EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 12 juillet 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de M. Ronan Le Gleut, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jacques Le Nay et M. Jean-Pierre Grand, rapporteurs du groupe de travail sur « L'Egypte, porte d'entrée de la France dans les crises du Moyen-Orient ».
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, pour notre dernière réunion de la législature notre ordre du jour appelle l'examen de deux rapports d'information, une communication sur la coopération militaire entre la France et l'Allemagne et des désignations de rapporteurs ainsi que des membres de la délégation de la commission qui va participer à la conférence interparlementaire pour la politique étrangère et de sécurité commune et la politique de sécurité et de défense commune : j'observe que celle-ci se déroulera à Madrid du 1er au 3 octobre à Madrid, c'est-à-dire au moment de l'élection du président du Sénat, ce qui n'est pas, pour nous, la date la plus appropriée.
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Nous allons vous présenter les conclusions de notre déplacement en Égypte de mai dernier, qui visait à faire un état des lieux de notre relation diplomatique et de notre coopération militaire avec ce pays.
Chacun sait que nous avons une relation ancienne, solide et approfondie avec l'Égypte. En même temps, les bouleversements et les équilibres qui changent au Moyen-Orient incitent à nous interroger sur l'avenir de cette relation et sur ce que nous pouvons en attendre.
Je voudrais d'abord évoquer rapidement la situation économique et sociale du pays. L'Égypte est d'abord caractérisée par une démographie explosive. La population a passé le cap des 100 millions d'habitants en février 2020 et pourrait atteindre 150 millions en 2050. C'est le troisième pays le plus peuplé d'Afrique après le Nigeria et l'Éthiopie. Pour le moment, elle ne profite pas du « dividende démographique » : il est très difficile d'intégrer 800 000 nouveaux entrants chaque année sur le marché du travail et le chômage des jeunes atteint 26,5 %. Plus grave, le niveau de vie par habitants diminue. Il est vrai que malgré ces difficultés, cette population nombreuse représente tout de même un marché très vaste pour les acteurs économiques du pays et de la région. C'est déjà pour nous une raison de continuer à y renforcer la présence de nos entreprises.
L'Égypte a par ailleurs un atout : depuis une quinzaine d'années, elle est devenue excédentaire dans sa production énergétique grâce à la découverte du champ Zohr en Méditerranée. Elle dispose également d'une infrastructure de liquéfaction pour transformer et acheminer le gaz israélien vers l'Europe. Elle a également signé des accords de coopération avec l'Europe et des pays du Golfe pour produire de l'hydrogène vert et bleu, domaine dans lequel elle pourrait briller dans les prochaines années.
Cependant, l'Égypte est surtout un pays en crise aggravée par la Covid 19 puis la guerre en Ukraine. C'est même l'un des pays au monde pour lesquels les effets du conflit sont les plus graves. En effet, l'Égypte est le premier importateur mondial de blé, avec une dépendance aux importations de l'ordre de 80 %, dont 50 % viennent de Russie et d'Ukraine, et une dépendance de 95 % pour l'huile de tournesol. Le pays est donc très exposé au risque de ruptures d'approvisionnement et à la hausse des prix. Il serait l'un des premiers concernés, à terme, par un déficit de la production mondiale. Le conflit a aussi d'énormes conséquences sur le plan touristique, car les Russes et les Ukrainiens constituaient les plus gros clients du secteur.
La population égyptienne est directement affectée par cette crise, alors que, déjà en 2019, les deux tiers des Égyptiens vivaient soit sous le seuil de pauvreté, soit juste au-dessus. L'inflation a atteint 21,3% l'année dernière et la livre égyptienne s'est dépréciée de 89 % depuis le début de 2022. Les subventions de produits de première nécessité sont le seul instrument dont dispose le pouvoir pour tenter de limiter les effets de la crise. Des appels à manifester ont eu même lieu à l'automne 2022, ce qui est rare dans ce pays dont la population est très contrôlée par l'appareil sécuritaire. Bref, des troubles sociaux importants ne sont selon nous pas à exclure totalement.
