C. LE MANQUE DE RIGUEUR DU PROGRAMME DE STABILITÉ 2024-2027 ET L'ABSENCE DE PLFR DÉMONTRENT L'AVEUGLEMENT D'UN GOUVERNEMENT QUI NE PREND PAS LA MESURE DE L'ENJEU ET NE TIENT PAS COMPTE DES ALERTES DE SON ADMINISTRATION

1. Un programme de stabilité qui manque de sérieux et ne retient pas les prévisions techniques des services

Le programme de stabilité 2024-2027, premier exercice majeur de prévision macroéconomique et de déficit public suivant le PLF pour 2024, donne une impression générale d'aveuglement où le Gouvernement défend des prévisions excessivement optimistes de croissance et de déficits publics à un moment où, au contraire, il faudrait faire preuve de davantage de prudence.

Comme le rapporteur a eu l'occasion de le souligner68(*), en sa qualité de rapporteur général, ce document, qui s'appuie sur une prévision de croissance optimiste de 1 % du PIB pour 2024 là où le consensus retenait plutôt 0,7 %, manque de prudence.

Il manque également de rigueur puisque, pour tenir l'objectif de déficit public de 5,1 % de PIB prévu en 2024, il ne documente précisément aucune des mesures qui permettraient de l'atteindre alors même qu'une note des services de Bercy du 16 février 2024 signale qu'à politique inchangée, le déficit public pourrait atteindre 5,7 % du PIB en 2024. Seul le plan d'économie de 10 milliards d'euros adopté le 21 février 2024 constitue une mesure effective, mais, si l'on fait abstraction de ses probables effets récessifs, il permettrait seulement d'atteindre un déficit de 5,4 % du PIB.

Le programme de stabilité manque enfin de cohérence - et donc de prudence - puisqu'il fait fi des effets de rétroaction qui existent entre la croissance et le solde public69(*).

L'irréalisme de la trajectoire de finances publiques 2024-2027

« On doit réduire le déficit de 2,6 points de PIB [d'ici à 2027], ce qui représente 80 milliards d'euros. Comment faire ces économies et quel impact auront-elles sur la croissance ? On a comme un phénomène magique : on annonce des milliards d'euros d'économies, dont on a du mal à documenter la montée en charge, et surtout on fait comme si elles étaient exogènes et n'affecteraient pas la croissance. (...) Les 2,6 points de PIB évoqués représentent environ 80 milliards d'euros, mais ce chiffre est défini hors effet du multiplicateur : on atteindrait un déficit de 2,9 points de PIB en 2027 si ces 80 milliards d'euros d'économie n'avaient aucun effet sur la croissance. Les multiplicateurs moyens de la dépense publique générique, dans la littérature, s'élevant environ à 1, les 80 milliards d'euros d'économies représentent environ 80 milliards d'euros de PIB en moins, soit 40 milliards d'euros de recettes publiques en moins. Pour atteindre l'objectif fixé, il faut en fait doubler la mise, à savoir faire 160 milliards d'euros d'économies. On entre alors dans une spirale de chocs très importants. »

Source : propos de Mathieu Plane devant la mission d'information le 15 mai 2024

Ainsi, la stratégie d'ici à 2027 est le signe d'un manque de prudence et de rigueur voire d'une « pensée magique » du Gouvernement.

Enfin, le programme de stabilité met en évidence l'absence de prise en compte par le Gouvernement des alertes de son administration, en indiquant « en même temps » s'appuyer sur cette même administration pour justifier l'absence d'actualisation des articles liminaire et d'équilibre du PLF pour 2024.

En effet, alors qu'une note pour le ministre du 19 janvier 2024 de la Direction générale du Trésor prévoyait une croissance de 0,9 % pour l'année 2024 et qu'une note du 1er mars 2024 envisageait, elle, une croissance de 0,8 %, Bruno Le Maire a annoncé une révision de la prévision de croissance à hauteur de 1 % le 18 février 2024, prévision conservée dans le programme de stabilité 2024-2027 présenté le 17 avril 2024 en Conseil des ministres.

2. L'absence de projet de loi de finances rectificative malgré le bouleversement des équilibres actés dans la loi de finances initiale pour 2024 relève du déni de réalité, voire du déni de démocratie

Comme l'a indiqué le Conseil constitutionnel, « une loi de finances rectificative doit être déposée dans le cas où il apparaît que les grandes lignes de l'équilibre économique et financier définies par la loi de finances de l'année se trouveraient, en cours d'exercice, bouleversées »70(*).

