comment justifier de demander à un ménage de payer un surloyer alors qu'il ne gagne que 1 480 euros par mois ? Certains de ces ménages bénéficient de l'APL, mais ce n'est pas le cas de tous.

En réalité, pour augmenter l'accès au logement social, nous devons en construire davantage. Le constat est clair : nos locataires HLM sont de plus en plus précaires. Chaque nouvel entrant est généralement plus démuni que celui qui part, une tendance observable également parmi les retraités, de plus en plus nombreux à solliciter un logement HLM à partir de 64 ans. Cette situation mérite réflexion, notamment pour les personnes entrant en HLM pour y passer leur retraite. Elles n'ont pas pu accéder à la propriété ou estiment ne pas pouvoir assumer les coûts d'un logement privé.

Dans le projet de loi, il n'est mentionné qu'une seule phrase sur les surloyers renvoyant à un décret. Comment les parlementaires envisagent ils sa mise en oeuvre ? Nous sommes par ailleurs confrontés à une confusion générale selon laquelle il n'y aurait pas de contrôle, mais en réalité, les contrôles sont très rigoureux. Nous appliquerons la loi telle qu'elle est rédigée, mais il convient d'être vigilant. J'ai notamment pris connaissance d'exemples publiés dans la presse où l'on évoque des ménages percevant le maximum des plafonds autorisés. Ils existent sans doute, mais peut-être pas autant que certains le laissent entendre. Lors de ma visite à Toulouse la semaine dernière, j'ai demandé à l'un des bailleurs de vérifier combien de cas étaient concernés. Sur 20 000 locataires, il a identifié seulement quatre ménages dans cette situation.

Cependant, ce sujet ne résout pas nos défis concernant l'augmentation de l'accès des ménages à revenus modestes dans le parc social. Je ne suggère pas que la seule solution réside dans la création de nouvelles offres, mais il est indéniable que nous devons accroître la disponibilité de logements à loyers abordables. De plus, il est nécessaire d'augmenter l'offre de logements à bas loyers dans le secteur privé, un frein majeur qui s'intensifie.

Adel Ziane. - Je tiens à préciser que la commission de la culture a elle aussi beaucoup à dire sur ce sujet. Nous avons un peu élargi le sujet de cette table ronde à la crise du logement que nous traversons actuellement en France. Nous ne sommes plus uniquement concentrés sur la problématique spécifique des femmes sans abri. Nous abordons maintenant la question du logement social.

Personnellement, en tant qu'élu de Seine-Saint-Denis, j'ai pu constater cette crise du logement de manière générale, et en particulier la crise du logement social avec des défis majeurs comme la pression aux frontières et la stagnation dans la diversification de l'offre de logement. En ce qui concerne le projet de loi actuellement discuté, notamment sur la question des surloyers, je suis d'accord avec vos observations : cette question est assez marginale. Dans ma ville, sur un parc social de 6 000 logements, seulement 200 ménages, qui représentent une source de revenus additionnels pour les bailleurs sociaux ainsi qu'une mixité dans le quartier, payent un surloyer. Depuis 2017, les bailleurs sociaux ont vu leurs revenus diminuer en raison de diverses mesures restrictives qui ont bloqué la création et le développement du logement social.

J'aimerais vous poser deux questions plus spécifiques aux femmes dans la rue. La première concerne les visites que nous avons faites à l'Hôpital Delafontaine avec nos collègues rapporteures. Les élus locaux m'avaient alerté sur les dysfonctionnements macros et leurs répercussions au niveau local. Nous avons pu constater la réalité quotidienne des professionnels des services publics, qui se retrouvent à gérer des missions et des défis divers. Nous avons évoqué ces mères qui arrivent et accouchent à Delafontaine sans solution d'hébergement. Tout l'écosystème hospitalier est mobilisé pour trouver des solutions d'urgence, impliquant la Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (Drihl), la préfecture et d'autres services chargés de l'hébergement d'urgence ou des politiques de droit commun pour les réfugiés ou les personnes sans emploi. Cela détourne l'hôpital de sa mission première de soins pour répondre à des situations d'urgence où les familles restent parfois un à trois mois, en attendant une solution.

Beaucoup d'acteurs réorientent ces personnes en difficulté vers la Seine-Saint-Denis, souvent à partir de l'Île-de-France et pas seulement du département lui-même. Cette orientation repose sur l'idée que ce département est mieux équipé pour répondre à ces besoins. Cependant, il est crucial de repenser la répartition territoriale de ces problématiques avec une approche plus équitable à l'échelle régionale.

Enfin, ma deuxième question porte sur l'intégration des logements intermédiaires dans le Schéma de revalorisation urbaine (SRU). Cette initiative pourrait être intéressante pour certains promoteurs mais ne résoudra pas les défis concrets auxquels les élus font face au quotidien pour diversifier l'offre de logements. Nous observons notamment une paupérisation croissante des dossiers des nouveaux locataires, comme vous l'avez souligné, ce qui reflète une fragilité économique plus prononcée parmi ceux qui s'installent.

Colombe Brossel. - Merci d'avoir rappelé quelques réalités concernant le projet de loi à venir. Une politique publique efficace ne se construit pas sur des slogans, mais sur une compréhension des situations réelles et sur l'élaboration de réponses adaptées.

J'aimerais aborder la question du logement accompagné et spécifiquement la place des femmes dans ce cadre. Historiquement, les femmes étaient-elles largement sous représentées dans ces dispositifs parce que ce sujet est invisibilisé, ou cette forme d'organisation est-elle plus adaptée aux publics masculins ?

Par ailleurs, quelles sont les implications de la présence croissante des femmes sur les méthodes d'accompagnement ? Avons-nous des enseignements à tirer de cette évolution, notamment dans le cadre de la mission menée par nos collègues ?

Catherine Hluszko. - Vous m'interrogiez tout à l'heure sur les innovations qui existent. Elles sont nombreuses. J'en présenterai trois.

D'abord, l'organisme « Pierre et Lumière », présent en région Centre à Orléans et en Île-de-France, établit depuis longtemps des partenariats locaux pour héberger des femmes victimes de violences. Au-delà du logement, il coordonne un réseau d'accompagnement avec la FNSF et des associations locales, incluant des initiatives comme la ressourcerie pour meubler les logements, des programmes d'insertion professionnelle et des activités culturelles via « Cultures du coeur », favorisant ainsi une reprise en main complète.

Ensuite, une expérience est menée à Aurillac avec l'Entreprise sociale de l'habitat « Polygone ». Trois logements ont été spécifiquement meublés pour accueillir des femmes de la région éloignées de leur conjoint violent. Ils ont été stratégiquement sélectionnés près des commerces et des écoles. Ils sont accompagnés d'un soutien intensif incluant un interlocuteur dédié au sein de l'organisme, garantissant ainsi un cadre sécurisé et adapté aux besoins variés des résidentes.

Enfin, à Villiers-le-Bel, l'office « Val-d'Oise Habitat » construit une « résidence égalitaire », pensée à travers le prisme des besoins des familles monoparentales, notamment féminines. Cette résidence est construite pour être sobre en termes de charges. Elle propose aussi des espaces communs et des équipements partagés comme des machines à laver, tout en mettant un accent particulier sur la sécurité et le confort des environnements résidentiels.

Ces initiatives illustrent des approches diversifiées et innovantes pour répondre aux besoins spécifiques des femmes dans des situations de logement difficile.

Emmanuelle Cosse. - Plus de 40 % de nos locataires sont des familles monoparentales. Ce constat n'est guère surprenant étant donné que ces familles disposent de revenus modestes et sont principalement éligibles au logement social. Au fil du temps, certaines résidences sont devenues majoritairement peuplées par des familles monoparentales. Cela modifie la dynamique de l'immeuble et suscite parfois des initiatives de solidarité en partenariat avec les bailleurs et les collectivités, telles que des services de garde d'enfants mutualisés ou des programmes d'accompagnement scolaire adaptés aux horaires décalés des parents actifs. Ces développements impactent également la politique du logement social, occasionnant la création de résidences dites à enjeu de mixité, identifiées pour pallier une faible diversité sociale parmi leurs occupants, afin d'éviter une concentration accrue de familles monoparentales fragilisées. Je tiens à souligner que la surreprésentation des demandes de logement émanant des familles monoparentales dans le secteur HLM constitue une question préoccupante. Il est également essentiel de noter que 35 % de nos locataires vivent sous le seuil de pauvreté.

Ensuite, les femmes demeurent minoritaires dans les logements accompagnés, bien qu'elles représentent 40 % des personnes recensées comme sans abri aujourd'hui. Le logement accompagné a été conçu principalement pour sortir les individus de la rue, un objectif direct sans étape intermédiaire. Il est vrai que les hommes seuls avec des problèmes d'addiction ou ayant vécu des traumatismes graves sont majoritaires dans les orientations fournies par le SIAO. Cette réalité soulève des questions pertinentes. Dans les pensions de famille, qui proposent entre vingt et trente logements avec des espaces communs, être la seule femme parmi vingt-huit résidents masculins n'est certainement pas idéal. Ces questions préoccupent effectivement les bailleurs dans le cadre des attributions. J'en discutais hier lors d'une inauguration. Je pense que les femmes sont sous-représentées, peut-être parce qu'elles ne sont pas encore suffisamment dirigées vers ce type de structures lorsqu'elles en ont besoin. Il est vrai que beaucoup de femmes sont accompagnées d'enfants, ce qui peut expliquer cette situation.

Monsieur le Sénateur, je pourrai répondre plus tard à votre interrogation. Elle dépasse la question législative. La difficulté aujourd'hui relève du fait que les femmes à la rue, même si elles ont accédé à leurs droits, perçoivent des revenus modestes. Elles sont isolées et ont besoin de loyers très bas. Concrètement, nous devons être capables de produire des logements où, une fois l'APL versée, le reste à charge serait compris entre 50 et 80 euros maximum. C'est ainsi que nous envisageons les solutions pour les publics les plus précarisés. Nous parvenons à le faire dans les pensions de famille et les résidences sociales. Cependant, atteindre ce seuil dans des logements comportant deux ou trois pièces pour accueillir des enfants, représente un défi. Il est à noter que la solvabilité de l'APL varie selon les territoires et les niveaux de charges, ce qui constitue également un sujet de réflexion. En sus, lors de l'envolée des prix de l'énergie, l'année dernière, certaines familles précaires ont refusé des logements en raison des coûts élevés des charges annoncées. Lorsque les charges s'élèvent à 200 euros et que l'incertitude plane quant à leur augmentation, les locataires hésitent, même si les bailleurs proposent un accompagnement social et financier. Personne ne souhaite s'endetter en emménageant dans un logement. Il est crucial de garder cela à l'esprit.

Comme je l'ai mentionné au début de mon intervention, votre approche de cette question nous incite à affiner nos données pour mieux comprendre et relever ces défis. Je suis convaincue qu'une partie des femmes reste invisibilisée, même au sein de ces structures.

Dominique Vérien, présidente. - Il me reste à conclure. Nous avons, je crois, établi un lien pertinent entre le rapport sur les familles monoparentales et celui sur les femmes sans domicile fixe. J'ai compris que la construction de 100 000 à 115 000 nouveaux logements par an restait insuffisante. Cette insuffisance ne découle pas uniquement de la croissance démographique, mais aussi de la précarisation probable de notre population, poussant davantage de personnes vers le logement social. De plus, l'augmentation significative du nombre de familles monoparentales nécessite indubitablement la construction de logements supplémentaires pour loger tout le monde, y compris ces familles séparées.

Je vous remercie sincèrement pour cette audition enrichissante qui a abordé des questions essentielles L'accès aux dispositifs d'hébergement d'urgence dépend de la disponibilité de logements pour ceux qui s'y trouvent déjà. Ces réflexions feront partie intégrante de nos travaux à venir. J'attends avec intérêt les éléments que vous nous transmettrez.

Il est clair, après toutes ces auditions, que les données genrées font défaut et que les femmes risquent de demeurer invisibles dans nos politiques si nous ne les prenons pas en compte. Nous comptons sur votre aide pour combler cette lacune et nous vous apporterons également notre soutien dans cette démarche.

Table ronde sur le rôle et l'action des collectivités territoriales

(6 juin 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin les travaux de notre mission d'information sur les femmes dans la rue.

Je suis entourée de trois de nos quatre collègues rapporteures sur ce thème : Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol, Agnès Evren ayant un empêchement.

Nous entendons ce matin des représentants de collectivités territoriales :

- Léa Filoche, adjointe à la Maire de Paris en charge des solidarités, de l'hébergement d'urgence et de la protection des réfugiés, de la lutte contre les inégalités et contre l'exclusion, représentante de l'Association des maires de France (AMF) et de l'UNCCAS (Union nationale des centres communaux d'action sociale) ;

David Travers, adjoint à la solidarité à la Ville de Rennes, membre de l'association France urbaine qui représente les grandes villes, métropoles, communautés et agglomérations urbaines.

Nous avions également sollicité la présence d'un élu de l'Assemblée des départements de France (ADF), mais il n'a malheureusement pas été possible pour cette association de trouver un représentant qui accepterait de participer à cette table ronde... Nous le regrettons, compte tenu de la compétence des départements en matière de mise à l'abri des femmes seules avec enfants de moins de 3 ans. J'ai relancé moi-même le président de l'ADF, mais il n'a pas répondu à mon appel.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants.

Parmi ces personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes et 3 000 enfants, sont dites sans abri, c'est-à-dire passent la nuit dans la rue. Ces femmes ne dorment pas, elles se cachent et sont en alerte constante pour éviter d'être des proies et échapper aux violences - dont sont victimes 100 % des femmes après un an passé dans la rue.

L'hébergement d'urgence est certes une compétence de l'État, mais, face à l'urgence de la situation, de nombreuses collectivités ont organisé des mises à l'abri, dans des haltes de nuit, des locaux vacants ou des gymnases. En outre, comme je le rappelais à l'instant, la mise à l'abri des femmes seules avec des enfants de moins de 3 ans est de la compétence des départements, dont l'action souffre parfois de manque de coordination avec celle de l'État. Il semble en effet que malheureusement, trop souvent, État et collectivités se rejettent la responsabilité.

Par ailleurs, l'hébergement n'est qu'une solution imparfaite : 90 % des personnes sans domicile interrogées souhaitent en première intention accéder à un logement. Soutenez-vous des évolutions des critères d'attribution des logements sociaux, afin par exemple d'accorder une pondération plus importante aux femmes et familles avec des enfants mineurs sans abri, qui sont les publics les plus vulnérables d'entre tous ? Des actions sont-elles entreprises en la matière dans certaines collectivités ?

Enfin, les collectivités peuvent également proposer des accompagnements, dans le cadre des Centres communaux d'action sociale (CCAS) ou de partenariats avec des associations : accès aux droits, accès aux soins, distribution de repas, bagagerie, etc. Vous nous donnerez des exemples d'initiatives menées par les collectivités et nous exposerez les difficultés qu'elles rencontrent en la matière.

Vous nous direz également comment les communes que vous représentez appliquent l'obligation d'inscription scolaire des enfants sans domicile. Des difficultés nous ont en effet été remontées lors de notre table ronde sur les enfants dans la rue, en particulier s'agissant des enfants vivant en bidonville.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos préconisations pour assurer une meilleure prise en charge des femmes en errance.

Je laisse tout d'abord la parole à Léa Filoche, qui intervient sous une triple casquette : Ville de Paris, AMF, et UNCCAS.

Léa Filoche, adjointe à la maire de Paris en charge des solidarités, de l'hébergement d'urgence et de la protection des réfugiés, de la lutte contre les inégalités et contre l'exclusion, représentante de l'Association des maires de France (AMF) et de l'UNCCAS (Union nationale des centres communaux d'action sociale). - Paris est à la fois une ville et un département. Je pourrais donc dire que j'interviens avec une quadruple casquette. Toutefois, je ne dispose pas d'un mandat de l'Assemblée des départements de France, je ne m'autoriserai donc pas à m'exprimer en son nom. Cependant, je peux intégrer certains éléments qui s'y rapportent dans mon propos. Si ma collègue Dominique Versini est en charge des questions de protection de l'enfance sur le territoire parisien, nous collaborons étroitement sur ces sujets.

Je tiens à vous remercier pour votre invitation et pour le temps consacré à travailler sur un sujet qui est rarement abordé. Il est en effet peu commun de traiter la question des personnes sans domicile, et encore plus de travailler en profondeur sur le sujet des femmes à la rue. Vos travaux seront précieux et, au-delà de mon intervention d'aujourd'hui, je suivrai avec attention vos productions et préconisations.

Il est peu fréquent d'avoir l'opportunité d'approfondir ces questions. Le sujet des personnes sans domicile, à l'image de ces individus eux-mêmes, est souvent invisible. Ils développent une grande ingéniosité pour se cacher. Les femmes, notamment, font preuve d'une inventivité et d'une imagination remarquables pour se dissimuler, ce qui rend complexe le travail sur cette thématique.

En plus des difficultés intrinsèques à ce sujet, il est ardu d'atteindre ces publics en raison de leur capacité à se rendre invisibles. En tant qu'adjointe à la maire de Paris en charge des solidarités, membre du conseil d'administration de l'UNCCAS et de la commission de travail sur les sans-abri de l'AMF, j'estime qu'il est de notre responsabilité, en tant qu'élus locaux, d'assurer une coordination efficace.

Je pense que David Travers exprimera des idées similaires concernant le rôle des élus locaux dans la coordination des intervenants sur le terrain à destination des publics à la rue, tous confondus.

Pour ma part, je considère que l'une de mes principales responsabilités consiste à veiller à ce que nous remplissions nos obligations légales en tant que collectivité locale. Celles-ci incluent l'accompagnement social, la domiciliation (qui relève des compétences des CCAS), la scolarisation des enfants, l'aide alimentaire, particulièrement depuis la crise sanitaire liée au Covid-19, ainsi que l'accès à divers droits fondamentaux. À Paris, nous avons mené des réflexions spécifiques sur la question sanitaire (notamment les bains-douches destinés aux femmes), la question vestimentaire (avec des vestiaires), et la gestion des bagages (pour permettre aux personnes de remplir leurs obligations administratives).

Au-delà de la compétence de l'hébergement, qui relève des missions de l'État, nous nous efforçons donc de simplifier, faciliter et soulager le quotidien des personnes à la rue. À cet égard, nous avons mis en place plusieurs dispositifs à la suite de la première Nuit de la Solidarité en 2018. Cette initiative, portée par ma prédecesseure Dominique Versini, permet de recenser les personnes sans-abri sur un territoire administratif - dans le cas présent, la Ville de Paris.

Ce recensement poursuit trois objectifs :

- éviter les tentatives d'instrumentalisation du nombre de personnes à la rue ;

- recueillir des informations précieuses grâce aux questionnaires distribués aux personnes que nous rencontrons cette nuit-là, durant le recensement, de façon à affiner nos politiques publiques municipales, notamment en ce qui concerne les besoins alimentaires particulièrement mis en lumière pendant la pandémie de Covid-19, ainsi que la problématique des bagageries. Les personnes à la rue ont souvent du mal à se déplacer avec leurs effets personnels. Nous nous efforçons de traduire concrètement les enseignements de cette nuit dans nos politiques municipales ;

- rendre visible la situation des personnes sans domicile.

J'ai souvent l'impression de jouer le rôle de l'oiseau de mauvais augure, notamment à Paris, à la veille des Jeux olympiques et paralympiques, destinés à être un moment de partage pour tous. Il est indéniable que la question des personnes à la rue, dans ce contexte, est complexe et perturbe les perspectives de chacun. Nous nous efforçons de rendre visible cette problématique pour que chacun comprenne la nécessité d'une mobilisation collective. Il est tout à fait possible de construire des parcours de sortie de rue dignes et durables.

J'en viens ici à la question des femmes. La dernière étude de l'Insee sur les personnes à la rue à Paris, datant de 2012, estimait que seulement 1 à 2 % des individus concernés étaient des femmes. Or les résultats de la première Nuit de la Solidarité révèlent qu'en réalité, 14 % des personnes sans domicile à Paris sont des femmes. Ce taux correspond à environ 400 femmes, un chiffre qui nous a tous surpris. Nous savons qu'il est sous-évalué, car ces femmes sont très habiles pour se cacher. Toutefois, ces données estimatives nous permettent d'ajuster nos dispositifs municipaux.

Nous avons travaillé à la mise en place d'accueils de jour dédiés aux familles, mais aussi aux femmes seules. Certaines haltes de jour n'accueillent que ces populations. Des créneaux horaires leur sont réservés dans les bains-douches municipaux, au nombre de dix-sept à Paris. Nous y avons également aménagé des espaces bien-être pour permettre aux femmes de se réapproprier leur corps, souvent dénié lorsqu'elles sont à la rue.

Aujourd'hui, Paris compte sept accueils de jour exclusivement réservés aux femmes, dont trois sont implantés dans des espaces de solidarité insertion, cofinancés avec l'État et la RATP, à destination des personnes vivant dans le métro. Nous proposons également six haltes de nuit pour accueillir les femmes sans domicile, dont deux dans le centre de Paris et trois dans les mairies des 5e, 18e et 20e arrondissements, ainsi qu'une dernière dans le 9e arrondissement, dans les locaux d'une ancienne crèche. Parallèlement, deux accueils de jour spécifiques existent pour les femmes victimes de violences.

Certaines distributions alimentaires ont mis en place des créneaux ou des adaptations spécifiques pour les femmes en grande précarité. Souvent, celles-ci n'y font pas la queue et bénéficient d'une forme de coupe-file. En général, les distributions alimentaires sont fréquentées à 80 ou 90 % par des hommes. S'y rendre occasionne un important sentiment de déclassement pour bon nombre des bénéficiaires. Les publics les plus vulnérables, en particulier les femmes, sont ceux qui ressentent le plus ce sentiment dans les files d'attente de ces dispositifs, auxquels elles revendiquent moins souvent leur droit d'accès.

Avec les associations, nous essayons de concevoir des solutions qui leur soient spécifiquement réservées. Nous oeuvrons également à créer des lieux plus chaleureux, où elles se sentent à l'aise. Par exemple, nous avons ouvert un restaurant administratif, utilisé par les fonctionnaires de la ville pour leurs déjeuners, aux personnes sans-abri le soir. Nous constatons que près de 30 % des usagers sont des femmes, ce qui prouve que ce lieu, conçu pour être accueillant, remplit bien sa mission.

