II. POSSIBILITÉS DE DÉCONTAMINATION ET DE SÉCURISATION DES PRODUCTIONS AGRICOLES
A. DÉGRADATION DE LA CHLORDÉCONE PRÉSENTE DANS LES SOLS
En raison de la persistance de la chlordécone dans les milieux naturels antillais, diverses équipes de recherche se sont intéressées à sa suppression ou, à défaut, à sa réduction.
1. Approche microbiologique
Les premières tentatives de dégradation microbiologique de la chlordécone, menées dans les années 1980 et 1990, se sont révélées peu productives et sans grand espoir 47 ( * ) . La découverte de l'ampleur de la pollution touchant les Antilles a cependant entrainé de nouvelles recherches, conduites à partir des années 2010.
Des premiers travaux ont montré des traces de dégradation de la chlordécone, en conditions aérobies, à l'aide de bactéries du genre Pseudonocardia 48 ( * ) , de microcosmes de sol 49 ( * ) et de souches fongiques 50 ( * ) . Mais c'est l'utilisation de conditions anaérobies qui a permis d'obtenir, pour la première fois, grâce à des bactéries du genre Citrobacter , une dégradation complète de la chlordécone 51 ( * ) , résultat allant à l'encontre du paradigme de non-biodégradabilité de la chlordécone.
Les conditions spécifiques nécessaires à ce résultat laissaient cependant planer un doute sur la possibilité d'une telle dégradation dans des conditions réelles de terrain aux Antilles, moins favorables. Après l'obtention de résultats analogues avec diverses souches de bactéries 52 ( * ) , notamment antillaises 53 ( * ) , indiquant que cette capacité de dégradation n'était in fine pas si rare, il a été montré que les molécules formées au cours de ces dégradations étaient bien présentes dans des échantillons de sols et d'eaux des Antilles françaises, prouvant l'existence d'une certaine dégradation naturelle de la chlordécone. Bien que dans certains cas ces produits de transformation puissent être présents dans des quantités relativement importantes, les données actuelles ne permettent pas de connaître la vitesse de cette dégradation en conditions de terrain.
Ces différents résultats montrent qu'une dégradation microbiologique de la chlordécone est possible, dès lors que les conditions propices sont réunies. Des travaux complémentaires sont nécessaires afin de déterminer comment favoriser ces conditions et ainsi stimuler cette dégradation . Cet objectif est celui de plusieurs des projets retenus par l'Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre de son récent appel à projets dédié à la chlordécone, mené conjointement avec la collectivité territoriale de Martinique et la région Guadeloupe.
2. Approche chimique
En parallèle de ces tentatives microbiologiques, une approche chimique est également développée. La réduction chimique in situ ( In situ Chemical Reduction , ISCR) consiste en l'ajout de réducteurs chimiques pour dégrader la chlordécone. En laboratoire, via cette approche et après 6 mois de traitement, une diminution significative de la concentration en chlordécone a pu être atteinte (de 74 % dans un nitisol et de 22 % dans un andosol) 54 ( * ) . Une application de cette technique en plein-champ a permis d'observer une importante baisse des concentrations initiales en chlordécone (de près de 70 % après 94 jours), grâce à plusieurs amendements de fer zéro valent de granulométrie fine, associés à une légère contraction du sol et à une irrigation abondante 55 ( * ) . Malgré une légère baisse - probablement temporaire - de la productivité agronomique des parcelles concernées à la suite du traitement, celui-ci permet de diminuer la contamination des végétaux qui y sont cultivés.
Au cours de ce processus, plusieurs produits de transformation sont apparus, bien que tous n'aient pas pu être identifiés. La toxicité des produits identifiés n'a malheureusement pas pu être étudiée extensivement mais semblerait inférieure ou égale à celle de la chlordécone pour les tests réalisés 56 ( * ) .
Si cette approche offre des résultats prometteurs, il convient toutefois d'en évoquer les limites. Tout d'abord, les amendements ne permettent de dégrader que la chlordécone se situant dans la couche superficielle du sol (les 30 à 40 premiers centimètres, où le réducteur chimique est ajouté). Aussi, si ce traitement entraine une réduction du transfert de chlordécone vers les cultures, il ne permet pas de dépolluer en profondeur les sols qui continueront notamment à contaminer les eaux souterraines. Par ailleurs, les résultats sont plus modérés dans les andosols - où la chlordécone est moins facilement accessible - alors que ceux-ci représentent environ la moitié des sols contaminés. Enfin, le coût de ce procédé est élevé : de l'ordre de 160 k€/ha (éventuellement 124 k€/ha selon les données présentées par M. Christophe Mouvet lors de la première audition publique).