Interrogé pour savoir si les grandes lignes de la loi de finances avaient été ainsi « bouleversées », le ministre de l'économie et des finances a répondu devant la mission d'information, lors de son audition le 30 mai 2024, que « L'honnêteté et la sincérité me conduisent à dire que les grandes lignes de ladite loi sont en effet profondément modifiées, à la fois par le chiffre du déficit pour 2023 et par la révision de la prévision de croissance en 2024 ». Ce fait est en effet difficilement contestable dans un contexte où la loi de finances initiale 2024 prévoyait un déficit à 4,4 % du PIB alors que le programme de stabilité prévoit un déficit fortement dégradé à 5,1 %, au prix d'un décret d'annulation de 10 milliards d'euros et d'annonces de nouvelles mesures pour encore 10 milliards d'euros supplémentaires, soit un écart total de l'ordre de 40 milliards d'euros.

Seul un projet de loi de finances rectificative permettrait de clarifier les nouvelles donnes du solde budgétaire par une vision actualisée des ressources, mais aussi des dépenses. Une communication fondée sur une série d'entretiens dans la presse ne remplace pas une véritable information budgétaire chiffrée et exhaustive, en particulier à l'endroit du Parlement.

En outre, l'absence de projet de loi de finances rectificative donne l'impression que le problème peut se résoudre tout seul, et sans inclure le Parlement dans le processus. Or les risques sur l'exécution budgétaire sont réels, y compris concernant les dépenses. Si le Gouvernement s'est donné de vastes marges de manoeuvre par l'utilisation immodérée des reports de crédit, il risque de devoir faire face à la réalité de besoins nouveaux et de programmes insuffisamment dotés en loi de finances initiale.

Il ressort en effet des documents obtenus par la mission d'information que certaines politiques publiques sont en risque fort dans le cadre de l'exécution budgétaire de leurs crédits en 2024, les administrations concernées ne disposant pas des crédits nécessaires pour tenir leur budget d'ici à la fin de l'année.

À titre d'exemple, le manque de crédits est d'ores et déjà estimé à plus de 250 millions d'euros sur le programme 177 « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables » de la mission « Cohésion des territoires », même en supposant que les crédits mis en réserve seront dégelés. Or, l'insuffisance des crédits ouverts en 2024 était connue du Gouvernement avant même la promulgation de la loi de finances initiale. Si le ministre en charge du logement a, dès le 8 janvier, annoncé un besoin de crédits supplémentaire de 120 millions d'euros, il ressort des documents consultés que cette mesure avait été arbitrée en réunion interministérielle dès le 21 décembre 2023 et qu'il s'y ajoute d'autres dépenses d'un montant au moins équivalent, qui nécessiteront très probablement l'ouverture de crédits en cours d'année. Attendre la loi de finances de fin de gestion n'aurait aucun effet en termes d'économies budgétaires, mais pourrait poser des difficultés importantes aux opérateurs qui, pour mettre en oeuvre cette politique, dépendent des crédits versés par l'État.

En effet, si le projet de loi de finances rectificative est très souhaitable lorsque des prévisions de recette en baisse font peser un risque sur les équilibres définis par la loi de finances, il devient juridiquement indispensable lorsqu'il s'agit d'ouvrir des crédits nouveaux, d'autant plus que le décret d'annulation de crédits du 21 février dernier empêche le Gouvernement de procéder à toute nouvelle ouverture de crédits d'ampleur par décret d'avance : les articles 13 et 14 de la loi organique relative aux lois de finances ne permettent d'annuler que 1,5 % des crédits ouverts en loi de finances, soit 12,2 milliards d'euros71(*) environ au total au cours de l'année 2024. En conséquence, seuls 2 milliards d'euros environ pourraient encore être ouverts ou annulés par la voie du décret.

Il paraît donc nécessaire, pour le respect des principes budgétaires et de l'information du Parlement, mais aussi tout simplement pour assurer la bonne exécution des politiques publiques, de présenter, sans attendre les derniers mois de l'année 2024, un projet de loi de finances rectificative.

Recommandation : présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR) en cas de modification importante des prévisions sous-tendant la loi de finances initiale (Gouvernement).

3. Le prétendu volontarisme politique des prévisions de croissance et de déficit public, ou la dangereuse confusion entre technique et politique

Les travaux de la mission ont également permis d'identifier une confusion dans la nature de l'exercice de prévision, qui est par essence technique mais qui, sous l'influence des ministres en exercice, devient politique. Il est préjudiciable, pour le ministère des finances, de disposer d'un appareil statistique aussi riche et performant, pour finalement déformer les résultats qu'il propose.