Nous finançons également une sage-femme itinérante. Elle mène des actions de protection maternelle et infantile en dehors des structures traditionnelles, auprès des femmes enceintes vivant dans des campements ou à la rue, ainsi qu'auprès des nourrissons. Nous collaborons en outre avec l'association Règles Élémentaires, qui compte plus de cinquante-cinq associations partenaires et a accompagné près de 30 000 femmes en 2023. Elle distribue des protections hygiéniques adaptées à la vie à la rue, car toutes ne le sont pas.

Par ailleurs, le bus des femmes circule et traite de questions de prostitution.

Dominique Vérien, présidente. - Je précise que nous avons auditionné la sage-femme itinérante à laquelle vous faites référence, Mme Véronique Boulinguez.

Léa Filoche. - Depuis 2023, nous finançons des actions de socio-esthétisme, souvent en cofinancement avec des fondations privées, notamment des fondations d'entreprises. Nous apportons des fonds tant pour les investissements que pour le fonctionnement de ces initiatives. Par exemple, Emmaüs Solidarité a ouvert deux lieux où les personnes sans domicile peuvent se procurer des produits de soins et de beauté.

De manière surprenante, ces lieux sont davantage fréquentés par des hommes que par des femmes, ce qui s'explique par la proportion plus élevée d'hommes parmi les personnes sans domicile. Cependant, il apparaît clairement que le désir de réappropriation de son corps et de bien-être n'est pas réservé aux femmes, et que leurs homologues masculins souhaitent également retrouver un lien avec la société par le biais de leur corps. Ainsi, Emmaüs Solidarité a ouvert deux centres à Paris, dans les 10e et 18e arrondissements.

Récemment, nous avons inauguré un bus qui circule dans les zones où se trouvent des femmes sans domicile. Il est occupé par une socio-esthéticienne et une coiffeuse, et permet aux femmes de retrouver un peu de dignité.

Nous savons que les femmes ne représentent que 10 % des personnes fréquentant nos distributions alimentaires et nos bains-douches. Ce constat montre que nous avons des améliorations à apporter dans ces domaines qui relèvent de droits fondamentaux.

Il reste beaucoup à faire et nous avons longtemps négligé cet enjeu, en partie parce que les femmes sont très discrètes, ce qui nous a conduits à penser qu'elles n'étaient pas vraiment dehors.

Nous avons identifié plusieurs réalités. D'abord, celles des femmes qui fuient un conjoint violent et pour qui la rupture est très brutale. Il existe des dispositifs à leur égard, mais ils sont perfectibles et souvent insuffisants pour empêcher qu'elles ne se retrouvent dans une grande précarité. Nous sommes inquiets quant à leur pérennité car ils sont souvent évolutifs en fonction des budgets. Surtout, ils doivent être renforcés. À Paris, l'offre actuelle n'est pas suffisante.

Par exemple, nous avons conclu une convention avec un hôtel dans le 20e arrondissement pour bénéficier d'une chambre toujours disponible afin d'accueillir immédiatement une femme en danger, évitant ainsi qu'elle ne passe par un centre d'hébergement ou qu'elle ne reste à la rue. Ce type d'initiative est utile, mais il est difficile de le généraliser sans davantage de soutien.

Parmi les autres profils de femmes à la rue, nous identifions celles qui y sont depuis des années, parfois en raison de violences, mais souvent à cause d'accidents de parcours comme un veuvage ou un divorce. Ces ruptures peuvent être rapides à Paris. La cherté des loyers et des remboursements de prêts immobiliers peut rapidement plonger une personne dans le surendettement. Tout s'enchaîne très rapidement. Les femmes dans ces situations ont beaucoup de mal à en sortir et peuvent rester longtemps dans la rue, subissant alors des violences et des dégradations psychiques importantes.

La rue tue. Elle rend fou. Les femmes sont les premières à subir les effets secondaires ou tertiaires de l'isolement à la rue. Nous sommes un peu démunis pour y faire face. Nos centres d'hébergement ne sont pas toujours adaptés à ces personnes qui nécessitent souvent un soutien psychologique plus intense que ce que nos dispositifs habituels peuvent offrir.

Ce constat vaut également pour les hommes, mais nous rencontrons souvent des femmes en situation d'addiction - nous n'avons que peu de lieux ouverts pour les accueillir - ou ayant des problèmes psychiatriques importants. Elles ne trouvent pas toujours leur place dans les centres d'hébergement, qui ne sont pas adaptés à leurs besoins spécifiques. Elles ont besoin de dispositifs plus personnalisés, mais nous sommes souvent démunis face à ces situations. Nous sommes ouverts aux suggestions pour améliorer notre approche, mais à ce jour, nous n'avons pas encore trouvé de solution adéquate.

C'est pour ces femmes que nous avons mis en place des dispositifs très souples.

Les haltes de nuit sont conçues pour elles, car nous savons qu'un centre d'hébergement d'urgence ou de réinsertion sociale ne convient pas toujours. Ces femmes elles-mêmes ressentent souvent l'échec de ces propositions car la vie en collectivité n'est pas adaptée à leurs besoins. Les haltes de nuit offrent une alternative moins contraignante : elles peuvent y rester une heure, deux heures, toute la nuit, s'asseoir, boire un café, parler avec quelqu'un ou non, recharger leur téléphone, etc.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Sont-elles équipées de lits ou de fauteuils ?

Léa Filoche. - Cela dépend des places dont nous disposons. Par exemple, dans la mairie du 20e arrondissement, les haltes sont équipées de fauteuils inclinables. Au nombre de douze environ, ils sont installés dans une salle plus petite que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement. L'espace n'est pas particulièrement confortable. Dans la mairie du 5e et à l'Hôtel de Ville, ce sont des lits. Nous essayons de varier les solutions en fonction de l'espace disponible et des projets, en évitant les contraintes administratives trop fortes.

Ces dispositifs fonctionnent plutôt bien. Les femmes accueillies dans la mairie du 20e arrondissement peuvent en témoigner. Elles se sentent soulagées. Comme vous l'avez souligné, Madame la Présidente, même celles en situation sanitaire ou psychique très dégradée expriment en premier lieu le souhait d'obtenir un logement. Elles ne sont pas toujours aptes à y accéder immédiatement. Les professionnels de l'accompagnement social le mesurent. Ce n'est pas mon métier.

Avec davantage de moyens, nous pourrions mettre en place plus efficacement le concept du « logement d'abord », permettant de répondre à une partie des demandes de ces femmes.

Nous avons besoin d'augmenter le nombre de places d'hébergement généralistes et l'accès à des logements pérennes.

Permettez-moi d'évoquer la situation des femmes enceintes ou des familles. Selon le dernier chiffre du Samusocial, gestionnaire du 115 à Paris, à la date du 3 juin, 621 personnes en famille sont restées sans solution après avoir sollicité le 115, dont 301 mineurs. Cela signifie que 621 personnes, dont des enfants accompagnés de leur mère ou de leurs parents, n'ont pas trouvé de place pour la nuit. Cette situation est extrêmement préoccupante. Elle ne fait qu'empirer depuis la fin de la crise du Covid.

Nous portons une compétence en matière d'accompagnement des femmes seules avec des enfants de moins de 3 ans, que nous assumons tant bien que mal. Je ne vous cache pas que les volumes à traiter sont très conséquents à Paris. Nous avons mis en place un système de priorisation avec le Samusocial qui nous permet de réserver des chambres d'hôtel pour ces femmes. Cependant, nous rencontrons des difficultés à trouver des hôtels à Paris, les établissements disponibles étant souvent situés à 40 kilomètres de la capitale. La problématique réside dans la dichotomie entre ces lieux de vie provisoires - elles peuvent en effet être amenées à déménager très régulièrement - et les éventuelles obligations qui peuvent se trouver ailleurs.

La scolarisation des enfants peut faire office de stabilité. Nous faisons donc tout notre possible pour que les enfants restent à l'école. Toutefois, il est difficile d'assurer une continuité scolaire lorsque les familles ne savent pas où elles dormiront d'un jour sur l'autre.

Notre principal souci concerne les personnes en situation irrégulière sur le territoire, qu'elles soient primo-arrivantes ou présentes depuis des années. Il s'agit principalement de femmes travaillant dans des métiers en tension tels que le soin ou le service à la personne, pour qui la garde d'enfants est souvent primordiale. Elles travaillent souvent sans être déclarées.

Aujourd'hui, un gymnase accueille 90 familles à la rue à Paris. Toutes ces femmes et ces hommes travaillent. Beaucoup n'auront pas accès à des papiers avant des années, ce qui les maintient dans une situation précaire et informelle. Ils ont des enfants à charge dans des conditions inadaptées.

Nous relevons un véritable besoin de régularisation des sans-papiers sur notre territoire. Cette régularisation permettrait non seulement de garantir les droits fondamentaux de ces femmes sans abri, mais aussi de soulager les métiers en tension et les collectivités locales qui assurent la gestion de l'urgence de ces publics, qui participent à la saturation globale du dispositif. Actuellement, ces personnes n'ont accès à rien d'autre qu'à nos bains-douches, nos distributions alimentaires, nos centres d'hébergement d'urgence, etc., alors qu'elles devraient pouvoir suivre un parcours de droit commun. Cette solution les protégerait de la violence, de l'exclusion et des difficultés liées à la parentalité.

Je suis une fervente défenseure d'une régularisation massive des personnes dans nos dispositifs d'hébergement d'urgence. Elles ne devraient pas y être, et empêchent d'autres personnes qui en ont vraiment besoin d'accéder à ces services. Nous sommes très mobilisés à cet égard, et prêts à faire beaucoup, comme ouvrir des gymnases pour accueillir ces publics. Cependant, nous sommes souvent seuls, en tant que collectivité locale, pour assumer cette responsabilité. Ce n'est pas toujours facile.

Ensuite, les femmes à la rue sont confrontées à des défis supplémentaires. Vous le savez bien, ayant travaillé sur ces sujets. Elles veulent s'insérer, travailler et s'intégrer. Elles adoptent des stratégies de contournement de la loi, qui est - selon moi - mal faite en ce qui concerne les sans-papiers. Elles préfèrent parfois tomber enceinte pour espérer obtenir des papiers par l'intermédiaire du volet de lutte contre l'excision. Cette solution ne fonctionne que pour une minorité d'entre elles.

L'année dernière, nous avons dû ouvrir des gymnases pour accueillir 300 ou 400 femmes venant principalement d'une région spécifique de la Côte d'Ivoire. Elles étaient parties travailler au Maroc dans les métiers de service à la personne, par le biais d'un accord en ce sens entre leur région d'origine et ce pays. Cependant, la crise du Covid a fragilisé ces familles marocaines, les empêchant de payer ces travailleuses qui ont été renvoyées. Elles ont alors traversé le désert libyen dans des conditions dramatiques, survécu à des épreuves terribles, ont traversé la Méditerranée et sont arrivées en France souvent très enceintes, parfois volontairement, dans l'espoir d'obtenir des papiers si elles attendaient une fille.

Ces situations sont complexes et témoignent de la nécessité d'une réponse adaptée et humaine à la gestion des sans-papiers, ainsi que d'une régularisation pour permettre à ces femmes de sortir de la précarité et de l'invisibilité.

Je vous l'assure, nous avons vécu des moments difficiles. Nous avons assisté à des décompensations dans les gymnases et à des situations complexes sur le plan de la parentalité. Parfois, nous avons dû séparer les familles, en prenant les femmes et les enfants, mais pas les pères, faute de place. Ces décisions ont été traumatisantes. J'en fais encore des cauchemars. Nous, élus locaux, nous sentons souvent très seuls face à ces réalités, qui vont parfois à l'encontre de nos valeurs.

Je voudrais aussi conclure en soulignant qu'accueillir dignement et correctement les personnes cherchant refuge ne crée pas un appel d'air. C'est un mythe. Certains interlocuteurs de l'État disent que si nous avons autant de sans-abri à Paris, c'est parce que nous les accueillons bien. Je refuse de dégrader notre lutte contre le sans-abrisme, notamment pour les femmes, par peur d'attirer plus de personnes.

Personne ne traverse la planète en risquant sa vie juste parce que nous ouvrons un gymnase dans le 11e arrondissement ou une distribution alimentaire dans le 18e. C'est une illusion de théoriser cela. En tant que septième puissance mondiale et capitale mondiale, nous avons pour rôle de rendre leur dignité à chacun et chacune, quelle que soit la raison pour laquelle ils se retrouvent à la rue - qu'ils aient traversé la moitié de la planète, été victimes de violences domestiques, ou perdu leur emploi.

Nous avons le devoir de fournir à chacun et à chacune les moyens de sortir de la rue de manière digne et pérenne.

Dominique Vérien, présidente. - Vous indiquiez que vous ne disposiez que d'une chambre pour les victimes de violences conjugales. Il existe tout de même des prises en charge par l'État, et d'autres solutions.

Léa Filoche. - Il existe d'autres solutions, mais elles ne sont pas assez nombreuses.

Dominique Vérien, présidente. - En effet. À l'échelle de Paris, il est clair qu'une unique chambre dans un hôtel ne suffit pas.

Le programme « Un chez-soi d'abord » est-il déployé à Paris pour loger des personnes à la rue atteintes de troubles psychiatriques ?

Léa Filoche. - Depuis 2007, nous travaillons sur le concept du « logement d'abord » grâce à un dispositif appelé « louer solidaire et sans risque ». Il s'adresse aux propriétaires de logements à Paris. Je ne vous cache pas que le succès n'est pas fulgurant. Pour les personnes que nous avons installées dans ces logements, tout se passe très bien, ce qui prouve que le dispositif fonctionne. Pour autant, nous gérons actuellement 1 200 logements à Paris. Autant dire que ce n'est pas suffisant. Nous préparons une nouvelle campagne de communication pour la fin de l'année civile, mais ce n'est pas le premier dispositif vers lequel les propriétaires se tournent.

Olivia Richard, rapporteure. - Comment fonctionne-t-il ?

Léa Filoche. - Il est un peu complexe, parce qu'il implique des structures associatives que nous mandatons pour prendre en charge les personnes à l'intérieur des logements, notamment celles ayant des difficultés psychiatriques.

De mémoire, je dirais que 60 % des personnes accueillies dans ces logements sont des femmes, peut-être même plus.

C'est un très beau dispositif. Nous gérons directement certains logements, et en confions d'autres à des associations. Ensuite, comme pour l'attribution de logements, une commission statue sur les bénéficiaires. Malheureusement, les temps d'attente sont très longs par rapport à nos capacités.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Vous évoquez une augmentation importante du nombre de personnes qui vivent dans la rue, de familles, de femmes et d'enfants. Comment l'expliquez-vous empiriquement ? Quelle est votre analyse de terrain ?

Ensuite, quel est l'impact de l'organisation des Jeux olympiques et des opérations « Paris ville propre » ou de réquisition de l'offre hôtelière au détriment de l'hébergement ?

Enfin, nous avons vu à Marseille une équipe psychiatrique mobile mise en place par l'APHM avec des associations elles-mêmes liées à la ville. Cette initiative existe-t-elle à Paris ?

Léa Filoche. - Je regrette de ne pas pouvoir fournir de réponse à votre troisième question, car ces dispositifs relèvent clairement de ma collègue responsable de la santé. Ces dispositifs existent, mais je ne dispose pas de données spécifiques à leur sujet. En général, ces questions relèvent plutôt de l'Agence régionale de santé (ARS), avec laquelle nous collaborons.

Quant à l'explication de l'augmentation du nombre de femmes et d'enfants sans domicile fixe, je peux notamment mentionner une reprise des flux migratoires. Les fluctuations économiques mondiales affectent toutes les grandes villes françaises et européennes, Paris ne faisant pas exception. Après la période du Covid, entre 2020 et 2022, nous avons observé une diminution significative des flux migratoires et des arrivées sur le territoire national. Par ailleurs, nous avons connu une expansion considérable des capacités d'accueil à Paris.

Des partenariats ont été conclus avec des hôtels déserts en raison de l'absence de touristes. Ils ont entraîné une diminution substantielle du nombre de personnes sans abri. Nous l'avons vérifié concrètement par les résultats de la Nuit de la Solidarité maintenue en 2020, 2021 et 2022. Toutefois, l'augmentation réelle des flux migratoires est indéniable. Ces ménages ne sont pas exclusivement parisiens, mais sont affectés par les effets en cascades des différentes crises traversées.

La crise du Covid a particulièrement touché les publics précaires, qui n'ont pas vu d'amélioration notable de leur situation à l'issue de cette période difficile. Ils ont ensuite été sévèrement impactés par l'inflation et la hausse des coûts énergétiques, fragilisant davantage leur parcours. Ces familles qui parvenaient jusqu'alors à s'en sortir tant bien que mal ont été précipitées vers la précarité. Il semble que certains dispositifs ne soient pas activés ou pas suffisants, ce qui en pousse certains à la rue avec leurs enfants.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Quelle est la proportion des personnes aujourd'hui à la rue qui avaient ou n'avaient pas de logement en France par le passé ?

Léa Filoche. - Je n'ai pas de réponse à cette question. Je ne pense pas que les données de la Nuit de la Solidarité pourraient contenir des informations pertinentes à ce sujet. Il pourrait être envisagé d'intégrer une question de cette nature dans les questionnaires en lien avec cet événement. Ceux-ci nous apprennent d'ailleurs qu'environ 70 % des personnes rencontrées à cette occasion sont à la rue depuis plus d'un an.

Nos politiques publiques devraient avoir pour objectif de prévenir le fait que des individus se retrouvent ou demeurent sans domicile, quelles que soient leur histoire personnelle ou les raisons qui les ont menés à cette situation. Une fois dans cette situation, il est extrêmement difficile d'en sortir. En effet, il faut retrouver des réflexes du quotidien perdus lorsque l'on est isolé de tout le reste.

Ensuite, les effets des Jeux olympiques et paralympiques sont divers. Je ne blâme pas les hôteliers d'avoir repris leur activité touristique. Ils ont coopéré avec l'État pendant la crise sanitaire en mettant à disposition leurs établissements pour abriter les sans-abri, une initiative qui mérite d'être soulignée. Cependant, il est regrettable que personne n'ait anticipé que ces mêmes hôtels pourraient retrouver leur activité normale, surtout à l'approche des Jeux.

Depuis 2022, nous avons constaté une baisse significative du nombre de places d'hébergement à Paris.

Le préfet de région est notre principal interlocuteur sur la question de l'hébergement d'urgence. Je ne suis malheureusement pas en mesure de fournir des chiffres précis, car il joue un peu sur la frontière floue entre les places disponibles à Paris, ou en Île-de-France à destination des Parisiens. Or ces offres ne sont pas les mêmes.

Si nous proposons à une femme de s'installer avec son enfant à quarante kilomètres de Paris dans une Zone d'aménagement concerté (ZAC) sans accès à des transports collectifs, des commerces, des écoles ou des services sociaux, et qu'elle doit faire des allers-retours quotidiens pour ses obligations à Paris, cette solution est loin d'être idéale. Pourtant, elle est considérée comme une forme d'hébergement stable. De plus, si elle ne souhaite plus rester là-bas, ou si elle ne parvient pas à s'y maintenir, la bénéficiaire risque d'être exclue de la liste d'attente du Samusocial. Les menaces de ce genre sont bien réelles.

Nos dirigeants auraient pu faire preuve d'un peu plus d'anticipation quant aux effets des Jeux olympiques et paralympiques. Il existe à Paris d'autres espaces vides que nous aurions pu utiliser, sans nécessairement recourir aux hôtels. Personnellement, je ne suis pas particulièrement favorable à l'hébergement dans ces lieux, car ils ne constituent pas une solution idéale pour fournir un accompagnement social efficace. De plus, cette forme d'hébergement est souvent temporaire. Elle demande aux bénéficiaires concernés d'être très mobiles, de s'adapter à des changements de situations et de repères qui ne sont pas toujours simples.

Ainsi, cette proposition ne me semble pas optimale, pour les familles qui ont besoin de stabilité et de points de repère fixes. Nous qualifions ce type d'hébergement de « bas seuil » ou de « très bas seuil ».

Certes, être logé dans un hôtel à Taverny est toujours préférable au fait d'être à la rue, je le reconnais, mais je ne considère pas que cela relève d'un travail social efficace permettant à une personne de sortir durablement de la rue.

Dominique Vérien, présidente. - Taverny est situé à côté de Cergy-Pontoise. Les concernés n'ont donc pas nécessairement à se rendre à Paris pour leurs diverses obligations.

Léa Filoche. - Je ne suis pas au fait de la situation à Cergy-Pontoise. Pour autant, ces femmes nous rapportent qu'elles ne sont pas nécessairement accueillies au centre communal d'action sociale (CCAS) local. Leur domiciliation n'est pas toujours réalisée dans la ville où se trouve l'hôtel. La scolarisation n'est ni automatique ni simple.

Nous ne contraignons personne à rester dans le giron administratif de Paris. Cependant, si une femme se trouve à Taverny une semaine, puis à Créteil, par exemple, je ne peux pas lui reprocher de préférer rester administrativement rattachée à Paris. C'est là que j'identifie un problème.

La question de la domiciliation peut soulever plusieurs enjeux. J'ai déjà eu de longues discussions à ce sujet avec le préfet de région qui coordonne ces questions en Île-de-France. Il est indéniable que certains CCAS ne remplissent pas leur mission en matière de domiciliation administrative.

Pendant la période du Covid, par exemple, l'État avait ouvert un centre d'hébergement dans une ancienne station météorologique pour y installer des familles. Cet espace, qui était d'ailleurs plutôt agréable, aurait pu être utilisé de manière pérenne à cette fin. Cependant, le maire a pris plusieurs mesures restrictives : d'abord en installant des caméras à toutes les entrées et sorties du site, puis en bloquant les portails avec des pierres pour empêcher les livraisons de nourriture et de vêtements, entre autres. Enfin, il a refusé de scolariser les enfants présents sur le site, ce qui a nécessité leur scolarisation dans le 14e arrondissement de Paris, le plus proche de la ville.

Malheureusement, de telles situations persistent encore en France. Je ne parle pas de faits datant de dix ans, mais bien de seulement deux ans en arrière.

Dominique Vérien, présidente. - C'est là que le préfet de région a un rôle à jouer.

Léa Filoche. - Absolument. Il a pour rôle de faire respecter la loi dans toutes les collectivités locales. Dans ce cas précis, pour assurer l'application de la loi, il nous a été demandé de scolariser les enfants.