En tout état de cause, je pense qu'il faut que nous continuions à soutenir ce pays dans cette passe difficile, comme nous le faisons déjà notamment à travers notre aide au développement, l'Agence française de développement (AFD) étant très investie dans le pays. L'agence a ainsi prévu de contribuer à l'offre française de financement et d'investissement en Égypte à hauteur d'un milliard d'euros de 2021 à 2025.
Conséquence de cette crise, l'Égypte se met de plus en plus dans les mains des monarchies du Golfe ainsi que du FMI. Les pays du Golfe ont le sentiment d'avoir longtemps soutenu l'Égypte à fonds perdus dans ses grands projets, comme la nouvelle capitale construite au milieu du désert. Ils exigent désormais un retour sur investissement, en particulier sous la forme de prises de participation dans les entreprises égyptiennes. À titre d'exemple, la quasi-totalité des médias égyptiens appartiennent désormais à des entreprises des pays du Golfe, ce qui soulève tout de même un problème de souveraineté. Par ailleurs, l'Égypte a été contrainte de solliciter à nouveau l'aide du FMI et a obtenu, difficilement, un nouveau programme pour 3 milliards de dollars, le troisième depuis 2016. Le FMI impose une politique monétaire permettant le maintien d'un taux de change flexible, une consolidation budgétaire et surtout des réformes structurelles. En clair, il s'agit de réduire l'empreinte de l'armée et d'accroître le rôle du secteur privé dans l'économie. À vrai dire, cela paraît compliqué car l'armée est partout en Égypte, dans tous les secteurs économiques.
Nous avons donc identifié un certain nombre de facteurs d'instabilité. Cependant, nous soulignons que l'Égypte reste un acteur incontournable dans la région. D'abord, nos relations sont marquées par une très grande confiance. Les visites croisées au niveau des chefs d'État sont quasiment annuelles, les dernières ayant été celles du Président de la République à Charm-el-Sheikh à l'occasion de la COP27 et du Président Sissi à Paris en juillet 2022. Surtout, l'Égypte est un partenaire très important de la France au Moyen-Orient et une véritable porte d'entrée dans les crises de la région. La coopération est particulièrement étroite sur le dossier libyen, en particulier depuis la mise en place du comité franco-égyptien sur la Libye en 2018. Les consultations au niveau des hauts fonctionnaires et ministres sont nombreuses sur les autres sujets portant sur l'Afrique, la Syrie au sein du Small Group, la lutte contre le terrorisme et le processus de paix au Proche-Orient avec le groupe d'Amman. Enfin, la France soutient l'Égypte au sein des Nations unies sur la question du barrage de la Renaissance.
Permettez-moi à présent de vous lire l'intervention de Mme Sylvie Goy-Chavent qui n'a pas pu se rendre disponible ce matin. Elle a souhaité vous exposer le rôle clef que joue l'Égypte dans plusieurs crises régionales, ce qui justifie d'entretenir notre excellente relation mutuelle.
La première de ces crises est bien sûr le conflit israëlo-palestinien. L'Égypte joue toujours un rôle de médiation entre Israéliens et Palestiniens lors des épisodes de tensions ou d'affrontements, ainsi qu'entre les diverses factions palestiniennes. Elle oeuvre également en faveur d'une relance du processus de paix conformément à la solution à deux États, dans le cadre du groupe d'Amman associant aussi la Jordanie, l'Allemagne et la France. Au moment de notre déplacement en mai dernier, après une escalade meurtrière, un cessez-le-feu entre le Jihad islamique de Gaza et Israël venait d'être signé sous l'égide des services de renseignement égyptiens. L'Égypte continue en effet d'être à peu près le seul pays à pouvoir garantir un tel cessez-le-feu, du fait de son contrôle sur Gaza. L'Égypte partage notre constat d'une situation totalement bloquée, notamment parce que la partie israélienne ne fait plus du conflit une priorité, étant davantage concentrée sur la menace iranienne. Le vice-ministre des affaires étrangères, M. Hamdi Loza, nous a dit qu'à son avis Israël se satisfait d'un statu quo qui ne l'oblige à renoncer à rien, et compte sur d'autres pays comme le Qatar et l'Égypte pour tenir Gaza à bout de bras.