Les prévisions économiques du ministère des finances

Pour réaliser les prévisions qu'elle présente au ministre, la direction générale du Trésor dispose de plusieurs modèles :

- la prévision à court terme, pour le trimestre en cours, repose sur l'exploitation des données conjoncturelles et tente de reproduire la méthodologie des comptes trimestriels à l'aide d'une maquette dédiée (le « garde-fou » 72(*)) ;

- la prévision annuelle, pour l'année en cours et la suivante, est réalisée avec le modèle Opale73(*). Ce modèle (qui comprend environ 800 variables et 500 équations) intègre une grande quantité de données « exogènes » (ou produites par d'autres bureaux du Trésor), et notamment les finances publiques, le scénario international ou les taux d'intérêt. La prévision intègre par ailleurs nécessairement du jugement d'expert : ainsi, une question importante que doit trancher régulièrement le prévisionniste concerne la nature (temporaire ou structurelle) des chocs inexpliqués passés74(*).

Le modèle Mésange75(*), de plus grande taille, comporte 1 800 équations. Il permet de simuler et évaluer des mesures de politique économique, et peut être utilisé pour l'exercice de prévision. Certaines de ses équations ou blocs d'équations peuvent être utilisés au cas par cas pour appuyer des analyses économiques.

Source : commission des finances et réponses du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique au questionnaire du rapporteur

En dépit des outils poussés de prévision dont dispose le ministère, les informations à disposition de la mission d'information, précédemment évoquées, révèlent que le ministre a fait le choix de retenir pour 2024 une prévision de croissance différente de celle de ses services.

L'écart entre les prévisions de croissance portées par les services et celles annoncées par le ministre signifie, en creux, qu'un arbitrage politique est réalisé sur la prévision de croissance.

Bruno Le Maire a ainsi assumé, lors de son audition du 30 mai 2024, que les prévisions de croissance du Gouvernement étaient le fruit d'une volonté politique : « j'estime que mon rôle de ministre de l'économie ne se réduit pas à tenter de me rapprocher le plus possible du taux de croissance effectif, mais qu'il consiste aussi à montrer que la croissance est portée par une ambition (...). Comme le soulignait le Président de la commission, il m'appartient de prendre des décisions politiques. Or, afficher un objectif de croissance est également une décision politique : mon rôle consiste à fixer une ambition, pas simplement une évaluation ».

Dans la mesure où les prévisions de déficit public reposent en partie sur la prévision de croissance, et que celle-ci s'avère partiellement au moins la résultante d'une décision politique non documentée, il est permis de douter de la véracité des prévisions avancées, dès lors qu'elles s'éloignent des hypothèses techniques. Il est, dans ce contexte, encore plus préjudiciable pour le Parlement de ne pas disposer des prévisions techniques des services puisque cela l'amène à voter sur des textes financiers sur la base de chiffres dont il ignore les sous-jacents véritables.

Une telle confusion discrédite les prévisions de croissance et de déficits annoncées par le Gouvernement.


* 68 « Programme de stabilité 2024-2027 : chronique d'une dérive budgétaire annoncée », rapport d'information n° 559 (2023-2024) de M. Jean-François HUSSON, déposé le 30 avril 2024.

* 69 L'avis du Haut Conseil des finances publiques n° HCFP-2024-2 relatif aux prévisions macroéconomiques associées au Programme de stabilité pour les années 2024 à 2027 souligne également ce manque de cohérence.

* 70 Conseil constitutionnel, décision 91-298 DC du 24 juillet 1991 « Loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier ».

* 71 Ce calcul suppose (usage jamais validé explicitement par la juridiction administrative ou constitutionnelle) que le taux de 1,5 % porte à la fois sur les crédits ouverts sur le budget général mais aussi sur les budgets annexes et les comptes spéciaux.

* 72 Documents de Travail de la DG Trésor Numéro 2015/04 (Juin 2015), " La prévision de croissance de court terme à la DG Trésor " (economie.gouv.fr).

* 73 Document de Travail de la DG Trésor Numéro 2017/06 (Mai 2017), " La maquette de prévison Opale 2017 " (economie.gouv.fr).

* 74 Réponses du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique au questionnaire du rapporteur.

* 75 Documents de travail de la DG Trésor. Numéro 2017/04 (mai 2017), « Le modèle macroéconométrique Mésange : réestimation et nouveautés ».

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