Toujours dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques, nous avons assisté à quelques belles histoires. Malgré le tri opéré par l'État entre ceux qui possèdent des documents légaux et ceux qui n'en ont pas, ce que je déplore, certaines personnes ont réussi à sortir de la rue. Nous avons pu observer quatre-vingts parcours de sortie de rue réussis grâce à ce dispositif, même s'il reste assez opaque quant à son format et à sa durée.

Je ne crois pas que ce dispositif concerne des femmes. Il avait été promis il y a un an que 400 places seraient disponibles grâce à ce programme, en héritage social des Jeux olympiques et paralympiques. Cependant, à Noël, ce nombre était réduit à 200, et aujourd'hui, seules quatre-vingts places sont effectivement opérationnelles. Nous avons réussi à sortir quatre-vingts personnes de la rue grâce à ce dispositif, ce qui mérite d'être souligné.

Ensuite, je ne comprends pas l'intérêt de l'État à évacuer les squats à travers toute l'Île-de-France, alors que pour le bon déroulement des Jeux, il serait préférable que les personnes ne se trouvent pas dans l'espace public, mais plutôt à l'abri. Cette stratégie d'évacuation ne fait qu'augmenter la présence de personnes dans la rue à Paris, car ces personnes ne resteront pas à Ivry ou à Montreuil. Je suis consciente qu'idéalement, il ne devrait pas y avoir de squats.

Ces squats ne sont pas situés sur des sites olympiques. Cette action n'a donc pas de lien direct avec les Jeux.

Pour ma part, je nuancerai mes positions vis-à-vis de certaines associations. Je ne suis pas convaincue que les Jeux olympiques et paralympiques définissent la stratégie gouvernementale en matière d'accueil et d'accompagnement des migrants. Je pense que c'est un choix assumé du Gouvernement, indépendamment de cet évènement. D'ailleurs, la récente loi sur l'immigration votée en décembre à l'Assemblée nationale et au Sénat en est un exemple probant.

Je suis profondément en désaccord avec cette stratégie, mais elle est mise en oeuvre. Que les Jeux olympiques aient lieu ou non, ce choix politique est bien présent. Nous avons fortement ressenti ses effets à Paris depuis deux ans. En effet, des opérations de mises à l'abri et de déplacement des personnes, qu'elles soient nouvelles arrivantes ou non, ont toujours eu lieu, parfois de manière plus ou moins visible et avec des moyens variables, mais elles se sont toujours déroulées. Depuis 2022, nous assistons à une mise en oeuvre plus affirmée d'une stratégie choisie en matière de flux migratoires.

Penser que l'on peut trier efficacement ceux qui ont des papiers et ceux qui n'en ont pas parmi les personnes sans domicile est illusoire. En réalité, la plupart d'entre elles n'ont pas de papiers, ne serait-ce que parce qu'elles les ont perdus et doivent les renouveler constamment. Croire qu'en les poussant à partir, on résoudra le problème ou qu'en les ignorant ils disparaîtront relève du fantasme. Les démarches administratives sont une réalité constante pour ces individus.

Les Jeux olympiques et paralympiques auraient pu être une opportunité pour accélérer la création de nouvelles places d'hébergement et promouvoir des solutions innovantes. Nous avons proposé diverses alternatives comme l'utilisation d'espaces vides, d'anciens lycées, d'écoles, mais ces propositions ont été rejetées. Actuellement, des bâtiments comme l'Hôtel-Dieu ou le Val-de-Grâce restent vides, alors qu'ils pourraient parfaitement répondre aux besoins temporaires grâce à leurs infrastructures adéquates.

L'État a refusé toutes nos propositions et a même annulé des dispositifs qu'il avait précédemment annoncés. Par exemple, un projet d'occupation temporaire dans les anciens locaux de l'AP-HP sur le parvis de l'Hôtel de Ville prévoyait initialement 350 places d'hébergement, mais elles n'ont jamais été créées. De même, le projet d'occupation temporaire à l'ancienne université Paris V à Censier, nommé Césure, qui devait fournir 250 places d'urgence, n'a abouti à aucune place disponible. En outre, la reprise des activités hôtelières a réduit encore davantage notre capacité d'accueil.

Je pense que ce gouvernement a fait le choix de considérer que si nous ne gérons pas les pauvres, ils disparaîtront. C'est une erreur. Cette stratégie revient à transférer la responsabilité aux collectivités locales sans leur fournir les moyens financiers, techniques ou administratifs nécessaires pour assumer cette responsabilité correctement.

David Travers, adjoint à la solidarité à la Ville de Rennes, membre de l'association France urbaine. - Je suis honoré de participer à cette table ronde, et fier de le faire en compagnie de ma collègue Léa Filoche que je salue chaleureusement au passage. Je remercie France urbaine pour la confiance qu'elle me témoigne en me permettant de représenter ses positions.

J'évoquerai notamment des exemples concrets et pertinents issus de la métropole rennaise, où j'occupe les fonctions d'adjoint à la maire de Rennes, délégué à la solidarité et de conseiller métropolitain sans délégation spécifique. Je tiens à souligner que c'est mon premier mandat électoral. Par ailleurs, je suis psychiatre aux urgences du CHU de Rennes, ce qui me confronte quotidiennement à la réalité des personnes dont nous discutons aujourd'hui.

La problématique des femmes à la rue, particulièrement celles accompagnées d'enfants, est une préoccupation majeure pour France urbaine depuis plusieurs années, ainsi que pour la Ville de Rennes et sa métropole. Elle fait l'objet d'un engagement profond de la part de la maire, Nathalie Appéré.

Je rejoins pleinement Léa Filoche sur le fait que nous identifions trois grandes catégories de femmes sans domicile. Nous observons d'abord des parcours de vie marqués par des trajectoires personnelles complexes, des histoires de violence physique ou psychologique ou de négligences dans l'enfance, qui entraînent des parcours à la rue extrêmement difficiles. Les séparations conjugales représentent également un sujet majeur sur lequel des progrès doivent être accomplis. Enfin, nous devons traiter la question importante des personnes exilées.

Pour France urbaine, l'un des enjeux principaux réside dans le décalage significatif entre l'offre et la demande. Nous observons aussi un phénomène de transfert tacite des responsabilités, alors que les collectivités locales sont confrontées à l'impériosité politique et humaine de construire une réponse de proximité avec l'aide des associations, des collectifs et des initiatives citoyennes. Je reviendrai sur ces aspects si le temps me le permet, en mettant en lumière cette extrême précarité et les dispositifs que nous développons, aussi bien en matière d'hébergement que d'accompagnement.

Madame la Présidente, vous avez abordé dans vos questions préliminaires des aspects cruciaux tels que la scolarisation, le transport, l'alimentation. Ces domaines sont essentiels, mais revenons d'abord sur le sujet de l'hébergement d'urgence, compétence de l'État à deux égards : d'une part, l'hébergement lui-même et, d'autre part, la politique migratoire. Il est crucial de reconnaître qu'une part massive du parc d'urgence est aujourd'hui saturée en raison de situations non traitées de personnes exilées qui ne sont ni régularisées ni reconduites aux frontières malgré les politiques affichées, et qui sont donc en grande difficulté.

L'analyse de la situation des femmes à la rue met en évidence la vulnérabilité spécifique de ce public et sa « sur-vulnérabilité » en matière de sécurité. Elle entraîne des stratégies de repli et de discrétion cruciales qui maintiennent les femmes sans domicile hors des radars, particulièrement lorsqu'elles sont isolées, peut-être davantage que lorsqu'elles sont accompagnées d'enfants.

En dépit de cette vulnérabilité, voire de cette sur-vulnérabilité, les critères de priorisation des profils accueillis au 115, qui met de plus en plus en place une conditionnalité de l'hébergement d'urgence assumée par l'État, n'intègrent pas la question du genre, négligeant ainsi les besoins spécifiques des femmes à la rue, et donc de celles avec enfants.

En septembre 2022, les élus de France urbaine ont interpellé la Première ministre sur le projet du Gouvernement visant à fermer plusieurs milliers de places d'hébergement dans le cadre du projet de loi de finances. Nathalie Appéré, maire de Rennes et présidente de Rennes Métropole, avait notamment soulevé la problématique des personnes ni accueillies ni reconduites ne répondant pas aux critères de vulnérabilité du 115. Si elles n'ont pas un nourrisson de moins de quinze jours, ces personnes sont exclues des dispositifs.

À Rennes, nous avons pris l'engagement local d'héberger progressivement un nombre croissant de personnes : d'abord 100, puis 200, 300, 400, et aujourd'hui plus de 900 personnes, exclusivement des familles avec enfants mineurs, afin de les préserver de la rue. Ce dispositif, mis en place progressivement, a atteint 950 places dans les derniers recensements. Il représente un coût annuel de plusieurs millions d'euros. Nous ne pourrons plus l'augmenter. Bien que nous continuions à agir, nous atteignons désormais nos limites d'expansion.

Quels sont les conséquences de cette incapacité à accroître notre capacité d'accueil, pourtant déjà significative et sans précédent ? Pour la première fois, nous avons vu s'installer à Rennes un campement à l'année avec des femmes accompagnées d'enfants mineurs en situation de rue, même durant l'hiver, ce qui est inédit. C'est une nouveauté dans un contexte où une politique volontariste visait à éviter ce phénomène. La Première ministre avait exprimé sa surprise face à cette situation de saturation et à notre incapacité à offrir un abri aux enfants et aux femmes dans ces conditions, ce qui avait occasionné la mise en place de certaines mesures.

À l'époque, le ministre du logement Olivier Klein avait promis une mise à l'abri durant l'hiver 2022, suivie par une application stricte par l'État en région Bretagne, ce qui n'avait pas été le cas partout en France. La même promesse, renouvelée en 2023, n'a en revanche été suivie d'aucune application sur notre territoire ou ailleurs.

Parallèlement, des alertes ont été lancées non seulement par les collectivités et les réseaux comme France urbaine, mais également par des organisations telles que la Fondation Abbé Pierre et la Fédération des acteurs de la solidarité. Tous ont souligné la difficulté d'accès à l'hébergement, notamment pour les femmes victimes de violences, avec ou sans enfants. À titre d'exemple, la Fédération des acteurs de la solidarité a souligné qu'une femme sur neuf seulement parvenait à accéder à une mise en sécurité en hébergement d'urgence. Ceux-ci ne sont pas toujours adaptés à leurs besoins.

Les problématiques soulevées par les territoires reflètent des phénomènes démographiques et sociaux très particuliers, tels que les situations de décohabitation, de rupture ou de fuite, particulièrement vécues par les femmes seules ou accompagnées d'enfants. La pression accrue sur le marché locatif dans les grandes villes, caractérisé par des loyers élevés et l'offre de logements extrêmement en tension exacerbent les difficultés rencontrées par ces populations vulnérables.

Nous observons également des enjeux liés au comptage et au repérage précis des situations, qui ne peuvent se limiter strictement aux chiffres rapportés par les SIAO. En effet, au-delà des appels au 115, il existe une réalité non captée par ces appels en raison d'un taux élevé de non-réponses ou de réponses négatives. Bon nombre des concernés cessent d'appeler ce numéro et échappent donc aux radars des statistiques officielles.

À ce stade, je me permets une remarque plus locale. À Rennes, nous avons décidé de ne pas reconduire la Nuit de la Solidarité, du fait de nos articulations étroites au sein du réseau « SolidaRen ». La collectivité y joue un rôle d'articulation et de mise en relation des acteurs associatifs au sein de divers groupes thématiques, facilitant ainsi leur interconnaissance et synchronisation, et la répartition équitable de leurs missions. Nous avons un groupe de travail sur les maraudes qui permet une meilleure répartition des activités sur le terrain et une présence quasi continue sur le territoire et qui nous donne accès à leurs propres comptages. Les associations sont en capacité d'aller repérer, plus que nous, plus que le 115, les femmes qui développent des stratégies d'invisibilisation.

Il est évident qu'il existe des enjeux significatifs spécifiques aux femmes, notamment en ce qui concerne la mixité des hébergements et des services proposés tels que les douches, les services et les restaurants sociaux. La mixité de ces lieux pose des questions en matière de sécurité, d'apaisement et de sûreté des lieux d'accueil pour les femmes isolées.

Sans pour autant envisager une segmentation stricte des dispositifs exclusivement masculins ou féminins, il est essentiel de considérer des structures d'accueil avec des adaptations spécifiques pour les femmes.

Un autre enjeu réside dans la coordination entre la collectivité et la préfecture, en lien avec les SIAO, afin de réduire les non réponses et les renvois mentionnés précédemment. Il convient également de souligner une vigilance particulière concernant l'évolution actuelle des SIAO, historiquement pilotés par le secteur associatif et incluant l'ensemble des parties prenantes, vers des groupements d'intérêt public (GIP) où les associations pourraient ne pas avoir le même degré de participation et hériteraient, au mieux, d'un droit de parole, malgré leur rôle quotidien crucial auprès des publics dont nous parlons aujourd'hui.

Enfin, il est primordial de garantir une fluidité optimale dans les parcours des personnes en difficulté, avec des offres suffisantes et complètes permettant à chaque individu d'évoluer dans un parcours, par étapes ou plus direct, vers un logement. Bien que des initiatives telles que le dispositif « Logement d'abord », largement soutenu par France urbaine, représentent une avancée majeure, elles ne peuvent à elles seules répondre à toutes les situations. Ainsi, il est impératif de développer des offres et des parcours complets pour éviter les blocages actuels du système.

Nous sommes entièrement d'accord avec la nécessité, pour les grandes villes, de conforter leur recensement des personnes sans abri, à condition que l'offre y soit mise en regard, notamment pour les femmes isolées.

Un autre aspect important concerne l'offre de logements abordables. Nous parlons de l'hébergement, mais in fine nous parlons de logement, que ce soit à travers le dispositif « Logement d'abord » ou d'autres formes de logement pour ceux qui ont tous les droits pour y accéder.

Les demandes de France urbaine incluent la reconnaissance des actions des collectivités, mais aussi celle de leur lien avec les associations et les citoyens pour soutenir et coordonner leurs initiatives. Il est essentiel que cette capacité à proposer et à agir soit accompagnée par l'État, étant donné les implications financières considérables de ces actions dans le contexte actuel. Il est en outre nécessaire de bénéficier d'un pouvoir de régulation renforcé dans les zones tendues pour encadrer les loyers et promouvoir l'investissement locatif, et de déployer une cellule nationale de vigilance et d'alerte pour avancer dans la mise en place, sur le parc social et privé, de dispositifs de garantie de loyers facilitant ainsi l'accès au logement.

Madame la Présidente, vous avez évoqué la question des critères d'accès au logement social. Ils sont nombreux, mais aussi extrêmement restrictifs, rendant l'accès au logement social extrêmement lointain pour ceux qui ne répondent pas à ces critères de « sur-vulnérabilité ». Ces critères, liés par exemple à des situations de ruptures conjugales, peuvent percuter d'autres critères tels que la santé mentale.

Nos demandes comprennent également le renforcement de l'approche « Logement d'abord » et la lutte contre le sans-abrisme, ainsi que la forte relance de la construction de logements sociaux et très sociaux dans les zones tendues. À une époque où les inquiétudes sur le détricotage de la loi SRU sont nombreuses, nous demandons la suppression de la proposition d'intégrer la comptabilisation du logement locatif intermédiaire dans la loi SRU. Il est également crucial de renforcer le maillage territorial en offre de santé mentale.

En tant qu'acteur local à Rennes, je peux témoigner de la présence, bien que largement insuffisante, de services de santé mentale sur notre territoire. Nous disposons par exemple d'une équipe mobile de précarité gérée par la psychiatrie publique, présente sur tout le territoire rennais, pour alerter et faciliter le retour vers les soins et l'accompagnement social des personnes concernées. Nous avons contractualisé, avec l'aide de l'ARS, un accueil psychiatrique dans notre restaurant social, qui sert quotidiennement plus de 250 repas aux personnes à la rue. Bien que l'accueil des femmes n'y soit pas spécifiquement sanctuarisé dans un circuit distinct, toutes les mesures sont prises pour leur assurer un accueil positif et tenir compte des risques spécifiques auxquels elles peuvent être confrontées.

Je tiens également à souligner l'accompagnement à la réduction des risques fortement implanté sur notre territoire par le biais du Caarud (Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues). Il mérite d'être salué pour son action vigoureuse.

Notre rôle, en tant que collectivité, a consisté à faciliter la collaboration entre les associations. Par exemple, les Restos du Coeur ont lancé l'initiative du Restobus, qui installe un restaurant avec service à table sur la place publique une fois par semaine, offrant ainsi un cadre de dignité et un soutien actif. Le Caarud, également présent ici et ailleurs, joue un rôle crucial dans les maraudes menées par la Croix-Rouge.

De plus, notre ville a lancé des initiatives historiques que j'ai connues en tant que psychiatre, bien avant d'occuper la position que j'occupe aujourd'hui devant vous, comme le Conseil Rennais de santé mentale. Ces conseils développent des actions locales, notamment un dispositif local de vigilance sur ce que nous appelons les « situations préoccupantes ». Je pense en particulier à une dame dont l'état de santé mentale et d'addiction pose de graves défis sur notre territoire, nous mettant souvent dans l'impasse pour l'aider, l'accompagner et la soigner.

Il est essentiel que ces dispositifs fonctionnent en étroite collaboration pour apporter des réponses efficaces, tout en respectant la volonté des individus, et en tenant compte des barrières que leurs propres maladies peuvent poser pour percevoir et accepter l'aide proposée.

Au titre de France urbaine, les grandes villes métropoles s'engagent à contribuer activement au dispositif d'expérimentation « Logement d'abord », et à améliorer l'observation et le suivi statistique. À Rennes, nous avons développé des outils de suivi des données sociales extrêmement réactifs et efficaces. Je pense notamment à l'association Apras, que j'ai l'honneur de présider, qui fonctionne comme un observatoire des données sociales permettant un suivi en temps réel des indicateurs sociaux.

De plus, les grandes villes s'engagent à développer, en partenariat avec l'État ou en pilotage propre, des outils pour répondre aux situations de violence intrafamiliale. Il est nécessaire de développer des contingents dédiés à la mise à l'abri des femmes. Je peux saluer l'initiative nantaise des haltes de nuit, par exemple.

Toutefois, les dispositifs que nous développons ont un coût extrêmement important, alors même que nous n'avons aucune compétence en matière d'hébergement d'urgence. Les départements - qui sont absents aujourd'hui, et au nom desquels je ne m'exprimerai pas -, mais aussi les territoires urbains et les grandes villes telles que Rennes, Lyon, Strasbourg ou Paris, sont actuellement en recours contentieux contre l'État en vue de se faire rembourser et de permettre de repenser les capacités d'hébergement d'urgence. Nous hébergeons à Rennes plus de 900 personnes chaque soir : 200 familles dont 485 enfants. Quarante personnes, dont vingt-quatre enfants, sont hébergées au sein d'écoles. Sept familles avec dix-sept enfants de 16 mois à 17 ans vivent également dans un campement à Rennes. Une association que nous accompagnons héberge 200 personnes, dont des femmes avec enfants. Nous proposons tous des initiatives, mais nous sommes débordés.

Enfin, je rejoins totalement l'avis de Léa Filoche sur la politique d'accueil. Il n'y a pas d'appel d'air ; les gens ne viennent pas chez nous parce que c'est « bien », mais parce qu'ils fuient des situations tragiques. Ils font de leur mieux une fois dans notre pays.

Cependant, il demeure une répartition inégale sur notre territoire, où certaines villes et régions, malheureusement, excluent ou renvoient les personnes vers des territoires perçus comme plus accueillants. Il nous revient alors de répartir l'accueil et de structurer nos efforts. À Rennes, par exemple, nous participons activement au réseau « Territoire accueillant » d'Ille-et-Vilaine, en collaboration étroite avec les associations et collectifs locaux autant que possible.

Dominique Vérien, présidente. - Je regrette sincèrement l'absence des départements. Ils sont aussi les premiers à dire qu'ils sont en charge d'énormément de missions pour lesquelles ils ne reçoivent pas d'aide de la part de l'État. Une colère gronde, y compris dans les départements ruraux. Il est dommage qu'ils ne viennent pas l'exprimer ici.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Lorsque j'ai établi le rapport sur la proposition de loi relative à la Nuit de la Solidarité, j'ai vu les mêmes acteurs que ceux que nous rencontrons aujourd'hui. Lorsque nous voulons discuter des politiques de l'aide sociale à l'enfance avec les départements, personne ne vient. On trouve pourtant des compétences dans les départements.

Léa Filoche. - Dominique Versini interviendrait avec plaisir.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Il serait opportun de sortir du seul giron parisien.

Dominique Vérien, présidente. - Je me tourne vos nos rapporteures : qui souhaite interroger nos invités ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Je suis agréablement surprise de découvrir tous les dispositifs mis en place par la Ville de Paris. Je suis très sensible à cette cause. J'ai été moi-même maire de Cayenne, la capitale de la Guyane française. Nous y faisons face à ce même phénomène aujourd'hui. Je pense sincèrement que nous devrions prendre exemple sur vous.

Nos voisins allemands ont réussi à éviter que des enfants se retrouvent à la rue. Ne pourrions-nous pas nous inspirer de leur stratégie ? Je crois qu'une seule entité, comme une collectivité, devrait coordonner ces efforts, plutôt que de multiplier les organismes qui ne parviennent pas toujours à travailler ensemble efficacement. Nous devrions bien entendu conserver un soutien financier de l'État.

Monsieur Travers, vous représentez France urbaine. Avez-vous été contacté par les maires de Guyane, surtout des grandes villes, pour obtenir de l'aide face aux flux migratoires en provenance de l'Orient, notamment de Palestine, de Syrie, du Maroc ou du Sahara ? Ils passent par le Brésil pour arriver chez nous, le seul territoire français en Amérique du Sud. Les maires sont véritablement dépassés par cette situation et je me demande si vous avez été sollicité pour les accompagner dans ces circonstances difficiles.

Léa Filoche. - J'avoue ma méconnaissance du dispositif allemand. Je vais me renseigner. D'un point de vue philosophique, je suis convaincue que la question de l'hébergement d'urgence doit relever des compétences de l'État. Bien sûr, il est possible d'imaginer et de réfléchir à d'autres formules, mais cette approche garantit une égalité de traitement pour toutes les personnes sans domicile sur l'ensemble du territoire. Elle évite les disparités entre collectivités locales, qui pourraient varier en fonction de leurs préférences, empathies, choix politiques ou moyens disponibles.

