B. LES PERSPECTIVES DE LA STRATÉGIE DE LA FRANCE DANS L'INDOPACIFIQUE : RENOVER LES PARTENARIATS MIS EN OEUVRE

1. Acclimater la stratégie indopacifique en renforçant sa cogestion avec les territoires ultra-marins français

La situation et le statut des DROM-COM placent la France dans une situation si ce n'est singulière, du moins particulière. En effet, « dans la définition de leur stratégie Indo-Pacifique (I-P), la France et les États-Unis sont les deux seules puissances du Conseil de sécurité des Nations unies à exercer leur souveraineté sur des territoires insulaires distants de plusieurs milliers de kilomètres de leurs littoraux continentaux. Si les deux pays doivent compter avec des collectivités politico-administratives insulaires comparables à celles de leur métropole (La Réunion, Mayotte, Hawaï), ils ont également des archipels ayant des compétences de gouvernance très particulières (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis et Futuna, Samoa américaines, Guam, Mariannes du Nord). À cette complexité institutionnelle commune, s'est ajoutée pour la France la singularité d'être sise dans les deux bassins océaniques. Ces réalités géographiques et constitutionnelles s'imposent à tous ceux qui ont à Paris et Washington la tâche de décliner dans la durée et de manière opérationnelle le concept I-P de leur pays. Autrement dit, il paraît difficile de faire de l'I-P, a fortiori dans le Pacifique, sans les collectivités territoriales et leurs représentants tout en sachant que chacun regarde le passé, le présent et la projection dans le futur de manière différente, voire divergente. Une réalité politique, identitaire et affective demande une excellente compréhension mutuelle, des attendus comme des objectifs ou moyens à mobiliser. C'est un langage commun à inventer dans un contexte où les États parlent géopolitique et sécurité, et les territoires insulaires solidarités et défis communs. »63(*)

Les États-Unis ne sont pas considérés par les États océaniens comme appartenant au monde pacifique, ou pour reprendre les termes utilisés, à la « famille pacifique ». Les territoires américains de l'indopacifique ne sont ainsi pas membres du Forum des îles du Pacifique (FIP), comme le sont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française64(*).

En 1999, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont été accueillies en qualité d'observateur au 30ème sommet du FIP. Elles en sont devenues membre associé en octobre 2006. La Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et l'État français ont oeuvré pour l'admission en qualité de membre à part entière de la Nouvelle-Calédonie, qui a été acté lors du 47ème sommet en 201665(*). Cette accession en tant que membre de plein droit au FIP est une manifestation forte de la demande et de l'acceptation du rôle et du rayonnement de la France. C'est également une étape essentielle pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française qui peuvent désormais construire des partenariats directs avec les pays et les États insulaires de la région.

La reconnaissance des territoires indopacifiques français recouvre une autre facette avec l'appartenance du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) au groupe mélanésien Fer de Lance, fondé en 1988. Il s'agit d'un rassemblement des grands pays mélanésiens du Sud-ouest du Pacifique qui s'occupe de services administratifs, de développement économique et social, d'affaires politiques, ainsi que de commerce et d'investissement. Ses membres sont la Papouasie-Nouvelle-Guinée66(*), les Îles Salomon, le Vanuatu, les Fidji, depuis 1990, le FLNKS de Nouvelle-Calédonie et, depuis 1995, l'Indonésie67(*). Ce groupe est historiquement proche du Mouvement des non-alignés, les Îles Salomon étant le seul État du Fer de lance à ne pas être membre de cette organisation. Créé à l'origine par les États mélanésiens pour « regrouper leur forces afin de peser lourd dans la balance régionale et internationale en faveur de l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie », selon ses statuts, l'organisation a évolué depuis les années 1990 vers un accord de coopération économique, renforcé par une volonté de solidarité inter-mélanésienne.

La reconnaissance de l'appartenance des territoires à l'architecture de coopération régionale est un atout de premier plan à condition qu'ils participent pleinement à la définition d'une stratégie globale au coeur d'une des zones où le monde se fait aujourd'hui. L'État devrait s'appuyer pleinement sur cette puissance insulaire au risque de se priver sur la scène internationale des relais d'influence offerts par un tissu très dense d'interactions politiques, économiques, culturelles et sociales.

Or, il est apparu lors des auditions et déplacements effectués dans le cadre de la préparation de ce rapport, que les élus des DROM-COM ont pu regretter de ne pas avoir été consultés par l'État en amont de l'adoption de la stratégie, ou, plus récemment, des déploiements des forces militaires sur leurs territoires dans le cadre de la stratégie indopacifique française. L'expression de ce manque d'information semble parfois relativement rhétorique, mais elle révèle une profonde remise en cause de la démarche verticale adoptée par le pouvoir exécutif en la matière. La stratégie française pour l'Indopacifique n'a pas été co-élaborée avec les autorités des DCOM-ROM.

« Certains [élus] (...) auraient appris l'officialisation [de la stratégie IP de la France de juillet 2021] par le chef de l'État à travers la presse. Si ce manque de concertation sur une stratégie nationale n'a rien de spécifique à ces collectivités océaniennes, c'est pourtant grâce à celles-ci que la France peut prétendre à sa `pacificité'. Moetai Brotherson, député indépendantiste polynésien, se demande si les peuples ont droit au chapitre, alors qu'ils se voient transposés dans une dynamique géostratégique qui les dépasse. Selon lui, cela ` conforte la thèse du Tavini68(*) selon laquelle, malgré l'autonomie consentie au territoire, les choses s'imposent toujours de l'extérieur ` » 69(*).

Il est indispensable de changer radicalement d'approche et de bâtir la stratégie française sur ses atouts ultramarins, en plaçant les DROM-COM au coeur du dispositif.

Les représentants des DROM-COM manifestent d'ailleurs leur volonté d'être entendus et de pouvoir peser sur la stratégie indopacifique. Ainsi, en juin 2022, l'Assemblée de la Polynésie française a créé une mission d'information portant sur l'impact des stratégies de la France dans l'espace Indo-Pacifique70(*) sur les collectivités françaises de l'Océanie. En associant les assemblées de la Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna, la mission entend porter des recommandations qui pourraient fonder une stratégie IP définie localement.

La cohérence de cette stratégie avec la stratégie française et la stratégie européenne pour l'Indopacifique sera essentielle pour la crédibilité de la France. L'existence de pouvoirs exécutifs aux compétences élargies en matières économiques, environnementales, voire dans le domaine des relations extérieures pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, rend indispensable l'organisation de dialogues de plus haut niveau entre les représentants des DROM-COM et l'État.

