N° 521
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023
Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 avril 2023
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des finances (1) pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur la politique d'installation des nouveaux agriculteurs et de transmission des exploitations agricoles,
Par MM. Patrice JOLY et Vincent SEGOUIN,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Éric Bocquet, Daniel Breuiller, Emmanuel Capus, Bernard Delcros, Vincent Éblé, Charles Guené, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Jean-Claude Requier, Mme Sylvie Vermeillet, vice-présidents ; MM. Jérôme Bascher, Rémi Féraud, Marc Laménie, Stéphane Sautarel, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Arnaud Bazin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Mme Isabelle Briquet, MM. Michel Canévet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Cozic, Vincent Delahaye, Philippe Dominati, Mme Frédérique Espagnac, MM. Éric Jeansannetas, Patrice Joly, Roger Karoutchi, Christian Klinger, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Thierry Meignen, Sébastien Meurant, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Paul Toussaint Parigi, Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Pascal Savoldelli, Vincent Segouin, Jean Pierre Vogel.
L'ESSENTIEL
La commission des finances du Sénat a eu recours à l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, qui lui permet de demander des enquêtes à la Cour des comptes, pour que soient passés au crible les dispositifs d'aide à l'installation des agriculteurs et les politiques de transmission des exploitations agricoles. À l'issue de cette enquête, le Premier président de la Cour des comptes est venu en présenter les conclusions à la commission des finances.
Dans le prolongement de ces travaux, les rapporteurs spéciaux de la mission « agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales », ont souhaité démontrer la nécessité de développer une approche territoriale plus fine de l'installation des agriculteurs.
S'appuyant sur les transformations profondes du monde agricole mises en évidence dans l'enquête, et reprenant à leur compte les quatre propositions formulées par la Cour des comptes, ils préconisent d'aller plus loin en sortant de la logique « de guichet », propice à un saupoudrage des aides qui ne permet pas de mesurer leur performance. Ils souhaitent faire du dispositif d'aides à l'installation et à la transmission des exploitations un outil au service d'objectifs agricoles assumés au niveau national, tout en faisant confiance aux territoires pour appuyer ensuite cette politique, après un indispensable inventaire destiné à mieux connaître les besoins agricoles, région par région. Ils appuient certaines de leurs préconisations sur les exemples allemand et espagnol, grâce à la réalisation d'une étude comparée sur le rôle de l'échelon régional dans les dispositifs d'aide à l'installation agricole et dans les dispositifs de transmission d'exploitation, qu'ils ont diligentée.
Il ressort de cette étude que certains länder allemands et certaines communautés autonomes espagnoles, malgré des facteurs exogènes parfois plus défavorables encore que ceux connus par la France, parviennent à attirer de nouveaux agriculteurs et contribuent à une redynamisation de certaines filières, au prix d'un volontarisme politique plus affirmé, d'actions novatrices et d'une bonne coordination avec l'échelon national.
Dans ce contexte, le transfert aux régions de nouvelles compétences en matière d'installation agricole, depuis le 1er janvier dernier, leur apparaît avoir été mené de manière précipitée : il convient de mettre en place rapidement des indicateurs de suivi précis des besoins en installation d'exploitants agricoles par filière et par région. Ce travail liminaire est indispensable pour reprendre la main sur le pilotage de la population active agricole, un des nombreux leviers indispensables si l'on souhaite rendre à la France sa souveraineté alimentaire.
I. INSTALLATION DES AGRICULTEURS : DES MOYENS DÉJÀ CONSÉQUENTS MAIS INADAPTÉS AUX NOUVELLES RÉALITÉS DU MONDE AGRICOLE
A. LE SECTEUR AGRICOLE SE TRANSFORME EN PROFONDEUR
La sociologie des agriculteurs et des exploitants agricoles a beaucoup évolué. Les travailleurs agricoles sont de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés. La proportion de foyers où 100 % des personnes physiques en âge de travailler sont exploitants agricoles diminue. Le déclin démographique de la population active agricole française se poursuit.