Cela dit, les collectivités locales peuvent et doivent compléter le dispositif de l'État selon leurs choix politiques. À Paris, par exemple, il existe depuis longtemps une fierté et une tradition de solidarité, initiées avant même l'arrivée de la gauche au pouvoir. Jacques Chirac, alors maire de Paris, a ouvert les mairies pour distribuer la soupe populaire, héberger les sans-abri et créer des lieux d'accueil spécifiques sous régime municipal. Il est juste de reconnaître cette volonté politique forte à Paris en matière de solidarité. Elle se traduit également par un soutien financier conséquent.

Cependant, c'est lorsque ces initiatives locales ne viennent pas simplement compléter, mais remplacer le dispositif existant que les problèmes commencent. Cette réalité remet en cause, à mes yeux, le rôle régalien de l'État dans la protection des personnes sans abri et dans la mise en place de dispositifs adaptés. C'est particulièrement insupportable, surtout lorsqu'il s'agit de mettre à l'abri des personnes - a fortiori des femmes à la rue. Nous ne pouvons accepter que la mission régalienne de protection soit abandonnée sans alternative crédible. Nous avons besoin d'un engagement total pour réaffirmer le sens et la cohérence de cette mission.

Personnellement, je n'ai aucune objection à une organisation et une répartition des nouveaux arrivants sur le territoire. Je pense même que c'est une démarche positive et nécessaire. C'est la manière désorganisée dont l'État gère actuellement cette question qui me dérange. À Paris, par exemple, les bus censés transporter les personnes vers des centres d'accueil en province sont aujourd'hui largement sous-utilisés. Contrairement à ce que certains peuvent penser, l'État n'organise pas de rafles pour embarquer les gens dans des bus.

Par conséquent, nous devons organiser nous-mêmes des opérations de mise à l'abri, comme celle que j'ai supervisée ce matin. Seulement six personnes sont montées à bord d'un bus de soixante places envoyé par l'État vers l'un des onze centres d'accueil en province. Il est regrettable que l'État ait refusé d'ouvrir un centre d'accueil en Corse - en raison de son caractère insulaire -, dans le Nord - estimant que Calais faisait office de SAS, j'imagine -, et en Île-de-France. Ici, l'État semble préférer opérer une répartition nationale sur des trottoirs plutôt que dans des cadres dignes et appropriés.

Je me suis sérieusement demandé pourquoi il n'existait pas de centres d'accueil en Île-de-France, voire à Paris, alors que c'est là que le besoin est le plus pressant. Nous devons pouvoir travailler efficacement avec les personnes pour assurer des prises en charge agréées, pérennes et respectueuses de leur situation individuelle ainsi que des contraintes que nous pouvons rencontrer.

Il y a un an, lors de la création des centres d'accueil, les gens montaient dans les bus avec enthousiasme, pensant que tout se passerait bien. Qu'en est-il vraiment ? Après trois semaines, ils étaient transférés dans des hôtels avec un accompagnement social superficiel, pour ensuite s'entendre dire : « C'est fini, vous pouvez partir. » Par la suite, vous appelez le Samusocial à Besançon et découvrez qu'aucune place n'est disponible, alors que la liste d'attente des personnes en région s'allonge de façon absurde.

Nous ne pouvons pas continuer ainsi, dans l'opacité totale. L'État ne s'appuie pas du tout sur les collectivités locales pour ouvrir ces centres. Il ne partage pas les chiffres ni le sens de ses actions, et ne veut pas politiquement assumer la nécessité d'une répartition nationale. Pour ma part, je n'ai aucun problème avec cette idée ; au contraire, si c'est bien fait, c'est ce qu'il faut faire. Mais cette opacité suscite des inquiétudes, comme l'a exprimé le maire d'Orléans en disant qu'il ne voulait pas accueillir toute la misère de Paris.

Pourtant, ce n'est pas ce qui lui est demandé. Au contraire, il faut assumer cette répartition nationale en fonction des parcours individuels.

Nous ne pouvons pas le faire à moyens constants. Nous avons besoin de moyens supplémentaires, spécifiquement dédiés à la régularisation administrative et à la simplification des procédures. Nous avons réussi à le faire pour les réfugiés Ukrainiens. Ces mesures devraient servir d'exemple pour le reste du monde. Il est tout à fait possible d'ouvrir des lieux, de permettre l'accès aux soins sanitaires, psychologiques, professionnels et d'adapter le soutien selon les besoins individuels. Nous l'avons remarquablement bien fait pour les Ukrainiens. Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire pour d'autres ? Il est tout simplement incroyable que les femmes, à chaque étape, soient davantage fragilisées et exposées aux effets systématiques d'une absence de prise en charge digne et appropriée.

Dominique Vérien, présidente. - Les Ukrainiens ont bénéficié en province de réseaux qui les ont aidés à venir et à s'établir. Le risque n'est-il pas que des réseaux mafieux ne s'installent en Île-de-France ou autour des grandes villes pour exploiter ces migrants ?

Léa Filoche. - Je pense que oui, mais je n'utiliserai pas le terme « réseaux mafieux ». Je parlerai plutôt d'« ubérisation ». C'est un vaste réseau qui contribue à maintenir les gens à Paris, étant donné qu'il emploie massivement des travailleurs sans papiers - peu de femmes, je l'admets.

En réalité, les emplois non déclarés pour les personnes en situation administrative irrégulière sont concentrés principalement à Paris ou en Île-de-France. Ce constat est beaucoup moins évident dans les régions et les villes de taille plus modeste.

Nous sommes confrontés à une situation où le travail est « ubérisé » dans un cadre non réglementé et sans statut. Cette réalité concerne le secteur du bâtiment, les métiers d'aide à la personne, et bien sûr, les services de livraison. Ce phénomène est essentiel pour comprendre pourquoi les personnes choisissent de rester dans les zones où elles ont initialement trouvé un emploi.

Il faut également reconnaître l'existence de réseaux associatifs qui jouent un rôle important.

Le territoire parisien est particulièrement riche en structures associatives, qui interviennent de manière spontanée ou organisée pour aider les personnes à la rue. Les maraudes sont nombreuses, tout comme les divers lieux d'accueil, financés de manière variable. Tous contribuent à ancrer les individus dans un territoire donné à un moment donné. C'est particulièrement visible lorsque nous plaçons une personne qui était sans abri dans un centre d'hébergement : elle développe un attachement à son quartier et souhaite y rester. Par conséquent, proposer un autre centre d'hébergement à quarante kilomètres pourrait poser problème, en perturbant son quotidien et son sentiment d'ancrage initial.

David Travers. - Je ne connais pas davantage les dispositifs allemands, au sujet desquels je me renseignerai rapidement.

Nous avons une conscience extrêmement vive et douloureuse des limites des initiatives locales. Nathalie Appéré avait pu s'exprimer à ce sujet il y a un an. Il est possible de développer des actions, nous l'avons fait. Cependant, je vous rappelle la chronologie des faits, qui est terrible : nous avons ouvert cent places il y a cinq ans, 200 places six mois plus tard, puis 300, et ainsi de suite, pour éviter d'avoir des femmes avec enfants à la rue. Nous l'avons fait pendant deux, trois ans, en dehors des arrivées qu'il a fallu constamment absorber. La plupart des individus et des familles accueillis dans ces dispositifs n'ont ni droit ni titre. Ils sont condamnés aux limbes de la société, à attendre des années sans autre aide que la solidarité et d'éventuelles actions politiques locales. Par exemple, il existe une aide du département les concernant. Elle est volontariste. Ils sont contraints de travailler en dehors du cadre légal pour attendre et prétendre à une nouvelle demande au titre de leur présence longue sur le territoire, ce qui est un paradoxe inacceptable. En attendant une potentielle réponse favorable dans dix ans, ces familles sont coincées dans des dispositifs, dans des tentes, dans une association. Cette réalité contribue à une absence de fluidité dans les dispositifs.

Je tiens à souligner l'importance viscérale de l'action locale, mais parfois limitée en raison du flux continu de nouveaux arrivants et d'une certaine hypocrisie politique à ce sujet. Cela me ramène à la politique migratoire, qui impacte considérablement le débat d'aujourd'hui.

Madame la Présidente, nous accueillons bien sûr sans aucune limite les enfants concernés dans nos écoles. Leurs familles, en errance sur notre territoire, ont accès à toutes nos tarifications solidaires. Je le disais plus tôt : point de salut sans la territorialisation et la répartition équitable. Cependant, il reste un défi : tous les centres communaux d'action sociale (CCAS) n'ont pas les ressources financières nécessaires pour soutenir pleinement cette initiative. Derrière cela, il y a des coûts à assumer, que nous prenons en charge, ainsi que le besoin de développer des moyens supplémentaires pour tout cela.

Par ailleurs, la solution ne peut pas être qu'une question d'hébergement. Une femme seule, surtout avec un enfant, qui est en train d'apprendre le français, se retrouve dans une situation inhumaine : isolée, sans capacité de transport, sans accueil social, sans savoir où trouver de l'aide alimentaire, etc. Vous comprenez bien la gravité de la situation que je décris.

Il se pose également une question s'agissant de la capacité variable des collectivités à assumer les coûts et les surcoûts liés à l'hébergement, à la scolarité et aux autres dépenses nécessaires lorsque nous accueillons et hébergeons des femmes, même hors exil.

Ensuite, je ne connais pas toutes les participations à France urbaine. La communauté d'agglomération Centre Littoral en Guyane fait partie de ses adhérents, bien qu'elle ne soit pas nécessairement présente dans tous les groupes de travail auxquels j'ai pu prendre part.

Je peux insister sur le fait qu'en tant qu'élus locaux, nous avons un besoin critique de réseaux d'échanges comme France urbaine et l'UNCCAS, dont je suis également membre du conseil d'administration. Nous discutons via un groupe WhatsApp très actif qui nous permet de nous soutenir mutuellement, de partager nos difficultés, nos idées et de renforcer notre solidarité.

En effet, il existe divers réseaux qui nous aident à intégrer les élus locaux de tous les territoires de France. Cependant, il est aussi essentiel de trouver le temps nécessaire pour remplir nos obligations en tant qu'élus. Personnellement, au cours de mes deux premières années de mandat, j'ai dû me concentrer sur l'apprentissage et l'action directe sur le terrain, ce qui limitait ma participation à ces réseaux.

Dominique Vérien, présidente. - Il est important de noter qu'il existe également dans les territoires ruraux des initiatives locales où les gens savent s'organiser, accueillir, et parfois mettre des logements à disposition de ces personnes. Certaines d'entre elles travaillent et sont capables de payer des loyers.

La différence entre les Ukrainiens et d'autres migrants relève du fait que les premiers ont pu commencer à travailler immédiatement. Nous constatons aussi, même dans nos territoires très ruraux, la présence d'artisans prêts à embaucher rapidement. Il est vrai que le traitement de la demande d'asile implique un choix dans les personnes que l'on souhaite accueillir ou non. Tous les pays, y compris la France, peuvent légitimement le faire. Cependant, il est essentiel de répondre promptement à ceux dont nous savons qu'ils resteront de toute façon sur le territoire. Il serait bénéfique de leur délivrer rapidement des papiers, pour qu'ils puissent travailler immédiatement, accéder à un logement, et contribuer par le biais des cotisations sociales et des impôts. C'est par ailleurs avantageux pour nos systèmes de retraite.

Olivia Richard, rapporteure. - Merci pour vos propos passionnants et très complets.

Pour rebondir sur le point précédent, je voudrais mentionner un cas qui a attiré mon attention récemment : des Français en Ukraine ont été contraints de revenir en France par leurs propres moyens durant la crise sanitaire, sans aucune assistance, puisqu'ils ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés dans leur propre pays. En contraste, les Ukrainiens ont été accueillis à bras ouverts, ce qui soulève la question de la sélection des personnes que nous choisissons d'accueillir, qui ne se limite pas nécessairement aux ressortissants français.

Cette semaine, j'ai eu l'occasion de rencontrer une femme dont le parcours reflète parfaitement les défis sur lesquels nous travaillons depuis plusieurs mois. Actuellement hébergée à Créteil, elle a été sans-abri, traversant tous les départements de l'Île-de-France. Elle est domiciliée à Montparnasse, elle doit parcourir chaque jour une heure de trajet pour emmener ses cinq enfants à l'école dans le 14e arrondissement. Cette situation est devenue insupportable pour elle. Elle a droit à un titre de séjour, étant donné que ses cinq enfants sont nés en France et qu'elle réside elle-même ici depuis douze ans. Elle vient du Congo. Elle peine même à obtenir un rendez-vous à la préfecture pour renouveler son titre de séjour. Dans ce cadre, pourriez-vous nous dire si vous avez des relations avec la Préfecture de police ?

Ensuite, nous avons eu l'occasion d'entendre des chercheures parler de la Nuit de la Solidarité, qui soulignaient notamment les difficultés rencontrées pour réaliser un décompte précis des personnes concernées. Vous-même, Monsieur, avez insisté sur la nécessité d'adapter les ressources en fonction des personnes dénombrées. Il semble donc qu'il persiste une certaine imprécision dans ces chiffres, ce qui pose la question de leur fiabilité. Pourquoi devrions-nous nous appuyer sur ces derniers si nous ne pouvons pas avoir une vision exacte des personnes sans abri, de leur nombre, de leur genre, de leur durée d'errance, et du fait qu'elles sont souvent cachées, réticentes à répondre par crainte des autorités ? La Présidente Vérien a souvent souligné l'importance de compter ces femmes pour qu'elles comptent, mais comment pourrait-on améliorer ce décompte ?

Enfin, vous avez évoqué une approche esthétique et sociale. Une chercheure auditionnée a attiré notre attention sur le fait qu'une approche genrée des parcours perpétuait une forme de violence en imposant aux femmes une injonction de rester dans leur rôle traditionnel. Elles seraient contraintes de rester vigilantes à leur apparence physique et de s'enfermer dans ce rôle. Pourtant, certaines se masculinisent, se coupent les cheveux pour s'invisibiliser.

Il me semble également intéressant de noter que la plupart des intervenants qui font appel à ces services sont des hommes.

J'imagine que vous proposez également des dispositifs pour la réinsertion professionnelle et l'apprentissage du français.

Evelyne Corbière Naminzo. - Merci pour votre présentation franche et claire de la réalité quotidienne. En tant que sénatrice de La Réunion, je tiens à souligner que le réseau France urbaine est également présent chez nous. Le phénomène des femmes sans abri reste très invisible dans notre région.

Je tiens à vous remercier particulièrement pour avoir abordé avec profondeur la détresse et l'urgence de ces situations. Vous avez parlé d'individus, de familles, d'enfants, en apportant des exemples concrets. J'ai été particulièrement frappée par votre usage du terme « sur-vulnérabilité » pour décrire ces publics spécifiques. C'est précisément pour cette raison que notre délégation accorde une attention particulière à cette question.

J'aimerais maintenant vous interroger sur vos recommandations concernant le logement. En effet, lorsque nous parlons du problème du sans-abrisme, nous évoquons à la fois l'hébergement et le logement. Cependant, lorsqu'il s'agit de politiques du logement, les discussions sur leur articulation avec les politiques d'hébergement sont très rares. D'un côté, le logement est discuté indépendamment de l'hébergement, alors que de l'autre, l'hébergement est généralement abordé dans le contexte d'une pénurie et des difficultés de gestion qui en découlent.

Je vous saurais gré de préciser vos recommandations concernant le projet de loi visant à intégrer le logement intermédiaire dans la loi SRU, et plus particulièrement d'expliquer quelles pourraient être ses répercussions sur la question du sans-abrisme. Cette dimension n'a pas été pleinement explorée lors des débats au Sénat. Mon intérêt pour cette question découle de mon rôle au sein de la commission des affaires économiques, où nous avons traité ces sujets. J'espère pouvoir bénéficier de vos éclaircissements.

Léa Filoche. - L'hébergement d'urgence trouve son origine dans l'appel de l'abbé Pierre de 1954, un jalon essentiel dans ce combat. L'objectif initial était de fournir un accueil inconditionnel permettant à toutes les personnes à la rue en difficulté d'être prises en charge de manière digne et durable.

Au fil du temps, la loi a évolué pour accompagner, améliorer, structurer et organiser ces dispositifs. Depuis plusieurs décennies maintenant, l'État a choisi de confier la gestion de ces lieux d'hébergement à des structures associatives, bénéficiant souvent d'une délégation de service public. Parmi celles-ci, on trouve des acteurs importants tels que le Groupe SOS ou Emmaüs, et bien d'autres, initialement issus du secteur caritatif ou de l'économie sociale et solidaire.

Ces structures gèrent une diversité de sites d'hébergement tels que des CHU, des CHRS, des pensions de famille, ainsi que des dispositifs spécifiques pour les familles, les réfugiés, les personnes en situation d'addiction et celles ayant des problèmes de santé. Cette segmentation, si elle permet un accompagnement au plus près des individus, entraîne souvent des critères d'éligibilité complexes qui excluent malheureusement beaucoup de personnes de ces dispositifs.

Nous avons besoin de revoir cette approche, de réaffirmer le caractère de mission de service public de ces dispositifs. Tout en reconnaissant l'importance des délégations de service public, il serait pertinent de réaffirmer le cadre inconditionnel de l'accueil qui évite toute forme de critérisation excessive pouvant mener à l'exclusion.

Je partage l'avis selon lequel il est temps de repenser notre politique d'hébergement en France. Actuellement, elle oblige souvent les bénéficiaires à justifier maintes fois leur situation auprès de multiples intervenants, ce qui peut être très éprouvant et inefficace. Une approche plus efficace et moins intrusive pourrait réduire les échecs rencontrés dans nos dispositifs d'accompagnement.

Concernant l'intégration du logement intermédiaire dans la loi SRU, je n'ai pas d'opinion tranchée à partir du moment où on augmente en conséquence les objectifs à atteindre mais je serais favorable à l'idée d'inclure également l'hébergement d'urgence et de réinsertion sociale dans la loi SRU. Cela me semble nécessaire dans un contexte où l'on demande une répartition nationale dans laquelle chaque acteur prendrait sa part. Cette démarche permettrait en outre de faire tomber quelques fantasmes dans le cadre de l'ouverture de lieux d'accueil de personnes à la rue.

Je suis confrontée à des résistances et des inquiétudes de la part de riverains, qui craignent une baisse du prix de l'immobilier ou un risque de cambriolages, de viols, de violences, etc. Une transparence accrue sur le fonctionnement de ces dispositifs d'accueil, ainsi qu'une meilleure connaissance des profils des personnes qui en bénéficient, pourraient contribuer à réduire ces préjugés et favoriser une plus grande acceptation sociale, y compris avec une répartition sociale plus équilibrée. Cette acceptation est d'autant plus cruciale dans le cadre d'une répartition territoriale équitable, qui reconnaît la diversité des parcours individuels. Chacun ne doit pas nécessairement aspirer à vivre à Paris ou dans une grande ville, et il est essentiel de prendre en compte cette réalité dans nos politiques.

Je suis favorable à une politique inclusive et équitable assumée, portée, construite en ce sens. Aujourd'hui, on ne construit rien. On se débrouille.

Quant à mes relations avec le préfet de police, elles sont plutôt inexistantes. En réalité, elles se sont détériorées ces dernières années, en raison principalement de la difficulté de la Préfecture de police à répondre aux demandes liées à l'arrivée et au séjour des personnes sur le territoire. Elle crée des sans-papiers. En effet, un nombre significatif de titres de séjour, environ 60 à 70 %, ne sont pas renouvelés à temps chaque année, ce qui résulte d'un choix politique gouvernemental.

Cette politique de pression maximale sur les personnes concernées, qui doivent chaque année justifier de leur installation en France, crée des situations où même des individus légalement présents sur le territoire peinent à obtenir un rendez-vous administratif à temps. Lorsqu'ils perdent leurs papiers, ils perdent aussi leur logement, leur travail, tout. On les retrouve donc dans les dispositifs d'urgence.

Ensuite, je vous invite vivement à participer à la Nuit de la Solidarité à Paris, traditionnellement organisée chaque dernier jeudi du mois de janvier. Cette initiative repose sur une méthodologie scientifique rigoureuse : Paris est divisé en 355 secteurs couverts par des équipes mixtes de professionnels et de bénévoles. Elles réalisent un décompte objectif, essentiel pour évaluer la situation dramatique des personnes sans abri. Bien que ces chiffres ne soient pas l'unique solution aux problèmes, ils fournissent une base factuelle incontestable, que l'État est parfois réticent à reconnaître pleinement. Il ne peut toutefois pas dire qu'ils ne sont pas fiables, puisqu'ils reposent sur une méthodologie solide.

Je vous invite à vous joindre à nous lors des phases de préparation annuelles de la Nuit de la Solidarité, où nous bénéficions d'un encadrement clair et d'un conseil scientifique chargé de l'élaboration des questionnaires. Cette approche nous permet de comparer précisément, rue par rue, le nombre de personnes recensées depuis 2018.

Nous sommes en mesure de localiser aujourd'hui les principaux campements des nouveaux arrivants, distincts de ceux des personnes sans papiers établies depuis longtemps. Nous avons également identifié les endroits où les femmes se cachent, ce qui nous permet ainsi d'affiner nos politiques et nos dispositifs publics. Il n'en reste pas moins que nos chiffres représentent probablement le minimum de la réalité, comme en témoigne par exemple le décompte précis de 3 492 personnes lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, auquel s'y ajoutent environ 1 000 autres dans les gymnases en raison du grand froid, ce qui nous amène à un total de 4 492 personnes. Il est probable que nous ne parvenions pas à recenser entre 10 et 15 % des personnes présentes.

Nos équipes couvrent un large éventail de lieux, des talus du périphérique aux tunnels des Halles, des parkings aux halls d'immeubles où nous avons été préalablement alertés par les bailleurs sociaux sur la présence de personnes sans abri. Nous visitons également les hôpitaux, les métros et les gares, explorant tous les endroits possibles où ces personnes peuvent se trouver. C'est ainsi que nous avons découvert, par exemple, une personne qui dormait dans une colonne de la place de la Concorde. Elle s'y était installée avec un lit, un réchaud, un arrosoir qui lui servait de point d'eau... Certains individus sont capables de trouver refuge dans des endroits inattendus. Cet événement nous permet également de trouver des femmes, malgré leurs stratégies d'invisibilisation.

Vous m'interrogiez sur nos actions en faveur du socio-esthétisme. Il existe des étapes dans la vie, dans le parcours de rue et de sortie de rue. À certains moments, la réappropriation de son corps par le fait d'en parler, de se regarder, d'en prendre soin participe à une remobilisation globale, à une prise de conscience. Elle peut permettre de se projeter dans un travail - il est compliqué de le faire en étant sale et en sentant mauvais, en ne sachant plus se laver, choisir ses vêtements, prendre soin de soi, se maquiller. Nous proposons ces actions pour les publics éloignés de l'emploi en général, qu'ils soient à la rue ou dans des espaces d'hébergement divers. Elles doivent, selon nous, être proposées dans le parcours et être accessibles.

