B. RENFORCER LES INSTRUMENTS DE CONTRÔLE DE LA VIE PUBLIQUE ET POLITIQUE À L'AUNE DU RISQUE D'INGÉRENCE

1. Combler les lacunes du cadre juridique régissant le financement de la vie politique et donner de nouveaux moyens d'enquête à la CNCCFP

Les travaux de la commission d'enquête ont permis de mettre en évidence un certain nombre de lacunes dans le cadre juridique régissant le financement de la vie politique (voir Deuxième partie, III, B).

En particulier, il convient de remédier :

- à l'absence de condition de nationalité ni de résidence en matière de prêt des personnes physiques à un candidat à des élections ou à un parti politique, qui font courir des risques directs d'ingérence étrangères ;

- à l'absence de plafond de ces prêts, ce qui, même si une condition de nationalité leur était applique, peut comporter des risques de dépendances vis-à-vis de certains intérêts particuliers, qui peuvent eux-mêmes être en lien avec les intérêts d'une puissance étrangère ;

- à l'absence de condition de nationalité ni de résidence en matière de cotisation des personnes physiques aux partis politiques.

Par ailleurs, le droit en vigueur ne permet pas d'appréhender certaines activités des candidats et des partis sur les plateformes numériques, et des pratiques éventuelles de rémunérations des créateurs de contenus (ou « influenceurs »), qui peuvent être de nationalité française ou étrangère. De telles pratiques devraient être interdites, comme le préconise la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).

La CNCCFP a également fait part à la commission d'enquête de la nécessité, pour mener à bien ses missions, de pouvoir s'assurer que le prêteur ne serve pas d'intermédiaire pour dissimuler l'origine réelle des fonds apportés, et qu'elle ne masque pas ainsi un financement prohibé.

Dans ce même souci de renforcer les prérogatives de la CNCCFP, la commission d'enquête souscrit à plusieurs autres propositions formulées par celle-ci, en lui permettant notamment d'accéder au fichier national des comptes bancaires (Ficoba).

La CNCCFP a également exprimé le souhait de pouvoir « saisir » Tracfin pour pouvoir obtenir, le cas échéant, des renseignements utiles à ses investigations. Cette proposition est d'ailleurs reprise par le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences étrangères (recommandation n° 10)404(*).

La commission d'enquête relève cependant que cette recommandation se heurte à une limite tenant au bon fonctionnement de Tracfin. Interrogé sur ce point lors de son audition devant la commission d'enquête, son directeur a ainsi déclaré : « je ne souhaiterais pas que quiconque ait la faculté de nous obliger à travailler tout de suite sur tel ou tel dossier. Si n'importe qui peut requérir Tracfin, le législateur doit décider que la définition de nos priorités dépend de nos fournisseurs, et non de nous - donc que les terroristes passent en bas de la liste des priorités405(*) ».

En revanche, la commission d'enquête considère que la CNCCFP pourrait utilement être ajoutée à la liste des personnes, limitativement énumérées à l'article L. 561-31 du code monétaire et financier, à qui Tracfin est autorisé à transmettre des informations.

Recommandation n° 29 :  Combler les lacunes existantes dans le cadre juridique applicable au financement des campagnes électorales et des partis politiques, en limitant le montant des prêts à un candidat ou à un parti politique, en interdisant aux personnes physiques étrangères ne résidant pas en France de consentir à ce type de prêts, et en interdisant aux mêmes personnes de cotiser aux partis politiques.

Recommandation n° 30 :  Interdire aux partis et aux candidats de recourir aux créateurs de contenus sur les plateformes (« influenceurs ») pour mener des campagnes d'influence électorale rémunérées.

Recommandation n° 31 :  Renforcer les prérogatives de la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP), en lui permettant de demander aux prêteurs d'établir l'origine des fonds prêtés à un candidat ou à un parti politique, d'accéder au fichier national des comptes bancaires (Ficoba) et en l'intégrant à la liste des personnes à qui Tracfin peut transmettre des informations.