Des études restent nécessaires pour estimer les incidences à long terme de cette technique, notamment du fait de la formation de produits de transformation pouvant contaminer à leur tour les aliments, ainsi que pour évaluer la faisabilité pratique et technique d'une mise en oeuvre à large échelle. En tout état de cause, même si cette approche pouvait s'avérer utile pour certains agriculteurs, elle ne constituerait pas une solution pour décontaminer la totalité des sols pollués de Guadeloupe et de Martinique.
Enfin, des études sont en cours pour évaluer si les conditions réductrices utilisées par ce procédé pourraient parallèlement favoriser la dégradation bactérienne de la molécule et ainsi permettre une approche croisée chimique et microbiologique.
3. Des recherches complémentaires nécessaires sur les produits de dégradation et les effets cocktails
Ces différents travaux offrent des pistes encourageantes, qui doivent être poursuivies. Lorsque des résultats de laboratoire prometteurs sont obtenus, il parait essentiel de faciliter et d'encourager la mise en place d'études en conditions réelles de terrain . Par ailleurs, l'ensemble des externalités associées à ces procédés doivent être investiguées, notamment les éventuels impacts des produits de transformation.
Qu'elle soit naturelle ou artificielle, la dégradation de la chlordécone se traduit par la formation de produits de transformation, dont certains présentent une structure relativement similaire à celle de la chlordécone. Il apparait dès lors primordial d'étudier extensivement la toxicité de ces produits ainsi que leurs propriétés, afin d'évaluer leur rémanence et leur capacité de transfert vers l'eau et les plantes. Ce n'est qu'à l'aune de ces connaissances que des décisions pourront être prises quant à la mise oeuvre d'éventuelles techniques de dépollution des sols, afin d'éviter tout risque et, in fine , ne faire que « déplacer » la problématique.
Les études conduites au cours des dernières années ont permis de montrer que ces produits de transformation pouvaient être classés en sept grandes familles de molécules. Toutefois, les données expérimentales concernant ces molécules sont encore relativement limitées. Des tests de toxicité ont été réalisés pour quelques-unes d'entre elles seulement, n'appartenant qu'à deux des sept familles identifiées.
D'après les études menées et en comparaison avec la chlordécone, on observe une toxicité relativement similaire du chlordécol 57 ( * ) , une toxicité inférieure de la 5b-monohydrochlordécone et la 5b,6-dihydrochlordécone 58 ( * ) et, de manière générale, des propriétés pro-angiogéniques qui semblent diminuer avec le nombre de déchloration (substitution des atomes de chlore par des atomes d'hydrogène) dans le cas des hydrochlordécones 59 ( * ) .
Par ailleurs, les données disponibles sur la 5b-monohydrochlordécone montrent une capacité accrue de transfert vers les plantes par rapport à la chlordécone 60 ( * ) . De même, il semblerait que les hydrochlordécones se révèlent d'autant plus lessivables par l'eau qu'un grand nombre d'atomes de chlore ont été substitués par des atomes d'hydrogène 61 ( * ) .
Outre les toxicités inhérentes à ces différentes molécules, il est possible qu'un effet cocktail puisse résulter de leur présence concomitante, bien qu'en comparaison avec la chlordécone seule, une première étude n'ait pas montré un effet plus délétère d'un mélange de chlordécone et d'hydrochlordécones sur la capacité de génération de polypes d'hydres Hydra vulgaris 62 ( * ) .
Il semble donc essentiel de consolider l'état des connaissances sur les produits de transformation pour obtenir une vision large des potentiels effets et des propriétés de l'ensemble de ces produits . À l'avenir, il pourrait également être souhaitable que les analyses des sols et des eaux mais également des végétaux et des animaux cherchent à déterminer l'éventuelle présence de ces composés afin d'évaluer les risques d'exposition correspondants. Enfin, comme l'a suggéré M. Pierre-Loïc Saaidi, si ces travaux le justifiaient, il pourrait être nécessaire d'envisager une révision des limites maximales de résidus afin de prendre en compte l'ensemble des dérivés de la chlordécone, comme cela est par exemple le cas pour les PCB (polychlorobiphényles) où la somme des concentrations des différents congénères est prise en compte.