Ces lieux sont préconisés par des travailleurs sociaux. Ils ne sont pas ouverts. Les personnes ne s'y rendent pas de manière spontanée. Dans le cadre de la prise en charge d'un parcours, il leur est proposé d'accéder à un dispositif de bien-être, au sens large du terme. Cela peut consister simplement à se masser les mains, voire les pieds, ce qui, pour les personnes à la rue, représente un changement significatif. Ces actions ne prennent pas la place d'autres interventions, mais les complètent. Pour moi, elles font partie intégrante des dispositifs visant à aider la personne à s'élever vers une sortie de la rue à long terme.

Il est essentiel de reconnaître le droit à l'échec dans les dispositifs destinés aux personnes sans domicile. Il faut envisager que parfois, les initiatives ne fonctionnent pas. Ce n'est pas simple à gérer pour nous, car les actions auxquelles nous sommes habitués sont uniques : si vous quittez le programme, c'est terminé. Par exemple, si vous refusez une proposition de logement social, on ne vous en proposera pas une seconde. Si vous manquez un rendez-vous ou si vous adoptez un comportement inapproprié dans votre centre d'hébergement, nous devons pouvoir dire à la personne concernée que ce n'est pas grave, qu'elle peut revenir plus tard. Cette souplesse fait partie intégrante du travail social et de la prise en charge des parcours de sortie de la rue, qui ne sont pas linéaires, mais comportent des hauts et des bas constants.

Actuellement, les contraintes et la pression dans les services sociaux ne permettent pas cette approche, pourtant fondamentale. Il est nécessaire d'accepter le droit à l'erreur, car c'est ce qui rend les parcours de sortie de la rue humains et adaptés aux réalités complexes des personnes concernées.

À mon sens, la question du socio-esthétisme contribue largement à cet objectif. En réalité, elles ne représentent pas un coût élevé, car beaucoup de fondations s'engagent dans des actions de responsabilité sociale d'entreprise grâce à ces initiatives.

Nous fournissons principalement les locaux, et les fondations financent souvent les produits, et même parfois les socio-esthéticiennes. Ensuite, ce sont des professionnels du travail social qui dirigent les personnes vers ces activités à un moment clé de leur parcours.

Dominique Vérien, présidente. - Monsieur Travers, avez-vous des relations avec votre préfecture ?

David Travers. - Oui, nous entretenons des relations avec la préfecture. Nous sommes en contact avec l'État. Le dialogue est souvent ferme ou tendu, mais nous l'assumons. Nous sommes adultes. Si la maire de Rennes était présente, elle dirait qu'il nous est absolument nécessaire de travailler avec l'État, en tant que collectivité. Je la rejoins totalement. Nous devons maintenir ce dialogue, même s'il est parfois difficile.

Ensuite, la dématérialisation et la délocalisation des procédures sur des plateformes réparties par région ont rendu impossibles certaines discussions que je n'ai pas connues durant ce mandat, mais qui existaient auparavant pour régler des situations individuelles par le biais du dialogue entre la collectivité et l'État, au titre du pouvoir discrétionnaire du préfet. Je ne sais pas si c'est une réalité nationale ou si certains préfets se retranchent derrière ce fait pour éviter l'arbitrage local.

Par ailleurs, je constate localement une absence de communication de l'État avec les réseaux associatifs. Je ne parle pas du dialogue politique ou des revendications, mais du dialogue concret pour l'action. Les associations locales, notamment celles qui s'occupent de l'accueil des femmes à la rue, pâtissent du manque de dialogue avec l'État.

Je tiens à clarifier que je n'oppose pas les grandes villes aux petites villes. De plus petites villes comme Mordelles, en Ille-et-Vilaine, jouent un rôle crucial en matière d'accueil et d'accompagnement. Pour autant, les grandes et petites villes doivent éviter de réinventer la roue en permanence. Elles manquent souvent de temps, d'énergie et de ressources pour le faire. Nous devons collaborer pour partager nos bonnes pratiques et avancer ensemble sur le suivi des femmes avec enfants ou des femmes isolées.

C'est pourquoi, en octobre prochain, sera organisée la journée annuelle du réseau « Territoire accueillant d'Ille-et-Vilaine ». Cette journée sera dédiée à la création d'une boîte à outils pour bien accueillir, afin que les villes soient convaincues que c'est faisable sans rencontrer de difficultés imprévues.

Je tiens également à souligner l'importance de la Nuit de la Solidarité, qui reflète en effet la fourchette basse de la réalité. Pour autant, il n'est pas possible d'aller dans les lieux privés où se cachent de nombreux individus. De même, il se pose un problème de sécurité pour les citoyens qui nous rejoignent et se rendent dans des parcs la nuit, par exemple. À mon sens, les associations sont capables de fournir des chiffres précis et des lieux spécifiques où les personnes à la rue, notamment les femmes, se réfugient. Il est crucial de continuer à soutenir ces initiatives et de prêter attention aux données fournies par les associations.

Ensuite, je rejoins Léa Filoche sur l'absence de superflu dans les propositions d'action. L'esthétique peut sembler très éloignée des préoccupations initiales - la mise à l'abri, par exemple -, mais il est important de se rappeler que, pour ceux qui vivent dans la rue depuis longtemps, obtenir un logement n'est pas une simple formalité. Se sentir légitime à y accéder et en avoir envie est très compliqué. Certaines personnes veulent directement un logement, et c'est ce que prône la démarche « Logement d'abord ». Le parcours traditionnel à travers l'hébergement d'urgence et les CHRS peut constituer un frein pour accéder au logement, car on part de très loin. Il faut donc des circuits courts pour ceux qui le souhaitent, ainsi que des dispositifs d'accueil diversifiés (esthétiques, alimentaires, loisirs, etc.). À Rennes, nous avons par exemple emmené des sans-abri à l'Opéra, car ces lieux peuvent créer des liens. Nous faisons notre possible pour faire émerger une légitimité lorsqu'elle n'existe pas.

En ce qui concerne les recommandations de France urbaine sur le logement, je dois admettre que je ne suis pas assez compétent pour vous donner une réponse précise. Nous vous transmettrons donc les recommandations de France urbaine, notamment celles pilotées par Nathalie Appéré. Je peux en revanche affirmer à quel point il est crucial de penser le lien entre hébergement et logement. France urbaine assume ses compétences territoriales, mais souligne aussi que l'hébergement doit être assumé pleinement par l'État.

La réforme « SIAO », malgré ses défauts, a pour avantage de créer une instance de partage des ressources existantes, permettant ainsi de réfléchir aux parcours de l'hébergement d'urgence vers le logement. Il faut envisager toutes les options : accès direct au logement, hébergement d'urgence et hébergement d'urgence adapté aux personnes ayant des difficultés à respecter des règles strictes qui les excluraient du parcours. Par exemple, l'initiative « Un chez soi d'abord », partie de Marseille, qui concerne les personnes en situation de santé mentale difficile, est très importante.

Nous avons besoin d'une pluralité de dispositifs, interconnectés, pour offrir des parcours adaptés à chacun. Il est également crucial de ne pas oublier le sujet de la construction de logements sociaux, face à une demande qui explose. Les délais de réponse pour obtenir un logement social prioritaire ont augmenté de plus de six mois, ce qui bloque les gens dans des solutions d'hébergement d'urgence. Nous hébergeons depuis des années des individus sans droits ni titre. Lorsqu'ils obtiennent enfin un titre, il nous faut des mois avant de pouvoir leur attribuer un logement social. Il est donc impératif de construire davantage de logements sociaux et de faciliter l'accès à ces logements pour tout le monde, car de cette étape finale dépend tout le reste.

Dominique Vérien, présidente. - À cet égard, nous avons d'ailleurs entendu Emmanuelle Cosse, présidente de l'Union sociale de l'habitat (USH). Son audition était très importante dans le cadre de nos travaux.

Il me reste à vous remercier pour cette audition passionnante. Nous remettrons nos travaux le 8 octobre prochain.

Audition de Didier Leschi,
directeur général de l'Office français de l'immigration
et de l'intégration (Ofii)

(13 juin 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Didier Leschi, directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii).

Cette audition s'inscrit dans le cadre de notre mission d'information sur les femmes dans la rue, dont quatre sénatrices de la délégation ont été nommées rapporteures : Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

Dans la mesure où nous sommes actuellement en période de réserve électorale, je précise qu'à la demande de M. Leschi, cette audition ne fait pas l'objet d'une captation audiovisuelle et n'est donc pas diffusée sur le site Internet du Sénat. En outre, nous ne publierons le compte rendu écrit de cette audition qu'à la fin de cette période de réserve, c'est-à-dire après le second tour des élections législatives.

Au cours de nos auditions et déplacements, nous avons constaté qu'une proportion significative de femmes sans domicile est constituée de femmes d'origine étrangère, en particulier de primo-arrivantes. S'il est difficile de disposer de chiffres, les acteurs associatifs comme institutionnels s'accordent sur les ordres de grandeur suivants : 40 % des 330 000 personnes sans domicile sont des femmes, dont plus de la moitié sont d'origine étrangère ; parmi les personnes sans domicile, 30 000 personnes sont sans abri, dont environ 3 000 femmes, majoritairement d'origine étrangère.

Quelles sont les données dont vous disposez en la matière, sur le nombre, mais aussi sur le profil de ces femmes ?

De nombreuses femmes migrantes se retrouvent sans abri ou hébergées dans des structures d'hébergement d'urgence pendant des années, faute de droits ouverts leur permettant d'accéder à un logement. Ces situations perdurent, parfois même lorsque ces droits sont ouverts - je pense notamment à un couple de réfugiés, hébergé à l'hôpital avec ses deux enfants, à défaut d'une autre solution, que nos rapporteures ont rencontré à la maternité Delafontaine, mais aussi au foyer de La Mie de Pain, où des femmes, sans titre de séjour, mais pas sans travail, sont hébergées à défaut de pouvoir accéder à un logement...

Parmi les 203 000 places d'hébergement d'urgence disponibles aujourd'hui en France, environ 110 000 places sont ouvertes au titre du dispositif national d'accueil (DNA) des demandeurs d'asile. Combien de ces places sont occupées par des femmes isolées ou en famille ? Quels sont le profil et l'origine géographique de ces femmes ?

Quels moyens sont mis en oeuvre pour les accompagner, pour traiter les problématiques spécifiques des violences dont elles ont quasiment toutes été victimes, que ce soit dans leur pays d'origine, au cours de leur parcours migratoire ou à leur arrivée en France, pour leur offrir le suivi médical physique et psychologique dont elles ont besoin, et pour contrer les risques de traite des êtres humains et d'exploitation sexuelle et prostitutionnelle auxquels elles sont largement exposées ?

Nous avons organisé la semaine dernière une audition particulièrement marquante avec l'association Au coeur de nos enfants, qui lutte contre l'excision : quel accompagnement est apporté aux femmes qui ont été victimes de cette pratique barbare et aux familles qui craignent pour leurs filles en cas de renvoi dans leur pays d'origine ?

Plus globalement, nous sommes intéressés par les préconisations que vous pourriez formuler afin de gérer l'embolie actuelle de l'hébergement d'urgence et de mieux prendre en charge les femmes et les enfants issus de l'immigration qui se retrouvent sans domicile dans notre pays.

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire, puis mes collègues vous poseront à leur tour des questions.

Didier Leschi, directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii). - Je vous remercie d'accueillir l'Ofii aujourd'hui.

Je précise que les 110 000 places du dispositif national d'accueil s'ajoutent aux 203 000 places d'hébergement d'urgence. Nous disposons donc de plus de 300 000 places pour l'hébergement des personnes sans domicile, au sens juridique du terme. Il existe en effet une différence entre la notion juridique de « sans domicile » et l'absence formelle d'hébergement. On fait souvent la confusion entre ces deux notions. Les personnes sans domicile ne sont pas forcément sans hébergement.

Quelque 2,3 milliards d'euros ont été consacrés en 2023 au dispositif d'hébergement d'urgence, et 1 milliard d'euros au dispositif d'accueil.

L'Ofii prend en charge deux types de publics : les demandeurs d'asile, qui sont juridiquement sans domicile, et qui peuvent être orientés vers un hébergement, mais aussi les personnes arrivées par les voies légales d'immigration que sont le regroupement familial et l'immigration de travail.

Dans le cadre d'une demande d'asile, nous avons pour mission de détecter les vulnérabilités « objectives » - c'est ainsi que le législateur l'a écrit -, qui ne sont pas toutes liées au genre ; les difficultés liées à la mobilité peuvent par exemple constituer un facteur de vulnérabilité. Nous formons donc nos agents au guichet à la détection de ces vulnérabilités, nous avons aussi mis en place un réseau de référents vulnérabilité, en lien avec notre secteur médical, et nos auditeurs asile. Nous organisons régulièrement des sessions de formation avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Comité contre l'esclavage moderne et des associations. Les vulnérabilités peuvent être multiples.

Nous sommes dépendants de ce que les personnes nous déclarent. Si une personne qui est homosexuelle ne nous l'indique pas, cette vulnérabilité potentielle peut nous échapper.

Certains centres d'hébergement sont spécialisés, notamment dans la prise en charge des femmes isolées victimes, auxquelles nous réservons 7 000 places. De telles places sont dans ce cas sorties du droit commun des orientations, ce que les gestionnaires des centres acceptent parfois difficilement, car cela implique que certaines places restent de ce fait sans occupation. Le taux d'occupation des 112 000 places gérées par l'Ofii s'établit toutefois à près de 98 %. À la date d'hier, plus de 41 000 femmes étaient hébergées, dont 20 % sont des femmes isolées.

Le repérage et la prise en charge des femmes victimes de la traite des êtres humains constituent l'une de nos priorités. Pour leur hébergement, nous avons mis en place des centres spécifiques, notamment en Île-de-France, en Auvergne-Rhône-Alpes, en Nouvelle-Aquitaine et en Provence-Alpes-Côte d'Azur. Un cahier des charges adapté à ces situations permet aux gestionnaires de ces centres de prendre en compte les aspects social et psychologique de l'accompagnement des personnes victimes de la traite des êtres humains, de les aider pour le dépôt de plainte et la préparation de leur entretien avec l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).

La sécurité de certains centres est par ailleurs renforcée de manière à protéger les femmes de leur ex compagnon, de leur mari ou de leur souteneur. En dépit de tous nos efforts, une femme que nous hébergions a, hélas ! été récemment retrouvée et assassinée par son mari à qui elle avait, contre les consignes, donné l'adresse de son lieu d'hébergement.

Nous avons mis en place deux dispositifs renforcés en matière de prise en charge des vulnérabilités avec des associations spécialisées.

Ainsi, en 2019, nous avons conventionné avec l'association Le Refuge à Angers, un centre spécialisé pour les jeunes majeurs LGBTQIA+. Il s'agissait de répondre à la préoccupation de jeunes majeurs qui ne pouvaient pas être hébergés dans des centres généralistes.

Nous menons par ailleurs, en collaboration avec un réseau associatif et la municipalité de Marseille, une action spécifique dans cette région visant à améliorer la détection des victimes de la traite et à inciter des femmes, au cours de leur parcours d'asile, à accepter des hébergements leur permettant de sortir, en particulier, des griffes « communautaires ».

Je m'efforce de diffuser de telles pratiques, en collaboration avec les collectivités locales, notamment à Nantes, Montpellier, Bordeaux ou Toulouse, de manière à améliorer l'articulation entre les différents dispositifs qui existent, car si l'Ofii est la première porte d'entrée des migrants, il n'est pas omniscient.

Nous travaillons avec les autorités italiennes pour identifier les parcours des personnes vulnérables, grâce à un agent de l'Ofii basé à Rome. Ainsi, nous savons que les publics, depuis Lampedusa, remontent très vite vers la France, il s'agit de repérer au plus tôt la typologie et les vulnérabilités éventuelles. Notre officier de liaison nous a permis d'établir un dialogue avec les réseaux d'associations en Italie, où la prise en charge des publics est très différente, dès lors qu'elle est régionalisée.

Il est essentiel de savoir ce qui se passe en Italie, non pas uniquement au travers de l'État, dont la volonté fait parfois défaut, mais au travers des associations sur place qui ont un rôle important dans le processus d'accueil et de suivi.

Pour l'ensemble des publics, nous avons réussi à obtenir de nos autorités de tutelle la mise en place d'un rendez-vous santé, que nous proposons depuis le 1er juin 2021. Pour l'heure, il n'est proposé que dans neuf régions et dix-sept directions territoriales de l'Ofii. Ce rendez-vous permet d'effectuer un bilan de santé en vue d'orienter les personnes concernées vers des rattrapages vaccinaux et les dispositifs de droit commun.

Depuis la crise du Covid, nous menons des discussions avec la Direction générale de la santé (DGS), car l'Ofii n'est pas agréé en tant que centre de vaccination généraliste. Nous avons pu administrer le vaccin contre le Covid uniquement parce que la ville de Marseille a bien voulu nous le fournir, contrairement à la DGS - cela nous semble absurde.

Du reste, il a été signalé dans divers rapports parlementaires qu'il est important de multiplier les examens médicaux des premiers arrivants. En l'espèce, le droit commun se révélerait insuffisant : l'Ofii aurait donc tout son rôle à jouer.

Les femmes représentent 40 % du public des rendez-vous santé, ce qui n'est pas anormal. En France, les demandeurs d'asile sont majoritairement de sexe masculin. Ainsi, parmi les personnes de nationalité afghane, qui constituent le nombre le plus important des demandeurs d'asile, près de 80 % sont des hommes dont la moyenne d'âge ne dépasse pas 30 ans.

Enfin, nous avons mené un travail avec la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof). Nous avons participé à l'élaboration de plans mis en place régulièrement par l'État, en lien avec les instances européennes. À cet égard, au moment de l'arrivée de femmes ukrainiennes en France, nous avons d'emblée mis en place des dispositifs d'accueil spécifiques afin qu'elles ne tombent pas entre les mains de certains réseaux, du fait de leur vulnérabilité.

L'un des problèmes particulièrement aigus du dispositif national d'accueil réside dans le fait que 12 % du parc est occupé par des personnes ayant déjà le statut de réfugié ou de protection subsidiaire. Comme ces dernières sont dépourvues d'autonomie sociale, elles continuent d'être prises en charge dans le cadre du dispositif national d'accueil. Or celui-ci a pour vocation de s'adresser d'abord aux demandeurs d'asile. Ces personnes devraient être orientées vers un dispositif qui ne relève plus de la demande d'asile.

Les difficultés d'accès au logement et à l'emploi font partie des éléments qui embolisent notre dispositif. Cela explique sans doute qu'une partie des personnes ayant relevé de l'asile soient prises en charge dans le cadre de l'hébergement d'urgence.

Le DNA est très différent de l'hébergement d'urgence, lequel se caractérise par le principe d'anonymat. Aujourd'hui, 60 % des personnes hébergées seraient, dit-on, en situation irrégulière : nous ignorons donc qui elles sont, quel est leur parcours et depuis combien de temps elles sont présentes sur le territoire.

Pour les 40 % de personnes en situation régulière, la fin de l'anonymat permettrait de disposer d'une meilleure photographie sociologique.

Dominique Vérien, présidente. - Je souhaite revenir sur le cas d'une personne logée en hébergement d'urgence qui, travaillant en France depuis plusieurs années, n'était pas parvenue à obtenir ses papiers. Elle aurait pu être déclarée, puisqu'elle percevait un salaire, et disposer d'un logement. Cela aurait permis de désengorger les centres d'hébergement d'urgence.

Par ailleurs, la procédure au titre de laquelle les services préfectoraux attribuent les places est extrêmement longue et semble même parfois bloquée. Je précise que, dans certains départements, les femmes en parcours de sortie de la prostitution se voient refuser leurs dossiers.

Quels retours avez-vous sur ce sujet ?

Didier Leschi. Ayant servi pendant quatre ans dans les services préfectoraux de Seine-Saint-Denis, je peux certifier que la pression de la demande est extrêmement forte, notamment en matière de regroupement familial. Or les moyens d'y faire face ne sont pas suffisants.

Par le passé, les préfectures de l'ensemble du territoire comptaient plus d'agents que la mairie de Paris ; aujourd'hui, c'est l'inverse ! C'est vous, les parlementaires, qui maîtrisez la dépense publique, le problème que vous soulevez dépasse mes fonctions. Une chose est sûre, nous faisons face aujourd'hui à une pénurie de logements sociaux. Selon l'enquête Trajectoires et origines de l'Insee, les efforts de l'État et de certaines collectivités locales ont eu pour effet d'accroître le nombre de personnes issues de l'immigration dans le logement social, en particulier les réfugiés.

Les services de l'État ont eu pour consigne ces dernières années de réserver 14 000 logements des contingents préfectoraux aux réfugiés pour les sortir du DNA. À cet effet, une circulaire annuelle est signée conjointement par le ministre de l'intérieur et le ministre du logement.

D'une certaine manière, comme une grande partie de nos concitoyens, les réfugiés sont victimes de la difficulté d'accès aux logements sociaux.

La Dihal (Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement) a fait beaucoup pour développer la médiation locative, laquelle a permis d'orienter bon nombre de personnes vers des solutions de logement.

Notez que, depuis quelques jours, des personnes ont installé un campement à Paris et font valoir leur droit au logement opposable (Dalo). Elles ne sont donc plus demandeuses d'asile, mais en situation régulière.

Le travail avec les collectivités territoriales pourrait être renforcé. Les élus locaux, en partie compétents pour orienter les personnes vers le logement social, sont contraints d'effectuer des arbitrages entre différents publics qui semblent pourtant tous prioritaires. Certaines collectivités sont plus allantes que d'autres, et ce n'est pas forcément un problème politique. Je suis parfois très surpris par les refus auxquels je fais face.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Nous avons pris conscience au cours de nos déplacements du nombre important de personnes sans statut civique : elles sont en situation irrégulière, mais travaillent en France, en étant déclarées ou non, et ne sont souvent pas expulsables. Il se trouve qu'elles occupent un grand nombre de places d'hébergement d'urgence. Or elles devraient en sortir et être en situation régulière pour accéder au logement social.

