B. UNE PROSPECTIVE DE L'EAU À CONSTRUIRE
1. S'appuyer sur un socle d'études et de modèles existant
S'il faut disposer de données pour appréhender la problématique de l'eau, il faut aussi construire des modèles capables d'analyser les déséquilibres actuels des systèmes hydrologiques et d'anticiper les évolutions futures.
Il s'agit d'imaginer les évolutions de la ressource et des besoins en eau à très court terme, sur quelques semaines, notamment pour gérer les crises de l'eau lorsqu'elles surviennent, ce qui est de plus en plus fréquent, mais aussi à l'échelle d'une saison, pour pouvoir anticiper les crises et gérer au mieux le cycle de l'eau qui alterne les périodes de hautes eaux et de basses eaux, enfin, à l'échelle de plusieurs décennies, soit l'horizon de la prospective, afin d'identifier les réponses structurelles à apporter et définir les aménagements pertinents à mettre en oeuvre sur le territoire.
Ce travail de modélisation et de prospective voulu par les acteurs publics de l'eau a été mené à travers le projet Explore 2070 lancé en 2010 et achevé fin 2012, avec pour objectif d'évaluer les impacts du changement climatique sur les milieux aquatiques et la ressource en eau à l'échéance 2070 et d'imaginer les stratégies d'adaptation à mettre en oeuvre. Il a mobilisé un vaste réseau d'experts et a été décliné bassin par bassin 66 ( * ) .
Fin 2021, l'INRAE et l'Office international de l'eau ont été sollicités par le Ministère de la transition écologique (MTE) et l'OFB pour mettre à jour les conclusions d'Explore 2070, en s'appuyant sur les organismes compétents (BRGM, Météo-France, CNRS, IRD ...), et en prenant en compte les derniers scénarios d'évolution du climat élaborés par le GIEC. Ce projet Explore 2, dont les résultats sont attendus pour 2024, devrait établir des projections hydro-climatiques qui pourront servir de base aux SDAGE de prochaine génération et aux PTGE actuellement en construction.
La plaquette de présentation d'Explore 2 fixe à ce projet un objectif très ambitieux consistant à « décrire le climat à une résolution de 8x8 km², évaluer l'évolution de la disponibilité en eaux superficielles et souterraines et caractériser les extrêmes sur l'ensemble du 21 ème siècle pour différents scénarios d'émission de gaz à effet de serre (RCP2.6, RCP4.5 et RCP8.5), dans un contexte de changement climatique. Explore 2 propose également de multiplier les points de calcul des débits futurs (limités à 1 522 dans Explore 2070) le long du réseau hydrographique et de fournir ainsi des résultats sur des petits bassins versants non jaugés en mobilisant des modélisations hydrologiques à résolution plus fine ».
Disposer d'une vision fine, territoire par territoire, est un rude défi, car les modèles prédictifs comportent aussi des paramètres incertains. Or, plus la maille d'analyse est fine, plus ces incertitudes sont fortes. Il n'en est pas moins utile de réaliser ce travail d'analyse et de projection, qui participe à la prise de conscience de l'impact sur l'eau du changement climatique.
Les résultats d'Explore 2070 ont d'ailleurs été intégrés dans les SDAGE, en particulier ceux adoptés pour la période 2022-2027. Au demeurant, les Agences de l'eau, pilotes des SDAGE, disposent toutes d'un service de prévisions et de prospective, dont la mission est précisément d'anticiper les évolutions de la ressource en eau et des besoins sur les différentes parties du bassin hydrographique.
2. Vers une prospective partagée ?
Ce travail de modélisation ne doit pas être une oeuvre scientifique théorique. Les perspectives concernant la ressource en eau dépendent aussi de paramètres qui ne relèvent pas seulement du climat et de la pluviométrie. L'évolution de la population, l'implantation de nouvelles activités industrielles ou d'infrastructures de production d'énergie, le développement touristique ou encore les transformations de l'agriculture sont des données majeures pour l'avenir de l'eau, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. La prospective de l'eau doit croiser toutes les dimensions, ce qui complexifie encore l'exercice.
