EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 2 octobre 2024 sous la présidence de M. Thierry Cozic, vice-président, la commission a entendu une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, sur le maintien en condition opérationnelle des équipements militaires.

M. Thierry Cozic, président. - Nous commençons nos travaux avec la présentation, par Dominique de Legge, des conclusions du contrôle budgétaire qu'il a mené sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) des équipements militaires.

M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Avoir du matériel c'est bien, avoir du matériel utilisable, c'est mieux. Si c'est en principe une évidence, ce n'est pas toujours une réalité au sein de nos armées, encore aujourd'hui.

Les enjeux en la matière ne sont pas nouveaux. En 2018, je m'étais d'ailleurs intéressé à la disponibilité des hélicoptères des trois armées. Mais dans un contexte stratégique qui s'est fortement dégradé et alors qu'il a été beaucoup question récemment d'acquisition de capacités militaires, j'ai souhaité traiter de nouveau de l'envers du décor, à savoir l'entretien des matériels dont on dispose déjà.

J'ai élargi le spectre à l'ensemble des matériels militaires, en m'intéressant directement au système de maintien en condition opérationnelle. J'y ai d'ailleurs été d'autant plus incité que les crédits dédiés à la maintenance ont connu une nette hausse depuis 2020.

Que recouvre précisément le MCO des équipements militaires ?

Le MCO, c'est bien sûr la maintenance matérielle régulière plus ou moins lourde des matériels, mais c'est également leur mise à niveau périodique, l'approvisionnement en pièces de rechange et le pilotage des référentiels et des configurations des équipements. C'est, en somme, tous les moyens et procédures déployés dans l'objectif que les matériels restent, tout au long de leur durée de vie, aptes à l'emploi qui leur est assigné.

Le MCO est nécessaire pour la quasi-totalité des équipements des trois armées, qu'ils soient matériels ou immatériels, et peut devoir être mis en oeuvre à tout moment, partout où nos forces armées sont présentes.

Il est sous la responsabilité de différents organes et est exécuté matériellement par trois types d'acteurs, selon un niveau de complexité croissant : les forces opérationnelles elles-mêmes, les services industriels de l'État et les industriels privés.

Pour mesurer l'efficacité du système de MCO, il faut apprécier ses moyens et ses résultats.

Concernant le périmètre des crédits du soutien dit « en service » des matériels, seul disponible dans la nomenclature budgétaire, on peut constater une hausse sur les dernières années, en particulier depuis 2020.

Ainsi, les crédits ont augmenté de plus de 23,5 % entre 2020 et 2024 en volume, en neutralisant l'inflation. Ils s'établissent cette année à 6,3 milliards d'euros, contre 4,5 milliards d'euros en 2020. Cette hausse est cohérente avec ce qui me semble être une prise de conscience de l'importance des enjeux dans ce domaine, que les responsables militaires appellent d'ailleurs de leurs voeux depuis longtemps.

Outre les sujets budgétaires, le système du MCO a également fait l'objet de deux volets de réforme afin d'atteindre in fine une plus grande disponibilité des matériels.

Le premier volet de réforme a consisté à réorganiser le système de MCO notamment pour permettre une gestion interarmées des équipements, en privilégiant une répartition des compétences des organes de soutien par milieux : aéronautique, terrestre et naval. Le MCO des aéronefs par exemple est unifié, quelle que soit leur armée de rattachement.

Le deuxième volet de la réforme a concerné les modalités d'externalisation de la maintenance aux industriels privés dans le cadre de ce que l'on a qualifié, à partir de 2017, de « verticalisation » ou « globalisation » des contrats. Celle-ci consiste à confier à un industriel principal, par des contrats de longue durée, un périmètre d'action couvrant l'intégralité du soutien d'un parc donné, à charge pour lui de gérer les interfaces entre ses sous-traitants. Il s'agit notamment de responsabiliser davantage les industriels en leur fixant des objectifs précis en termes de disponibilité des matériels, et en les rémunérant en fonction des résultats atteints.

Qu'en est-il des résultats obtenus par le système de MCO ?

Les travaux que j'ai menés ont été l'occasion de constater que les efforts déployés produisent des effets, à différents égards.

