B. LES CONFLITS D'USAGE EN SITUATION DE CRISE : FAIRE FACE AUX SÉCHERESSES
1. La sécheresse : d'exceptionnelle à habituelle et généralisée
Les sécheresses sont le produit de plusieurs phénomènes qui peuvent se combiner :
- la sécheresse météorologique , résultant du manque de pluie ;
- la sécheresse agricole , résultant d'un manque d'eau dans les sols ;
- la sécheresse hydrologique , résultant d'un niveau bas des nappes souterraines, des retenues de surface et des cours d'eau.
L'irrégularité des précipitations du printemps et de l'été expose à des situations de sécheresse, qui ont toujours existé, même dans un pays tempéré comme la France.
La chronique des dernières années , retracée par le Bulletin national de situation hydrologique (BSH), publié tous les mois sous l'égide de l'Office international de l'eau 35 ( * ) montre toutefois que la sécheresse n'est plus un phénomène ponctuel (comme en 1949 et 1950, en 1976, en 1989-1990 ou encore en 2003), mais tend à devenir récurrente et généralisée . À la fois plus précoces et plus longs, les épisodes de sécheresse sont aussi constatés sur un territoire de plus en plus étendu. Au-delà des régions méridionales habituées à la rareté de l'eau durant la saison chaude, ce sont désormais les régions septentrionales et de l'Est de l'hexagone qui doivent faire face à la raréfaction des pluies, au manque d'eau qui en résulte et aux effets délétères que cela produit.
Début août 2017 , 82 départements étaient touchés totalement ou partiellement par la sécheresse, dont 30 étaient considérés comme en crise. Des territoires habituellement peu concernés par la sécheresse comme la Bretagne ou la Normandie étaient alors particulièrement affectés par le manque d'eau 36 ( * ) .
De nouveau, en 2018 , une sécheresse exceptionnelle associée à des températures élevées durant l'été et le début de l'automne a frappé le Grand Est et la Bourgogne-Franche-Comté, entraînant la mort d'arbres dans les massifs forestiers, les feuillus (hêtres, charmes, tilleuls, chênes) et les résineux (sapins, pins en particulier les douglas) étant autant concernés 37 ( * ) . Cette sécheresse tardive avait conduit à mettre en place des restrictions d'eau durant l'automne dans un peu plus de 60 départements.
En 2019 , l'absence de pluies sur la moitié nord de la France et la succession d'épisodes caniculaires ont là aussi conduit à une sécheresse quasi généralisée, à l'exception des départements du pourtour méditerranéen. Fin août 2019, 87 départements faisaient l'objet de mesures de restrictions, dont un peu moins de 40 étaient considérés comme étant en crise 38 ( * ) .
L'année 2020 a été elle aussi particulièrement sèche, l'été 2020 ayant battu le record de sécheresse depuis le début des mesures effectuées par Météo France en 1959. La combinaison d'un déficit de précipitations et d'une forte chaleur estivale, en particulier sur le quart Nord-Est du pays, a conduit à des restrictions d'eau dans 79 départements 39 ( * ) .
2021 marque un léger répit, puisqu'à la fin de l'été, seulement 38 départements étaient soumis à des mesures de restriction d'eau, essentiellement dans l'Ouest et le Sud-Ouest de la France 40 ( * ) .
En 2022 , nous venons de vivre une situation historique de sécheresse, touchant la quasi-totalité du territoire hexagonal. Le mois d'août se classe au second rang des mois d'août les plus chauds depuis le début du XX ème siècle, avec une température moyenne de 23,7 °C soit 2,6 °C au-dessus de la moyenne mensuelle historique. Parallèlement, la pluviométrie mensuelle était déficitaire de plus de 30 %. Début octobre, encore 79 départements étaient concernés par des mesures de restriction d'eau, et 44 d'entre eux étaient considérés comme étant en crise 41 ( * ) .
2. Un cadre de régulation collective des crises de l'eau sous l'égide de l'État.
Pour faire face aux périodes d'insuffisance d'eau, les préfets disposent de pouvoirs exceptionnels leur permettant de mettre en oeuvre des mesures de restriction des usages de l'eau pour l'ensemble des utilisateurs, particuliers comme professionnels.
L'échelle des mesures à prendre est graduée selon la gravité de la situation , avec quatre niveaux règlementaires d'intervention définis par l'article R.211-66 du code de l'environnement, modifié en ce sens par un décret récent de 2021 42 ( * ) :
- Vigilance : les utilisateurs de l'eau sont simplement sensibilisés à la nécessité de faire des économies d'eau.
- Alerte : des réductions des prélèvements et l'interdiction de certaines activités comme l'arrosage en journée, le remplissage des piscines ou le lavage de véhicules, ou encore l'irrigation des cultures par aspersion entre 11h et 18h peuvent être imposés.
- Alerte renforcée : elle entraîne la réduction de tous les prélèvements d'eau et l'interdiction totale de certaines activités comme l'arrosage par les particuliers. En alerte renforcée, des réductions de prélèvements jusqu'à 50 % peuvent être imposées.
