II. RECONQUÉRIR DES TERRES AGRICOLES EXPLOITABLES

La préservation du foncier agricole existant ne suffit pas. Il est nécessaire aujourd'hui de passer d'une posture défensive à la reconquête des terres à potentiel agricole, principalement celles laissées en friche ou insuffisamment cultivées.

A. LUTTER CONTRE LE PHÉNOMÈNE DES TERRES EN FRICHE

La lutte contre les friches agricoles répond à des enjeux essentiels en outre-mer : économique (favoriser l'installation des jeunes agriculteurs, objectif de souveraineté alimentaire), paysager (maintenir des paysages de qualité) et environnemental (lutter contre les risques naturels).

1. Une procédure peu appliquée
a) Un potentiel difficile à évaluer malgré l'obligation d'inventaire

Si on sait que le phénomène des terres en friche est plus prégnant dans les territoires ultramarins qu'en moyenne dans le territoire métropolitain44(*), leur étendue est difficile à évaluer et fait l'objet de chiffrages approximatifs.

D'après le ministère de l'agriculture, il existerait un potentiel important en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion, avec respectivement de l'ordre de 12 000 hectares, 9 000 hectares et 8 000 hectares de friches. Ces chiffres sont à prendre avec précaution car selon les interlocuteurs les estimations peuvent varier du simple au double.

Pour élargir le foncier disponible, le repérage de ces friches agricoles est donc un préalable et une nécessité à l'échelle de tous les territoires.

La loi pour l'avenir de l'agriculture et de la forêt (LAAF) de 2014 en a d'ailleurs fait une obligation de l'État. Celui-ci est tenu de réaliser un inventaire des terres considérées comme des friches qui pourraient être réhabilitées pour l'exercice d'une activité agricole ou forestière. L'obligation est codifiée à l'article L.112-1-1 du code rural : « Tous les 5 ans, le préfet charge la CDPENAF de procéder à un inventaire des terres considérées comme des friches qui pourraient être réhabilitées pour l'exercice d'une activité agricole ou forestière ».

L'inventaire des friches est toutefois un exercice difficile.

Il existe en réalité plusieurs définitions de la friche agricole, plus ou moins précises, variables selon le type de sources, les finalités ou les problématiques des territoires concernés. L'inventaire repose sur des conventions que les partenaires doivent valider mais qui peuvent être remises en question ultérieurement.

La réalisation de ces inventaires requiert la mise en place d'outils interactifs dédiés (outils cartographiques, numériques de surveillance et de suivi des espaces). Dans beaucoup de départements hexagonaux, des applications ont vu le jour afin d'informer les élus et décideurs des collectivités (Cartofriches) ou le grand public (Vigifriche, Open friche Map) dont il conviendrait de faire bénéficier les collectivités ultramarines.

À titre d'exemple, l'outil Open friche Map, développé par certaines Safer hexagonales, est une application mobile gratuite qui permet à chacun (agriculteurs, élus de collectivités et organismes agricoles), de participer au recensement des friches (localisation, typologie...).

Une fois réalisé, les résultats de l'inventaire doivent faire l'objet d'une exploitation et d'un suivi par les autorités publiques, en particulier les élus des collectivités.

L'inventaire des terres en friche en Martinique

Dans le cadre des études territoriales des SGAR ultramarins financées par le Commissariat Général à l'Égalité des Territoires (CGET, ex-Datar), un projet porté par la DAAF a permis de mener en 2022 une étude « Évaluation des terres en friche : quelles potentialités pour les politiques publiques45(*) ».

Confiée à la Safer par voie de convention, l'étude a été amendée par les membres de la CDPENAF dans le cadre de ses prérogatives prévues par la LAAF pour la réalisation d'un inventaire des friches agricoles tous les 5 ans (Art L.112-1-1 du code rural et de la pêche maritime). Cette étude devait constituer une étape préalable à la réalisation d'un inventaire exhaustif et partagé appliqué à l'ensemble du territoire martiniquais.