C'est pourquoi les informations mises à disposition pour gérer l'eau doivent faire l'objet d'échanges, de partage avec le grand public et en premier lieu avec les utilisateurs de l'eau . Des débats existent déjà sur l'évaluation de la ressource disponible. Les études de volumes prélevables (EVP), les niveaux des débits d'objectifs d'étiage (DOE) peuvent faire l'objet de contestations car tous les modèles reposent sur des extrapolations . On sait par ailleurs que la mesure des débits d'étiage par les stations hydrométriques comporte une incertitude d'au moins 10 % et peut atteindre 20 voire 30% en période de basses eaux. L'interprétation des données sur la ressource en eau n'est ainsi pas toujours consensuelle, et elle l'est d'autant moins lorsque la tension sur la ressource s'accroît, d'où parfois un dialogue de sourds entre les services de l'administration chargés de la gestion de l'eau et les collectifs d'utilisateurs.
Si la description de la situation présente est déjà incertaine, celle de situations futures l'est encore plus . Il est malgré tout nécessaire de tenter d'appréhender ce futur pour ne pas être pris au dépourvu et de le faire territoire par territoire en associant tous les acteurs intéressés. Les PTGE sont ainsi l'outil privilégié de discussion de l'ensemble des parties prenantes autour de l'enjeu de l'eau, afin de poser un diagnostic partagé sur l'état futur de la ressource, mais aussi les besoins en fonction des évolutions constatées sur le périmètre retenu, généralement à l'échelle du sous-bassin.
L'étape-clef est alors la construction de scénarios de territoire prenant en compte tous ces paramètres , puis la comparaison des scénarios pour aboutir à un scénario de référence autour duquel tout le monde s'accorde et permettant de déboucher sur la mise en oeuvre d'actions : réduction des prélèvements, création de retenues, renaturation des berges pour favoriser l'infiltration vers la nappe, accompagnement vers des pratiques moins gourmandes en eau, etc..
Sans données, il est impossible de faire de la prospective de manière sérieuse, mais les données ne suffisent pas. Sans modèle d'interprétation des données, il n'est pas possible de tirer des conclusions des observations de terrain, mais les modèles ne suffisent pas. En réalité, il faut une troisième couche : celle de l'acceptabilité des données, des modèles et des plans d'action. Gérer l'eau ne coule pas de source.
Conclusion
Nous disposons de masses importantes de données sur l'eau et de modèles prédictifs qui s'affinent au fil du temps.
Mais l'avenir de la ressource en eau comporte aussi une part d'incertitude . C'est dans cette marge d'incertitude que peuvent résider bien des conflits, avec des acteurs de plus ou moins bonne foi.
Évidemment, le renforcement du système d'information sur l'eau par la collecte de davantage de données et la fourniture de mesures en temps réel permettra d'objectiver la situation présente . Il convient donc de maintenir voire de renforcer cet appareil de production de données.
Mais pour faire de la prospective de l'eau, il faut aller plus loin. Si personne ou presque ne conteste la réalité du changement climatique ni l'impact probable sur la disponibilité de la ressource en eau, voire sa qualité (d'ailleurs, les perspectives dressées par Explore 2070 ne sont pas contestées dans les différentes instances de la politique de l'eau), les scénarios sont multiples et chacun peut retenir son jeu d'hypothèses.
Les nouvelles technologies peuvent aider à élaborer les scénarios prospectifs : certains proposent ainsi de créer dans le metaverse des fleuves jumeaux, permettant aux acteurs de l'eau comme aux citoyens de mesurer les incidences climatiques mais aussi celles touchant les installations humaines. De tels outils pourraient apaiser les conflits, en mettant davantage en évidence l'impact réel des activités humaines et des actions de préservation du milieu, à moyen et long terme.
La gestion prospective de l'eau ne peut donc pas s'appuyer uniquement sur des données, mais passe nécessairement par un travail de conviction, par la recherche de consensus entre acteurs, par des discussions sur les scénarios possibles, avec le souci de la préservation de la ressource à long terme mais aussi celui de la recherche de la conciliation des intérêts.