Pour certains types d'équipements, la disponibilité constatée a été rehaussée. Pour les hélicoptères Fennec par exemple, le coût à l'heure de vol aurait été divisé par deux, tandis que leur taux de disponibilité aurait été multiplié par deux entre 2018 et 2021.

Les principes et les modalités de la maintenance ont par ailleurs été modernisés pour certains matériels. C'est, par exemple, l'intérêt de ce que l'on appelle la maintenance dite « conditionnelle », qui subordonne les opérations d'entretien à l'état réel du matériel, et non pas à un calendrier préétabli de contrôles. C'est ce qui est mis en oeuvre pour le Rafale, dont la conception prévoit que les systèmes détectent eux-mêmes les pannes et, le cas échéant, leur localisation.

Dans la même logique, des efforts sont faits dans la conception des matériels pour favoriser leur maintenance ultérieure, comme j'ai pu le constater pour les sous-marins, lors de ma visite à Cherbourg.

Mais, malgré ces évolutions, la disponibilité globale des matériels militaires reste insuffisante. L'indicateur dit de « disponibilité technique opérationnelle » (DTO) des équipements en atteste. Il mesure, pour les différents parcs d'équipements, le nombre de matériels effectivement disponibles par rapport au nombre nécessaire pour atteindre les différents objectifs fixés aux armées par les contrats opérationnels.

Si la situation est disparate en fonction des matériels, sur les 21 équipements structurants répertoriés par l'indicateur, à la fin de 2022, seuls 2 avaient une DTO supérieure à 90 %, soit un niveau proche des objectifs fixés. Pour 12 d'entre eux, elle était en revanche inférieure à 75 %, dont 2 en dessous de 50 %. Ces problèmes de disponibilité touchent d'ailleurs les trois armées. Et si des progrès peuvent être constatés pour certains équipements, sur la dernière décennie, il n'y a pas d'amélioration globale mesurable.

Or, concrètement, un niveau de disponibilité insuffisant des matériels équivaut à des capacités d'engagement, d'entraînement et de formation en moins.

Alors, pourquoi ce découplage apparent entre la hausse des crédits du MCO et un niveau de disponibilité général des équipements qui stagne ?

Nous pourrions être tentés d'en déduire une inefficience du système de MCO. Mais, en réalité, plusieurs facteurs viennent dégrader les résultats obtenus en termes de disponibilité.

Tout d'abord, la hausse des crédits du MCO est contrecarrée par le fait que les coûts de maintenance tendent historiquement à augmenter plus vite que les crédits correspondants, notamment en raison de la sophistication croissante des matériels et de la hausse du coût des intrants.

Ensuite, le niveau d'engagement opérationnel des forces armées est élevé depuis plusieurs années, ce qui constitue forcément une contrainte forte pour le système de MCO.

Par ailleurs, les parcs d'équipements des armées tendent à souffrir d'une trop grande hétérogénéité, surtout du fait que se côtoient aujourd'hui des matériels d'âge et de générations très variables. Or cette situation est particulièrement difficile à gérer pour le système de MCO, qui est contraint de conserver des capacités et des compétences très différentes pour entretenir l'ensemble des matériels.

Enfin, il est possible que les réformes déployées et les hausses de crédits récentes produisent des résultats dans les années qui viennent, qui ne seraient pas encore visibles dans les données de 2022 dont nous disposons.

Toutefois, les besoins ne sont pas constants, loin de là. En effet, le contexte géostratégique s'est fortement dégradé ces dernières années. On considère d'ailleurs aujourd'hui que l'hypothèse d'implication des armées françaises dans un conflit de haute intensité est sérieuse. Il faut se préparer à cette éventualité.

Actuellement, le système de MCO est conçu pour soutenir des engagements opérationnels dans un calendrier relativement maîtrisé et s'appuie à la fois sur une large externalisation de la maintenance lourde aux industriels privés et sur un niveau de stocks très limité de pièces.

Or le contexte stratégique est devenu imprévisible ; il est susceptible de faire apparaître des besoins opérationnels dans un calendrier subi et impérieux. Il impose que le MCO soit doté d'une grande réactivité, d'une capacité de monter fortement en puissance dans des délais courts et d'une faculté à tenir dans la durée d'un conflit potentiellement long.

Une mise à l'échelle et une adaptation du système de MCO sont donc indispensables.