Ceci est d'autant plus nécessaire que l'Océanie suit avec attention l'évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie et que, dans le même temps, les DROM-COM suscitent des projets d'investissement de compétiteurs stratégiques. Ainsi, en 2014, le groupe chinois Tian Rui International a signé un accord de coopération stratégique avec la Polynésie, dans l'intention de construire une immense ferme aquacole sur l'atoll de Hao pour développer la perliculture qui aurait pu, la perle étant le premier produit d'exportation locale, réduire un déficit commercial chronique. L'impact environnemental, des financements suspects, et une création d'emplois non documentée ont été autant de raisons de contrer un investissement chinois susceptible de donner à la Chine une influence et un poids conséquent en Polynésie française. Huit ans plus tard, la création d'une 4ème compagnie du Régiment du service militaire adapté de Polynésie française (RSMA-PF) sur l'atol de Hao, concilie intérêts stratégiques et besoins économiques de l'archipel. Un écolodge doit être construit et permettra la formation des jeunes polynésiens au secteur de l'autonomie alimentaire et énergétique des îles.

La réaction des autorités polynésiennes montre que le dialogue entre la métropole et les DROM-COM doit être approfondi sur ces questions de géostratégie et de géoéconomie. « Face à l'État, le gouvernement polynésien revendique son propre récit de collectivité réellement autonome, attachée à ses relations avec la Chine (comme La Réunion). La présidence locale évite donc d'apparaître antagonique aux vues chinoises sur le territoire, à l'instar des pays océaniens indépendants, qui préfèrent coopérer avec de multiples partenaires de développement : ` Enemy to none, Friend to all `. Beaucoup d'entre eux rejettent l'idée qu'ils ne seraient pas à même de cerner l'impact de la conclusion de contrats avec des acteurs chinois »71(*).

Il apparaît souhaitable que la France veille, lorsqu'elle participe à des fora ou agora relatives à l'Indopacifique, à être accompagnée d'une délégation de haut niveau des DROM-COM concernés afin de l'associer aux discussions la concernant. Une délégation commune pourrait être mise en place pour plus d'efficacité.

Cette co-participation devrait être réciproque, et il serait souhaitable que la France puisse accompagner les DROM-COM dans des enceintes où elle ne siège pas, afin d'entendre et de pouvoir prendre en compte les préoccupations des territoires ultramarins et des pays riverains, en particulier dans le Pacifique sud. La participation, un temps envisagée, il y a quelques années, du gouvernement de Nouvelle-Calédonie au groupe mélanésien fer de lance pourrait permettre d'associer la collectivité et la France, et non un seul parti politique, à cette agora mélanésienne essentielle à la bonne compréhension des enjeux de la Mélanésie.

Recommandation : Acclimater la stratégie indopacifique en renforçant sa cogestion avec les territoires ultra-marins français avec la création d'instance de dialogue ad hoc, sous l'impulsion des secrétaires d'État chargés des zones définies au sein de l'Indopacifique. Le dialogue entre instances politiques s'en trouverait facilité ce qui paraît indispensable. En effet, la stratégie indopacifique de la France n'a pas été co-élaborée avec les représentants des DCOM-ROM, ce qui pourrait fragiliser sa mise en oeuvre et son adéquation aux aspirations des territoires indopacifiques français. Une concertation devrait intervenir en amont de toute annonce politique concernant la stratégie indopacifique et l'intégration des DROM-COM à son application. Le principe de création de délégation commune dans les négociations devrait être retenu.

2. Renforcer la cohérence de la stratégie indopacifique européenne

L'Union européenne, sous l'impulsion de la France notamment, a pris acte de l'importance de l'Indopacifique, tant pour la croissance mondiale et donc pour la prospérité européenne que pour la sécurité. Les pays membres de l'Union ont acté que le centre de gravité du monde se déplace vers la région indopacifique, en termes géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques.

La région indopacifique et l'Europe représentent plus de 70 % du commerce mondial de biens et de services et plus de 60 % des flux d'investissements directs étrangers. L'UE est déjà le premier investisseur et le principal partenaire de coopération au développement dans la région indopacifique, ainsi que l'un des plus grands partenaires commerciaux de cette dernière. Les échanges commerciaux entre l'IP et l'Europe sont plus importants qu'entre n'importe quelles autres régions géographiques du monde, leur valeur annuelle a atteint 1 500 milliards d'euros en 2019, avant la pandémie mondiale. L'avenir de l'UE et celui de l'IP apparaissent liés l'un à l'autre, et les conséquences de la pandémie et de la rupture des échanges l'ont souligné.

En 2021, l'Union européenne s'est dotée d'une stratégie indopacifique72(*). Joseph Borell, vice-président de la Commission européenne et haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a déclaré à cette occasion : « notre engagement vise à faire en sorte que la région indopacifique demeure libre et ouverte à tous, tout en nouant des partenariats forts et durables, afin de coopérer en matière de transition écologique, de gouvernance des océans, de transition numérique ou encore de sécurité et de défense » 73(*), et Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission : «Le poids économique, démographique et politique de la région indo-pacifique est en pleine expansion, de la côte est de l'Afrique aux États insulaires du Pacifique. Avec les propositions d'aujourd'hui, et guidés par nos valeurs, nous proposons un partenariat renforcé de nature à progresser en matière de commerce, d'investissement et de connectivité, tout en relevant les défis mondiaux communs et en renforçant l'ordre international fondé sur des règles».74(*)

La délimitation de l'Indopacifique retenue est la même que celle de la France, elle est plus large que celle des pays de l'Asean, celle des États-Unis et celle de l'Australie notamment.

Le principe d'un Indopacifique libre et ouvert à vocation inclusive est défendu. Dans ce cadre, l'UE entend approfondir ses relations avec les pays qui ont déjà adopté leur stratégie indopacifique, à savoir l'Asean, l'Australie, les États-Unis, l'Inde, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la République de Corée et le Royaume-Uni, pays avec lesquels75(*) elle partage la même conception de l'État de droit et la même volonté de défense du multilatéralisme. Il est ainsi précisé que « les relations de l'UE avec la région indo-pacifique seront fondées sur des principes et s'inscriront dans la durée, en promouvant une coopération multilatérale inclusive et efficace, basée sur un ordre international fondé sur des règles, des valeurs et des principes communs, en s'engageant notamment à respecter la démocratie, les droits de l'homme et l'état de droit ».