Deux solutions se présentent : soit nous assouplissons les règles d'accès au logement social et nous n'exigeons plus des demandeurs qu'ils soient en situation régulière, soit nous les régularisons pour leur permettre d'accéder au logement social, sachant qu'elles resteront en France. Reste que la pénurie de logements complique les choses, surtout qu'elle ne risque pas de s'arranger.

Selon vous, quelle est la meilleure des solutions ? Pour ma part - et certains de mes collègues seront d'accord avec moi -, je suis favorable à une régularisation massive des personnes qui vivent en hébergement d'urgence, au minimum des femmes.

Didier Leschi. - Je partage vos propos, Madame la Sénatrice. L'année dernière, 30 000 personnes ont été régularisées sur l'ensemble du territoire national.

L'hébergement d'urgence est victime de son mode de fonctionnement. Il devrait permettre un meilleur accompagnement vers la régularisation, dans le cadre d'un dialogue impliquant le ministère de l'intérieur et les préfectures. La crédibilité du dispositif serait plus forte si le dialogue avec le ministère de l'intérieur et les gestionnaires des lieux d'hébergement était plus franc concernant les derniers arrivants qui n'ont pas vocation à rester sur le territoire et pourraient bénéficier des dispositifs de l'Ofii en matière d'aide au retour volontaire.

Le refus de différencier les publics bloque l'ensemble du système, l'idée contestable que toute personne en situation irrégulière devrait être régularisée aussi. En effet, il conviendrait en particulier de faire la part entre les personnes qui viennent de pays d'origine sûrs et les autres. Une partie des publics en demande d'asile, en situation irrégulière, en particulier lorsqu'il s'agit de familles, vient de pays d'Europe de l'Est. Il n'est pas certain qu'ils aient vocation à rester sur le territoire national si l'on prend comme référence les statistiques de protection de l'Ofpra. Une meilleure connaissance des publics est donc nécessaire pour une meilleure régulation de l'hébergement d'urgence articulé au dispositif national d'accueil.

Une politique de maîtrise des flux migratoires suppose d'accepter de contraindre un certain nombre de personnes à retourner dans leur pays d'origine dès lors qu'elles ne relèvent d'aucun titre de séjour, surtout si elles sont présentes en France depuis peu de temps. Cela permettrait de régulariser, au cas par cas, celles qui, au contraire, résident sur le territoire depuis plusieurs années.

Je pense que nous pourrions au moins discuter de la régularisation des parents d'enfants nés et scolarisés en France, car nous savons qu'il sera très difficile qu'ils retournent dans leur pays d'origine.

Laurence Rossignol, rapporteure. - L'État a délégué au mouvement associatif toute une partie de ses responsabilités.

Didier Leschi. - Je ne pense pas que l'État ait délégué ses prérogatives. Il verse des subventions non négligeables à des personnes qui sont soumises à un cahier des charges bien défini et qui doivent arguer de leurs compétences comme travailleurs sociaux.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Disons plutôt que l'État a sous-traité ses compétences en ce domaine, comme dans d'autres - je pense à la prise en charge des femmes victimes de violences - et qu'il accorde des subventions à cette fin.

Notre délégation se concentre sur les femmes. À cet égard, je me demande si les dispositifs d'aide au retour sont aussi pertinents pour les hommes que pour les femmes, notamment en raison des conditions de départ et de retour.

Pensez-vous que, d'un point de vue constitutionnel, il soit possible d'opérer un traitement différencié entre les hommes et les femmes en matière d'accueil et de régularisation ?

Didier Leschi. - Cela me semble compliqué.

Depuis quarante ans, la politique sociale de l'État a consisté à réduire le nombre de fonctionnaires, pour des raisons de souplesse, et à augmenter la part des opérateurs associatifs privés.

Certains agents de l'Ofii préfèrent travailler dans le secteur associatif, car les rémunérations y sont plus importantes. Cela pose des problèmes pour l'État - sur ce point, je vous renvoie aux rapports de la Cour des comptes - et participe même de son affaiblissement vis-à-vis du tissu associatif local.

Les départements, qui doivent assurer la prise en charge des mineurs isolés, sont contraints de faire appel au secteur associatif pour déterminer la qualité de mineur des individus qui se revendiquent comme tels.

L'aide au retour et à la réinsertion dépend beaucoup des zones et des femmes. En Afrique de l'Ouest, par exemple, les femmes sont beaucoup plus entreprenantes que les hommes.

Il est faux de dire que les dispositifs ne sont pas adaptés aux femmes. Il existe des exemples remarquables de réussites de femmes retournées dans leur pays d'origine. Ainsi, une aide à la réinsertion a été octroyée à une Camerounaise pour produire des jus de fruits bio. Aujourd'hui, elle vit aux États-Unis et continue de développer son entreprise, en créant même de l'emploi au Cameroun.

Par définition, l'aide au retour volontaire n'est pas une obligation. Elle est en train de se développer en Europe et la France n'est pas la plus mal placée en ce domaine. Le Pacte européen sur la migration et l'asile comporte un volet consacré à l'amplification de l'aide au retour volontaire, qu'il faut aussi penser comme une aide au codéveloppement et à la création d'emploi dans les pays de provenance, afin d'éviter aux femmes d'avoir à subir des parcours mortels.

En matière de régularisation, une intention plus forte devrait se matérialiser en faveur des publics concernés. Depuis plusieurs années, les préfectures ne disposent pas du nombre de fonctionnaires suffisant pour faire face aux demandes de régularisation qui leur sont soumises. En effet, elles sont à la fois chargées des opérations de régularisation, du regroupement familial et de l'introduction des travailleurs salariés, dans un contexte indéniable d'augmentation des flux. Certes, les titres de séjour pluriannuels permettent de diminuer les flux, mais la pression migratoire est nette.

Que sont les préfectures, en termes d'accueil du public, aux yeux des citoyens qui ne sont pas immigrés ? Hormis les élus, plus personne ne s'y rend, pas même pour obtenir un permis de conduire, un passeport ou une carte d'identité. En outre, les préfectures ont délégué une partie du contrôle de légalité aux Chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC).

Olivia Richard, rapporteure. - Vous parlez d'aide au retour et à la réinsertion. En Afrique de l'Ouest, les femmes sont soumises à de plus grands dangers qu'ici. Avez-vous une idée du nombre de femmes qui ont pu bénéficier de ce dispositif ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la question de l'engagement des collectivités, soulignant que certaines étaient moins allantes que d'autres en la matière. Pour quelles raisons ?

Didier Leschi. - L'aide au retour ne s'adresse qu'aux personnes sans titre de séjour n'ayant pas vocation à rester sur le territoire national, pas aux réfugiés, car l'administration en charge de l'octroi des titres ou l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) estiment qu'elles ne relèvent pas de l'asile.

Une personne réfugiée relève du droit commun du logement social. L'État ne gère qu'un faible contingent des demandes, contrairement aux collectivités territoriales et aux offices présidés par les élus locaux. Il conviendrait sans doute de mettre en place des dispositifs intermédiaires, mais ceux-ci seraient difficilement applicables à des personnes qui résident et travaillent en France depuis longtemps.

Le volume de places dans le cadre du DNA a doublé ces dernières années : on comptait 50 000 places en 2015, il en existe désormais 110 000. Cet effort bien réel n'est sans doute pas suffisant, mais on peut tout de même se réjouir d'une politique d'augmentation constante du parc depuis 2015.

En outre, on compte 40 000 places d'hébergement d'urgence supplémentaires depuis le covid. Selon les travaux comparatifs du sociologue Julien Damon, la France est le pays d'Europe qui investit le plus dans l'hébergement d'urgence. En effet, 40 % de la dépense européenne en ce domaine est réalisée en France, les autres pays européens déléguant souvent cette tâche aux initiatives privées - je pense aux églises en Italie, par exemple.

J'en viens aux collectivités locales. La politique de répartition de l'accueil a été accentuée ces dernières années. Aujourd'hui, les départements de moins de 500 000 habitants assurent 20 % de la mise en oeuvre du DNA. Cela a contribué à atténuer la pression qu'on observe sur la plaque parisienne. Ainsi, l'Ofii oriente plus de 2 000 personnes par mois vers l'ensemble des régions.

La plaque parisienne a ceci de particulier que sa capitale prend peu en charge les personnes réfugiées vers le parc social, la charge de l'accueil reposant beaucoup sur les départements périphériques qui connaissent des difficultés très importantes. Cela correspond aussi à l'évolution de la répartition générale de l'immigration en Île-de-France.

Dans les zones rurales, les parcours d'autonomie sont plus faciles, car il y a moins de tensions sur le logement et un besoin de main d'oeuvre important.

La politique de répartition est essentielle. Il est arrivé que des points de tension soient montés en épingle, mais, dans la plupart des cas, les choses se passent bien. Il vaut mieux orienter les personnes où il existe indéniablement des besoins d'emploi et des possibilités de logement.

La France n'a pas un dispositif comparable à celui de l'Allemagne ou de la Suède, qui répartissent sciemment les personnes ayant le statut de réfugié, dès lors qu'elles sont dépendantes de prestations sociales, dans des zones moins tendues.

Notez tout de même que ces pays sont confrontés à des flux beaucoup plus importants. La France a une politique de répartition libérale, car les flux migratoires restent modérés, mais celle-ci deviendrait bien plus directive si nous devions gérer soudainement l'arrivée de 800 000 personnes, dont la moitié aurait un besoin réel de protection.

Olivia Richard, rapporteure. - Les femmes sans abri originaires de pays où leurs droits ne sont pas respectés ont davantage vocation à rester en France dès lors que leurs enfants y sont nés et scolarisés.

Une femme m'a fait part de l'impossibilité pour elle d'obtenir le renouvellement de son titre de séjour, ce qui l'oblige à rester à la rue. Ce n'est pas parce qu'on obtient un papier qu'on est en sécurité. Il est donc impératif de pouvoir bénéficier d'une mise à l'abri pérenne, surtout lorsqu'on a des enfants à la rue. Une réflexion sur la mise en place de titres pluriannuels est nécessaire.

Didier Leschi. - Je ne peux m'élever au-dessus de ma condition. Je suis directeur d'un établissement public qui est autonome d'un point de vue juridique. Il s'agit là d'un problème d'ordre préfectoral, qui relève du ministre de l'intérieur.

Je m'occupe de publics en situation irrégulière uniquement du point de vue de l'apprentissage de la langue et de la présentation des dispositifs de droit commun.

Les dispositifs de droit commun sont en difficulté pour l'ensemble des citoyens, mais aussi pour les nouveaux arrivants. Les politiques peuvent être améliorées, mais cela suppose, par endroits, une meilleure collaboration entre les collectivités locales et l'État, voire entre les services de l'État eux-mêmes.

Le fait que l'Ofii soit placé sous la tutelle du ministère de l'intérieur indispose à tort certaines associations et même des cadres du ministère de la santé. A tort. Les médecins de l'Ofii pourraient tout à fait être habilités à effectuer un rattrapage vaccinal pour des personnes qui attendraient des années avant de voir un médecin dans le droit commun, elles seraient ainsi prises en charge dès le début de leur parcours en France.

Laure Darcos. - Quelle est l'articulation de l'Office avec les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) ? C'est un point central et très culpabilisateur pour les départements, car nous n'avons pas toujours la possibilité d'améliorer la situation de ces personnes avant leur majorité. Dans l'Essonne, la prostitution de très jeunes mineures est importante. Ces jeunes filles seront des proies à 18 ans lorsqu'elles seront remises à la rue, même si le département essaie de trouver des solutions lorsqu'elles ont entre 18 et 21 ans. J'imagine que vous êtes en relation avec les départements. Existe-t-il des passerelles ou les silos sont-ils au contraire très séparés, ce qui rend plus difficile l'accès à vos services ?

Didier Leschi. - L'Ofii n'est pas compétent pour les mineurs non accompagnés.

Laure Darcos. - Et à leur majorité ?

Didier Leschi. - Pour un mineur qui a été pris en charge par l'ASE entre 16 et 18 ans, la question est de savoir s'il dépose ou non une demande d'asile une fois majeur. Si tel est le cas, nous nous en occupons. À Paris, 10 000 personnes se présentent chaque année en arguant de leur minorité. L'association chargée d'évaluer la minorité n'en reconnaît en moyenne que 3 000. Pour les 7 000 restants, la politique des associations est de les inciter à faire un recours devant le juge des enfants. Durant cette période, nous ne pouvons pas les considérer comme majeurs et les prendre en charge. Une jurisprudence contraire apparaît, mais si nous les orientions vers un centre de majeurs, je serais personnellement et juridiquement responsable en cas d'incident. Je ne peux donc pas céder sur cette question, qui fait d'ailleurs l'objet d'une discussion intense en Île-de-France. Comment demander à un établissement public de remédier à la lenteur du juge des enfants ?

Dominique Vérien, présidente. - Imaginons que l'ASE s'occupe d'un mineur non accompagné sans avoir de doute sur son âge. Celui-ci entre en apprentissage avec succès, mais à 18 ans, on lui dit que c'est terminé et qu'il doit repartir.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Une circulaire du 25 janvier 2016 permet déjà aux préfets de régulariser la situation, mais ils sont pris entre deux injonctions contradictoires : appliquer cette circulaire et réduire les régularisations. Les préfets choisissent généralement de satisfaire le ministère de l'intérieur...

Dominique Vérien, présidente. - Cela dépend des préfets, mais certains refusent effectivement la régularisation, y compris en cas de sortie de la prostitution.

Didier Leschi. - Dès lors que les jeunes sont en apprentissage dans des métiers en tension, la régularisation devrait presque être automatique. Mais je ne voudrais pas critiquer mes collègues qui sont confrontés à des contraintes diverses.

Gilbert Favreau. - Dans le département des Deux-Sèvres, qui compte moins de 500 000 habitants, j'ai eu à gérer le problème des mineurs non accompagnés. Les réseaux qui amènent ces enfants sur le territoire français sont très bien organisés : si un département est très sévère, ils s'orientent vers d'autres. À une époque, il était assez facile d'accueillir ces mineurs, mais nous avons été débordés par les demandes. Là, nous sommes confrontés à la procédure d'évaluation de l'âge et aux difficultés de gestion d'un afflux de cette importance.

Les contentieux existent toujours et leur durée pose problème. Quand le juge de première instance considère que l'enfant était majeur, ce qui est vrai dans 75 % des cas, un appel est constitué, qui confirme généralement la majorité. Actuellement, les collectivités se heurtent d'abord à des difficultés d'ordre budgétaire, car l'accompagnement financier de ces jeunes n'est assuré que très partiellement.

La sortie brutale de la minorité a été évoquée. Mais aujourd'hui, des contrats de jeunes majeurs permettent d'accueillir ces jeunes au moins jusqu'à l'âge de 21 ans. Cette pratique pose un véritable problème, d'autant que l'Office a tendance à diriger les familles vers les départements de moins de 500 000 habitants.

Didier Leschi. - Vous avez raison, le cas des mineurs étrangers isolés est un problème auquel sont confrontés tous les pays de l'Union européenne, en particulier la France du fait de ses dispositifs de bonne qualité. De plus, certains pays ont considérablement durci leur législation en la matière, notamment la Suède, ce qui met sous pression les départements qui voient augmenter le nombre des arrivées - nous avons le même problème dans le secteur médical. Je vous renvoie à l'excellent rapport de l'Ofii en la matière.

Il est important que, dans chaque département, le fichier de référence des mineurs étrangers isolés soit utilisé, pour ne pas avoir à refaire systématiquement une évaluation alors qu'elle a déjà eu lieu. Des discussions ont lieu au niveau de l'État sur l'harmonisation des critères d'évaluation afin d'éviter les disparités entre départements, lesquelles ont pour effet de rendre certains d'entre eux immédiatement plus attrayants pour une prise en charge par l'ASE.

Le contrat jeune majeur est un mode de poursuite de la prise en charge qui semble plutôt pertinent. Toute la difficulté réside dans l'orientation des jeunes qui relèvent d'un titre de séjour vers une formation qui réponde aux besoins du marché de l'emploi. À cet égard, nous n'arrivons pas à mettre en oeuvre pour des personnes ayant des compétences en matière agricole des parcours d'insertion suffisamment pertinents ou stables. Parallèlement, nous continuons d'employer massivement des saisonniers pour faire face aux besoins. Faire venir par avion des travailleurs, alors que nous avons les compétences ici, n'est pas très respectueux de l'environnement... Il faut une meilleure articulation entre les régions, responsables de la formation professionnelle, et les branches professionnelles elles-mêmes.

Dominique Vérien, présidente. - Elles n'ont pas recours aux saisonniers toute l'année.

Didier Leschi. - Nous avons ouvert des foyers d'hébergement pour demandeurs d'asile dans des zones rurales qui n'ont pas toujours le tissu associatif en mesure d'accompagner ces personnes. C'est un problème auquel nous sommes attentifs. Nous pourrions améliorer l'accès au travail des demandeurs d'asile, car les besoins en termes d'emplois existent. Cela faciliterait le parcours d'insertion de ceux qui relèvent de l'asile.

Dominique Vérien, présidente. - Cela nécessite parfois une plus grande professionnalisation de ceux qui tiennent les foyers, y compris lorsqu'il s'agit de la Croix-Rouge.

Didier Leschi. - L'accompagnement social est un métier. Il faudrait mettre en place un cercle beaucoup plus vertueux dans les territoires concernés. Il s'agit aussi dans le même temps d'être extrêmement rigoureux à l'égard de ceux qui ne relèvent pas d'un titre de séjour.

Dominique Vérien, présidente. - Monsieur le Directeur général, je vous remercie de votre participation.

Didier Leschi. - J'espère avoir répondu à vos interrogations.

Dominique Vérien, présidente. - Nos rapporteurs remettront leur rapport le 8 octobre prochain. Nous verrons alors comment il sera accueilli et perçu, mais pour l'heure, nous sommes ici dans un espace de liberté. Profitons-en !

Table ronde sur les mesures prises à l'égard des personnes sans abri en vue de l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques
de Paris 2024

(19 septembre 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Nous achevons ce matin notre cycle d'auditions sur les femmes dans la rue. Nos collègues rapporteures Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol, nous présenteront dans quelques jours leur rapport d'information.

Si nous nous félicitons toutes et tous du succès des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de cet été, il convient d'en dresser un bilan à 360 degrés. En particulier, nos travaux portent sur les conséquences de cet événement pour les populations sans domicile et sans abri d'Île-de-France et la manière dont elles ont été anticipées et gérées.

Plusieurs milliers de personnes ont été expulsées de leur hébergement ou délogées des habitats de fortune ou squats où elles vivaient. Selon la préfecture d'Île-de-France, environ 3 000 personnes ont été mises à l'abri entre janvier et juillet derniers. Selon le collectif Le Revers de la médaille, que nous recevons ce matin, plus de 12 500 personnes ont été expulsées entre avril 2023 et mai 2024, en prévision de la compétition.

Depuis 2023, dix sas régionaux assurent l'orientation des personnes d'Île-de-France vers d'autres départements. Un centre d'hébergement pérenne dit « pour grands marginaux » a été ouvert : il accueille 216 sans-abri qui vivaient à proximité des sites olympiques - quasi exclusivement des hommes. Des solutions d'hébergement temporaires ont été proposées en Île-de-France au cours de l'été, et des gymnases ont été ouverts pour accueillir de jeunes migrants sans abri à Paris.

Deux mois après ces opérations et deux semaines après la fin des Jeux paralympiques, nous souhaitons savoir ce que sont devenues les personnes concernées. Quel accompagnement leur a été proposé ? Sont-elles toujours hébergées, sont-elles revenues en Île-de-France pour celles qui en étaient parties ? Quid, en particulier, des femmes et des familles ?

Telles sont les questions que nous posons à M. Emmanuel Bougras, responsable du service Stratégie et analyse des politiques publiques de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui regroupe plus de 900 associations et organismes, ainsi qu'à Mmes Bénédicte Maraval, assistante sociale référente au Comité pour la santé des exilés (Comede), et Francesca Morassut, coordinatrice d'Utopia 56 Paris, association française d'aide aux étrangers en situation irrégulière et réfugiés, toutes deux représentantes du collectif Le Revers de la médaille, composé de 80 associations et qui alerte depuis un an sur les conséquences sociales des JOP.

Au-delà du bilan post-JOP, ils nous feront part de leur analyse sur la situation des femmes et familles sans abri en ce début d'automne. En particulier, la FAS nous présentera les chiffres de son dernier baromètre FAS-Unicef sur les enfants à la rue.

Enfin, je tiens à saluer les travailleurs sociaux, essentiels à la prise en charge des publics dont nous parlons. Nous savons que leurs conditions de travail sont précaires et que la pénurie d'hébergements d'urgence, la discontinuité des prises en charge et le manque de solutions à proposer rendent leur travail difficile émotionnellement. Nous sommes donc à l'écoute de vos préconisations pour les soutenir et les valoriser.

Cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux du Sénat.

Emmanuel Bougras, responsable du service Stratégie et analyse des politiques publiques de la Fédération des acteurs de la solidarité. - Si le contexte politique actuel est incertain, le contexte social, lui, est certainement préoccupant, et particulièrement pour les femmes et les enfants en situation de grande précarité.

La FAS a constaté, à l'occasion des JOP, des expulsions de lieux de vie informels. Nous avons suivi de près cette dynamique - négative, de notre point de vue - de « nettoyage social ». Avant les Jeux, un contexte tendu a été instauré : je pense à des sous-entendus de contrôles accrus à proximité des lieux de solidarité - accueils de jour, points de distribution d'aide alimentaire -, avec délivrance d'OQTF. Au bout du compte, les contrôles n'ont pas forcément été plus nombreux, mais un contexte a été facteur d'angoisse et de non recours.

Les 216 places pour grands marginaux qui vivaient près des sites olympiques ne présentent pour l'instant aucune garantie de pérennité. Ouvrir des places est évidemment une bonne chose, mais celles-ci ont bénéficié, pour l'essentiel, à des hommes isolés. Or les besoins sont importants aussi du côté des femmes, des enfants et des familles, qui ont plutôt été orientés vers des gymnases, soit une solution non qualitative et très temporaire. Il s'agit de savoir quelles solutions vont leur être proposées désormais.

Quant aux sas régionaux, ils n'ont pas été créés, d'après les services de l'État, en relation directe avec les JOP ; je relève toutefois la concordance de calendrier. La FAS juge ce dispositif relativement intéressant pour organiser la solidarité territoriale.