Par ailleurs, l'Égypte a perdu de l'influence à cause des accords d'Abraham. Ces traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis ainsi qu'entre Israël et Bahreïn, prolongés par des accords avec le Soudan et le Maroc, signifient en effet une marginalisation du conflit israélo-palestinien et donc une perte d'influence pour l'Égypte. Dans ce contexte, les autorités que nous avons rencontrées ont tenu à réaffirmer l'importance de la résolution du conflit. Les relations entre Égypte et Israël restent bonnes mais les Égyptiens souhaiteraient qu'Israël s'investisse davantage pour améliorer la situation.
Au-delà du conflit israélo-palestinien, nous avons été frappés, lors de nos entretiens avec les membres du Gouvernement, par le fait que le pays se perçoit comme assiégé par les menaces. Le vice-ministre des affaires étrangères a ainsi expliqué qu'alors qu'en 1973, la menace ne provenait que de la seule frontière avec Israël, désormais celle-ci est la seule parfaitement sûre, toutes les autres frontières étant menaçantes.
La crise soudanaise est la menace la plus actuelle pour le pays et représente une forme d'échec pour l'Égypte. En effet, avant l'éclatement du conflit entre les deux généraux al-Burhane et Hemetti, les Égyptiens soutenaient davantage al-Buhrane, pariant sans doute sur une évolution « à l'égyptienne », avec un pouvoir militaire fort. Le déclenchement des hostilités a donc consterné les Égyptiens. Le début des combats a déclenché un fort afflux de réfugiés : 70 000 personnes avaient déjà franchi la frontière en mai, et 350 000 au moins sont attendues. Les autorités égyptiennes sont pessimistes sur l'évolution du conflit : comme l'a déclaré l'un de nos interlocuteurs, « nous avons besoin d'un miracle au Soudan » ! Le vice-ministre des affaires étrangères a souligné que les États-Unis avaient décidé de s'appuyer sur l'Arabie Saoudite pour la résolution du conflit. Ce choix contribue à mettre en avant la montée en puissance de ce pays dans la région, au détriment de l'influence égyptienne.
Par ailleurs, la frontière avec la Libye à l'Ouest est considérée comme la plus menaçante en raison de sa longueur - 1 200 km - et du risque de passage de combattants étrangers, d'armes, de munitions, d'engins explosifs improvisés (IED), de drogue, etc. Le vice-ministre de la défense nous a également rappelé l'enlèvement et l'exécution en 2015 par un groupe rattaché à l'État islamique de 21 coptes égyptiens. La partition de facto de la Libye avec deux Gouvernements, est en réalité un statu quo supportable pour l'Égypte, qui reste néanmoins préoccupée par la présence et l'influence du rival turc dans l'Ouest du pays. La lutte contre cette ingérence turque reste ainsi d'actualité et bien entendu nous partageons la position égyptienne sur ce point.
L'autre menace importante pour les Égyptiens est l'Iran. Le 10 mars 2023 a été signé un accord inattendu entre l'Arabie Saoudite et l'Iran sous l'égide de la Chine. L'Égypte n'a pu que prendre acte. Elle se contente maintenant d'en espérer d'éventuelles conséquences positives pour ses intérêts en Syrie, au Liban, en Irak et au Yémen. Parmi les responsables que nous avons rencontrés, deux analyses s'opposent. Selon le ministère des affaires étrangères, l'Iran n'est qu'une menace lointaine pour l'Égypte qui a déjà fort à faire dans son voisinage immédiat. Selon l'autre analyse, qui nous a été présentée par le vice-ministre de la défense, l'Iran est au contraire clairement un danger prégnant. L'Égypte doit donc rester mobilisée contre ce pays qui menace, selon elle, le caractère « arabe » de la région.