L'affirmation de cette vocation inclusive a été lue par les analystes comme un gage d'indépendance par rapport au concept américain d'Indopacifique. Mais, « la recherche d'une voie autonome et alternative ne signifie néanmoins pas que l'UE renvoie les États-Unis et la Chine dos à dos » 76(*). L'UE se positionne au côté des États-Unis sur bon nombre de principes et de dossiers (défense de l'ordre international fondé sur des règles et de la liberté de navigation, respect de la démocratie, des droits de l'homme et de l'État de droit, promotion des conditions de concurrence équitables et de la résilience des chaînes de valeurs). L'autonomie s'entend donc dans le cadre d'une coopération pour le bénéfice réciproque des parties. L'UE souhaite ainsi s'associer au QUAD sur le changement climatique, les technologies ou les vaccins.

La position de l'Union à l'égard de la Chine n'est, quant à elle, pas passée sous silence, ménageant les possibilités de coopération sur les questions d'intérêt commun tout en prévoyant la possibilité de prise de distances en cas de désaccord fondamental sur les droits de l'homme notamment. Cette formulation peut paraître prudente mais constitue une avancée substantielle : « l'UE poursuivra ses relations pluridimensionnelles avec la Chine, en dialoguant au niveau bilatéral pour favoriser des solutions aux défis communs, en coopérant sur des questions d'intérêt commun et en encourageant la Chine à jouer son rôle dans une région indo-pacifique en paix et prospère. Dans le même temps, et en travaillant avec ses partenaires internationaux partageant des préoccupations similaires, l'UE continuera à protéger ses intérêts essentiels et à promouvoir ses valeurs, tout en prenant ses distances en cas de désaccords fondamentaux avec la Chine, comme dans le domaine des droits de l'homme, par exemple » 77(*).

Cette position pourrait encore se durcir, mais le consensus entre les États membres peine à émerger. Selon les conclusions du Conseil européen qui s'est tenu jeudi 20 et vendredi 21 octobre à Bruxelles, les États membres ont eu « `un débat stratégique sur les relations de l'Union européenne avec la Chine (...) le centre de gravité (...) [du] triptyque [partenaire, concurrent commercial et rival stratégique] se déplace de plus en plus, de partenaire à concurrent et rival', rappelle un diplomate européen. Les États européens restent cependant encore divisés sur la bonne posture à trouver vis-à-vis de Pékin. Certains États membres comme les pays baltes, traumatisés par les représailles exercées par la Chine contre la Lituanie lorsque celle-ci s'est rapprochée de Taïwan, fin 2021, sont favorables à une confrontation bien plus franche avec l'empire du Milieu. À l'opposé du spectre, outre certains pays d'Europe centrale qui apprécient la manne chinoise, comme la Hongrie, l'Allemagne souhaite conserver ce partenaire commercial essentiel pour son industrie. ` La question du découplage des économies n'est pas du tout d'actualité, assure d'ailleurs un diplomate européen. Il faut trouver un bon équilibre `. La France navigue entre ces deux pôles » 78(*).

La mise en oeuvre d'une stratégie indopacifique dite de troisième voie se heurte à la réalité stratégique, comme pour la France. La Chine affirme ses ambitions, et le soutien qu'elle apporte à la Russie dans le cadre de l'invasion illégale et injustifiée de l'Ukraine rend difficile la poursuite d'une coopération avec l'UE. Le sommet UE-Chine du 1er avril 2022 et le sommet des chefs de l'État et de gouvernement de l'OTAN en juin 2022 l'ont démontré. Le nouveau concept stratégique adopté par l'OTAN précise que l'Alliance considère que la Chine fait peser des défis systémiques sur la sécurité euro-atlantique. Les deux paragraphes consacrés à la Chine au sein du concept stratégique de l'OTAN sont reproduits dans l'encadré suivant.

La Chine dans le concept stratégique de l'OTAN

13. La République populaire de Chine affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs. Elle recourt à une large panoplie d'outils politiques, économiques et militaires pour renforcer sa présence dans le monde et projeter sa puissance. Parallèlement, elle entretient le flou quant à sa stratégie, à ses intentions et au renforcement de son dispositif militaire. Ses opérations hybrides ou cyber malveillantes, sa rhétorique hostile et ses activités de désinformation prennent les Alliés pour cible et portent atteinte à la sécurité de l'Alliance. Elle cherche à exercer une mainmise sur des secteurs technologiques et industriels clés, des infrastructures d'importance critique et des matériaux et chaînes d'approvisionnement stratégiques. Elle utilise le levier économique pour créer des dépendances stratégiques et accroître son influence. Elle s'emploie à saper l'ordre international fondé sur des règles, notamment pour ce qui concerne les domaines spatial, cyber et maritime. Le resserrement du partenariat stratégique entre la République populaire de Chine et la Fédération de Russie, ainsi que leurs tentatives, se conjuguant entre elles, qui visent à déstabiliser l'ordre international fondé sur des règles, vont à l'encontre de nos valeurs et de nos intérêts.

14. Nous demeurons disposés à interagir avec la République populaire de Chine de façon constructive, notamment au profit d'une plus grande transparence mutuelle, l'objectif étant de protéger les intérêts de sécurité de l'Alliance. Nous travaillerons ensemble de manière responsable, en tant qu'Alliés, pour répondre aux défis systémiques que la République populaire de Chine fait peser sur la sécurité euro-atlantique et pour faire en sorte que l'OTAN reste durablement à même d'assurer notre défense et notre sécurité. Nous affinerons notre connaissance commune des enjeux, renforcerons notre résilience, relèverons notre niveau de préparation, et nous prémunirons contre les procédés coercitifs employés par la République populaire de Chine ainsi que contre ses tentatives visant à diviser l'Alliance. Nous défendrons les valeurs que nous partageons, de même que l'ordre international fondé sur des règles, y compris la liberté de navigation.