Pour son recensement des terres en friche, l'étude a retenu la définition suivante : « La friche agricole résulte de la déprise progressive - entre trois et vingt ans - de terres à vocation agricole. Elle s'inscrit dans un état transitoire entre la végétation spontanée et la forêt et ne doit pas être confondue avec une jachère ».

Cette approche de la friche était limitée dans le temps : avec un seuil de 3 ans permettant de respecter la définition du code rural en zone de montagne et de tenir compte des pratiques agricoles locales avec des temps de jachère longs ; et un plafond de 20 ans permet d'éviter la confusion entre friche et forêt et d'avoir une marge de temps suffisante pour s'assurer qu'une friche garde son potentiel agricole sans devenir une forêt soumise à une autorisation de défrichement.

Le résultat a fait apparaître une cartographie du potentiel de friches agricoles de plus de 8 186 hectares, réparti sur le territoire. Ce potentiel restait une superficie qui peut être affinée par une analyse plus avancée, en combinant d'autres couches d'information, comme les zonages des plans locaux d'urbanisme (PLU) et les zonages environnementaux.

Il a fait apparaître aussi une distribution hétérogène des friches selon les communes. D'importantes disparités sont en effet constatées : la commune du Lamentin présente le plus fort potentiel de friches agricoles avec 739 hectares. Le François et Le Robert disposent d'un potentiel équivalent de friche avec une répartition spatiale diluée sur le territoire

Par ailleurs, il a identifié peu de friches dotées de bonnes potentialités agricoles. Le croisement d'informations comme le potentiel des friches agricoles et les bonnes potentialités agricoles a permis d'identifier que 34 % des friches repérées se trouvaient sur des terres à fort rendement (pour définir la potentialité d'une zone, il a été retenu des critères liés à la pluviométrie, à la pente, à la profondeur des sols, au périmètre d'irrigation...).

Source : DAAF Martinique

Lors de leur déplacement en Martinique, les rapporteurs ont pu mesurer les évaluations très disparates sur l'ampleur des friches agricoles sur ce territoire, pouvant aller de 8 000 et 20 000 hectares, selon les sources.

De tels inventaires sont nécessaires pour servir d'appui à la politique agricole des collectivités et de base de réflexion aux politiques d'aménagement d'infrastructures pour les exploitations agricoles : dessertes, zone de chalandise, de stockage, d'irrigation...

Ils doivent permettre aussi de réfléchir à une meilleure rationalisation des documents d'urbanisme. En effet, de nombreux terrains exploitables se retrouvent à l'intérieur de zonages non-conformes à leurs vocations (zones à urbaniser, urbaines ou naturelles). Une réflexion peut être menée afin de prendre des décisions pour l'avenir de ces terres potentiellement exploitables.

Ils sont enfin le préalable à la procédure dite des « terres incultes ou manifestement sous-exploitées ».

b) Un dispositif allant rarement à son terme

Pour lutter contre l'extension des friches, l'article L.125-1 du code rural et de la pêche maritime prévoit que toute personne physique ou morale peut demander au préfet l'autorisation d'exploiter une parcelle susceptible d'une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans.

La procédure prévue est la suivante. Le Conseil départemental à son initiative ou à la demande du préfet, de la chambre d'agriculture ou d'un EPCI, saisit la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) qui se prononce, après procédure contradictoire, sur l'état d'inculture ou de sous-exploitation manifeste du fonds ainsi que sur les possibilités de mise en valeur agricole ou pastorale de celui-ci.

Cette décision fait l'objet d'une publicité organisée afin de permettre à d'éventuels demandeurs de se faire connaître du propriétaire ou du préfet.

Mais dans la pratique, cette procédure va rarement à terme. M. Arnaud Martrenchar46(*) a pointé les difficultés de mise en oeuvre de cette procédure : « Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer. Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient être d'ordre fiscal ».

