VII. RENFORCER LA COHÉRENCE DE LA STRATÉGIE EUROPÉENNE INDOPACIFIQUE

L'UE est déjà le premier investisseur et le principal partenaire de coopération au développement dans la région indopacifique, ainsi que l'un des plus grands partenaires commerciaux de cette dernière. Les échanges commerciaux entre la région indopacifique et l'Europe sont plus importants qu'entre n'importe quelles autres régions géographiques du monde, leur valeur annuelle a atteint 1 500 milliards d'euros en 2019, avant la pandémie mondiale. L'avenir de l'UE et celui de la région indopacifique apparaissent liés l'un à l'autre, et les conséquences de la pandémie et de la rupture des échanges l'ont souligné.

En septembre 2021, l'Union européenne s'est dotée d'une stratégie indopacifique allant de la côte Est de l'Afrique aux États insulaires du Pacifique. Elle prône un Indopacifique libre et ouvert à tous. Cette vocation inclusive correspond à la recherche d'une voie autonome et alternative, indépendante du concept américain d'Indopacifique.

La position de l'Union à l'égard de la Chine se durcit, même si le consensus entre les États membres sur cette question peine à émerger. Le centre de gravité du triptyque partenaire, concurrent commercial et rival stratégique se déplace de plus en plus, de partenaire vers concurrent et rival. De fait, la stratégie indopacifique européenne dite de troisième voie se heurte aux ambitions géostratégiques chinoises et au soutien apporté à la Russie dans le cadre de l'invasion de l'Ukraine. Le sommet UE Chine du 1er avril 2022 et le sommet des chefs d'État et de gouvernement de l'OTAN en juin 2022 ont souligné cette crispation.

La stratégie européenne pose des questions de cohérence :

- celle de la cohérence des États membres entre eux. La posture vis-à-vis de la Chine peine à faire l'objet d'un consensus, mais cela peut aussi être le cas de certaines politiques sectorielles, notamment dans le domaine de la défense de l'environnement ;

- et celle de la cohérence des actions et politiques européennes intrinsèquement et entre elles. L'ambition de long terme d'aboutir à un accord de libre-échange entre l'Asean et l'UE ne risque-t-elle pas de se heurter à la coexistence d'une multitude d'accords entre l'Union et les pays membres de l'Asean ? Certains ont signé des accords commerciaux, d'autres bénéficient de régime préférentiels. Comment seront-ils harmonisés ? De même, l'articulation des initiatives européennes, telles que l'initiative sur la connectivité et le Global Gateway n'est pas évidente. Enfin, les clauses de conditionnalité insérées dans les accords internationaux signés par l'Union européenne avec les États tiers ne sont que trop rarement activées aux termes d'un processus long et lourd. Il a ainsi été complexe d'aboutir au retrait partiel de l'accord commercial « Tout Sauf Les Armes » en août 2020 suite à de multiples violations des droits humains au Cambodge. La situation de la Birmanie dirigée par la junte depuis le coup d'État du 1er février 2021 pose également de réelles questions. Ceci fragilise le dispositif communautaire.

La Boussole stratégique adoptée en mars 2022 poursuit la logique d'appropriation de l'enjeu indopacifique par l'Union européenne. Elle démontre que les 27 États membres approfondissent leur investissement stratégique et estiment que l'Indopacifique est un champ essentiel pour leur avenir.

Il est important que la stratégie indopacifique européenne se traduise par des opérations concrètes, des budgets et des objectifs temporels. L'évaluation de la stratégie à intervalles régulier permettrait de s'assurer de la cohérence de cette politique européenne rattrapée par la réalité stratégique de la zone indopacifique. La cohérence de la stratégie indopacifique européenne s'évaluera également à sa capacité à s'adapter à la politique de puissance de la Chine qui rend plus difficile l'existence d'une troisième voie autonome.

LES CONSTATS

- Centre névralgique de la planète, l'indopacifique est devenu incontournable et le sera plus encore dans 20 ans. La Chine en est l'acteur incontournable, qui structure de fait les stratégies indopacifiques. L'affirmation de sa volonté de devenir la première puissance mondiale pose la question de la tenabilité des postures d'équilibre de type « troisième voie » que défendent la France et l'Union européenne.