Je laisse la parole à Jacques le Nay pour évoquer les autres crises dans lesquelles l'Égypte est impliquée.
M. Jacques Le Nay, rapporteur. - Je poursuis la présentation de notre rapport en évoquant les menaces qui semblent aux Égyptiens littéralement les « assiéger ». Pas un de nos interlocuteurs n'a omis d'évoquer le remplissage par l'Éthiopie du réservoir du barrage de la Renaissance. Son impact sur l'unique zone agricole égyptienne est redouté. En réalité, plus que le barrage de la Renaissance, l'Égypte craint la multiplication de plus petites retenues destinées à l'irrigation en Éthiopie, car elles auraient pour effet de réduire définitivement le débit du fleuve. Le Soudan s'était souvent montré proche des positions égyptiennes sur cette question, mais le général al-Burhane a assuré le 26 janvier dernier être « d'accord sur tous les points » avec l'Éthiopie. La déstabilisation du Soudan ajoute ici une nouvelle inconnue. L'Égypte nous est très reconnaissante d'être un des seuls pays qui la soutient au Conseil de sécurité sur ce dossier. Le ministre adjoint de la défense nous a dit quasiment dans la même phrase qu'il n'excluait plus la solution militaire et qu'une telle solution serait catastrophique. Il nous a donc indiqué que l'Égypte travaillait à une autre solution pour assurer l'approvisionnement en eau du pays, à savoir la construction de 21 stations de dessalement. La situation financière actuelle très difficile du pays suscite toutefois des doutes sur ce programme.
Un autre front pour les autorités égyptiennes reste la lutte contre le terrorisme. Les craintes à cet égard viennent de Libye mais aussi du Sinaï. Dans cette région, les attaques dues à l'État islamique mais aussi au contexte politique et social local, avec une révolte des tribus bédouines, se sont multipliées depuis 2011, jusqu'à aboutir à une véritable guerre larvée. Les opérations menées dans cette région constituent l'engagement le plus important de l'armée depuis 1973. Cette guerre est peu documentée car les observateurs indépendants sont interdits dans le Nord-Sinaï depuis l'été 2013. Les Égyptiens craignent aussi que l'État islamique (EI) ne tente un coup de force à Gaza, la frontière avec l'enclave palestinienne constituant une préoccupation permanente. L'Égypte estime cependant avoir jugulé en grande partie ce problème grâce à un assouplissement de sa politique à l'égard des tribus bédouines, ce qui a permis de faire beaucoup baisser le nombre d'attaques. Toutefois, 11 militaires égyptiens ont encore été tués en juillet 2022.
Ce conflit est l'un des dossiers dans lesquels l'Égypte est critiquée sur le plan des droits de l'homme. L'administration américaine a conditionné une partie des 130 millions de dollars de son aide militaire à des avancées en la matière. La France conduit avec l'Égypte un dialogue sur ce sujet, qui a notamment permis la libération de l'activiste Ramy Shaath le 6 janvier 2022. Des listes de cas individuels faisant l'objet d'un suivi particulier sont remises aux autorités. En marge de la COP27, le Président de la République a notamment évoqué avec son homologue égyptien la situation du militant et prisonnier Alaa Abdel Fattah.
En réponse à ces menaces régionales, l'Égypte a récemment déployé de nouvelles bases militaires majeures. En juillet 2021, a ainsi été inaugurée une base navale baptisée « Nouveau 3 juillet » dans l'extrême nord-ouest, à proximité de la frontière avec la Libye, afin de contribuer à la sécurisation de cette frontière et à la lutte contre l'immigration clandestine. Sur la Mer Rouge, la base de Bérénice, créée en janvier 2020, permet de rapprocher les forces égyptiennes du Sud de la Mer Rouge et du détroit de Bab-el-Mandeb, dans une optique anti-iranienne. Enfin, la base Mohamed Naguib a été inaugurée le 22 juillet 2017, près d'El'Alamein, à l'est d'Alexandrie, assurant ainsi une force de projection en Méditerranée orientale.