Revenant sur ce sujet, il a précisé le 8 juin dernier47(*) : « Chaque territoire, dans le cadre de sa feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire, a identifié le foncier comme un facteur limitant. Il leur est demandé de mettre en oeuvre les procédures de mise en valeur des terres incultes. Elles existent aujourd'hui dans le code rural mais sont peut-être insuffisamment mises en oeuvre. Dans cette procédure, l'on met en demeure le propriétaire. Si celui-ci n'obtempère pas, on peut aller jusqu'à un fermage obligatoire, décidé par le préfet. Souvent, le processus ne va pas jusqu'à cette décision. Je pense qu'il faut relancer ce sujet. Cela me semble assez important ».

Comme l'a souligné M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique, « la Martinique dispose d'environ 20 000 hectares de terres en friche anciennement agricoles. Leur qualification en « terres insuffisamment cultivées », prévue par la loi, pourrait constituer une option ».

À La Réunion, comme l'a rappelé M. Serge Hoareau, premier vice-président du Conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles, le dispositif a fait ses preuves : « J'ai découvert avec effroi cette baisse de la SAU car la collectivité départementale mène une politique foncière plutôt dynamique. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif visant à remettre en culture des terres en friche, par le biais de primes destinées aux propriétaires non exploitants. Depuis 2014, ce dispositif a encouragé la remise en culture de 522 hectares, à travers des projets d'installation ou d'agrandissement. La procédure « terres incultes », menée en lien avec la Safer, nous a également permis de remettre en culture 320 hectares en moyenne par an, soit 3 200 hectares ces dix dernières années ».

2. Le volontarisme des autorités publiques à l'épreuve
a) Les procédures à l'amiable

Avant l'action règlementaire, le recours à des procédures de concertation est toujours préférable, comme le fait d'organiser des réunions de sensibilisation auprès des propriétaires de foncier afin d'inciter les propriétaires à remettre en valeur leur foncier abandonné et les mettre en relation avec des porteurs de projets.

Pourquoi sont-elles sous-exploitées ?

Comme l'a indiqué Interco' Outremer, les élus eux-mêmes soulignent leurs besoins de formation sur les enjeux fonciers, et notamment agricoles. Une telle formation serait utile pour les sensibiliser à leurs responsabilités sur les sujets fonciers, pour développer leur capacité à informer, sensibiliser et expliquer les documents d'urbanisme à la population ainsi que pour vulgariser les éléments de langage autour des enjeux nouveaux (problématiques de risques, enjeux agricoles, etc.). Ces compétences seraient utiles pour affirmer plus encore leur capacité à débattre avec les différents professionnels du secteur, voire les bureaux d'études et afin de ne pas dépendre de leurs orientations sans en percevoir les enjeux techniques...

Selon les causes, plusieurs solutions sont pourtant à explorer au cas par cas avec l'aide de la Safer notamment : mise en valeur directe (insertion dans une démarche professionnelle par exemple) ou indirecte (bail à ferme, convention de mise à disposition, etc.) ; incitation à la mise en valeur sur une partie de la surface, quand c'est possible ; recherche de possibilités de désenclavement économiquement viables...

b) Incitation ou taxation ? 

Lorsque les procédures à l'amiable ont échoué ce qui semble être souvent le cas, le dispositif règlementaire des terres incultes peut être actionné.

S'agissant de l'État, l'application des règles paraît le minimum. Le fait que cela ne soit pas le cas est même assez stupéfiant. La menace, après mise en demeure du propriétaire, d'aller jusqu'à un fermage obligatoire devrait s'appliquer. Les contextes locaux et le fameux « désordre foncier » déjà cité conduisent malheureusement souvent à l'inaction.