D'un point de vue budgétaire, la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 constitue une avancée en ce sens. Sur la période de programmation, les crédits en faveur du MCO augmenteraient de 14 milliards d'euros par rapport à la précédente LPM, en hausse de 40 %. Néanmoins, il convient d'être prudent sur cette trajectoire, à supposer qu'elle soit effectivement respectée dans un contexte de finances publiques très dégradées. En effet, l'inflation viendra en rogner une part alors que le montant moyen annuel de crédits sur la période - à savoir 7 milliards d'euros - n'est pas significativement supérieur au montant des crédits en 2024 - 6,31 milliards d'euros.

Au-delà des seuls enjeux budgétaires, c'est en réalité une stratégie globale qui doit être mise en oeuvre pour rendre le MCO plus résilient et plus efficace. À l'issue de mes travaux, j'identifie plusieurs axes - j'en cite ici les principaux.

Tout d'abord, il est indispensable d'approfondir encore la prise en compte des enjeux de maintenance des matériels dans les stratégies d'acquisition. Elles doivent tenir compte des capacités forcément limitées du MCO et ne peuvent notamment privilégier trop systématiquement l'acquisition de matériels très sophistiqués ; l'exemple de la guerre en Ukraine y invite d'ailleurs, l'utilisation de drones à bas coûts y revêtant désormais un caractère stratégique.

Ensuite, le nouveau contexte stratégique impose une remise en cause partielle de la logique de flux tendu en matière de stocks de pièces, via une politique fine et ciblée de reconstitution des stocks, afin d'être en mesure de tenir dans la durée en cas d'engagement majeur.

En outre, il faudra mieux anticiper les cessions de matériels à des pays étrangers, afin de ne pas augmenter les tensions en termes de MCO pour les matériels subsistants, davantage sollicités.

Par ailleurs, il conviendrait d'adopter une doctrine générale, prenant en compte le nouveau contexte géostratégique, applicable à la répartition des responsabilités de maintenance entre les différents acteurs étatiques et privés selon les milieux et les matériels. Une telle doctrine permettrait notamment de favoriser un renforcement des capacités industrielles étatiques, en fidélisant ses effectifs et en réinternalisant une partie de la maintenance lourde, et ce afin de disposer des compétences nécessaires en cas de conflit de haute intensité.

Enfin, la politique d'innovation et de numérisation du MCO devra être encore approfondie. Des progrès significatifs ont déjà été constatés, et d'autres sont en cours, par exemple s'agissant de l'utilisation de drones d'inspection des navires et des aéronefs. Il faut continuer fermement dans ce sens.

Je terminerai en évoquant un sujet qui n'a rien d'annexe. Depuis la présentation du projet de loi de finances (PLF) pour 2024, le Gouvernement a décidé de l'interruption de la publication dans les documents budgétaires des résultats et des cibles des indicateurs relatifs à la disponibilité des matériels, d'une part, et à l'activité des forces, d'autre part. La justification qui en a été donnée était la nécessité de ne plus révéler à nos compétiteurs notre potentiel militaire.

Ces données sont désormais classées « diffusion restreinte », un classement qui ne relève pas du secret de la défense nationale et qui ne me semble d'ailleurs pas suffire à nous prémunir du risque d'un accès de nos compétiteurs à ces informations. En revanche, ce changement a un effet direct bel et bien certain : il prive le Parlement d'informations importantes pour connaître l'état de nos forces et en tirer les conséquences budgétaires et législatives.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'apprécie la précision et la constance avec laquelle notre rapporteur spécial suit ces dossiers. Je partage sa dernière remarque concernant l'information du Parlement. Il faut être attentif à ne pas accepter le prétexte d'une certaine confidentialité pour limiter la portée de son information. Il importe en effet que les deux assemblées aient le meilleur niveau d'information possible pour suivre l'indispensable montée en puissance des moyens matériels militaires. La situation géopolitique internationale commande à la France de maintenir ses équipements pleinement opérationnels.

Je souscris aux recommandations du rapporteur spécial. Les alertes qu'il avait lancées il y a quelques années démontrent que le contrôle budgétaire du Parlement est utile et nécessaire.

M. Michel Canévet. - Je remercie également le rapporteur spécial pour son excellent travail sur un sujet extrêmement important. Si la situation opérationnelle s'améliore pour les véhicules blindés de combat d'infanterie, celui-ci a attiré notre attention sur les déficiences des matériels des armées en général. Espérons que les moyens financiers qui leur seront dévolus permettront d'améliorer la situation.