Pour conclure sur ce volet, l'Égypte de Sissi fait preuve d'un certain activisme international. Cependant les difficultés rencontrées par le pays sur le plan intérieur et extérieur l'obligent à assister en spectateur à la montée en puissance de ses concurrents régionaux. La signature des accords d'Abraham, l'accord irano-saoudien, le déclenchement de la guerre civile soudanaise sont autant d'exemple d'événements lourds de conséquences pour le pays et son statut international. En particulier, la montée en puissance et l'activisme de l'Arabie Saoudite de MBS (Mohammed ben Salmane), qui soutient toujours le pays financièrement mais exige désormais des contreparties, sont soulignés par les autorités égyptiennes elles-mêmes.
Au final, les seules évolutions positives pour l'Égypte du point de vue de sa sécurité régionale viennent de l'amélioration de ses relations avec la Turquie et avec la Syrie. Je mentionne la rencontre turco-égyptienne entre ministres des affaires étrangères qui a eu lieu au printemps dernier. Le vice-ministre des affaires étrangères, Hamdi Loza, a tenu à nous indiquer qu'un contact avait été pris au préalable avec Chypre et la Grèce. En réalité, le rapprochement avec la Turquie reste très prudent et dépendra de l'évolution de la situation en Méditerranée orientale. Il est certain que l'Égypte estime avoir à gagner d'une amélioration des relations avec la Turquie car la sécurisation maritime de ses gisements gaziers est très coûteuse.
Un début de rapprochement s'opère également aujourd'hui avec la Syrie à la suite du tremblement de terre, après 10 ans de brouille. En avril dernier, le ministre égyptien des affaires étrangères a reçu son homologue au Caire. Nous ne partageons pas nécessairement son analyse, mais l'Égypte estime que ce rapprochement est nécessaire pour contrecarrer la progression de l'influence iranienne dans la région. Sur ce sujet également, l'Égypte reste finalement prudente. Elle n'a pas encouragé la réintégration de Bachar au sein de la ligue arabe, qui s'est produite le 7 mai à l'initiative de l'Arabie Saoudite.
Je laisse à présent la parole à Jean-Pierre Grand pour évoquer la coopération militaire.
M. Jean-Pierre Grand, rapporteur. - J'évoquerai pour ma part notre excellente coopération militaire avec l'Égypte et la confiance qui règne sur ce sujet entre nos deux pays.
Nous avons en effet pu rencontrer quelques-uns de nos principaux industriels au Caire. Ainsi, nous avons évoqué avec le représentant de Dassault la coopération déjà très ancienne en matière d'avions de combat. Je rappelle qu'au fil des années l'Égypte a acquis le Mirage 5, l'Alphajet, le Mirage 2000 et, bien sûr, le Rafale. Selon notre interlocuteur, ces excellentes relations contrastent avec celles entretenues avec les Américains, qui se seraient montrées décevantes sur plusieurs points. Les relations avec les Britanniques sont également difficiles. Par ailleurs, les Chinois essaient de vendre davantage mais sans grand succès, et il en va de même avec les Russes. Ainsi, la relation avec la France est véritablement essentielle pour l'Égypte dans ce domaine. Deux tranches de 24 et 30 avions Rafale ont donc été vendues à l'Égypte en 2015 et en 2021. Les livraisons de la nouvelle série commenceront en février 2026. Les Égyptiens se considèrent comme nos « porte-bonheur » pour la vente de cet avion de combat car ils estiment avoir servi d'exemples pour les acheteurs suivants.
Les contrats « Rafale » sont appréciés car ils offrent une grande autonomie stratégique aux Égyptiens. Le vice-ministre de la défense égyptien nous a ainsi expliqué qu'il était en capacité de déplacer les Rafale en Égypte ou en Arabie Saoudite sans l'assistance de Dassault et avec un effectif réduit, ce qui n'est pas le cas avec les avions américains. J'ajoute que les pilotes égyptiens du Rafale sont formés en Égypte dès le départ. Grâce au contrat sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) signé après la vente, le taux de disponibilité des Rafale égyptiens serait très élevé et supérieur à celui des F16.