2. Donner à la HATVP les moyens de pleinement mettre en oeuvre ses nouvelles missions en matière de contrôle des influences étrangères et veiller à préserver le haut niveau d'exigence de ce régime
a) Donner à la HATVP les moyens de mettre en oeuvre les nouvelles missions qui lui ont été confiées par la loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France

La commission d'enquête a salué l'adoption de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, dite loi « Ingérences étrangères », qui a permis de conférer à la HATVP de nouvelles prérogatives importantes en matière :

- la création et la gestion d'un répertoire national des représentants d'intérêts agissant pour le compte de mandants étrangers ;

- l'exercice d'un contrôle sur les risques d'influence étrangère en matière de reconversion professionnelle des responsables publics dans le secteur privé ;

- un contrôle des informations relatives aux financements étrangers perçus par les laboratoires d'idées (think tanks).

Cependant, comme cela a été rappelé supra (voir Deuxième partie, III, B), l'exercice de ces nouvelles missions suppose inévitablement des moyens supplémentaires, alors même que ceux de la HATVP sont aujourd'hui taillés au plus juste. En particulier, la création du nouveau répertoire implique inévitablement certains développements informatiques coûteux.

Une telle augmentation de moyens découle expressément de la volonté exprimée par le législateur. Les travaux préparatoires l'attestent, puisque lors de l'examen de la proposition de loi dont ce texte est issu en commission mixte paritaire, le co-rapporteur Sacha Houlié : « L'Assemblée nationale avait prévu une entrée en vigueur au 1er janvier 2024. Le Sénat avait préféré la date du 1er janvier 2025. Nous avons retenu, avec Agnès Canayer, le 1er juillet 2025 pour plusieurs raisons. Cela permettra de voter des crédits pour la HATVP, de recruter des agents et de s'assurer que ceux-ci soient opérationnels six mois après l'adoption du projet de loi de finances pour 2025 »406(*).

La commission d'enquête appelle donc à ce que le prochain projet de loi de finances vienne tirer les conséquences de l'impact de la loi « Ingérences étrangères » sur le budget de la HATVP.

En outre, la HATVP a identifié plusieurs pistes de renforcement du dispositif, qui n'ont pas été intégrées à la loi « Ingérences étrangères », mais qu'il est utile de garder à l'esprit.

La Haute autorité propose ainsi notamment :

- l'instauration d'un pouvoir d'audition et la création d'un délit d'entrave à la mission de la Haute Autorité en plus du possible pouvoir de communication de tout document utile prévu au futur article 18-14 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ;

- des obligations déontologiques pour les personnes tenues de s'inscrire sur le nouveau registre, identiques à celles applicables aux représentants d'intérêts aux termes de l'article 18-5 de la loi de 2013. Une reprise de ces obligations aurait semblé plus pertinente ;

- l'inclusion parmi les collectivités visées à l'article 18-12-1, des membres des instances exécutives et délibérantes des collectivités à statut particulier d'outre-mer que constituent la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, qui ne sont pas couvertes par la proposition de loi alors que le risque d'ingérence étrangère peut y être sensible.

La HATVP préconise également que lui soit octroyé d'un pouvoir de sanction administrative en cas de non-dépôt ou de retard dans le dépôt des déclarations. Il convient cependant de relever que la commission des lois du Sénat, saisie du texte, a expressément écarté cette solution tout en faisant adopter dans le texte un dispositif d'astreinte qui figure bien dans la loi adoptée.

Pour mémoire, cette loi prévoit la remise d'un rapport au Parlement d'un rapport sur l'état de la menace en 2025, année d'entrée en vigueur du dispositif puis tous les deux ans. À l'occasion de la deuxième remise de ce rapport en 2027, un bilan de sa mise en oeuvre après deux ans d'existence pourra être tiré

Recommandation n° 32 :  Tirer les conséquences, dans le projet de loi de finances pour 2025, de l'impact de la mise en oeuvre de la loi « Ingérences étrangères » sur le budget de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, au regard des nouvelles missions qui lui sont confiées.

Recommandation n° 33 :  Intégrer, dans le rapport au Parlement sur l'état de la menace liée aux ingérences étrangères prévu par la loi « Ingérences étrangères », un premier bilan du fonctionnement de la mise en oeuvre du dispositif de contrôle des représentants intérêts agissant pour le compte de mandants étrangers présentant, le cas échéant, les limites rencontrées par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.

b) Veiller à défendre, au niveau européen, un haut niveau d'exigence en matière d'encadrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte d'un mandant étranger

La commission d'enquête alerte sur le fait que préservation des équilibres du nouveau régime français de contrôle des représentants d'intérêts agissant pour le compte d'un mandant étranger dépendra en partie du contenu de la législation européenne à venir en la matière.