- Crise : il s'agit du dernier niveau, qui entraîne la prise de mesures drastiques, afin de préserver les usages prioritaires pour la santé, l'alimentation en eau potable ou encore la sécurité civile. L'arrosage des cultures par aspersion peut être totalement prohibé.
Ce décret a été suivi d'une instruction ministérielle du 27 juillet 2021, qui prévoit la gestion des sécheresses à trois niveaux :
- Des arrêtés d'orientation doivent être pris par les préfets coordonnateurs de bassins, pour définir les zones d'alerte, les conditions de déclenchement des différents seuils, les mesures de restriction temporaire correspondantes et les conditions dans lesquelles des usagers pourront bénéficier de mesures individuelles de restriction moins strictes. Ces arrêtés d'orientation sont pris à froid, avant l'arrivée de la sécheresse : il s'agit là d'un plan de bataille établi pour faire face à un risque.
- Des arrêtés-cadre départementaux ou interdépartementaux doivent ensuite décliner les mesures restrictives pour chaque zone d'alerte, à l'issue d'une concertation menée avec les usagers de l'eau dans le cadre de comités « ressource en eau » dits « comités sécheresse », qui formulent un avis sur le contenu des arrêtés-cadre en question. Seules des mesures plus restrictives que l'arrêté d'orientation peuvent être décidées, si les circonstances locales le justifient, pour préserver la fourniture en eau potable et les écosystèmes aquatiques. L'arrêté-cadre prévoit aussi le contrôle des mesures imposées. Là encore, l'arrêté-cadre est un plan de bataille décliné localement .
- Enfin, des arrêtés individuels de restriction temporaire des usages de l'eau sont pris par les préfets lorsque l'on est en situation de sécheresse. Ils déclinent pour tous les intéressés les mesures d'interdiction ou de restriction, qui peuvent toucher le cas échéant des installations classées se voyant demander de réduire leur consommation d'eau, et donc potentiellement de réduire voire d'arrêter leur activité.
S'appuyant sur le rapport du CGEDD de décembre 2019 revenant sur la gestion de la sécheresse de l'été 2019, le rapport d'information des députés Loïc Prud'homme et Frédérique Tuffnell sur les conflits d'usage en situation de pénurie d'eau, publié en juin 2020 43 ( * ) déplore que ces mesures de crise soient mises en oeuvre de manière très variables selon le contexte et les territoires. Le franchissement de seuils d'alerte n'entraîne pas systématiquement la prise d'arrêtés de restriction et les décisions sont « davantage la résultante d'un rapport de forces entre les acteurs que la traduction d'une situation objective ». Ce rapport parlementaire soulignait la « disparité des mesures de restriction entre territoires voisins qui est incompréhensible sur le terrain » et appelait à avoir une application plus systématique des mesures de restriction en cas de sécheresse, pour ne pas aggraver les conflits et donner de la lisibilité à la politique de l'État en la matière.
Les comités sécheresse
Les comités « ressource en eau » sont constitués dans chaque département à l'initiative du préfet, dans le but d'organiser une concertation sur les mesures de restriction à mettre en oeuvre en période de sécheresse.
Il s'agit de faire partager un diagnostic commun et d'élaborer une stratégie de gestion de la ressource en eau en situation de crise qui évite les conflits d'usages aigus.
Les préfets doivent viser une représentation la plus large possible des acteurs de l'eau au sein de ce comité avec :
- des représentants des différents services de l'État et de ses établissements publics ayant une compétence en matière d'eau : OFB, Météo-France ;
- des représentants des collectivités territoriales et de leurs groupements, des syndicats de rivière, des EPTB, des EPAGE, des syndicats mixtes ;
- des représentants des usagers professionnels de l'eau, notamment les agriculteurs, mais aussi des usagers industriels ou du secteur de l'énergie ;
- des représentants des usagers non professionnels de l'eau : associations de consommateurs, de protection de l'environnement ou encore d'activités de loisirs.
Ces comités, dont la composition est à la libre disposition des préfets, s'appuient bien souvent sur la composition des instances devant travailler à l'utilisation à long terme des masses d'eau : comité local de l'eau (CLE) ou comité de pilotage d'un projet de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE).
* 35 https://www.eaufrance.fr/publications/bsh
* 36 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/07/25/27-departements-en-etat-de-crise-comprendre-la-secheresse-qui-touche-la-france_5164880_4355770.html
* 37 https://agriculture.gouv.fr/secheresse-et-chaleur-2018-impact-sur-letat-sanitaire-des-forets
* 38 https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Environnement/Secheresse-quels-sont-departements-touches-2019-08-30-1201044174
* 39 https://www.huffingtonpost.fr/environnement/article/secheresse-l-ete-2020-le-plus-sec-depuis-le-debut-des-mesures-de-meteo-france_170166.html
* 40 https://www.terre-net.fr/meteo-agricole/article/carte-secheresse-2021-sur-les-restrictions-usage-de-l-eau-2179-179663.html
* 41 https://www.ecologie.gouv.fr/secheresse-economiser-leau
* 42 Décret n° 2021-795 du 23 juin 2001 : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043694462
* 43 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-dvp/l15b3061_rapport-information#