La confiance est également très grande dans les relations avec le motoriste Safran, présent en Égypte depuis les années 1970 et qui a un champ d'activité très large : moteurs d'avions de combat mais aussi optronique, navigation, trains d'atterrissage et roues, aussi bien dans le domaine civil que militaire. Pour l'armée de l'air, Safran intervient en Égypte sur 60 moteurs d'hélicoptères, 40 d'Alphajets, 15 de Mirage et 120 de Rafale. S'agissant de la maintenance des moteurs de Rafale, le représentant de Safran nous a indiqué que l'entreprise aurait sans doute des difficultés en la matière du fait du grand nombre d'avions récemment vendus. Tant les représentants de Safran que ceux de Dassault ont insisté sur le fait que la coopération industrielle deviendra à l'avenir un passage obligé. Il n'y a aucune obligation légale de localiser de l'activité en Égypte, mais la simple concurrence nous y oblige. Le fait que l'Égypte ait le tissu industriel le plus développé de la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO) constitue un atout à cet égard, même si persiste un manque de qualifications intermédiaires type BTS.
Nous avons également pu nous entretenir avec un représentant de Naval Group, pour qui cette coopération industrielle est déjà une réalité dont les Égyptiens sont très fiers. En effet, la fabrication des corvettes Gowind est entièrement réalisée dans un arsenal d'Alexandrie. Un total de sept navires de premier rang ont ainsi été acquis par l'Égypte : quatre Corvettes Gowind de 2 500 tonnes ont été vendues par Naval Group, dont trois sont fabriquées à Alexandrie, pour un montant d'environ 1 milliard d'euros ;
- une frégate multi-missions (FREMM) a été prise sur le stock de la marine nationale en 2016 ;
- deux porte-hélicoptères amphibie (PHA) sont en cours d'équipement car ils ont été vendus sans systèmes de combat. Je rappelle qu'il s'agit des Mistral que nous avions vendus à la Russie et que François Hollande avait décidé de ne pas livrer après l'invasion de la Crimée.
Je souligne que ces contrats bénéficient d'un rayonnement important dans la région du fait des coopérations maritimes de l'Égypte en Méditerranée orientale : Grèce, Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis... C'est ainsi que deux corvettes Gowind ont également été acquises par les Émirats Arabes Unis. Naval Group a par ailleurs insisté sur ce partenariat stratégique avec l'Égypte.
Enfin nous avons rencontré un représentant du fabriquant de missiles MBDA. L'entreprise travaille aussi beaucoup avec l'Égypte, que ce soit avec les armées de Terre, la marine ou l'armée de l'air, avec des produits comme le Mistral, le VL MICA (Missile d'Interception, de Combat et d'Auto-défense) et le système SAMP/T. Une interrogation subsiste encore aujourd'hui sur l'acquisition à venir des MICA/NG (nouvelle génération) pour les 30 nouveaux Rafale : pour l'instant ils ne sont pas encore commandés, sans doute du fait de la situation financière compliquée de l'Égypte. En revanche ils ont déjà été commandés en version sol/air par la marine égyptienne, ce qui dénote encore une fois une grande confiance dans nos fabrications car c'est la première commande de matériels qui ne sont pas encore opérationnels.
Pour conclure sur l'ensemble de notre visite, je souligne à nouveau l'excellente relation qui nous lie à l'Égypte, qui reste un acteur important dans cette région déchirée par de nombreuses crises. Toutefois, il nous faut également mesurer la perte d'influence de ce pays, notamment au profit des monarchies du Golfe, au premier rang desquels l'Arabie Saoudite. La visite officielle de MBS à Paris le mois dernier illustre bien cette évolution. Elle montre toutefois aussi que nos intérêts sur les dossiers du Moyen-Orient - en particulier la Syrie ou l'Iran - sont loin d'être alignés avec la monarchie saoudienne. Dans ce contexte, la confiance qui prévaut dans notre relation avec l'Égypte reste un capital à entretenir. Le pays a des atouts économiques et humains importants sur lesquels il nous faut résolument continuer à parier.