Source : Concept stratégique 2022 de l'OTAN, adopté par les chefs d'État et de gouvernement au sommet de Madrid le 29 juin 2022 et publié à l'adresse suivante : https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2022/6/pdf/290622-strategic-concept-fr.pdf

La stratégie indopacifique de l'UE énumère ses objectifs prioritaires. La défense de l'ordre international, le développement économique, la sécurité et la défense, le développement numérique, la connectivité et la transition écologique sont placés au coeur des priorités. L'Union entend ainsi développer dans l'Indopacifique des relations visant à remplir les huit priorités suivantes (l'ordre dans lequel elles sont énumérées, respecte celui retenu par l'Union) :

- consolider et défendre l'ordre international fondé sur des règles, en promouvant une coopération multilatérale inclusive et efficace, fondée sur des valeurs et des principes communs, y compris la volonté de respecter la démocratie, les droits de l'homme et l'État de droit ;

- promouvoir des conditions de concurrence équitables et un environnement ouvert et juste pour le commerce et les investissements ;

- contribuer à atteindre les objectifs de développement durable (ODD), à lutter contre le changement climatique et la dégradation de l'environnement terrestre et marin et à soutenir un développement socio-économique durable et inclusif ;

- entamer une coopération bilatérale et multilatérale avec les partenaires en vue d'atteindre les objectifs de l'accord de Paris sur le changement climatique et de la convention sur la diversité biologique (CDB) ;

- poursuivre la coopération multilatérale et régionale de longue date de l'UE avec les Nations unies et les institutions de Bretton Woods, ainsi qu'avec les organisations régionales telles que l'Asean et l'Union africaine dans l'océan Indien occidental ;

- soutenir une élaboration des politiques et une coopération véritablement inclusives, dans le cadre desquelles les avis de la société civile, du secteur privé, des partenaires sociaux et des autres parties prenantes essentielles comptent ;

- établir avec la région des relations commerciales et économiques mutuellement profitables qui favorisent une croissance économique inclusive et la stabilité, et qui promeuvent et facilitent la connectivité ;

- et intervenir dans la région en tant que partenaire, dans le cadre d'efforts visant à sensibiliser à l'incidence des tendances démographiques qui se dessinent au niveau mondial.

La prééminence donnée aux valeurs est réaffirmée puisque la communication communautaire précise que l'UE utilisera le dialogue mais aussi les sanctions pour les défendre. Elle « continuera à défendre constamment les droits de l'homme et la démocratie et à recourir à tous les outils dont elle dispose, à savoir les dialogues et les consultations politiques et ceux qui sont consacrés aux droits de l'homme, les préférences commerciales et l'intégration des considérations relatives aux droits de l'homme dans l'ensemble de ses politiques et programmes. Elle continuera à utiliser son régime de mesures restrictives (sanctions) contre les personnes, entités et organismes qui sont responsables de graves violations des droits de l'homme ou de graves atteintes à ces droits dans le monde, qui sont impliqués dans de telles violations ou atteintes ou qui y sont associés. Dans les enceintes internationales, l'UE collaborera avec les partenaires de la région indopacifique partageant ses valeurs pour repousser toute initiative portant atteinte aux droits de l'homme inscrits dans le droit international coutumier et dans les instruments internationaux en matière de droits de l'homme.

En priorité, l'UE continuera à soutenir la pleine jouissance par les femmes et les filles de leurs droits fondamentaux et l'égalité entre les hommes et les femmes, en donnant à ces dernières les moyens de participer activement aux processus décisionnels civiques et politiques et en oeuvrant à l'élimination de toutes les formes de violence dirigées contre elles.

L'UE continuera également à soutenir les mesures visant à lutter contre toutes les formes de discrimination ainsi que les droits des minorités ethniques et religieuses et à plaider en faveur de l'abolition de la peine de mort, qui est toujours d'actualité dans plusieurs pays de la région indo-pacifique. L'UE promouvra également le travail décent et le respect des normes internationales du travail de l'OIT, en vue d'éliminer le travail des enfants et le travail forcé dans les chaînes d'approvisionnement mondiales.

Enfin, l'UE continuera à promouvoir le respect du droit international humanitaire. Elle continuera à prôner l'accès humanitaire et à apporter une aide vitale aux personnes qui en ont besoin. Elle favorisera des solutions durables aux situations à grande échelle et de longue durée impliquant des réfugiés, telles que la crise des Rohingyas et celle qui touche l'Afghanistan » 79(*).

Ce positionnement affirmé en faveur des valeurs devrait être réaffirmé dans le cadre des accords de libre-échange. Le respect des droits de l'homme constitue un élément essentiel des relations que l'UE entretient avec les pays tiers et les institutions internationales. La clause dite « droits de l'Homme » insérée dans les accords internationaux signés par l'UE avec les États tiers conditionne la mise en application d'un accord international au respect des droits fondamentaux et des principes démocratiques. Elle fut utilisée pour la première fois dans les accords de la Convention de Lomé de 1991 avec les pays de l'Afrique du Pacifique et des Caraïbes, communément appelés accords UE-ACP. Il est souhaitable que les accords commerciaux et de partenariats établis par l'Union européenne dans le cadre de sa stratégie indopacifique préservent ce principe.

Les régimes autoritaires et bafouant les droits de l'homme n'ont pas vocation à obtenir de partenariats privilégiés avec l'UE. Il apparaît toutefois que l'Union, qui soumet les accords qu'elle passe avec des pays tiers au respect des conventions onusiennes et de l'organisation internationale du travail, peine à faire respecter les conditions édictées, qu'elles soient dans le domaine des droits de l'homme ou dans celui plus récent de la protection de l'environnement. Il a ainsi été long et complexe d'aboutir au retrait partiel de l'accord commercial « Tout Sauf Les Armes » en 202080(*) « suite à de multiples violations des droits humains dans le Cambodge contemporain post-génocidaire » 81(*). La situation de la Birmanie dirigée par la junte depuis le coup d'État du 1er février 2021 pose également de réelles questions. Le pays sous l'administration d'Aung San Suu Kyi ne s'est pas vu opposé les conditions de son accord avec l'UE, mais la volonté de ne pas fragiliser cette démocratie renaissante ne peut s'appliquer à la junte. Dès lors, la non opposition des conditions en vue d'un retrait partiel ou complet de l'accord commercial « Tout Sauf Les Armes » fragilise le dispositif communautaire.

Enfin, la stratégie indopacifique de l'UE prend en considération la dynamique et les spécificités sous-régionales. L'océan Indien, qualifié de porte d'entrée de l'Europe dans la région indopacifique, l'Asean, dont la centralité dans l'indopacifique est soulignée, et les pays du Pacifique font l'objet de développements spécifiques et d'annonces opérationnelles présentées dans l'encadré suivant. Cette distinction de zones au sein de l'Indopacifique et de priorités au sein de chacune d'entre elles correspond à l'approche que préconise ce rapport pour la stratégie indopacifique française.