En effet, le principal texte du paquet législatif « défense de la démocratie » encore en cours de discussion au sein de l'Union européenne est la directive établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence de la représentation d'intérêts exercée pour le compte de pays tiers. La Commission européenne avait introduit cette proposition de directive en réaction à l'affaire dite du « Qatargate » au sein du Parlement européen. L'objet principal du texte est de renforcer la transparence de ce secteur en prévoyant l'inscription des entités exerçant des activités de représentation d'intérêts pour le compte

Lors du déplacement effectué à Bruxelles par une délégation de la commission d'enquête, le représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, M. Philippe Léglise-Costa, a souligné que le champ de la proposition de directive, qui concerne uniquement les activités de prestation de services de représentation d'intérêts, serait plus restrictif que celui prévu par la loi « Ingérences étrangères ».

Surtout, la proposition de directive prévoit, en l'état actuel de sa rédaction, un niveau d'harmonisation maximal, ce qui signifie que les États membres, dans la transposition de la directive en droit national, doivent introduire des règles respectant les normes minimales et maximales prévues par la directive. Un niveau d'exigence plus élevé en droit interne sur l'encadrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte d'entités étrangères pourrait donc se trouver en contrariété avec le droit de l'Union européenne.

Pour cette raison, la France devra veiller, au cours des négociations sur le paquet « défense de la démocratie », à ce que la directive encadrant la représentation d'intérêts exercée pour le compte de pays tiers prévoit un niveau d'exigence comparable à celui prévue par la loi « Ingérences étrangères »

Recommandation n° 34 : Défendre, au niveau européen dans le cadre de la discussion du paquet « défense de la démocratie », un niveau d'exigence en matière de transparence des activités de représentation d'intérêts exercées depuis l'étranger comparable à celui prévu par la loi « Ingérences étrangères ».

3. Mieux contrôler les risques liés au plus hauts responsables politiques

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, s'est étonné du faible niveau de contrôle préalable à la nomination des ministres au regard de la problématique des influences étrangères : « J'ai toujours été étonné que les ministres ne suivent pas d'entretien d'accréditation ni de confidentialité. Ceux qui disposent le plus d'éléments secrets sont les ministres eux-mêmes, qui sont le réceptacle de l'intégralité des notes de renseignement et des échanges oraux avec leurs services. Or pour ma part, je n'ai pas passé d'entretien, d'accréditation, contrairement à mon directeur de cabinet, mon secrétaire ou mon chauffeur. (...) Un ministre reste un homme ou une femme, avec ses propres faiblesses possibles et ses propres liens, mais n'est même pas tenu à effectuer de déclaration sur l'honneur. Un tel dispositif pourrait être intéressant dans une grande démocratie comme la nôtre. »

La commission d'enquête ne peut que souscrire à cette analyse et considère qu'un tel examen pourrait constituer une bonne pratique préalablement à la nomination de certains ministres particulièrement exposés, sans que celle-ci ne fasse obstacle au pouvoir de nomination des membres du Gouvernement par le Président de la République, tirée de l'article 8 de la Constitution.

Il relève à cet égard que depuis l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique407(*), les ministres sont déjà soumis à certaines exigences en matière de transparence financière, avec des obligations déclaratives à accomplir dans les deux mois qui suivent leur nomination. La pratique veut déjà que l'article 8-1 de la loi précitée, issue de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique408(*), les ministres pressentis fassent l'objet de contrôles concernant leur situation fiscale, leurs éventuels conflits d'intérêts ou encore leur casier judiciaire.

Cette pratique date de l'affaire « Cahuzac ». La commission d'enquête plaide pour que l'on se dote de procédures de cette nature pour se prémunir d'une potentielle nouvelle « affaire » liée à une ingérence étrangère.

Recommandation n° 35 :  Conduire des enquêtes auprès des ministres « pressentis » pour s'assurer de l'absence d'exposition à des influences étrangères.