- L'Europe et la France, en périphérie du nouveau centre du monde, doivent effectuer leur révolution copernicienne et apprendre à dé-centraliser leur conception de l'Indopacifique.

- La stratégie indopacifique française souffre d'un manque de lisibilité, et d'une réelle inadéquation des moyens aux ambitions.

LES PROPOSITIONS

- 1. Réaffirmer une position française forte et réaliste face à la nouvelle volonté hégémonique de la Chine affirmée lors du 20ème Congrès du parti communiste chinois. Partenaire et compétiteur commercial incontournable, la Chine s'affirme comme un rival systémique de plus en plus offensif. Ceci pourrait réduire les possibilités de faire progresser les sujets transversaux de protection de l'environnement et de la biodiversité sur lesquels nos attentes à son égard doivent être réaffirmées, notamment dans le cadre de la stratégie de la France pour l'Indopacifique. De même, devrait être réaffirmé la nécessité que la Chine respecte le droit international et recherche le règlement des contentieux territoriaux dans ce cadre. La stratégie française doit tenir compte du positionnement chinois, de son agenda et de sa volonté de s'affirmer première puissance mondiale, et réaffirmer dans ce contexte une position forte et réaliste.

- 2. Distinguer au sein de la stratégie indopacifique 4 zones d'actions spécifiques pour mieux associer les pays concernés : l'océan indien occidental, l'indopacifique central, le pacifique Sud, et le pacifique oriental. Mieux intégrer le Pacifique Sud, Taïwan et l'Amérique latine à la stratégie indopacifique française.

- 3. Organiser le pilotage politique de la stratégie de la France pour l'Indopacifique en nommant 4 Secrétaires d'État en charge des zones identifiées dans l'Indopacifique. Chargés de coordonner l'action des services et opérateurs, d'effectuer les arbitrages politiques nécessaires et d'assurer la représentation de haut niveau demandée par nos DROM-COM et nos partenaires dans l'Indopacifique, ils seraient responsables de la mise en oeuvre d'une feuille de route détaillant objectifs, calendrier et moyens humains et financiers.

- 4. Doter les forces armées des moyens correspondant aux ambitions françaises indopacifiques. La prochaine loi de programmation militaire ne doit en aucun cas ralentir le rythme de livraison du Porte-avions de nouvelle génération, des POM prévus, d'HIL, d'avions ravitailleurs, de frégate de surveillance, de moyens de renseignement, etc. L'accroissement des moyens est indispensable pour crédibiliser la stratégie de la France pour l'Indopacifique. Les moyens doivent être mis à la hauteur des ambitions avec des échéanciers clairs permettant d'afficher les priorités auprès des compétiteurs et des partenaires de la France dans l'Indopacifique.

- 5. Acclimater la stratégie indopacifique en renforçant sa cogestion avec les territoires ultra-marins français. Un dialogue doit intervenir en amont de toute annonce politique concernant la stratégie indopacifique et l'intégration des DROM-COM à son application. Les positions des autorités des territoires français de l'Indopacifique doivent ainsi pouvoir être entendues, et le pouvoir exécutif français doit pouvoir être associé au bon niveau aux instances indopacifiques spécifiques. Le principe de création de délégation commune dans les négociations devrait être retenu.

- 6. Renforcer la cohérence de la stratégie indopacifique européenne, qui pèche par manque d'articulation des politiques sectorielles entre elles, par inadéquation des objectifs des pays membres entre eux, et par non-application des conditionnalités posées. Il conviendrait d'évaluer régulièrement la mise en oeuvre de la stratégie indopacifique en contrôlant son avancée et en veillant à ce que les budgets correspondant aux ambitions soient prévus et soient exécutés à bon rythme, sans enlisement ni bureaucratie excessive. La cohérence de la stratégie indopacifique européenne s'évaluera à sa capacité à s'adapter à l'expression de puissance de la Chine qui rend plus difficile l'existence d'une troisième voie autonome.

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