Les dispositions prévues par la stratégie indopacifique de l'UE pour l'océan Indien, l'Asean et les pays du pacifique

L'océan Indien est le principal passage de l'Europe à destination et en provenance des marchés de la région indo-pacifique. La stabilité et la liberté de navigation dans cette zone sont donc essentielles. L'UE est déterminée à aider ses partenaires de l'océan Indien à relever les différents défis auxquels ils sont confrontés, tels que les effets du changement climatique qui s'intensifient, la pollution marine et la perte de biodiversité ou les activités de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Elle peut déjà s'appuyer sur un solide réseau de partenariats pour ce faire. L'UE s'emploiera à devenir un partenaire des communautés économiques régionales, soutiendra les efforts visant à renforcer la Commission de l'océan Indien, poursuivra la mise en oeuvre de ses accords de partenariat économique avec ses partenaires africains dans la région et oeuvrera à la conclusion d'un nouvel accord de partenariat économique (APE) avec la Communauté de l'Afrique de l'Est. Parmi ces partenariats figurent l'Union africaine (UA), la Commission de l'océan Indien, l'Association des États riverains de l'océan Indien, la Communauté de développement de l'Afrique australe (CDAA), le Marché commun de l'Afrique de l'Est et de l'Afrique australe (COMESA), la Communauté de l'Afrique de l'Est (CAE), l'Autorité intergouvernementale pour le développement et l'Association sud-asiatique de coopération régionale.

En plus de 40 ans, l'UE et l'Asean ont établi entre elles un partenariat dynamique et multiforme. Ce partenariat stratégique porte sur des questions politiques, économiques, environnementales, climatiques et socioculturelles, ainsi que sur la sécurité et la connectivité. L'UE apprécie l'attachement de l'Asean à un multilatéralisme effectif et soutient le principe de centralité de l'Asean, ses efforts pour construire une architecture régionale fondée sur des règles et l'ancrage multilatéral qu'elle apporte. Elle soutient également le processus mené par l'Asean en vue de l'établissement d'un code de conduite en mer de Chine méridionale qui soit efficace, concret et juridiquement contraignant et qui ne porte pas atteinte aux intérêts des tiers. La coopération entre l'UE et l'Asean intègre aussi les questions de sécurité, notamment dans le cadre du Forum régional de l'Asean (FRA). Le 14 décembre 2022 s'est tenu le premier sommet entre l'UE et l'Asean, commémorant 45 ans de relations diplomatiques des deux organisations régionales. Il a été l'occasion d'annoncer un engagement de 10 Mds€ jusqu'en 2027 pour des investissements européens dans les infrastructures de l'Asean, essentiellement au profit de projets verts et de connectivité. Un plan visant à mettre en oeuvre le partenariat stratégique Asean-UE pour les années 2023 à 202782(*).

L'UE a établi un partenariat durable avec la région du Pacifique, qu'elle cherche à renforcer au moyen de l'accord de partenariat avec l'Organisation des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, qui succédera à l'accord de Cotonou. Avec l'accord de partenariat économique de l'UE avec les États du Pacifique, cet accord ouvrira la voie à un renforcement des relations politiques et stratégiques sur la base de valeurs et d'objectifs communs. Outre ses partenariats avec les pays ACP, l'UE entretient des relations étroites et un dialogue politique avec tous les États insulaires du Pacifique et coopère étroitement avec le Forum des îles du Pacifique, la Communauté du Pacifique et d'autres membres du Conseil des organisations régionales du Pacifique.

Source : Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil, « La stratégie de l'UE pour la coopération dans la région indo-pacifique » précitée

Cette approche géographique n'est pas incompatible avec une approche thématique transversale. Ainsi, des objectifs concrets ont été définis et sont déclinés concrètement dans les sept domaines thématiques prioritaires définis par l'Union :

- la prospérité durable et inclusive : l'UE a conclu des accords bilatéraux de partenariat et de coopération (APC) avec bon nombre de ses partenaires de la région et a mené à bien des négociations en vue d'un nouvel accord de partenariat avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Elle a l'intention de conclure de nouveaux APC avec la Malaisie et la Thaïlande et d'entamer des négociations en ce sens avec les Maldives dans un avenir proche. Elle a également conclu nombre d'accords de libre-échange notamment avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande (30 juin 2022). L'UE a repris des négociations commerciales et ouvert des négociations sur les investissements avec l'Inde le 27 juin (deux autres cycles de négociation se sont tenus en 2022) et entend faire progresser un accord de libre-échange avec l'Asean, avec lequel elle a tenu un premier sommet le 14 décembre 2022. Les discussions ont repris avec l'Indonésie, et devraient progresser au cours de l'année 2024, mais les sujets de concertation sont nombreux et complexes. Enfin, un accord global de transport aérien (CATA) entre l'UE et les pays de l'Asean a été signé en octobre 2022. L'Union entend coopérer avec les partenaires de la région indopacifique afin de mettre en place des chaînes de valeur mondiales plus résilientes et plus durables en diversifiant ses relations commerciales et économiques et en élaborant des normes et réglementations technologiques conformes à ses valeurs et à ses principes ;

- la transition écologique : le but recherché est la conclusion d'alliances et de partenariats verts avec les pays de la région indopacifique ayant la volonté et l'ambition de lutter contre le changement climatique et la dégradation de l'environnement ;

- la gouvernance des océans : est annoncé un soutien accru de l'UE aux systèmes de gestion et de contrôle des pêches des pays de l'IP, à la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), et à la mise en oeuvre d'accords de partenariat dans le domaine de la pêche durable. L'UE est devenue membre de la Commission des pêches du Pacifique Nord afin de contribuer à la gestion durable des stocks de poissons et de renforcer les efforts de lutte contre l'INN ;

- la gouvernance et les partenariats numériques : l'Union doit examiner la possibilité de conclure de nouveaux accords de partenariat numérique. La coopération en matière de recherche et d'innovation dans le cadre d'Horizon Europe va être approfondie et la possibilité d'adhésion à ce programme par des partenaires de l'IP éligibles et attachés aux mêmes valeurs, tels que l'Australie, le Japon, la République de Corée, la Nouvelle-Zélande et Singapour va être examinée. Le 22 février, une déclaration commune à l'UE et neuf pays de l'Indopacifique (Australie, Comores, Inde, Japon, Maurice, Nouvelle-Zélande, République de Corée, Singapour et Sri Lanka) sur la vie privée et la protection des données personnelles a été annoncée. Les Philippines et la Thaïlande l'ont depuis rejointe. Le 12 mai, les dirigeants de l'UE et du Japon ont lancé un partenariat numérique afin de faire progresser la coopération sur un large éventail de questions liées au numérique et de contribuer à la réussite de la transformation numérique, synonyme de solidarité, de prospérité et de durabilité ;