Des orientations régionales étaient déjà pratiquées, par exemple dans le cadre du programme Emile (Engagés pour la mobilité et l'insertion par le logement et l'emploi). Il arrivait aussi que, à la suite de l'évacuation d'un campement ou d'un squat, les personnes soient déplacées en région sans connaître leur destination et sans que les acteurs locaux soient avertis de l'arrivée du car... Nous voyons donc plutôt d'un bon oeil les sas régionaux, tout en insistant sur les conditions de réussite de ce dispositif, qui hélas ne sont pas réunies.

En particulier, il convient de créer des places d'hébergement supplémentaires en région et d'agir en liaison avec les élus et tous les acteurs locaux - les collectivités territoriales et même les préfets n'ont pas toujours été prévenus de l'ouverture des sas -, afin d'éviter la concurrence entre publics. De fait, dans certains centres, la priorité donnée aux personnes issues des sas a conduit à des remises à la rue de personnes hébergées. Nous déplorons le manque de soutien et de vision politiques autour d'un dispositif qui peut avoir du sens si l'État et le Gouvernement se donnent les moyens de le faire réussir.

Au début du mois, nous avons reçu des services de l'État les données relatives à ces sas : 5 400 personnes prises en charge, dont 36 % sont orientées vers des dispositifs nationaux d'accueil pour demandeurs d'asile et 46 % vers des centres d'hébergement généralistes ; 12 % des personnes sont parties - peut-être sont-elles revenues à Paris depuis lors - et 6 % ont pu accéder à un logement ou à un dispositif d'accueil et d'accompagnement des réfugiés, ce qui est peu, certes, mais représente une victoire collective. Malheureusement, l'État ne procède pas à une analyse genrée de ces orientations, mais environ un tiers des personnes orientées étaient en famille.

La FAS, comme beaucoup d'autres, s'interroge sur l'héritage social des JOP. Nous nous réjouissons de la promotion d'une société inclusive, mais il s'agit de savoir quel modèle de société et de protection sociale nous voulons construire sur ces bases, dans un contexte budgétaire extrêmement contraint depuis un moment. Alors que la pauvreté et la précarité s'installent, il faut plus que jamais lutter pour l'insertion et contre la reproduction sociale. En effet, les enfants nés de parents pauvres restent pauvres toute leur vie, ce qui est inacceptable dans un pays comme la France.

Au-delà des Jeux, l'inquiétude est forte en matière d'hébergement et, plus largement, de logement.

Le baromètre FAS-Unicef France des enfants à la rue, récemment publié, fait état de 2 043 enfants à la rue à quelques jours de la rentrée : il s'agit d'un minimum, puisque seules sont prises en compte les personnes qui ont réussi à entrer en contact avec le 115. Les mineurs non accompagnés ne sont pas pris en compte, non plus que celles et ceux qui n'appellent plus le 115 ou ignorent son existence.

Le nombre de demandes de logement bat record sur record : selon l'Union sociale pour l'habitat (USH), le réseau des bailleurs sociaux, 2,7 millions de ménages demandent un logement. Tout aussi inquiétante est l'augmentation des expulsions avec concours de la force publique : 21 500 en 2023, soit 23 % de plus que l'année précédente.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Était-ce avant ou après la loi dite anti-squat ?

Emmanuel Bougras. - On ne peut affirmer, pour l'instant, qu'il y a un lien direct avec cette loi qui a été promulguée en 2023. Mais nous craignons en effet qu'elle n'aggrave notablement le phénomène et, par voie de conséquence, la pression sur l'hébergement d'urgence.

La FAS appelle à créer des places d'hébergement supplémentaires, notamment dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025. Nous avons aussi besoin de relancer la production de logements sociaux, qui est en chute libre depuis 2017. Plus globalement, c'est toute la chaîne du logement qui est bloquée - je pense à l'accès au parc privé ou à la propriété. Face à ce blocage systémique, une politique beaucoup plus ambitieuse est nécessaire.

Enfin, je vous remercie d'avoir rendu hommage aux travailleuses et travailleurs sociaux. L'accompagnement doit être au coeur des politiques d'insertion.

Or la dégradation des conditions de travail des professionnels entraîne une crise du sens du travail social et d'attractivité du secteur, qui pâtit d'injonctions contradictoires, de moyens limités et de barrières administratives sans fin. Dans ces conditions, on peut comprendre la perte d'intérêt pour le secteur. Nous appelons à une meilleure valorisation de ce métier, qui est trop peu connu et reconnu dans sa technicité ; elle passe par des rémunérations plus élevées, mais aussi un meilleur financement des dispositifs. En outre, nous sommes de plus en plus convaincus que, si le secteur est mal valorisé et mal rémunéré, c'est aussi parce qu'il est féminisé : nous comptons sur votre délégation pour agir dans ce domaine...

Dominique Vérien, présidente. - En la matière, on ne sait pas qui de l'oeuf ou de la poule... Le secteur est-il moins payé car féminisé ou est-ce parce que les salaires sont moindres que les femmes sont plus nombreuses à y aller, car plus sensibles au sens, contribuant ainsi à féminiser encore davantage le secteur ?

Laure Darcos. - En effet, c'est un cercle vicieux.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Ce phénomène est général dans le secteur médico-social.

Dominique Vérien, présidente. - Et aussi dans d'autres, comme la Justice.

Francesca Morassut, coordinatrice d'Utopia 56 Paris, membre du comité de pilotage du collectif Le Revers de la médaille. - L'association Utopia 56 apporte une aide d'urgence aux personnes exilées et à la rue, en particulier aux femmes seules et aux familles précaires. Nous distribuons du matériel aux personnes vivant dans des campements informels et essayons de trouver des solutions d'hébergement pour des femmes seules et des familles à la rue.

Utopia 56 et Le Revers de la médaille ont constaté, dans le contexte des JOP, une précarisation et une marginalisation accrues des personnes vivant dans la rue. Les chiffres sont en constante augmentation. Des centaines de lieux de vie informels ont été évacués depuis la création des sas régionaux, condamnant à l'errance et à l'isolement des milliers de personnes, forcées de s'éloigner de Paris et de se cacher pendant les JOP. Aujourd'hui encore, il nous est très difficile d'aller à leur rencontre, car elles sont invisibilisées et éloignées de tous les services.

Toutes n'ont pu accéder aux sas régionaux, car dans nombre de cas, les solutions proposées ne sont pas adaptées. Ainsi, des personnes ont été orientées vers une demande d'asile alors que cette démarche n'était pas adaptée à leur situation administrative : elles se sont finalement vu délivrer une OQTF. De même, des mineurs non accompagnés ont été orientés vers des procédures pour majeurs. Je pense aussi à des démarches entreprises en Île-de-France qui ont été interrompues, sans continuité de suivi, et qu'il faut désormais reprendre à zéro. Toutes ces personnes sont restées à la rue.

Avant les JOP, les évacuations de campements informels se sont multipliées. Quelque mille personnes, dont des mineurs non accompagnés, des familles et des femmes seules, ont été orientées vers des centres d'hébergement franciliens, ce que nous avons salué. Toutefois, les personnes hébergées avec lesquelles nous sommes restés en contact ont très peu de visibilité sur leur devenir et s'inquiètent d'être remises à la rue. Des familles avec des enfants en bas âge nous contactent après avoir reçu des menaces de sortie d'hébergement.

Nous vous alertons sur le nombre de personnes qui n'ont pas bénéficié de solutions d'hébergement pendant les JOP et qui sont restées à la rue. Entre le 29 juillet et le 15 septembre, nous avons rencontré 447 nouveaux mineurs non accompagnés garçons et au moins dix filles, dont la situation est en cours d'examen par le juge des enfants. Environ 200 mineurs non accompagnés, dont une vingtaine de filles, vivent actuellement dans des campements informels à Paris.

S'agissant des familles et des femmes seules vivant à la rue, Utopia 56 a rencontré 658 personnes entre la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques et le 1er septembre, dont 255 enfants parmi lesquels 74 bébés de moins de 3 ans. Nous avons ouvert un hébergement d'urgence alternatif, dans lequel nous accueillons 130 personnes chaque soir. Au cours des dernières semaines, nous y avons accueilli plus de 900 personnes très vulnérables, en attente de prise en charge. Nous souhaitons que ces personnes soient intégrées dans les dispositifs de droit commun.

Ces chiffres, qui témoignent d'une urgence humanitaire, nous les transmettons depuis des années à la Ville de Paris comme à la Préfecture de Paris - de fait, la situation préexistait aux JOP. En 2021, Utopia 56 a rencontré 1 802 familles en situation de rue ; en 2022, 5 700 personnes, dont 2 051 enfants et 702 de moins de 3 ans ; en 2023, plus de 5 155 personnes, dont 1 926 enfants. Toutes ces personnes sont en grande détresse : des solutions doivent être trouvées pour elles, durables et adaptées à leurs vulnérabilités.

Il faut tirer les conséquences du fait que l'orientation dans les sas régionaux ne constitue pas, la plupart du temps, une réponse efficace. Un diagnostic social et la prise en compte des situations et démarches de chaque famille sont le meilleur moyen de garantir le droit à l'hébergement d'urgence de façon inconditionnelle, pérenne et continue. Notre volonté est d'oeuvrer, dans la concertation, à une politique d'accueil adaptée aux situations de ces personnes.

Bénédicte Maraval, assistante sociale référente au Comité pour la santé des exilés, membre du comité de pilotage du collectif Le Revers de la médaille. - En tant qu'assistante sociale, je vous décrirai les situations de certaines personnes que nous accompagnons.

Le Comité pour la santé des exilés (Comede) est une association qui agit depuis quarante ans pour la santé et les droits des exilés à Paris, dans le Val-de-Marne, à Saint-Étienne, à Marseille et à Cayenne. Dans tous les lieux où nous recevons du public, nous travaillons avec des interprètes professionnels. Nous tenons également des permanences téléphoniques. L'année dernière, nous avons accompagné plus de 9 400 personnes. Nous disposons en outre d'un centre de ressources, d'un observatoire et d'un centre de formation.

Notre mission est aussi de témoigner de la situation des personnes que nous accompagnons. Au centre de santé de Bicêtre, plus précisément, 96 % des femmes accompagnées n'ont pas de « chez soi » et 47 % pas d'hébergement ; 36 % sont hébergées par un tiers, une situation qui soulève d'importantes difficultés.

Voilà plusieurs années que la situation des femmes et des familles, bien souvent monoparentales, se dégrade en Île-de-France, mais ce phénomène s'est aggravé dans les mois précédant les JOP. En août 2023, le Samusocial de Paris, croulant sous les demandes, a instauré une nouvelle doctrine renforçant encore la priorisation pour bénéficier d'un hébergement d'urgence - femmes enceintes de plus de sept mois, femmes victimes de violences, familles accompagnées de nouveau nés de moins de 3 mois, personnes à mobilité réduite ou présentant une pathologie grave. Or au second semestre de l'année dernière, selon l'association Solipam (Solidarité Paris Maman) 56 % des femmes entrant dans ce périmètre, pourtant très restreint, n'étaient pas prises en charge par le 115... Entre autres conséquences, les pathologies de la grossesse ont augmenté.

En outre, fait nouveau, quand les femmes sont prises en charge par le 115, c'est pour une semaine seulement. Je pense à une mère que j'accompagne, qui a accouché le 27 février 2024 à Paris. La maternité l'a gardée jusqu'au 5 mars, après quoi elle a été déplacée de semaine en semaine. Je vous ai apporté un document retraçant le parcours géographique de cette jeune mère et de son bébé, y compris leurs passages à la rue, ainsi que le dossier SIAO (Service intégré d'accueil et d'orientation) correspondant. Lors des passages à la rue, elles sont avec Utopia la nuit et, le jour, dans les accueils de jour, comme Les Amarres, dans le XIIIe arrondissement - un centre qui a été fermé une semaine pendant les JOP.

Fatigantes pour les femmes, ces situations ne permettent pas un accompagnement adapté à moyen et long terme. Comment bénéficier des services de la PMI de façon suivie quand on change de département toutes les semaines ? Pour l'aide alimentaire, je ne sais pas orienter les personnes vers des acteurs et des villes différents, de semaine en semaine. Ces femmes sont constamment dans l'urgence : trouver à manger, trouver des couches, espérer que le 115 réponde, que l'enfant ne tombe pas malade, qu'il n'y ait pas de contrôleurs dans les transports, puisque le ticket de transport n'est pas fourni avec la place d'hébergement...

La question se pose aussi de la scolarisation. Je pense à une autre mère que j'accompagne et qui a trois enfants, en CM2, en quatrième et en seconde professionnelle. Ils étaient scolarisés en Moselle jusqu'à l'année dernière. À la fin de la procédure asile, ils ont été remis à la rue et ont pu être hébergés en Île-de-France par une connaissance pendant deux semaines. Dans le cadre des JOP, ils ont été mis à l'abri à Tournan-en-Brie, dans un dortoir situé à dix-sept minutes de la gare, avec un long passage dans la forêt, jusqu'à la fin du mois de septembre au plus tard. La scolarisation de la plus jeune s'est faite à Paris, puisque Tournan-en-Brie n'est pas un lieu d'accueil pérenne, et les deux grands ne sont pas encore affectés à un établissement. Tous les matins, la petite se lève à 5h40, sa mère aussi et le grand frère de même, car il les accompagne pour traverser la forêt de nuit - idem le soir.

Les femmes sans enfant sont aussi malmenées, notamment quand elles sont hébergées par un tiers. Invisibilisées, elles ont, au mieux, le droit de dormir sur un tapis en échange du ménage et d'autres services domestiques ; le plus souvent, elles subissent des rapports sexuels non consentis, souvent par des hommes violents. Deux femmes que j'accompagne sont dans cette situation : l'une va dormir le week-end dans une maison close à la frontière belge « pour au moins pouvoir dormir » ; l'autre, après avoir refusé un rapport sexuel avec un homme qui boit et la violente, a fini par lui céder, car il menaçait de la jeter dehors en pleine nuit avec son fils, opéré du coeur en avril dernier. Ces situations, trop nombreuses, sont dramatiques pour les femmes et pour les enfants.

J'ajoute que les trajets migratoires sont de plus en plus violents, les femmes subissant des violences sexuelles avant le départ, pendant le trajet et, de plus en plus, en France. Elles ont besoin d'un lieu stable et sécurisé, d'un accompagnement et d'une scolarisation pour leurs enfants. Elles sont très demandeuses d'un travail et d'une place normale dans la société. En fait, elles veulent être invisibles, au sens où elles seront comme tout le monde.

Sur un registre plus positif, certaines femmes arrivent à atteindre une étape plus stable. Notre travail devient alors très différent. Je pense à une maman de deux enfants de 2 et 3 ans, pour lesquels nous avons mis en place un suivi rapproché. Nous étions très inquiets pour cette famille, qui dormait dans le métro ou sous une tente d'Utopia. Aucune demande au 115 n'aboutissait. Le 2 mai, la maman est arrivée au Comede, effondrée : la veille, alors que les accueils de jour étaient fermés et que ses enfants avaient faim, elle avait accepté une passe pour dix euros ; le client l'a violée et ne l'a pas payée. Nous avons débloqué des fonds pour leur payer quatre nuits d'hôtel. Le 20 juin, cette famille a enfin pu être accueillie de façon pérenne dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) où elle dispose d'une chambre pour elle et ses enfants. Aujourd'hui, le fils va à l'école et on cherche une place en crèche pour la fille. La mère peut travailler sur son traumatisme psychologique. Je n'assure plus son suivi, qui est passé à une assistante sociale du CHRS. Cet exemple confirme que l'hébergement stable fait partie intégrante du soin.

Assistante sociale, j'adore mon métier. Mais nous avons des difficultés croissantes à orienter les personnes vers des assistants sociaux de droit commun ou des associations, faute de travailleurs et d'assistants sociaux. Les conditions de travail se dégradent - je pense notamment aux assistantes sociales de secteur. La dématérialisation des démarches administratives est source de difficultés, alors que nous sommes là pour créer un lien de confiance personnel. Nous manquons d'interprètes, même pour les bénéficiaires d'une protection internationale, ainsi que de temps, le temps consacré aux personnes au départ permettant d'en gagner ensuite. Nous demandons plus de moyens, des dispositifs qui fonctionnent et une meilleure reconnaissance.

Nous préconisons donc de permettre aux personnes d'accéder à une assistante sociale, un métier qui doit être revalorisé et dans lequel il faut massivement recruter. Il faut penser différemment les procédures administratives, pour tenir compte des difficultés d'accès aux équipements, de la mauvaise maîtrise du français ou de l'illectronisme. Nous appelons aussi à inclure la gratuité des transports en commun dès le départ dans les conditions matérielles d'accueil (CMA). Enfin, pour ce qui est des méga événements, il conviendrait d'inclure dès le dossier de candidature la prise en compte des personnes en grande précarité, avec une ligne budgétaire pour des places d'hébergement pérennes et le soutien aux associations ainsi qu'un fonds d'aide sociale à destination des publics marginalisés - nous l'avions demandé au Comité d'organisation des jeux, mais aucun financement spécifique n'a été prévu.

Pour finir, j'ajouterai deux précisions. Les sas n'offrent une prise en charge que pour trois semaines. Par ailleurs, s'agissant des travailleuses du sexe et des victimes de la traite, le rapport du collectif Le Revers de la médaille mentionne des violences policières. En particulier, on constate une nette augmentation des contrôles de la situation administrative des femmes nigériennes du Bois de Vincennes, victimes de la traite d'êtres humains, avant les JOP : vingt opérations de la Préfecture de police ont été menées entre le 1er juin 2023 et la fin du mois de mars 2024, conduisant à quarante-quatre retenues administratives, dont trente-et-une visant des femmes, trente-sept OQTF et deux placements en CRA (centre de rétention administrative).

Dominique Vérien, présidente. - Dans ce cadre, personne n'est donc orienté vers un parcours de sortie de la prostitution ?

Bénédicte Maraval. - En effet.

Laurence Rossignol, rapporteure. - Et vous-même, en proposez-vous ?

Bénédicte Maraval. - Je ne suis pas experte de ce sujet. En tout cas, ce travail prend du temps. Les associations le mènent sur le terrain, à l'instar du Barreau de Paris Solidarité, en lien avec le commissariat. Dans le cadre des JOP, tout ce travail a été remis en cause, d'autant que 5 000 militaires ont été stationnés au Bois de Vincennes : les femmes venaient donc de plus en plus tard, en prenant des risques accrus.

Olivia Richard, rapporteure. - Je pensais m'être fait un peu le cuir depuis neuf mois que nous travaillons sur ces questions... Or vous m'avez touchée, Madame Maraval. Je vous remercie de votre témoignage sur les conséquences concrètes du nomadisme administratif, notamment pour les mères de jeunes enfants, qui est difficile à imaginer de l'extérieur.

Quand nous aurons enfin un Gouvernement, ce sera le troisième depuis mon élection, il y a moins d'un an... Espérons que notre rapport sera entendu par un ministre en place pour plus que quelques semaines ! Peut-être pourrons-nous ainsi nourrir le débat public et porter votre parole, parce que votre travail est infiniment précieux.

Il faudra s'intéresser en particulier à la scolarisation des enfants. S'agissant des procédures inadaptées, qui donne les mauvais conseils ? Est-ce un problème de formation ? Je suis sidérée, Monsieur Bougras, que des collectivités territoriales n'aient pas été averties de l'arrivée de personnes dans le cadre des sas. Comment, dès lors, pourrait on éviter les ruptures d'accompagnement ? Enfin, s'agissant du rapport FAS-Unicef France sur les enfants à la rue, quelqu'un sait-il combien d'enfants dorment à l'hôtel, qui constitue un hébergement ô combien inadapté et précaire ?

Francesca Morassut. - Ce qui manque, c'est un diagnostic social en amont de l'envoi des dossiers aux sas régionaux. Les personnes y sont transférées - par bus, tôt le matin -, sans que leurs besoins médicaux et administratifs spécifiques aient été identifiés au préalable et sans qu'on leur ait dit où elles allaient. Lors des expulsions, malgré la présence de traducteurs ou d'associations, elles n'ont pas toujours la capacité de prendre des décisions éclairées sur leur futur. Arrivées dans une région, elles doivent parfois reprendre à zéro les procédures, notamment en matière de demande d'asile, et certaines d'entre elles ne sont pas correctement orientées... En tant qu'associations, nous avons très peu de visibilité sur ce qui se passe à l'intérieur des sas.

Emmanuel Bougras. - Je serai plus mesuré s'agissant des sas régionaux. Certes, il est arrivé que des orientations soient ratées ou ne correspondent pas à l'objectif des sas : après des expulsions, des personnes n'ont pas toujours été informées de leurs droits ou du lieu où elles allaient. Mais, dans la majorité des cas, les personnes orientées vers les sas étaient passées auparavant par un centre d'accueil ou un accueil de jour ; le travail d'explication avait donc été fait.

Les sas, c'est trois semaines d'accueil. Puis, après étude de la situation, l'orientation se fait soit vers le logement, soit vers les dispositifs d'accueil des demandeurs d'asile, soit vers des dispositifs d'hébergement généraliste. Nombre de nos adhérents gèrent des sas, et ils nous disent que cet accompagnement de trois semaines se passe bien. Lors du lancement du dispositif, certes, les collectivités locales n'étaient pas forcément informées et certains problèmes de santé des personnes concernées étaient mal diagnostiqués, ou ne l'étaient pas du tout, mais ce point a été amélioré.

En fait, il faut distinguer de mauvaises utilisations du dispositif par l'État - lors des expulsions de campements ou pour des mineurs non accompagnés (MNA) -, qui sont des dévoiements, car les sas n'étaient pas prévus pour cela, et des utilisations classiques, prévues, en partant des accueils de jour.

Pour répondre à votre question, dans la nuit du 19 au 20 août dernier, 28 659 enfants étaient hébergés à l'hôtel. Or, en effet, cette situation n'est ni pérenne ni qualitative. On le sait, dans la majorité des hôtels, il n'y a ni accompagnement social - les services sociaux des départements n'y interviennent pas, faute du temps et des capacités nécessaires -, ni solution d'alimentation - il faut avoir recours à des tickets ou réchauffer son plat dans un micro-ondes. Nous cherchons donc à réduire le nombre de ces nuitées hôtelières et à proposer des solutions pérennes plus qualitatives aux personnes, sachant que l'accompagnement social permet leur insertion durable et réussie.

Dominique Vérien, présidente. - Quand les collectivités ne sont pas prévenues, est-ce la faute de celui qui envoie le dossier ou de celui qui le reçoit ?

