B. UN AVEUGLEMENT AU GENRE À L'ORIGINE D'UNE FOCALISATION SUR « L'HOMME MOYEN »

1. Un souhait d'indifférenciation de la part des employeurs
a) Des postes de travail et équipements basés sur les mesures d'un « homme moyen »

Selon l'historienne Muriel Salle, « l'androcentrisme des savoirs médicaux, pensés par et pour les hommes, fait que le corps de l'homme a longtemps été considéré comme le standard de la médecine ».

Ce constat se retrouve au niveau de la conception des postes et des équipements de travail. Les postes de travail et l'organisation spatiale sont souvent pensés pour un homme de taille moyenne et s'avèrent inadaptés à la morphologie et aux caractéristiques anthropométriques et physiologiques des femmes. Parmi ces spécificités, les femmes se caractérisent en moyenne par une taille plus petite, une force musculaire plus faible, un centre de gravité plus bas, un moindre poids et un débit cardiaque inférieur.

C'est le cas par exemple de la conception des lignes de montage ou de production dans l'industrie, où les postes de travail, souvent non réglables ne sont pas adaptés au gabarit en moyenne inférieur des femmes.

Les spécificités liées au fait qu'un poste est occupé par une femme ne sont pas suffisamment perçues, sauf dans le cas précis de l'état de grossesse et de l'allaitement.

La seule norme différente pour les femmes et les hommes est la norme NF X 35-109 relative au port de charge.

Les références anthropométriques pour les équipements de protection individuels (EPI) sont elles aussi basées sur un « homme moyen ».

Le Docteur Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), a mentionné deux exemples marquants devant la délégation.

Tout d'abord celui des gants de protection : « lorsqu'on porte des gants surdimensionnés par rapport à la taille de nos mains, et que l'on doit saisir des objets ou faire de la manutention, on réalise des efforts de serrage plus importants pour maintenir le gant sur la main et pour maintenir le colis ou les objets que l'on est censé transporter. Ainsi, ces gants trop grands accroissent les facteurs de risques biomécaniques délétères s'agissant des risques de troubles musculo-squelettiques. » Ensuite, celui des appareils individuels de protection respiratoire, qui doivent être ajustés au visage pour éviter toute fuite. Le visage des femmes est souvent plus petit et différent de celui des hommes, et le masque n'est pas nécessairement adapté à leur morphologie.

b) Une organisation du travail qui ne tient pas compte de la double journée des femmes

Force est de constater que l'organisation du travail n'est pas pensée pour les femmes et leur « double journée ».

De ce point de vue, le développement du télétravail peut être à double tranchant. Il est parfois plébiscité par des femmes en ce qu'il permet une meilleure conciliation des temps de vie et des économies de fatigue liée au transport. Cependant, il peut également accentuer des inégalités dans le partage des tâches domestiques et invisibiliser davantage les femmes, les déconnecter du collectif de travail et freiner leurs possibilités d'avancement.

c) Des craintes de discrimination qui freinent une évaluation sexuée des risques professionnels

Les employeurs apparaissent réticents à adopter une approche genrée en matière de santé au travail, alors même que cette approche est prévue, depuis la loi du 4 août 2014, au sein du Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP).

Tout d'abord, cette obligation est largement méconnue. De nombreux interlocuteurs rencontrés par les rapporteurs, y compris des médecins du travail, n'en avaient pas connaissance et évoquaient des craintes de discrimination pouvant résulter d'une telle approche.

Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat général des médecins et des professionnels des services de santé au travail (CFE-CGC), s'est exprimée ainsi devant la délégation : « Il est très compliqué de discuter du genre dans les conditions de travail des entreprises, au risque de tomber immédiatement dans un caractère discriminant. Nous avons pour rôle de maintenir au travail des femmes sans parler d'une spécificité qui pourrait les discriminer. »

Cette crainte de discrimination a été relayée par Diane Deperrois, présidente de la commission Protection sociale du Medef : « le chef d'entreprise craint toujours d'appliquer un traitement différencié entre les hommes et les femmes. Celui-ci, s'il était avéré, pourrait être considéré comme discriminant. »