M. Christian Cambon, président. -J'ouvre à présent la discussion sur cet excellent rapport dont je vous remercie.
M. Pascal Allizard.- Je voudrais à mon tour d'abord féliciter nos collègues pour la qualité et la précision de leur rapport. Je souhaite surtout insister, comme cela a été fait à plusieurs reprises, sur l'absolue nécessité de garder avec ce pays, les meilleures relations possibles. Il s'agit de les aider, dans la mesure de nos capacités et notre influence dans les enceintes internationales, à régler leurs problèmes de développement économique comme cela a été excellemment dit au début de votre exposé. L'Égypte est, dans sa zone d'influence, un pays d'équilibre essentiel dont nous avons besoin pour notre propre sécurité tant d'un point de vue global qu'en Méditerranée orientale. Je suis attentivement ce pays dans le cadre de mes responsabilités à l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et il faut travailler dans le sens de vos préconisations. Un grand merci pour votre excellent travail.
M. André Gattolin.- À mon tour de féliciter les rapporteurs. Je souhaite évoquer les relations entre l'Égypte et la Chine qui ont été historiquement, et depuis la guerre froide, assez bonnes : tel a été le cas à l'époque de Moubarak, des Frères musulmans et aujourd'hui sous la gouvernance d'Al-Sissi. Le ministre des Affaires étrangères chinois s'est rendu en début d'année au Caire. Il est vrai que l'Égypte attends plus de la Chine que l'inverse mais le canal de Suez est une des principales routes commerciales principale qui intéresse beaucoup Pékin. Par ailleurs la Chine et les entreprises chinoises sont au coeur de grands projets de développement urbanistiques comme le dédoublement de la ville du Caire. Certains géopolitologues comme Emmanuel Veron considèrent que l'Égypte est une porte d'entrée de la Chine au Moyen-Orient et dans le monde musulman : avez-vous des compléments d'information à ce sujet?
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Nous n'avons pas recueilli de données complémentaires à ce sujet mais, en toute logique, la Chine fait certainement la même analyse que nous tous, à savoir que l'Égypte, qui compte plus de 100 millions d'habitants, est un pilier fondamental par son influence intellectuelle et sa position géographique, à la fois au Moyen-Orient et en Afrique. L'analyse géopolitique et géostratégique de l'importance de l'Égypte est un des facteurs de l'engagement de la France pour un partenariat stratégique avec ce pays et il en va sans doute de même pour la stratégie de la Chine.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je m'associe aux félicitations adressées à ce rapport. Ma question porte sur la relation entre l'Égypte et la Libye qui a connu des moments de tensions exacerbées, avec un rassemblement militaire sur la frontière libyenne : où en est-on aujourd'hui ?
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - La frontière avec la Libye est d'abord perçue comme une menace. En effet, c'est une frontière poreuse où circulent armes, drogue et engins explosifs improvisés (IED). La question du contrôle de cette frontière de 1200 kilomètres entre l'Égypte et la Libye subsiste donc. Cependant le relatif « statu quo » actuel - je mets des guillemets à cette expression car la situation reste instable - est plutôt de nature à rassurer l'Égypte plutôt que d'avoir une Libye totalement déstabilisée. Une forme de compromis est en train de s'installer en Lybie avec deux blocs et cette situation est plutôt de nature à permettre, à l'Égypte de renforcer le contrôle de cette frontière.
La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information ainsi modifié et en autorise la publication.
M. Christian Cambon, président. - Merci encore à nos rapporteurs pour cet excellent travail qui s'inscrit dans la construction que nous avons élaborée tout au long de ce mandat avec des missions en Israël, en Palestine, au Liban et en Jordanie. Le Sénat a pu ainsi produire une vision à peu près globale de la situation - au demeurant assez peu encourageante - dans cette région du monde.