4. Encourager un renforcement les règles déontologiques applicables aux amendements parlementaires

En cohérence avec l'approche proposée, selon laquelle chacun doit être acteur de sa protection et de celle des autres vis-à-vis des influences étrangères malveillantes, la commission d'enquête considère que les parlementaires eux-mêmes doivent faire preuve d'exemplarité à cet égard.

Deux ministres auditionnés par la commission d'enquête ont relevé publiquement les interrogations soulevées par certains amendements ou questions de parlementaires, en ce qu'ils entreraient en résonnance avec des opérations d'influence étrangères plus larges.

Le ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, a ainsi déclaré : « j'ai eu la responsabilité de plusieurs services de renseignement, et il m'est arrivé de recevoir des notes détaillant des stratégies d'influence et d'entendre des questions parlementaires sur ces mêmes sujets trois semaines après dans les hémicycles... »409(*).

De même, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a également déclaré : « en matière de manipulation et d'ingérences étrangères les parlementaires sont des cibles de choix. À cet égard, certains débats parlementaires, voire certains amendements, peuvent surprendre, mais je n'en dirai pas plus »410(*).

À cet égard, la commission d'enquête considère que le « sourçage » des amendements, dès lors qu'ils sont issus de représentants d'intérêts agissant pour le compte d'un mandant étranger ou de tout autre acteur susceptible à l'égard duquel il est possible de soupçonner un objectif d'influence en lien avec des intérêts étrangers, devrait être largement encouragé au sein des assemblées. Le « sourçage » des questions écrites, orales, ou des questions au Gouvernement serait également souhaitable.

Un récent rapport de Sylvain Waserman défend résolument l'approche du « sourçage » (ou « sourcing »). : « Le sourcing des amendements provenant des représentants d'intérêts, autrement dit l'expression en toute transparence de l'origine de l'amendement porté par un parlementaire lorsque celui-ci a été proposé par un lobby et/ou élaboré avec lui. Tout parlementaire est libre de porter l'amendement qu'il souhaite, même s'il s'agit de la reprise telle qu'elle d'une proposition d'un représentant d'intérêts, et la pratique du sourcing ne limite en rien cette liberté. Toutefois, elle induit deux types de conséquences pour le parlementaire : être probablement plus vigilant sur les motivations et l'acceptabilité de la proposition formulée par le représentant d'intérêts et le cas échéant, rencontrer d'autres acteurs du secteur pour contrebalancer cet avis en cas de doute. Cette pratique c'est aussi pour les parlementaires faire preuve d'une certaine honnêteté intellectuelle : celle de citer ses sources et de l'assumer pleinement »411(*).

Pour mémoire, le guide déontologique du Sénat mentionne déjà cette faculté s'agissant des amendements : « le Sénateur peut préciser dans l'objet de son amendement qu'il a été travaillé avec un représentant d'intérêts (« sourçage »). Il s'agit d'une faculté, à la discrétion du Sénateur, qui exerce librement son droit d'amendement garanti par l'article 44 de la Constitution »412(*)

S'agissant d'amendements travaillés avec des personnes à l'égard duquel il est possible de soupçonner un objectif d'influence en lien avec des intérêts étrangers, la commission d'enquête considère que chaque parlementaire devrait se donner pour obligation de sourcer son amendement.

Recommandation n° 36 :  Encourager résolument en tant que bonne pratique le « sourçage » des amendements et questions parlementaires lorsqu'ils présentent un lien avec une possible influence étrangère.


* 404 Rapport n° 1311 (seizième législature) fait par Constance Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères - États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées - visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, déposé le 1er juin 2023, Tome I.

* 405 Audition du 30 mai 2024.

* 406 Rapport n° 2704 (Assemblée nationale - seizième législature) et n° 646 (Sénat - 2023-2024) fait par Sacha Houlié et Agnès Canayer au nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, déposé le 30 mai 2024.

* 407 Loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

* 408 Loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

* 409 Audition du 28 mai 2024.

* 410 Audition du 25 juin 2024.

* 411 Sylvain Waserman, Propositions pour un lobbying plus responsable et transparent, Janvier 2021

* 412 Guide déontologique du Sénat 2023.

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