N° 739
SÉNAT
SESSION DE DROIT EN APPLICATION DE L'ARTICLE 12 DE LA CONSTITUTION
Rapport remis à M. le Président du Sénat le 23 juillet 2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 juillet 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission d'enquête (1) sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté,
Président
M. Dominique de
LEGGE,
Rapporteur
M. Rachid TEMAL,
Sénateurs
Tome I - Rapport
(1) Cette commission est composée de : M. Dominique de Legge, président ; M. Rachid Temal, rapporteur ; Mme Martine Berthet, MM. Éric Bocquet, Raphaël Daubet, Mmes Nicole Duranton, Nathalie Goulet, Gisèle Jourda, M. Akli Mellouli, Mmes Vanina Paoli-Gagin, Évelyne Perrot, M. André Reichardt, vice-présidents ; MM. Pascal Allizard, Étienne Blanc, Jean-Baptiste Blanc, Loïc Hervé, Ronan Le Gleut, Mmes Vivette Lopez, Catherine Morin-Desailly, M. Claude Raynal, Mme Sylvie Robert, MM. Teva Rohfritsch, Michel Savin.
Les travaux de la mission d'information |
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AVANT-PROPOS
Pas de stratégie sans influence,
pas
d'influence sans stratégie.1(*)
Thierry Burkhard
Les grands hommes appellent honte le fait de perdre et
non celui de tromper pour gagner.
Machiavel, Histoires
Florentines
La commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influence étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté a été créée le 1er février 2024 à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain (SER)2(*).
Pourquoi une commission d'enquête sur les influences étrangères ?
Il existe déjà de nombreux travaux parlementaires du Sénat comme de l'Assemblée nationale et de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) qui est une instance interparlementaire. Le Sénat s'est plus particulièrement intéressé à la notion d'« influence » sous l'angle des influences étrangères dans les universités3(*) et des influences chinoises via le réseau TikTok4(*), dont un suivi figure dans le présent rapport. En revanche, c'est le vocable d'« ingérence » qu'ont retenu l'Assemblée nationale5(*) et la DPR6(*) dans leurs travaux, lesquels se sont essentiellement focalisés sur l'identification des menaces dans la vie politique et le monde du renseignement, moins sur les politiques publiques au sens large.
La création de la commission d'enquête s'est appuyée sur le constat que la menace sur le modèle démocratique et les intérêts de la France ne se limite plus ni à la guerre conventionnelle, ni aux ingérences « traditionnelles » (espionnage, trahison, captation de données, etc.) contre lesquels les services de renseignement luttent par la contre-ingérence. De fait, le départ forcé de la France du Sahel n'est pas un échec militaire mais plutôt l'une des conséquences de la guerre de l'information et de l'influence que livrent des acteurs particulièrement agressifs. Plus largement, les manipulations de l'information sont devenues un levier pour nuire très concrètement aux intérêts de la France, dans l'hexagone, comme outre-mer et à l'étranger.
Par son statut de membre du Conseil de sécurité de l'ONU, d'État doté de la dissuasion nucléaire, de 7ème puissance économique mondiale et par ses prises de position diplomatiques - notamment sur la guerre en Ukraine ou sur le conflit du Haut-Karabagh - la France demeure une cible dans le durcissement des relations géopolitiques mondiales. L'actualité des élections européennes puis des jeux Olympiques place également de la France dans le viseur de puissances étrangères et de groupes para ou non-étatiques malveillants.
Le fait que l'influence soit devenue une fonction stratégique de la revue nationale stratégique 2022 démontre une prise de conscience récente - celle d'une menace nouvelle pour nos politiques publiques - qu'il reste à créer et à structurer au travers de nouveaux moyens de « contre-influence », à la différence de la « contre-ingérence » qui relève la mission traditionnelle des services de renseignement.
Les influences étrangères malveillantes au coeur des nouvelles menaces hybrides.
C'est autour de la notion d'influences étrangères malveillantes que la commission a identifié le coeur des menaces nouvelles qui s'affranchissent des frontières physiques pour s'attaquer à la vie démocratique de la Nation, à son économie et ses intérêts.