Elle s'est également retrouvée dans les propos tenus par Pierre Thillaud, représentant titulaire de la Confédération des petites et moyennes entreprises au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct, qui a formulé devant la délégation sa crainte d'un « communautarisme sanitaire » et a déclaré : « L'approche genrée est utile pour la connaissance. Elle ne nous paraît cependant pas souhaitable pour les actions de prévention. L'INRS répugne depuis toujours à produire, au nom de l'universalité de la prévention, des études genrées. »

En outre, aborder les questions d'égalité et d'évaluation sexuée des risques professionnels peut se révéler plus complexe pour les PME et TPE. Les grandes entreprises sont davantage sensibilisées et ont les moyens de se doter de consultants extérieurs pour élaborer des plans égalité. C'est aujourd'hui pour elles un enjeu d'attractivité dans la mesure où les jeunes générations sont davantage attentives aux sujets de qualité de vie au travail et d'égalité professionnelle.

La crainte de discrimination et de stigmatisation peut aussi exister chez certaines salariées. Comme l'a expliqué Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé, devant la délégation, inciter les employeurs à tenir compte de la singularité féminine dans la santé est complexe et, selon elle, « celles qui prônent l'égalité ne veulent parfois pas en entendre parler ».

2. Des politiques publiques de prévention et de réparation des risques professionnels d'abord pensées pour les hommes

Comme le relevait la sociologue Caroline de Pauw, l'imaginaire collectif considère qu'un travail pénible est masculin et lié à des efforts physiques importants, à des ports de charges lourds, au bruit, etc., tandis que la pénibilité féminine est considérée comme moins dangereuse.

Surtout, comme l'a expliqué Émilie Counil, chargée de recherche à l'Ined, chercheuse associée à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), devant la délégation, la référence implicite suivie en santé au travail, mais aussi dans les connaissances scientifiques produites par l'épidémiologie, a longtemps été celle d'un travailleur masculin, dont le genre était réputé neutre.

Par conséquent, les politiques publiques de prévention et réparation, et en particulier la définition de critères de pénibilité et de qualification des maladies professionnelles, suivent cette logique et sont moins efficaces pour les femmes.

Les données communiquées par la DGT montrent que 23 % seulement des personnes concernées par le compte personnel de prévention sont des femmes : en 2021, 180 000 femmes ont été déclarées exposées dans le cadre de ce dispositif, sur environ 772 000 personnes intégrées au dispositif.

23%

 

seulement des personnes concernées
par le compte personnel de prévention (C2P)
sont des femmes

Les tableaux de maladies professionnelles, et notamment ceux relatifs aux cancers professionnels, ont également été pensés à l'origine au masculin, pour les secteurs des mines, de la chimie ou du BTP, et non pour les secteurs du soin ou du nettoyage. Ils sont également moins appropriés aux parcours professionnels plus hachés et mouvants des femmes. Il est souvent difficile d'attribuer une maladie à une seule exposition, devant être massive pour être prise en compte, alors que la réalité du travail de nombreuses femmes atteintes de maladies professionnelles a été de cumuler des expositions diverses, de faible durée ou intensité, au sein de parcours mouvants.

1 800

96%

 

cancers professionnels reconnus
en moyenne chaque année

d'hommes, majoritairement des ouvriers retraités, en lien avec l'amiante

Source : Assurance maladie, Rapport « Cancers reconnus d'origine professionnelle (« Santé travail : enjeux & actions »), avril 2019.

3. Un manque de considération sous le prisme du genre des pathologies non professionnelles ayant des conséquences sur l'activité professionnelle

Les pathologies non professionnelles sont peu prises en compte par les entreprises et par les services de prévention et de santé au travail. Les différents champs de la santé restent segmentés entre santé publique, santé des patients et santé au travail du salarié ou de l'agent public. L'approche genrée pêche dans ces différents champs.