L'inapplication serait liée à un manque de volonté politique et à un manque de pertinence : d'une taxe s'adressant à des personnes ne disposant le plus souvent que de faibles revenus. Pour beaucoup, il serait souhaitable de développer des dispositifs d'incitation48(*) :

- les propriétaires qui feraient l'effort de mettre en valeur leurs terres, en les exploitant eux-mêmes ou via un fermage ou un autre bail, pourraient être exonérés de certaines taxes (taxe foncière notamment) ;

- des incitations financières pour les propriétaires non exploitants sur le modèle des aides départementales mises en oeuvre à La Réunion pourraient être généralisées. M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer, a salué le fait que, « le département a mis en oeuvre des incitations financières à la vente ou la location des terrains. Les primes permettent aux agriculteurs concernés de rembourser les frais de notaire et de garantir leurs emprunts. En 2023, 73 parcelles et 169 hectares sont ainsi concernés, pour un montant total de 273 000 euros de primes ».

Bien qu'utiles ces mesures ne sont sans doute pas suffisantes comme M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture de La Réunion, l'a rappelé : « Concernant les terres en friche, le département mène une politique volontaire d'accompagnement. Les propriétaires qui décident de louer leurs terres en friche ou de les exploiter bénéficient aujourd'hui d'une subvention du conseil départemental. Cependant, beaucoup conservent une position d'attente à des fins spéculatives. En effet, les loyers comme les prix de vente demeurent peu élevés. 8 000 hectares demeurent ainsi en friche. Par conséquent, nous estimons qu'il conviendrait de compléter les incitations avec un dispositif contraignant de lutte contre la spéculation».

Pour l'ONF Guadeloupe, l'incitation financière à la remise en culture semble plus constructive en appui à une mise en cohérence de l'offre et la demande de foncier (mission de la Safer). La friche agricole est souvent l'étape intermédiaire vers le déclassement en zone urbanisée (effet d'aubaine).

Il faut relever que la collectivité territoriale de Martinique a récemment lancé une procédure de mise à disposition de terres en friche sur 3 communes volontaires : celles du Prêcheur, du Morne Rouge et de Rivière Salée. Sur la base d'un recensement des terres en friche exploitables, elle annonce qu'une réflexion sera lancée sur l'attribution d'une prime incitative aux propriétaires de terres en friche qui s'engagent à louer leur terrain à un professionnel souhaitant s'installer par voie de bail ou convention de mise à disposition.

Sur la question d'une taxation, les avis recueillis sont très partagés.

Selon certains, la possibilité de taxer est déjà ouverte par l'article 181-15 du code rural qui renvoie à l'article 1639 A bis du code général des impôts. Les communes ayant effectué un recensement validé peuvent transmettre l'information aux services de l'État. Ceux-ci sont ainsi en mesure de taxer les terres en friche. Les communes pourraient y procéder en concertation avec le conseil départemental qui conduit avec la Safer la procédure des terres incultes49(*).

Mais compte tenu de l'intérêt général et de l'objectif de la souveraineté alimentaire, si le propriétaire n'obtempère pas, le préfet devrait pouvoir sanctionner les propriétaires récalcitrants s'appuyant sur cette disposition du CGI existante.

Proposition n° 6 : Durcir la procédure réglementaire des terres incultes en créant une taxe sur les propriétaires refusant la remise en culture de terres en friche.


* 44 Audition de M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, le 6 avril 2023.

* 45  https://www.geomartinique.fr/accueil/les_actualites/12_155/potentiel_de_reconquete_des_friches_agricoles.

* 46 Audition de l'ODEADOM, le 6 avril 2023.

* 47 Audition des ministères et de l'ONF, le 8 juin 2023.

* 48 Table ronde Guadeloupe, le 1er juin 2023. Les jeunes agriculteurs ont toutefois fait valoir que les logiques d'incitation bénéficiaient surtout aux gros entrepreneurs au détriment des projets agricoles à échelle humaine, et qu'une taxation était préférable.

* 49 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.