C'est également autour de cette notion que les auditions et les déplacements ont permis de mesurer combien la frontière entre, d'une part, l'influence légitime et le soft power et, d'autre part, l'ingérence et la confrontation caractérisée est devenu floue et ténue, dans un continuum que Jean-Yves Le Drian, alors ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avait résumé par la formule suivante : « Il n'y a plus de soft power, il n'y a que du hard power »7(*).
Les travaux de la commission d'enquête en quelques chiffres.
Entre le 14 février et le 2 juillet 2024, la commission aura procédé à 46 auditions au total dont 13 à huis clos pour des raisons de confidentialité des échanges ou de sécurité des personnes entendues. C'est le signe de la sensibilité du sujet, mais aussi une des limites des commissions d'enquêtes dont les pouvoirs s'arrêtent là où commence le secret défense.
Au cours de ces auditions et des cinq déplacements effectués en France et à l'étranger (Bruxelles, Helsinki et Tallinn), 120 personnalités auront été entendues, dont cinq ministres, des services de l'État, des autorités administratives indépendantes, des organismes européens et internationaux, les principaux réseaux sociaux (Meta, Google, X, TikTok), des journalistes, des chercheurs, des experts des médias et de l'intelligence artificielle (IA).
Les auditions publiques de la commission d'enquête auront donné lieu à 125 000 vues sur les réseaux sociaux du Sénat. L'audition la plus suivie aura été celle de Guy-Philippe Goldstein sur l'effet des algorithmes sur la montée des extrêmes, avec 30 000 spectateurs.
Enfin, les outils d'investigation des commissions d'enquête auront été mobilisés tels que l'envoi de questionnaires dont les réponses ont nourri le rapport. La commission tient ici à remercier l'ensemble des personnes entendues et contributrices dont les listes figurent en annexes.
Les défis de la commission d'enquête : surmonter un double langage et un triple paradoxe.
Volontairement, la commission ne s'était pas fixée pour but de désigner d'emblée un pays plutôt qu'un autre comme étant à l'origine des menaces, laissant les personnes entendues répondre spontanément aux questions qu'il s'agisse de la Russie, de la Chine, ou de toute autre partie du monde.
En revanche, l'objectif clairement fixé était de procéder à une évaluation des politiques publiques dans ce domaine, en tenant compte d'une spécificité propre aux influences malveillantes : le double langage mais aussi une série de paradoxes.
Le double langage concerne d'abord celui des puissances étatiques ou des groupes non-étatiques qui profitent des canaux légitimes de communication et de la liberté d'expression des sociétés démocratiques pour diffuser officiellement des mensonges, par exemple sur l'envoi de soldats français en Ukraine, et manipuler l'information à grande échelle. C'est aussi le double langage des plateformes et des Big Tech dont le discours sur les règles de modération des réseaux sociaux masque certainement un modèle économique opaque et des algorithmes qui survalorisent les prises de positions extrêmes.
Un triple paradoxe a également été identifié.
La question des ingérences étrangères a longtemps été traitée sous l'angle des services de renseignement, avec la discrétion qui les entoure. Or, pour sensibiliser plus largement la sphère de l'action publique, il est nécessaire de sortir de cette culture du secret pour mieux diffuser les messages utiles. Le secret sur l'origine des émetteurs malveillants, leurs méthodes et leurs objectifs non seulement participent de leur stratégie mais contribue d'une certaine manière à les protéger.
Autre paradoxe, les influences étrangères malveillantes qui font l'objet d'investissements massifs à l'étranger (on parle de 1,1 milliard d'euros investis par la Russie dans la propagande, ou encore de 2 millions d'agents en Chine dédiés à la surveillance des réseaux) ne sont traitées en France que par un nombre restreint de services régaliens et une poignée d'experts de la contre-influence, sans véritable synergie avec les médias qui de leur côté consacrent des moyens de plus en plus importants à la vérification de l'information (AFP, les décodeurs, les surligneurs de l'info, etc.).
Le troisième paradoxe est que chaque citoyen est à la fois la cible et l'acteur : la cible devient potentiellement, et à son insu, actrice de sa propre désinformation en participant à sa diffusion. Or, le fait de centraliser la lutte contre les manipulations de l'information ou contre les influences étrangères malveillantes au sein de services étroitement spécialisés ne contribue pas à la sensibilisation de la population. À l'image de la culture de « défense globale » mise en place par les pays nordiques et baltes, il est nécessaire et urgent de bâtir une stratégie de résilience par l'éducation aux médias et la formation de l'esprit critique.