Or, certaines questions de santé publique se posent pour les femmes au cours de leur période d'activité professionnelle, davantage que pour les hommes, touchés par des pathologies à des âges plus tardifs. Comme le relevait Florence Chappert, responsable de la mission Égalité Intégrée et du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail), devant la délégation, « les questions de santé publique comme l'endométriose, le cancer du sein et la fibromyalgie ne s'articulent pas facilement avec les dispositifs de santé au travail, qui reposent sur des paradigmes de prévention des expositions professionnelles, de compensation et de réparation ». Ces pathologies réclament, selon elle, « non pas une protection des expositions mais davantage de souplesse dans l'emploi du temps et les horaires, des marges de manoeuvre et du soutien managérial ». Or les conditions de travail des femmes sont globalement marquées par une moindre autonomie.

En outre, des biais de genre dans les diagnostics des professionnels de santé, généralistes comme spécialistes de la santé au travail, persistent.

a) Le maintien et le retour à l'emploi après un diagnostic de cancer : une question qui se pose davantage pour les femmes

Selon le Conseil économique, social et environnemental (CESE)7(*), d'ici à 2025, un quart de la population active pourrait être concerné par une maladie chronique, comme le cancer ou le diabète.

Lors d'une table ronde réunissant des professionnelles de santé, le Docteur Laëtitia Rollin, praticien hospitalier au sein du Service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen, a expliqué devant la délégation que la question du maintien et du retour dans l'emploi après un diagnostic de cancer se pose davantage pour les femmes.

En effet, sur les quelque 380 000 nouveaux cas de cancer diagnostiqués chaque année, les quatre cancers les plus fréquents sont les cancers du sein, du poumon, de la prostate et du colon-rectum.

Or, une proportion élevée de cancers du sein sont diagnostiqués chez des femmes en âge de travailler, voire en pleine vie active :

50%

20%

 

des cancers du sein sont diagnostiqués chez des femmes de moins de 63 ans

 

le sont chez des femmes de moins de 50 ans, soit 10 000 personnes chaque année

En revanche, les autres cancers les plus fréquents sont soit diagnostiqués chez des personnes plus âgées - l'âge médian au diagnostic étant de 68 ans pour le cancer de la prostate et de 78 ans pour le cancer colorectal -, soit ont une espérance de vie plus faible qui ne permet pas d'envisager un retour dans l'emploi - la survie à cinq ans étant de 17 % pour le cancer du poumon, contre 87 % pour le cancer du sein.

Les cancers les plus fréquents en France

Localisation

Nombre de nouveaux cas par an
(2018)

Répartition

Âge médian
au diagnostic

Taux de survie à cinq ans*

H

F

H

F

H

F

Tous cancers

382 000

54 %

46 %

68 ans

67 ans

/

Sein

58 500

1 %

99 %

/

63 ans

/

87%

Prostate

50 400

100 %

0 %

68 ans

/

93 %

/

Poumon

46 300

67 %

33 %

67 ans

65 ans

18%

24 %

Colorectal

43 300

54 %

46 %

71 ans

73 ans

62 %

65 %

Pancréas

14 100

52%

48 %

70 ans

74 ans

11 %

Foie

10 500

77 %

23 %

69 ans

73 ans

18%

19%

Ovaire

5 200

0 %

100 %

/

68 ans

/

43%

Col de l'utérus

2 900

0 %

100 %

/

53 ans

/

63%

Peau

15 500

51 %

49 %

66 ans

60 ans

91%

94%

*des personnes diagnostiquées entre 2010 et 2015

Source : Institut national du cancer, Panorama des cancers en France, édition 2022

Caroline Alleaume, docteure en santé publique, auteure d'une thèse sur Le retour au travail et le maintien en emploi après un diagnostic de cancer, basée sur les résultats de l'étude Vican 5, a mis en lumière certaines différences entre femmes et hommes dans le processus de maintien et de retour au travail. Les femmes se maintiennent plus souvent en emploi mais connaissent paradoxalement plus souvent des difficultés financières. Parmi les personnes qui se sont arrêtées, les hommes reprennent plus vite le travail : 53 % ont repris le travail six mois après un diagnostic de cancer, contre 38 % des femmes. Les hommes sont également plus nombreux que les femmes à avoir changé d'emploi. Enfin, parmi celles et ceux qui ne sont plus en emploi cinq ans après le diagnostic, les hommes sont plus souvent en invalidité et les femmes sont plus souvent au chômage.