- la connectivité : des partenariats de connectivité avec le Japon et l'Inde sont mis en oeuvre. Sont prévus la mobilisation des fonds nécessaires à l'amélioration de la connectivité sur le terrain entre l'Europe et la région IP et le soutien des partenariats dans le cadre de la mise en place d'un environnement réglementaire approprié. Dans le contexte de la stratégie «Global Gateway», l'UE a annoncé lors de son sommet avec l'Asean le 14 décembre 2022 « l'initiative de l'Équipe Europe » pour une connectivité durable, afin de renforcer la coopération entre l'UE et l'Asean ;

- la sécurité et la défense : sont à l'étude des moyens permettant de renforcer les déploiements navals par les États membres de l'UE afin de contribuer à protéger les lignes maritimes de communication et la liberté de navigation dans la région IP, tout en renforçant la capacité des partenaires de la région à assurer la sécurité maritime. Le 21 février 2022, le Conseil a approuvé l'extension du concept de présence maritime coordonnée (PMC) au nord-ouest de l'océan Indien. L'opération Atalanta de l'Eunavfor a mené avec succès des exercices navals conjoints avec des partenaires de l'Indopacifique : l'Inde, le Japon et la République de Corée. L'UE annonce également vouloir organiser davantage d'exercices conjoints et d'escales avec ses partenaires indopacifiques, y compris des exercices multilatéraux ;

- la sécurité humaine : le renforcement du soutien aux systèmes de soins de santé et à la préparation aux pandémies en faveur des pays les moins avancés de la région IP passera par l'intensification de la recherche collaborative sur les maladies transmissibles dans le cadre du programme de recherche Horizon Europe ;

- enfin, des actions concrètes ont été menées vers les DROM-COM. La nouvelle décision d'association outre-mer, y compris le Groenland (DOAG) alloue une enveloppe de 500 M€ pour la période 2021-202783(*). La Nouvelle-Calédonie bénéficiera ainsi de 30,9 M€ pour sa transition énergétique, la Polynésie française de 31,1 M€ et Wallis et Futuna de 20,4 M€ pour gestion de l'eau et l'assainissement, le programme régional dédié aux systèmes alimentaires durables de 36 M€, les TAAF de 4 M€ pour l'amélioration de la gouvernance des océans, soit 122,4 M€ déjà programmés. L'aide de l'Union en faveur des PTOM, précédemment financée par le Fonds européen de développement (FED), sera désormais financée sur le budget général de l'Union.

Cette approche par objectifs pose deux questions de cohérence :

- celle de la cohérence des États membres entre eux, la posture vis-à-vis de la Chine peine à faire l'objet d'un consensus, mais cela peut aussi être le cas de certaines politiques sectorielles, notamment dans le domaine de la défense de l'environnement ;

- et celle de la cohérence des actions et politiques européennes intrinsèquement et entre elles. L'ambition d'aboutir à un accord de libre-échange conclu entre l'Asean et l'UE ne risque-t-elle pas ainsi de se heurter à la coexistence d'une multitude d'accords entre l'Union et les pays membres de l'Asean. Certains ont signé des accords commerciaux, d'autres bénéficient de régimes préférentiels. Comment seront-ils harmonisés ? De même, l'articulation des Initiatives européennes, telles que celle sur la connectivité, des stratégies telles que celle pour l'Indopacifique et des programmes tels que le Global Gateway n'est pas toujours évidente. Il semble parfois qu'on veuille faire un ensemble cohérent de politiques pensées pour atteindre un but précis et autonome, qu'on cherche à faire coïncider un instrument communautaire avec deux objectifs, dont l'un est ajouté après la conception de la politique en question. Cela s'avèrera rarement optimal.

À l'initiative de la France, pendant qu'elle assurait la présidence du Conseil de l'Union européenne, s'est tenu le 22 février 2022, un forum ministériel indopacifique à Paris pour la coopération dans la région IP. Coprésidé par Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, ce forum a réuni une soixantaine de participants de l'UE et de l'IP. Il a été un lieu de réflexion et d'échange pour construire une vision commune. Il illustrait aussi, par le choix fait de n'inviter ni les États-Unis ni la Chine, l'ambition de l'Union européenne d'offrir une voie alternative.

À cette occasion, l'UE a souligné l'importance de consolider les Initiatives Équipe Europe telles que l'Alliance verte et bleue pour le Pacifique et le Timor-Leste. Elle a également annoncé une augmentation de sa contribution à l'initiative KIWA, que financent déjà des pays de l'Indopacifique (Australie, Nouvelle-Zélande), afin de renforcer l'adaptation des territoires aux effets néfastes du changement climatique et de préserver le caractère unique de la biodiversité dans l'océan Pacifique. Les ministres et les représentants de l'UE présents ont mis en avant le projet Varuna et l'initiative MarEco, tous deux soutenus par l'AFD, qui visent une meilleure gestion des écosystèmes et des ressources marines, ainsi que la promotion d'une économie bleue durable. Il paraît essentiel que ce forum ministériel indopacifique soit pérennisé et devienne un rendez-vous annuel, mais comme cela a déjà été souligné, la cohérence entre les États membres de l'Union n'est pas telle que cette annualité soit assurée. La France devra en la matière faire oeuvre de pédagogie et de persuasion.

Enfin, pendant la présidence française du Conseil, en mars 2022, l'Union a adopté sa stratégie de sécurité et de défense, dite Boussole stratégique. Elle rappelle être « un défenseur fervent d'un multilatéralisme effectif » 84(*), cherchant « à mettre en place un ordre international ouvert fondé sur des règles, sur la base des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des valeurs universelles et du droit international ». Elle prend acte que cette vision du multilatéralisme qui a prévalu au niveau international après la fin de la guerre froide « est aujourd'hui fortement remise en cause, via la mise à bas de valeurs universelles et une utilisation déséquilibrée des défis mondiaux, par ceux qui promeuvent une approche souverainiste stricte constituant en réalité un retour aux politiques de rapports de force. La réalité internationale actuelle repose sur la combinaison de plusieurs dynamiques, un nombre croissant d'acteurs cherchant à étendre leur espace politique et à remettre en cause l'ordre de sécurité » 85(*).