Effet multiplicateur des technologies et combat asymétrique.
Deux points transversaux de nos auditions ont retenu l'attention de la commission.
L'influence et les manipulations de l'information ne sont pas des phénomènes nouveaux dans les relations entre États. Ce qui est nouveau est le recours aux supports numériques avec un effet multiplicateur des technologies, l'intelligence artificielle ouvrant l'ère d'une « désinformation sous stéroïdes »8(*).
Il en ressort une asymétrie du combat entre des démocraties dont les principes n'autorisent pas le recours à certaines méthodes propres aux dictatures.
La liberté d'expression et d'opinion sont aux prises avec trois réalités :
- les plateformes numériques diffusent des opinions plutôt que des faits ;
- le contrôle des sources et l'anonymat sont au coeur du sujet ;
- le recours à l'IA peut rendre crédible des faits qui n'ont pas existés.
Lutte contre les influences étrangères malveillantes : pour une mobilisation de toute la Nation face à la néo-guerre froide.
Si cette commission d'enquête ne devait avoir qu'un seul mérite, ce serait celui de tenter de nommer et d'identifier les phénomènes et les problèmes, ce qui est le préalable à leur résolution.
Le rapport est constitué de trois parties :
- une première partie consacrée à une cartographie et une typologie des menaces auxquelles la France est confrontée en raison du durcissement de l'environnement géopolitique ;
- une deuxième partie sur les politiques publiques, leurs forces et leurs limites, à savoir un dispositif régalien étoffé, mais à géométrie variable à mesure que l'on s'éloigne du coeur des ministères et services régaliens, et surtout, sans stratégie globale entre les acteurs publics et les acteurs de la société civile ;
- enfin, une troisième partie destinée à formuler la principale proposition du rapport, à savoir une politique publique de lutte contre les influences étrangères malveillantes.
La politique publique proposée repose sur trois piliers (construire une stratégie globale et interministérielle pour toute la Nation ; bâtir une dynamique de résilience de la population ; gagner la bataille des narratifs) et une feuille de route de 47 propositions à mettre en oeuvre dans différents secteurs pour mieux lutter contre les influences étrangères numériques sur le territoire national et pour développer notre influence positive à l'étranger. La commission a entendu à plusieurs reprise le message selon lequel si on se contente de réagir, on reste toujours en retard. Elle en conclut qu'il faut réinvestir le champ de la communication positive et de la bataille des narratifs pour mieux affirmer la voix de la France.
Ces propositions couvrent également le champ de la diffusion d'une culture de protection dans l'ensemble de l'action publique et de résilience de la société civile en abordant les sujets de l'éducation aux médias, de la régulation des plateformes, mais aussi de la protection des universités et le maintien de la vigilance à l'égard du financement des cultes.
Ce rapport a vocation à tirer des conclusions opérationnelles pour une mobilisation de toute la Nation face à la néo-guerre froide.
* 1 Revue de la Défense nationale n° 856 (Janvier 2023)
* 2 Proposition de résolution n° 242 (2023-2024) présentée par Rachid Temal et les membres du groupe Socialiste, écologique et républicain.
* 3 Rapport d'information n° 873 (2020-2021) fait par André Gattolin au nom de la mission d'information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences, déposé le 29 septembre 2021.
* 4 Rapport n° 831 (2022-2023) fait par Claude Malhuret au nom de la commission d'enquête du Sénat sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, déposé le 4 juillet 2023.
* 5 Rapport n°1311 (seizième législature) fait par Constance Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères - États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées - visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, déposé le 1er juin 2023).
* 6 Rapport public n° 1454 (seizième législature- Assemblée nationale) / n° 810 (2022-2023 - Sénat) fait par Sacha Houlié au nom de la délégation parlementaire au renseignement relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2022-2023, déposé le 29 juin 2023.
* 7 Discours de présentation de la feuille de route de l'influence de la diplomatie française (14 décembre 2021).
* 8 Expression attribuée à Vìra Jourová, vice-présidente de la Commission européenne chargée des valeurs et de la transparence depuis 2019.