Pour le Docteur Laëtitia Rollin, cela s'explique par des différences dans les cancers et leurs traitements mais également par des différences dans les emplois occupés ainsi que par des questions de représentation.

Des associations, telles que Cancer at work et La Niaque dont les rapporteures ont rencontré des représentants, s'impliquent dans l'accompagnement des personnes dans leur réinsertion professionnelle. Sans qu'elles soient ciblées sur les femmes, ces dernières représentent généralement 90 % des personnes accompagnées.

b) Une minimisation des affections féminines et des biais de genre dans les diagnostics des professionnels de santé

Dans la lignée de la stratégie nationale de santé adoptée en 2018, la loi du 2 août 2021 visant à renforcer la prévention en santé au travail8(*) encourage le développement d'une approche partagée de la santé au travail, intégrant les questions de santé publique et de santé environnementale. Elle assigne aux services de prévention et de santé au travail (SPST) des objectifs de santé publique afin de préserver, au cours de la vie professionnelle, un état de santé du travailleur compatible avec son maintien en emploi et ajoute la participation à des actions de promotion de la santé sur le lieu de travail aux missions des SPST prévues par le code du travail.

Ceci suppose une formation des professionnels de santé intervenant au sein des SPST aux risques et pathologies multifactoriels auxquels les travailleuses et les travailleurs sont exposés, ainsi qu'aux spécificités féminines en matière de santé. Encore aujourd'hui, les femmes font trop souvent face à une banalisation des manifestations cliniques les affectant, à des biais genrés dans les prises en charge et à des errances de diagnostic.

Les pathologies en matière de santé sexuelle et reproductive feront l'objet d'un développement spécifique dans la quatrième partie du présent rapport.

Un nombre important d'autres affections et symptômes féminins, autres que ceux de la sphère gynécologique, sont laissés de côté et ignorés.

Les maladies cardiovasculaires sont ainsi la première cause de mortalité chez les femmes. Or si les signes d'un infarctus chez l'homme sont connus (douleur thoracique aiguë et perte de connaissance), ce n'est pas le cas des signes se manifestant chez la femme (gêne respiratoire, maux de ventre, maux de dos, fatigue...). De même pour les symptômes d'un AVC, alors que l'on observe fréquemment chez les femmes des hoquets, des essoufflements, des nausées....

Par ailleurs, les femmes sont affectées par des variations et un vieillissement hormonaux, qui ont des conséquences assez larges sur leur état de santé (migraines, fatigue, ostéoporose, troubles digestifs...) et, par répercussion, sur leur activité professionnelle. Ainsi, la fragilité osseuse associée à l'ostéoporose peut accroître les conséquences des TMS par exemple.

Enfin, les femmes sont également davantage exposées au risque de dépression, en raison notamment de facteurs psychosociaux.

c) Les femmes en situation de handicap : un taux d'emploi similaire aux hommes mais des phénomènes de discrimination

L'enquête emploi réalisée par l'Insee fait état de six millions de personnes âgées de 15 à 64 ans reconnues handicapées ou déclarant un problème de santé durable et une limitation d'activité quotidienne, parmi lesquelles 55 % de femmes. Le taux d'emploi de ces femmes est de 55 % en 2021, contre 56 % pour les hommes. S'agissant des femmes ayant la qualité de travailleur handicapé (RQTH), leur taux d'emploi est de 39 % contre 37 % pour les hommes.

Ces statistiques plutôt favorables peuvent néanmoins dissimuler des phénomènes de discrimination.

Selon Mélody Béaur-Guérin, ergothérapeute ergonome, qui intervient également comme experte en dommage corporel dans le cadre de procédures judiciaires, les femmes handicapées souffrent d'une double discrimination : en raison de leur genre et en raison de leur handicap.


* 7 CESE, Rapport sur les maladies chroniques, juin 2019.

* 8 Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.

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