La Boussole stratégique représente une avancée par rapport aux précédents documents publiés par l'UE, tel que le Livre blanc sur l'avenir de l'Europe de 2017 qui proposait des réflexions et scénarios pour l'UE-27 à l'horizon 2025. Il était encore envisagé dans les scénarii exposés que l'Union se cantonne au seul périmètre de marché unique, comme si elle avait la possibilité de s'extraire de sa réalité géostratégique pour se limiter au commerce.

La Boussole stratégique décrit l'ère de rivalité stratégique actuelle, et de l'impression qui se dégage à la lecture du document est que l'Union a pris conscience à la fois du risque d'être « sévèrement déclassée au niveau mondial » 86(*) et de l'absolue nécessité de se préparer à faire face aux menaces. Josep Borrell, haut représentant de l'UE, estime ainsi que l'Union doit « apprendre à parler la langue du pouvoir » 87(*).

Pour cela l'Union européenne nomme et analyse la politique chinoise dans l'Indopacifique. Unité forte des membres de l'Union et partenariats sont mis en avant pour réagir aux politiques chinoises de recherche de puissance : « Le développement de la Chine et son intégration dans sa région, et dans le monde entier, marqueront le reste de ce siècle. Nous devons veiller à ce que cela se fasse d'une manière qui contribue à maintenir la sécurité mondiale et qui ne soit pas contraire à l'ordre international fondé sur des règles ainsi qu'à nos intérêts et à nos valeurs. Pour ce faire, une unité forte entre nous et une collaboration étroite avec d'autres partenaires régionaux et mondiaux sont nécessaires » 88(*).

L'Union articule sa Boussole stratégique et sa stratégie pour la région indopacifique, défend le principe de libre circulation maritime, développe ses coopérations dans le domaine de la sécurité dans la zone indopacifique, participe à des exercices conjoints et dialogue avec la Chine, qui est ainsi clairement désignée comme une force potentiellement déstabilisatrice de l'ordre régional et mondial : « Dans le cadre de la stratégie de l'UE pour la région indo-pacifique, nous nous efforcerons de promouvoir une architecture de sécurité régionale ouverte et fondée sur des règles, notamment des voies de communication maritimes sûres, un renforcement des capacités ainsi qu'une présence navale renforcée dans la région indo-pacifique. Nous avons déjà des consultations constructives en matière de sécurité et de défense et une coopération en matière de sécurité avec des pays de la région indo-pacifique tels que le Japon, la République de Corée, l'Inde, l'Indonésie, le Pakistan et le Vietnam. Nous sommes déterminés à travailler avec des partenaires partageant les mêmes valeurs dans le cadre d'une coopération opérationnelle sur le terrain, en particulier lorsque ces efforts soutiennent les structures et initiatives régionales de paix et de sécurité. L'UE a mené une série d'exercices navals conjoints et d'escales, en dernier lieu avec le Japon, la République de Corée, Djibouti et l'Inde. Ces exercices réels deviendront une pratique courante et nous aideront à faire en sorte que la région indo-pacifique soit sûre et ouverte. Nous poursuivrons le dialogue et les consultations avec la Chine lorsque cela relève de nos intérêts, en particulier sur des questions telles que le respect du droit international de la mer, un règlement pacifique des différends et un ordre international fondé sur des règles et les droits de l'homme » 89(*).

Enfin, l'Union européenne annonce collaborer avec l'Asean « pour renforcer l'appréciation conjointe de la situation et l'échange d'informations sur l'extrémisme violent, les menaces chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires, la cybersécurité, la sûreté maritime, la criminalité transnationale, l'aide humanitaire et les secours en cas de catastrophe et la gestion de crises »90(*). L'Union entend se donner les moyens de devenir membre à part entière de la réunion élargie des ministres de la défense de l'Asean, en saisissant « toutes les occasions de participer à des activités d'appréciation conjointe de la situation avec l'Asean et de contribuer aux efforts déployés par celle-ci pour mettre en place des arrangements panasiatiques en matière de sécurité »91(*) et en travaillant « dans le cadre du Forum régional de l'Asean, (...) à accroître notre contribution en matière de sécurité et notre présence dans la région indo-pacifique » 92(*).

La Boussole stratégique poursuit la logique d'appropriation de l'enjeu indopacifique par l'Union européenne. Elle est sans doute moins directement opérationnelle que la stratégie indopacifique, mais elle démontre que les 27 États membres approfondissent leur investissement stratégique et estiment que l'IP est un champ essentiel pour l'avenir de l'Union européenne.

La stratégie de l'Union européenne pour la coopération dans la région indopacifique semble donc s'ancrer. Il est important qu'elle vise, comme la stratégie indopacifique française, à se traduire par des opérations concrètes, des budgets et des objectifs temporels. L'évaluation de la stratégie à intervalles réguliers permettrait de s'assurer de la cohérence de cette politique européenne qui pourrait être rattrapée par la réalité stratégique de la zone indopacifique : « c'est aujourd'hui moins la disparition de l'engagement de l'UE dans l'Indopacifique qui est en jeu, que sa quête d'une voie autonome, à l'heure où elle bascule, elle aussi, dans la vision d'une confrontation inéluctable entre ` démocraties ` et ` autocraties' » 93(*).

Recommandation : Renforcer la cohérence de la stratégie de l'UE, qui pèche par manque d'articulation des politiques sectorielles entre elles, par inadéquation des objectifs des pays membres entre eux, et par non-application des conditionnalités posées. Il conviendrait d'évaluer régulièrement la mise en oeuvre de la stratégie indopacifique en contrôlant son avancée, en veillant à ce que les budgets correspondant aux ambitions soient prévus et soient exécutés à bon rythme, sans enlisement ni bureaucratie excessive. La cohérence de la stratégie indopacifique européenne s'évaluera à sa capacité à s'adapter aux ambitions de puissance assumées de la Chine qui rendent plus difficile l'existence d'une troisième voie autonome.


* 63 Voir l'article intitulé « Les collectivités françaises d'Océanie, actrices et atouts en Indo-Pacifique » de Christian Lechervy, Ambassadeur de France en Birmanie depuis 2018. Conseiller « Affaires stratégiques et Asie-Pacifique » du président de la République de 2012 à 2014. Secrétaire permanent pour le Pacifique et ambassadeur auprès de la CPS et du PROE de 2014 à 2018, paru dans la Revue défense nationale n° 844 de novembre 2021 à l'adresse suivante : https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=22718

* 64 La France, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna sont membres à part entière du PROE et de la CPS.