Emmanuel Bougras. - En fait, ce problème s'est posé surtout au moment du lancement des dix sas régionaux. C'est alors que des collectivités, des associations locales, des gestionnaires ou des voisins des sites concernés n'ont pas été prévenus, ce qui a suscité de fortes tensions, par exemple en Bretagne. Mais, depuis lors, des liens ont heureusement été créés.

Selon nous, c'est l'État, en l'occurrence le préfet, qui devrait informer les collectivités, car il s'agit d'une politique publique qui dépend de lui.

Dominique Vérien, présidente. - Je vous indique une autre piste d'amélioration : souvent, dans la ruralité, les services sociaux ne se déplacent pas jusqu'aux villages les plus éloignés. C'est dommage, car l'intégration pourrait s'y faire aisément, même si quelques familles seulement sont concernées.

Pouvez-vous nous parler de la famille de Tournan-en-Brie ? Quelle était sa nationalité ? Où voulait elle aller ?

Bénédicte Maraval. - C'est une histoire très dure. La mère, originaire de la République démocratique du Congo, est arrivée avec son mari et ses trois enfants en Grèce, où ils ont obtenu le statut de réfugiés. Le mari est décédé à la suite d'un AVC mal pris en charge. La mère s'est fait violer devant sa fille de 14 ans.

La famille est alors venue en France ; c'est d'ailleurs ce que font de plus en plus de femmes congolaises, qui sont mal considérées en Grèce, d'autant que s'y ajoute la barrière de la langue. En arrivant dans notre pays, elle a formulé une demande auprès de l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), qui a répondu par une notification d'irrecevabilité. Elle a déposé un recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), mais celui-ci n'est pas suspensif. Elle a donc dû sortir du Cada (Centre d'accueil pour demandeurs d'asile).

Cette dame n'est pas encore passée devant la CNDA, mais elle n'a plus de place dans le dispositif national d'accueil. Elle est venue en région parisienne parce qu'elle y avait un contact, en emmenant sa plus jeune fille. Elle a laissé sa fille de 14 ans et son fils de 17 ans chez des copains de classe en Moselle pour qu'ils finissent leur année scolaire là-bas. Sur le dernier bulletin scolaire de sa fille, nécessaire à l'inscription en Île-de-France, il était écrit : « 52 absences, dont 41 non justifiées, il faudra faire mieux l'an prochain » ...

Laurence Rossignol, rapporteure. - Tout d'abord, d'après vos observations empiriques, combien de femmes à la rue environ sont isolées, c'est-à-dire vivent sans homme et sans père pour leurs enfants, et combien sont en famille ?

Pour tout vous dire, nous rédigeons notre rapport en ce moment, et je ne suis pas sûre que nos préconisations doivent se limiter à demander plus de places d'hébergement, aussi nécessaires soient-elles. Les pouvoirs publics répondent que de telles places ont déjà été créées, et le climat n'est pas vraiment à la création de dépenses nouvelles.

Le problème, c'est que toute la chaîne d'accès au logement est embolisée. Un certain nombre de femmes la bloquent involontairement : elles sont en CHRS (Centres d'hébergement et de réinsertion sociale), où d'ailleurs elles ont recréé une communauté de vie - nous les avons rencontrées -, tout simplement parce qu'elles se trouvent en situation irrégulière et ne peuvent donc prétendre à un logement social. Et pendant ce temps, d'autres sont à la rue car il n'y a pas de place en CHRS... Pour ma part, je serais favorable à les régulariser, mais, là encore, je ne suis pas sûre que le climat soit à élargir les conditions de régularisation. Notre rapport va sortir dans un climat épouvantable. Que pouvons-nous proposer, dès lors ? Attention aux déceptions !

Par ailleurs, sans vouloir manifester des désaccords avec vos propos, je ne sais pas comment vous pouvez associer dans la même phrase traite des êtres humains, c'est-à-dire esclavage, et travail du sexe. Pour moi, l'esclavage est par définition incompatible avec le travail. Quant aux contrôles de police, ils portent sur la régularité ou l'irrégularité du séjour, non sur l'activité prostitutionnelle. Et je suis parfaitement consciente que si les violences policières sont une réalité, les violences des clients restent aujourd'hui le plus grand problème pour ces femmes.

Enfin, est-ce que, dans les associations qui s'occupent des femmes migrantes, certaines sont agréées pour faciliter les parcours de sortie de la prostitution ? Comment travaillez-vous avec elles ?

Bénédicte Maraval. - Je n'aurais peut-être pas dû aborder le sujet de la prostitution, dont je ne suis pas spécialiste. Nous en avons beaucoup discuté entre nous, et les associations membres du collectif Le Revers de la médaille n'ont pas forcément le même point de vue. Une page de notre rapport porte sur le vocabulaire retenu et détaille les positions des uns et des autres. Notre objectif est que les différentes associations puissent travailler ensemble au sein du Revers de la médaille.

Emmanuel Bougras. - En ce qui concerne le parcours de sortie de la prostitution, un certain nombre d'adhérents à la FAS sont des associations agréées. En particulier, nous travaillons beaucoup avec l'Amicale du Nid.

Par ailleurs, nous constatons qu'il est de plus en plus difficile de mettre en oeuvre les parcours de sortie de la prostitution : dans les commissions départementales, le ministère de l'intérieur, qui est très présent, tend de plus en plus à considérer ces parcours comme une façon d'obtenir plus facilement des papiers.

Laurence Rossignol, rapporteure. - C'est la théorie de l'appel d'air, qui marche pour tout !

Emmanuel Bougras. - Tout à fait !

Nous avons également rédigé un amendement, qui pourrait être examiné dans le cadre du projet de loi de finances, visant à revaloriser l'Afis (Aide financière à l'insertion sociale). En effet, le montant de cette allocation est extrêmement faible - environ 300 euros par mois, soit encore moins que le RSA.

Le rapport que nous avons réalisé avec l'Unicef répond à votre question sur le nombre de femmes à la rue. Dans la nuit du 19 au 20 août dernier, on dénombrait 492 femmes seules à la rue qui sont parvenues à joindre le 115. Le rapport indique un total de 1 174 femmes et enfants seuls dans la rue ; il atteste d'une augmentation constatée de la présence des femmes à la rue. La FAS a lancé une enquête sur les liens entre le SIAO et les femmes à la rue, pour voir en particulier quelles sont les places dédiées aux femmes victimes de violence et aux femmes sortant de maternité et qui sont sans solution d'hébergement ; nous vous transmettrons nos résultats courant novembre.

Nous partageons l'idée que la régularisation débloquerait l'accès au logement pour les ménages étrangers qui sont présents depuis des années sur notre territoire, qui y travaillent, mais qui font face à un blocage politique.

Ce blocage est patent, mais nous ne lâcherons pas notre demande de régularisation de ces ménages, car c'est la clé pour leur accès au logement. Il faut aussi créer des places d'hébergement d'urgence supplémentaires. Nous avions porté un amendement lors du dernier projet de loi de finances (PLF) dans ce sens, l'Assemblée nationale et le Sénat l'avaient accepté, dans une démarche transpartisane, mais le 49.3 est passé par là... Nous allons persévérer dans le PLF pour 2025.

Avec la crise sanitaire, l'État a certes créé de nouvelles places et porté le parc au niveau historique de 203 000 places, mais cela commence à dater, et les besoins, hélas, augmentent. Le sujet est évidemment à relier à celui du logement social : le nombre d'expulsions augmente, la construction ralentit et la rotation dans le parc social s'effondre, il faut investir dans le logement social, en particulier par le levier de l'aide à la pierre, qui aide à financer des opérations de logements très sociaux.

Dominique Vérien, présidente. - Je suis un peu plus optimiste que Laurence Rossignol, parce que cette crise du logement, il va bien falloir la résoudre. Et cela désengorgera les centres d'hébergement. J'ai entendu également que l'on allait donner plus de latitude aux préfets pour régulariser. Les entreprises ayant besoin de main d'oeuvre, j'espère qu'ils appliqueront les règles en conséquence - ce n'est pas le cas pour l'instant, puisque l'application semble varier beaucoup d'un département à l'autre, ce qui constitue en soi un sujet intéressant à contrôler...

Laurence Rossignol, rapporteure. - Si les préfets appliquaient tous la circulaire Valls, ce serait déjà bien ! Tant qu'ils voudront complaire à leur autorité de tutelle en régularisant le moins possible, on se heurtera à un problème qui touche, en réalité, à la conception même de ce qu'est l'État...

Avez-vous identifié sur le terrain un effet des restrictions apportées par nos voisins européens à leurs politiques migratoires, sur la situation dans notre pays ? On m'a raconté qu'on recevait des gens qui parlaient le suédois, ce qui voudrait dire que des migrants arrivent en France après avoir résidé en Suède... Est-ce le cas ? Et avez-vous identifié une telle tendance ?

Emmanuel Bougras. - Plusieurs de nos adhérents gèrent des dispositifs d'accueil des demandeurs d'asile et de réfugiés, mais je n'ai pas eu connaissance d'arrivées massives de migrants depuis la Suède... Cependant, tout est lié : quand un pays se ferme davantage, il y a inévitablement des conséquences sur les pays avoisinants.

Du reste, nous avons une politique publique d'hébergement, mais cela ne veut pas dire que nous accueillions les migrants à bras ouverts ; la comparaison avec nos voisins immédiats montrerait que nos politiques d'accueil sont dans des dynamiques proches, hormis l'Italie, et cela même si l'Allemagne a récemment durci son discours. En Espagne, le gouvernement a avancé sur la régulation par le travail, ce qui est aussi l'un des sujets de la loi relative à l'immigration que le Parlement a récemment votée.

Annick Billon. - Je vous remercie de vos réponses et de votre engagement enthousiaste dans l'accomplissement de vos missions.

Premièrement, vous nous confirmez que des critères d'accueil ont été mis en place, qui sont difficiles à appliquer. Dès lors que les places font défaut et que ces critères se révèlent peu ou pas applicables, faut-il les maintenir ?

Deuxièmement, quelles ont été les conséquences pratiques de l'instabilité politique que nous connaissons depuis quelques mois, en particulier pour vos financements, pour les appels à projets et, finalement, pour la pérennité de votre action ?

Troisièmement, je comprends de vos exposés que la stabilité de l'accueil est à rechercher, car il s'agit d'un atout. Dès lors, comment penser que les sas régionaux répondent aux besoins d'hébergement ? Ils consistent à emmener des gens dans des territoires qu'ils ne connaissent pas forcément, et pour une durée limitée : je doute qu'il y ait là des atouts pour l'intégration. Cette façon de procéder est-elle adaptée ? Quel est son coût ? Qu'en pensez-vous ?

Quatrièmement, et enfin, j'aimerais plus d'informations sur l'hébergement de femmes par les tiers. Qui sont ces tiers ? S'agit-il de connaissances, de membres de la famille, ou bien de prédateurs ? Si ce phénomène se développe, ne faudrait-il pas l'encadrer de façon urgente pour éviter la prédation ?

En conclusion, je signale que le Sénat vient de rendre un rapport d'information sur l'avenir de la santé périnatale et sur son organisation territoriale, dont les conclusions et les préconisations présentées par nos collègues Annick Jacquemet et Véronique Guillotin, respectivement présidente et rapporteure de la mission d'information, font écho à ce que nous avons entendu ici.

Emmanuel Bougras. - Les critères mis en place dans certains territoires sont par définition hors la loi, puisque celle-ci dispose que l'hébergement d'urgence est inconditionnel. Ensuite, comme vous le dites, s'il n'y a pas de place, l'enjeu n'est pas d'ajouter toujours plus de critères à l'accès, mais de se mobiliser pour qu'il y ait davantage de places. Les critères ne règlent rien, j'ai en tête l'exemple, à Lyon, d'une femme avec un enfant de 41 jours à qui l'accueil était refusé parce que, selon les critères, l'enfant n'était pas suffisamment vulnérable au regard de son âge... Le véritable sujet, c'est donc de répondre à la demande et de débloquer l'accès à l'hébergement, qui doit être inconditionnel.

L'instabilité politique a compliqué les financements des projets, d'autant que, pour les sujets qui nous concernent, les ministres ont changé dans les trois gouvernements qui se sont succédé ces toutes dernières années - ceux des affaires sociales, du logement et des droits des femmes -, tandis que les ministres de l'intérieur et des finances, eux, restaient en place... Les difficultés ont eu moins trait aux appels à projets, qui ont été poursuivis par l'administration, qu'au retard dans la délivrance des crédits, l'État en arrivant à compter sur la trésorerie des associations pour accueillir et accompagner les personnes précaires.

La trésorerie du secteur associatif étant limitée, on a vu des associations emprunter de l'argent pour continuer leur action et se mettre en difficulté parfois avec leur banque, des cas de figure qui n'existaient pas avant. L'instabilité politique fait que l'administration elle-même attend des directives qui ne viennent pas, et elle doit temporiser. On voit aussi, dans l'accueil des déplacés d'Ukraine, se poursuivre une vision à très court terme de l'action publique, avec des conventions signées pour trois mois seulement au terme desquels la prise en charge du prix de journée chute brutalement, ce qui déstabilise les associations. Il n'y a pas d'engagement politique, donc les services de l'État font aussi ce qu'ils peuvent en attendant. Très concrètement, cela fait que des associations se retrouvent bien seules sur le terrain avec les déplacés d'Ukraine. Elles doivent prendre sur leurs réserves en attendant des financements plus stables.

Je comprends votre interrogation sur la cohérence entre l'objectif de stabilité et le déplacement dans des sas régionaux, mais il faut bien voir que l'objectif de ces sas est de procéder à une analyse précise et approfondie de la situation des demandeurs, avant qu'intervienne une proposition plus stable et pérenne. Par rapport à ce qui existe, avec des personnes qui sont à la rue et n'accèdent pas à des solutions durables, les sas régionaux peuvent apporter un mieux. Les services de l'État nous disent proposer de pérenniser ce dispositif - nous attendons le point de vue du nouveau Gouvernement. De notre côté, par rapport à l'expulsion de campements, avec des gens qui sont mis dans des autocars sans plus d'explication, le sas de trois semaines consacrées à l'examen de la situation et de la demande est plus qualitatif, même si les choses peuvent certainement être améliorées.

Bénédicte Maraval. - L'hébergement par des tiers n'est pas constitué en réseau. C'est un ensemble d'initiatives d'accueil par des gens qui voient des femmes à la rue et qui leur proposent de les héberger ou de les accompagner quand elles déposent des plaintes pour agression. Amnesty International vient de publier un rapport sur les violences sexuelles qui souligne l'épreuve que constitue pour les femmes migrantes, mais aussi transgenres et travailleuses du sexe, le fait de porter plainte - je pense à une patiente que j'accompagne et qui a témoigné des difficultés à faire aboutir une plainte contre son hébergeur.

Nous travaillons sur la sortie de ces situations, en proposant en particulier de payer une nuit d'hôtel ; une nuit, c'est peu, mais nous n'avons pas les moyens de payer un mois, par exemple. Les femmes à la rue sont harcelées, il faut les aider. Je signale que le Samusocial de Paris a fait une enquête l'an dernier sur l'hébergement par des tiers.

Ensuite, dans le dispositif de demande d'asile, je ne crois pas que le fait d'aller en région soit un problème en soi, les femmes concernées n'ont pas d'exigence géographique particulière et elles sont prêtes à aller ailleurs, à condition qu'on leur garantisse une place, surtout quand elles sont avec leurs enfants, il y a aussi l'enjeu de la scolarisation.

Francesca Morassut. - Nous demandons que la prise en charge se fasse sans critères d'accès, car la conditionnalité laisse des gens de côté et ne règle rien. Le nombre de femmes à la rue augmente, en particulier les femmes seules avec enfants, les femmes enceintes - elles ont d'autant plus de difficultés à quitter l'Île-de-France qu'elles y ont un suivi médical, que leurs enfants y sont scolarisés ou qu'elles y ont un travail. Hier soir, parmi les 180 personnes que nous avons rencontrées dans la rue, il y avait dix-huit femmes seules avec leurs enfants et douze femmes enceintes. Ces personnes vivent à la rue depuis souvent plus de deux mois. Elles ne parviennent pas à joindre le 115, ni à ouvrir un dossier d'aide sociale, elles travaillent et leurs enfants sont scolarisés. Elles ont vraiment besoin d'une prise en charge en Île-de-France. Nous demandons la réquisition de logements vides, car il y a des milliers de bâtiments vides qui pourraient servir de centres d'accueil et d'orientation de ces personnes vers des solutions stables.

Pour les financements, Utopia 56 étant une association de mobilisation citoyenne, nous ne recevons pas d'aide ni de financement de l'État.

Notre association pratique l'hébergement par des citoyens solidaires : nous accueillons tous les soirs des femmes seules dans nos permanences, des adhérents de notre association sont hébergeurs solidaires et accueillent chez eux. Nous encadrons cet accueil, nous accueillons au moins 130 personnes, mais cela ne devrait pas être à nous de le faire ; cet accueil précaire et éphémère montre encore combien le droit commun fait défaut.

Colombe Brossel. - L'article du journal Le Monde rapportant hier la publication du rapport du collectif Le Revers de la médaille illustre bien la période actuelle : la ministre démissionnaire Catherine Vautrin a pris début juillet la décision louable d'ouvrir plusieurs centaines, voire un millier, de places d'hébergement supplémentaires, mais quand la journaliste interroge la préfecture de région sur les suites, on lui répond : « On attend la nomination du nouveau Gouvernement » ...

De votre point de vue, que faudrait-il faire pour les personnes qui ont été hébergées en urgence cet été ? Le Gouvernement aura des décisions à prendre. Quelles seraient les bonnes décisions ? Et que vous en disent les services de l'État ?

Emmanuel Bougras. - Pour nous, la solution dans ce type de dispositif transitoire, c'est de déclencher immédiatement une évaluation sociale, pour voir très concrètement où en est l'accès aux droits sociaux. En effet, souvent, il s'agit de personnes et de familles qui vivent depuis longtemps à la rue, qui ont perdu leurs papiers, qui n'ont pas ouvert leurs droits. Ensuite, il faut entendre la demande de ces personnes : souhaitent-elles être hébergées ? Ont-elles d'autres demandes ? Il faut, alors, déclencher des dossiers d'ouverture, comme une demande de logement si la personne est éligible, ou encore un dossier de droit au logement opposable (Dalo), pour tenter une solution pérenne.

L'enjeu, c'est aussi de parvenir à une vision territoriale, il faut donc mettre autour de la table les services de l'État, les associations, les bailleurs, les collectivités territoriales, pour bien évaluer les besoins, les ressources, les solutions, et préparer la sortie le plus en amont possible. On ouvre des places d'hébergement dans les gymnases ou autres équipements quand il fait froid, mais on les referme dès qu'il fait 10°C, car on considère que, alors, on peut vivre dans la rue - on peut articuler mieux les choses pour trouver des solutions, mieux se coordonner. Je ne sais pas si, dans l'opération dont vous parlez, cette préparation de sortie est en cours ; les sas régionaux peuvent être une solution pour les personnes qui en expriment le souhait. En tout cas, on ne peut pas se satisfaire de dire aux personnes que l'hébergement est terminé et qu'elles doivent retourner à la rue. Ce n'est évidemment pas une solution pour lutter durablement contre le sans-abrisme.

Francesca Morassut. - La solution, pour nous, c'est d'abord le respect des droits fondamentaux des personnes, donc un accueil inconditionnel des personnes exilées ou en grande précarité, le respect des droits de base à la santé, à l'hébergement, mais aussi la présomption de minorité quand il y a un recours judiciaire. Ensuite, il faut une concertation avec les acteurs associatifs de terrain pour adapter les politiques publiques et les outils. Il faut un dialogue pour trouver des solutions. Et du côté des outils, il y a bien sûr les diagnostics sociaux, mais il faut aussi une régularisation, pour que les personnes vulnérables accèdent à des solutions de long terme.

Bénédicte Maraval. - Il faut aussi du temps. Depuis trois ans, des personnes qui arrivent se voient tout d'abord délivrer un numéro par l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) pour une orientation vers une plateforme pour l'accueil des demandeurs d'asile, puis on leur propose un hébergement en région. En fait, pour les personnes qui arrivent, qui n'ont pas d'attaches en Île-de-France et à qui l'on explique bien la procédure de demande d'asile, la possibilité d'aller en région et les conditions d'accueil qui leur seront faites, les choses se passent bien. Mais cela demande du temps, ainsi que des moyens d'interprétariat. Il faudrait cesser de faire de la rue un passage obligé dans le parcours de la demande d'asile. Voyez ce qui s'est passé avec les déplacés d'Ukraine : il y a des façons de faire bien coordonnées.

Pour la famille de Tournan-en-Brie, j'ai fait valoir auprès du coordonnateur du foyer combien il était important que cette famille reste en Île-de-France, parce qu'un travail de suivi médical et psychologique y avait été commencé ; le médecin avait même écrit un certificat médical dans ce sens. Mais le coordonnateur m'a dit que la préfecture lui opposait qu'il y avait des médecins et des psychologues partout en France et que, en conséquence, l'argument médical n'était pas retenu... Or on sait que la couverture médicale a ses défauts, et il faut compter aussi avec le besoin d'interprétariat pour une prise en charge de ces personnes.

Olivia Richard, rapporteure. - Un recours en justice a été déposé contre les critères d'accueil : où en est-il ?

Emmanuel Bougras. - Un recours a été déposé en Île-de-France contre les critères de priorité définis par les préfets, et un autre en Occitanie contre le préfet de la Haute-Garonne, qui a défini des critères d'accès et de maintien en hébergement - des femmes se sont retrouvées à la rue du fait de l'application de ces critères. L'instruction est en cours, nous n'avons pas été suivis sur la demande de référé, car nous n'avons pas su caractériser l'urgence de la demande. Nous attendons le résultat sur le fond. À Toulouse, des familles, notamment des femmes avec enfants que nous avions accompagnés, ont gagné des recours individuels : c'est une bonne nouvelle, et nous incitons les familles et les associations à se lancer dans des recours individuels, qui peuvent prospérer.

Olivia Richard, rapporteure. - La préfecture fait-elle appel ?

Emmanuel Bougras. - Non, pas pour le moment.

Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie de ces échanges et informations.

Nous présenterons notre rapport le 9 octobre à l'occasion d'une conférence de presse.

Nous aussi avons subi les changements de ministres, en particulier pour notre rapport sur la santé des femmes au travail, qui a déjà plus d'un an et que nous voudrions voir traduit en mesures opérationnelles. En tout état de cause, la délégation aux droits des femmes continuera dans ce sens et exercera pleinement son travail de contrôle.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page