J'en suis d'accord, les parlementaires doivent disposer de toutes les informations nécessaires.

S'agissant de la recommandation n° 4, il convient de souligner que l'aviation comprend des matériels de l'armée de l'air, mais aussi de la marine nationale - c'est le cas en Bretagne. Il me semblerait donc plus judicieux de maintenir pour la maintenance des matériels un rattachement directement au chef d'état-major des armées (Cema).

M. Albéric de Montgolfier. - Le rapporteur spécial a mis en avant l'effet bénéfique de la mutualisation pour la maintenance. Une telle mutualisation est-elle envisagée entre le ministère des armées et les autres ministères concernés par les mêmes équipements ? Je pense notamment à la police ou à la gendarmerie pour les hélicoptères ou aux douanes pour les bateaux, des équipements pour lesquels le taux de disponibilité est parfois très faible. Peut-elle aussi être envisagée pour les achats d'équipements ?

M. Jean-Raymond Hugonet. - Combien de Rafale ont été livrés et sont effectivement en service ?

Mme Florence Blatrix Contat. - La LPM 2024-2030 prévoit une hausse de 14 milliards d'euros, ce qui n'est pas forcément significatif en volume en raison de l'inflation. À combien estimez-vous la hausse nécessaire pour maintenir un niveau d'intervention suffisant dans le contexte mondial que nous connaissons ?

M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - En fait, la coordination du MCO des équipements aéronautiques a été relevée, à l'occasion de la création de la Direction de la maintenance aéronautique (DMAé) en 2018, de l'état-major de l'armée de l'air à l'état-major des armées (EMA) notamment parce qu'il a pu arriver que des tensions se fassent jour entre les trois armées sur le sujet des équipements concernés. Or le MCO des équipements terrestres relève in fine de l'état-major de l'armée de terre et celui des équipements navals de l'état-major de la marine, et ce quelle que soit l'armée de rattachement effectif des matériels concernés. Même si les aéronefs ont un caractère encore davantage interarmées que les matériels terrestres et naval, il n'y a en réalité pas de raison de créer de différence pour les équipements aériens, alors même que l'EMA, structure de coordination et de décision de très haut niveau, ne dispose pas vraiment de compétences particulières en matière de gestion concrète du MCO.

En ce qui concerne la maintenance des matériels de certains services de l'État ne relevant pas des armées, une mutualisation est en effet en partie opérée, même si elle est incomplète. Je pense notamment à la gendarmerie et aux pompiers. Cela ne vaut pas pour les achats en revanche.

Aujourd'hui, environ 150 Rafale sont censés voler. Le calendrier des livraisons semble être globalement respecté.

Concernant les 14 milliards d'euros de crédits supplémentaires pour la maintenance sur 7 ans, en réalité, c'est un peu une course à l'échalote, parce que les équipements sont de plus en plus sophistiqués, donc de plus en plus chers à entretenir.

Dans le même temps, les armées sont contraintes de garder des équipements qui devraient sortir du parc, ce qui coûte là aussi cher. En fait, pour un équipement donné, le MCO coûte très cher les premières années d'utilisation, par exemple parce qu'il y a des réglages à réaliser, moins cher ensuite, puis de plus en plus cher en fin de course, avec l'apparition des obsolescences et avaries structurelles. Il y a donc deux pics de dépenses à gérer, en début et en fin de vie d'un équipement ; c'est un processus qu'il est difficile de maîtriser dans les périodes de transition, comme celle que nous connaissons aujourd'hui, entre les équipements d'ancienne génération et de nouvelle génération.

Je voudrais ajouter, en conclusion, que le MCO est d'autant plus crucial et stratégique qu'on a moins d'équipements que par le passé : le même taux de disponibilité n'a pas les mêmes conséquences quand on a six fois moins de chars qu'au début des années 1990 et trois fois moins d'avions de combat. Entre 1991 et 2021, le nombre de chars de combat est passé de 1 349 à 222, et celui des avions de chasse de 686 à 254. Or, si nous voulons avoir des équipements plus performants et moins nombreux, il faut que le taux de disponibilité soit nettement plus élevé qu'il y a vingt ans.

La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

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