* 65 Ce sommet s'est tenu à Pohnpei, dans l'archipel des îles Carolines aux États fédérés de Micronésie, du 7 au 11 septembre 2016. Le 10 septembre 2016, après trois jours d'intenses négociations et des années d'attente, deux territoires indopacifiques français, la Nouvelle Calédonie et la Polynésie française, ont acquis, le statut de membre de plein droit du FIP. Cette évolution a fait l'objet d'un consensus des leaders du Pacifique et du soutien de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Vanuatu. Le rôle du Premier ministre, francophone, du Vanuatu, Charlot Salwai, dans ce processus doit ici être salué.

* 66 Eu égard à la population mélanésienne très nombreuse de sa province de Papouasie (la moitié occidentale de l'île de Nouvelle-Guinée), l'Indonésie a le statut d'observateur, même si certains mouvements régionaux préféreraient que le statut d'observateur soit réservé au FreePapua Movement.

* 67 En tant que membre associé.

* 68 Le Tavini est l'abréviation du nom en tahitien du parti politique polynésien, fondé et dirigé par Oscar Temaru, en 1977, sous le nom de Front de libération de la Polynésie (FLP).

* 69 Extrait de la note intitulée « L'océanie française à l'heure de l'indo-pacifique : entre local et global » de Raihaamana Tevahitua, Diplômé d'IRIS Sup' en Géopolitique et prospective, publié en décembre 2022 sur le site de l'observatoire géopolitique de l'Indo-Pacifique de l'IRIS à l'adresse suivante : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/12/ObsIndoPac_Note-1.pdf

* 70 Présidée par Philip Schyle, cette mission d'information regroupe le député Moetai Brotherson, les représentants Richard Tuheiava, Sylviane Terooatea et Éliane Tevahitua, ainsi que le président de l'assemblée Gaston Tong Sang. Le sénateur Teva Rohfritsch et la première vice-présidente à l'APF Sylvana Puhetini en sont les corapporteurs ». Extrait de l'article intitulé « Une mission de l'APF sur la stratégie française en Indopacifique » de Lucie Ceccarelli publié le 24 Août 2022 sur le site Tahiti-infos à l'adresse suivante : https://www.tahiti-infos.com/Une-mission-de-l-APF-sur-la-strategie-francaise-en-Indopacifique_a211462.html

* 71 Extrait de la note intitulée « L'Océanie française à l'heure de l'indo-pacifique : entre local et global » de Raihaamana Tevahitua, précitée.

* 72 Le 19 avril 2021, le Conseil a adopté les conclusions sur une stratégie de l'UE pour la coopération dans la région indo-pacifique. Dans le prolongement des conclusions du Conseil, la Commission et le haut représentant ont présenté, le 16 septembre 2021, une communication conjointe sur la stratégie de l'UE pour la région indopacifique.

* 73 Voir le communiqué de presse du 16 septembre 2021, intitulé « UE et région indopacifique : des partenaires naturels », sur le site de l'Union européenne, publié à l'adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_4704

* 74 Ibidem

* 75 Le Canda n'avait pas encore adopté sa stratégie indopacifique lorsque la stratégie de l'UE a été rédigée ; il a vocation à rejoindre les pays avec lesquels l'UE coopérera dans l'Indopacifique.

* 76 Extrait du livre intitulé « Géopolitique de l'Indo-Pacifique- Genèse et mise en oeuvre d'une idée » d'Isabelle Saint-Mézard aux PUF, novembre 2022.

* 77 Extrait de la Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil, « La stratégie de l'UE pour la coopération dans la région indopacifique » sur le site de l'Union européenne à l'adresse suivante :

https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/join_2021_24_f1_communication_from_commission_to_inst_fr_v2_p1_1421169.pdf

* 78 Voir l'article intitulé « Au sein de l'Union européenne, le débat sur les relations avec la Chine s'intensifie » de Philippe Jacqué, publié le 22 octobre 2022, sur le site du journal Le Monde à l'adresse suivante : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/22/au-sein-de-l-union-europeenne-le-debat-sur-les-relations-avec-la-chine-s-intensifie_6146912_3210.html

* 79 Extrait de la Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil, « La stratégie de l'Union européenne pour la coopération dans la région indopacifique » sur le site de l'Union européenne à l'adresse suivante :

ttps://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/join_2021_24_f1_communication_from_commission_to_inst_fr_v2_p1_1421169.pdf

* 80 La Commission a annoncé cette décision le 12 février 2020. Elle est entrée en vigueur le 5 août 2020 à l'issue du délai prévu. Pour mémoire, la procédure de retrait avait débuté par la publication le 26 février 2018 d'un rapport par le Conseil des affaires étrangères du Conseil de l'UE qui marquait l'ouverture de la procédure d'évaluation de la situation.

* 81 Voir le livre intitulé « Tout sauf les armes ? La question des droits humains dans les relations entre l'Union Européenne et le Cambodge » de Marine Chuberre Science politique. 2021. dumas-03258871 publié à l'adresse suivante : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03258871/document

* 82 https://www.eeas.europa.eu/node/418963_fr

* 83 Décision 2021/1764 du Conseil du 5 octobre 2021.

* 84 Extrait du document intitulé « Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense - Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales » publié en mars 2022 à l'adresse suivante : https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/strategic_compass_fr_4.pdf

* 85 Ibidem.

* 86 Voir l'article « L'Union européenne et la Boussole stratégique : un moment décisif ? » de Daniel Fiott, publié dans la revue Défense nationale, été 2022, et sur le site à l'adresse suivante : https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=22946

* 87 « L'Europe doit apprendre à parler la langue du pouvoir », article de Josep Borrell, publié dans la revue SAY 2021/1 (N° 3), mis en ligne sur Cairn.info le 24 avril 2021 à l'adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-say-2021-1-page-78.htm. « Nous devons enfin, tout en poursuivant le multilatéralisme, nous doter d'une capacité à agir de manière autonome lorsque cela s'avère nécessaire. Comme je l'ai fait valoir il y a un an, les Européens doivent affronter le monde tel qu'il est et non tel que nous souhaitons qu'il soit. L'Europe doit apprendre à parler la langue du pouvoir ».

* 88 « Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense - Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales » précitée.

* 89 Ibidem.

* 90 Ib.

* 91 Ib.

* 92 Ib. pour toutes les citations de ce paragraphe.

* 93 Voir l'ouvrage d'Isabelle Saint-Mézard, précité.

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