Il sera bientôt anachronique de lire, à l'article L. 1 du code rural et de la pêche maritime, que « la politique en faveur de l'agriculture et de l'alimentation, dans ses dimensions internationale, européenne, nationale et territoriale, a pour finalités de (...) préserver le caractère familial de l'agriculture et l'autonomie et la responsabilité individuelle de l'exploitant ».
En parallèle, les professions agricoles sont de moins en moins féminisées : le déclin de la part des femmes dans la population active agricole s'accentue. Alors que celles-ci comptaient pour 41 % des exploitants en 1980, quel que soit leur statut (cheffe d'exploitation, co-exploitante ou aides familiaux), soit peu ou prou la part observée dans l'ensemble de la population active, elles représentent aujourd'hui 25 % des exploitants.
Par ailleurs, on constate une diversification des formes sociétaires auxquelles les exploitants ont recours. En fonction des situations (antériorité de l'exploitation, filière concernée, degré de diversification, nombre d'employés ou d'associés, etc.), presque toutes les formes juridiques d'entreprises ont cours dans le domaine agricole : entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC), société civile d'exploitation agricole (SCEA), groupement foncier agricole (GFA), formes commerciales de type société anonyme (SA, SAS, SARL), etc.
Le contexte hyperconcurrentiel conduit en outre à un agrandissement de la taille moyenne des exploitations permettant des économies d'échelle.
Taille moyenne des exploitations en 2010 et en 2020
(en production brute standard)
Source : Cour des comptes
Ces caractéristiques nouvelles doivent être mieux prises en compte pour accompagner les installations et donc adapter les dispositifs d'aide à l'installation, de manière beaucoup plus réactive.
Les rapporteurs spéciaux ont constaté au cours de la mission qu'il existe une forme d'étanchéité entre l'évolution de la population agricole, le contexte économique et les critères d'attribution des aides à l'installation.
B. CES TRANSFORMATIONS NE SONT PAS LE FRUIT D'UNE POLITIQUE AGRICOLE HOMOGÈNE ET RÉFLÉCHIE
À l'initiative de la commission européenne, un règlement a été adopté pour que chaque État membre élabore son Plan stratégique national (PSN) dans la perspective de la nouvelle période de référence de la politique agricole commune (PAC) pour 2023-2027. Le PSN français est très ambitieux, ce dont on pourrait se réjouir s'il ne comportait pas objectivement des objectifs inconciliables à moyen terme.
Le décalage entre ces objectifs agricoles sans cesse réaffirmés (souveraineté alimentaire, agriculture durable, renforcement du « bio » et diversification des cultures) et la tendance réellement constatée (absence de solution concrète pour réduire les besoins en eau, disparition des haies et des bocages pourtant sources de biodiversité, du fait de l'extension de la taille des exploitations, hausse des importations alimentaires, concentration des activités sur certaines filières, recul du bio, trop coûteux pour les consommateurs en période d'inflation) conduit les rapporteurs spéciaux à considérer que la France ne parvient pas à suivre le cap agricole qu'elle a déterminé.
Tout en naviguant à vue s'agissant du cap, la France réorganise paradoxalement sa gouvernance agricole : les rapporteurs spéciaux sont conscients du défi que constitue la conciliation de toutes les politiques publiques ici en jeu (alimentation, santé, concurrence économique, emploi, formation, etc.), mais ils considèrent que l'on ne fait pas les choses dans l'ordre en procédant ainsi. Puisque les régions, depuis le 1er janvier 2023, assurent l'attribution des fonds européens d'aides à l'installation agricole, elles doivent disposer de « capteurs » pour redynamiser le répertoire départ-installation : en place depuis 1995, il est l'objet de disparités très fortes entre les territoires.
C. LES MÉCANISMES D'AIDE À L'INSTALLATION, BIEN QUE CONSÉQUENTS, APPARAISSENT DISSÉMINÉS ET INSUFFISAMMENT CIBLÉS
Les rapporteurs spéciaux retiennent qu'il existe deux grands types d'aides à l'installation agricole en France, pour un total annuel d'environ 379 millions d'euros : d'une part, le programme d'accompagnement à l'installation et à la transmission en agriculture (AITA), destiné à tous les candidats sans critère d'âge, et, d'autre part, les aides directes ou indirectes, majoritairement ciblées sur les moins de 40 ans ou les bénéficiaires de la dotation jeune agriculteur (DJA).