* 47 a) S. A. Orndorff et al., Appl. Environ. Microbiol. 1980, 39, 398 ( https://doi.org/10.1128/aem.39.2.398-406.1980 ) ; b) B. M. Francis et al., Environ. Health Perspect. 1984, 341 ( https://doi.org/10.2307/3429823 ). ; c) S. E. George et al., Xenobiotica 1988, 18, 407 ( https://doi.org/10.3109/00498258809041677 ) ; d) P. E. Jablonski et al., FEMS Microbiol. Lett. 1996, 139, 169 ( https://doi.org/10.1111/j.1574-6968.1996.tb08198.x ).
* 48 F. Sakakibara et al., Biochem. Biophys. Res. Commun. 2011, 411, 76 ( https://doi.org/10.1016/j.bbrc.2011.06.096 )
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* 51 S. Chaussonnerie et al., Front. Microbiol. 2016, 7, 2025 ( https://doi.org/10.3389/fmicb.2016.02025 ).
* 52 a) M. L. Chevallier et al., Environ. Sci. Technol. 2019, 53, 6133 ( https://doi.org/10.1021/acs.est.8b06305 ) ; b) O. Della-Negra et al., Sci. Rep. 2020, 10, 13545 ( https://doi.org/10.1038/s41598-020-70124-9 ) ; c) H. Hellal et al., Front. Microbiol. 2021, 12, 742039 ( https://doi.org/10.3389/fmicb.2021.742039 ).
* 53 a) L. Lomheim et al., PLoS One 2020, 13, 20231219 ( https://doi.org/10.1371/journal.pone.0231219 ) ; b) L. Lomheim et al., Environ. Sci. Technol. Lett. 2021, 8, 662 ( https://doi.org/10.1021/acs.estlett.1c00505 ).
* 54 C. Mouvet et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2017, 24, 25500 ( https://doi.org/10.1007/s11356-016-7582-4 ).
* 55 a) C. Mouvet et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2020, 27, 41063 ( https://doi.org/10.1007/s11356-020-07603-z ). ; b) C. Mouvet et al., « Décontamination par In Situ Chemical Reduction d'un nitisol et d'un sol alluvionnaire pollués par la chlordécone. Résultats physico-chimiques et agronomiques. », BRGM/RP-65462-FR, 2016 ( http://infoterre.brgm.fr/rapports/RP-65462-FR.pdf ).
* 56 a) S. Legeay et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2018, 25, 14313 ( https://doi.org/10.1007/s11356-017-8592-6 ) ; b) E. A. Alibrahim et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2020, 27, 40953 ( https://doi.org/10.1007/s11356-019-04353-5 ).
* 57 Le chlordécol correspond au produit issu de la réduction de la fonction cétone de la chlordécone en alcool. Voir : a) D. Desaiah et al., Bull. Environ. Contam. Toxicol. 1975, 13, 153 ( https://doi.org/10.1007/bf01721729 ) ; b) S. D. Soileau et al., J. Toxicol. Environ. 1988, 24, 237 ( https://doi.org/10.1080/15287398809531157 ) ; c) S. D. Soileau et al., Toxicol. Appl. Pharmacol. 1983, 67, 89 ( https://doi.org/10.1016/0041-008x(83)90247-8 ).
* 58 S. D. Soileau et al., Toxicol. Appl. Pharmacol. 1983, 67, 89 ( https://doi.org/10.1016/0041-008x(83)90247-8 ).
* 59 Les hydrochlordécones correspondent à l'ensemble des molécules issues de la substitution d'un ou de plusieurs des atomes de chlore de la chlordécone par des atomes d'hydrogène. Voir : a) S. Legeay et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2018, 25, 14313 ( https://doi.org/10.1007/s11356-017-8592-6 ); b) E. A. Alibrahim et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2020, 27, 40953 ( https://doi.org/10.1007/s11356-019-04353-5 ).
* 60 F. Clostre et al., Sci. Total Environ. 2015, 532, 292 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2015.06.026 ).
* 61 a) P. Ollivier et al., Sci. Total Environ. 2020, 743, 140757 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2020.140757 ) ; b) P. Ollivier et al., Sci. Total Environ. 2020, 704, 135348 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2019.135348 ).
* 62 X. Moreau et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2022, 29, 91017 ( https://doi.org/10.1007/s11356-022-22050-8 ).