Le pilotage de ces dispositifs, notamment dans le cadre de l'AITA, relève d'acteurs variés qui sont désignés après une mise en concurrence (chambres d'agricultures, mutualité sociale agricole, associations). Sur un même territoire, un acteur peut donc gérer un volet comme les « points accueil installation » (PAI), tandis qu'un autre acteur sera compétent par exemple pour le volet « préparation à l'installation ». En fonction du degré de coopération entre ces organismes, il peut en résulter des problèmes de fluidité alors qu'il faut coordonner ces maillons d'une même chaîne.
II. AVOIR LE COURAGE DE METTRE LES DISPOSITIFS D'AIDE À L'INSTALLATION AU SERVICE D'ORIENTATIONS AGRICOLES DÉFINIES
A. MIEUX MESURER LA PERFORMANCE DES DISPOSITIFS D'AIDE À L'INSTALLATION
Quelle proportion des aides est perçue à l'aune d'un simple effet d'aubaine ? Quelle proportion des nouveaux installés aurait renoncé sans les dispositifs d'aide ? Quel impact la réorientation des dispositifs d'aide a sur le nombre de nouvelles installations ? Aucun des interlocuteurs entendus n'a été en mesure de vraiment répondre à l'une de ces trois questions pourtant essentielles.
Afin de remédier à cette situation, plusieurs éléments de performance doivent, selon les rapporteurs, désormais être mieux pris en compte. Il s'agit de la capacité à réduire le flux de ceux qui quittent en cours de route le processus d'aide à l'installation, d'améliorer le taux d'accès aux dispositifs de ceux qui remplissent les critères mais ne bénéficient pourtant pas des aides existantes et enfin d'être davantage proactif dans le suivi des déclarations d'intention de cessation d'activité agricole (DICAA).
Les régions qui ont débuté ce travail obtiennent des résultats à condition d'une forte implication des acteurs, d'un suivi minutieux et d'un engagement de la chambre d'agriculture concernée qu'objectivement on ne trouve pas partout : la chambre d'agriculture des Hauts-de-France fait par exemple état d'un taux de retour du formulaire qu'elle adresse, quelques années avant un départ à la retraite, d'environ 70 %, soit trois fois plus que dans d'autres régions, grâce à un suivi personnalisé des agriculteurs dont la cessation d'activité approche mais aussi parce qu'elle ne se contente pas d'échanges écrits, impersonnels et purement administratifs.
B. FAIRE DE L'AIDE À L'INSTALLATION UN OUTIL AU SERVICE DE LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE EN RÉFORMANT LES CRITÈRES D'ACCÈS AUX DISPOSITIFS
Les critères pour bénéficier des aides ne sont donc pas ciblés sur les objectifs assignés à l'agriculture, mais sur des caractéristiques devenues obsolètes compte tenu des transformations du monde agricole.
Pour aller de l'avant, les rapporteurs préconisent d'adapter les critères d'attribution des aides aux nouvelles réalités du monde agricole. Ils considèrent qu'il est devenu injustifiable de faire de l'âge le critère pivot des aides à l'installation. Le critère des « 40 ans » (92 % des aides à l'installation sont fléchées vers les moins de 40 ans) n'a plus aucun sens.
Par ailleurs, les rapporteurs sont sensibles à l'hypothèse émise par certains auditionnés d'élargir les critères pris en compte pour apprécier ce qu'est la compétence d'un nouvel entrant sur le marché du travail agricole.
Au prix d'un volontarisme politique fort, qui impliquera d'assumer des choix inconfortables, la France parviendra peut-être à faire de ces dispositifs remaniés un outil au service d'une politique agricole qui doit garder à l'esprit son objectif premier : redonner à notre pays un peu de sa souveraineté alimentaire. À défaut, nous poursuivrons dans la voie actuelle de l'attentisme, d'une part en « bouchant les trous » au grès des départs à la retraite, et d'autre part en important toujours davantage de produits alimentaires.