B. UNE POLITIQUE PARTICIPATIVE DE L'EAU À LA RECHERCHE PERMANENTE DU CONSENSUS
1. L'association de toutes les parties prenantes à chaque échelon
a) Des instances de concertation à plusieurs niveaux
Dès lors que l'enjeu de l'eau est celui du partage et de la gestion collective à long terme, et que la philosophie globale de notre politique de l'eau repose sur la conciliation et la satisfaction de l'ensemble des usages simultanément, la gouvernance de l'eau a été conçue à tous les niveaux comme extrêmement participative , avec des instances de concertation visant à associer tous les acteurs à la prise de décision.
Comme le soulignent Sylvain Barone et Pierre-Louis Mayaux dans un ouvrage consacré aux politiques de l'eau 52 ( * ) , l'idée de faire entrer les usagers dans la gestion intégrée de la ressource en eau (GIRE) a prospéré dans les pays développés, en particulier en Europe, au moment même où montaient les préoccupations environnementales.
Une sorte de « démocratie de l'eau » a été instituée, avec l'idée sous-jacente de faire émerger un intérêt général permettant de concilier les préoccupations de tous les acteurs, pour peu que chacun fasse un effort de compréhension des attentes de l'autre.
Tout en haut de l'édifice, la concertation relève du Comité national de l'eau (CNE) . Créé par la grande loi sur l'eau de 1964 53 ( * ) , il comprend pas moins de 166 membres répartis en plusieurs collèges : représentants de l'État et des établissements publics, des collectivités territoriales, des usagers (économiques ou non), mais aussi représentants des acteurs locaux de l'eau et personnalités qualifiées.
C'est une sorte de Parlement de l'eau , qui est consulté sur les textes réglementaires, sur la répartition des dépenses des Agences de l'eau, sur les projets de SDAGE, sur le prix de l'eau et la qualité des services publics d'eau et d'assainissement et plus largement sur toutes les questions d'intérêt national liées à l'eau. En faisant participer le panel le plus large possible d'acteurs, il s'agit de faire émerger une vision partagée des objectifs de la politique de l'eau, de ses axes prioritaires et ainsi de lui donner une cohérence nationale forte.
Cette idée de concertation avec toutes les parties prenante est transposée à l'échelle du bassin à travers le comité de bassin . Les comités de bassin sont dotés d'importantes prérogatives, notamment celle, stratégique, d'adoption du SDAGE ou encore d'élaboration du registre des zones protégées. Ils définissent les orientations de l'action de l'Agence de l'eau et participent à l'élaboration de son programme d'intervention financière.
Le comité de bassin donne son avis sur de nombreux aspects de la gestion territoriale de l'eau : il est consulté sur le programme de mesures et le programme de surveillance de l'état des eaux. Il doit approuver la politique foncière de sauvegarde des zones humides. Il est aussi consulté sur le périmètre, le délai d'élaboration et le contenu des SAGE situés dans le périmètre du bassin. Il donne également son avis sur les projets de classement des cours d'eau ou encore sur la délimitation des zones couvertes par les EPTB.
Comme pour le CNE, la composition retenue pour le Comité de bassin est large : il s'agit d'associer l'ensemble des parties prenantes, représentants de l'État, des collectivités territoriales, mais aussi des usagers économiques ou pas de l'eau. Le nombre de participants aux Comités de bassin est ainsi assez élevé, allant de 80 membres pour le plus petit (Artois-Picardie) à 190 pour le plus étoffé (Loire-Bretagne).
Le troisième niveau de concertation est le plus local : il s'agit de la Commission locale de l'eau (CLE). Constituées sur le périmètre d'un SAGE, les CLE sont créées par les préfets « pour l'élaboration, la révision et le suivi de l'application » de celui-ci, selon les termes de l'article L.212-4 du code de l'environnement. Là aussi, la composition des CLE, définie par le préfet, doit assurer la représentation de trois catégories d'acteurs : les représentants de l'État et de ses établissements publics, les représentants des usagers, propriétaires fonciers, organisations professionnelles et associations concernées, et les représentants des collectivités territoriales parmi lesquels est élue la personne assurant la présidence de la Commission.
La CLE peut mettre en place en son sein des groupes de travail. En pratique, le succès des SAGE dépend largement du bon fonctionnement des CLE, de leur capacité à assurer le dialogue entre les acteurs locaux de la politique de l'eau, de jouer ce rôle d'échelon de base de la démocratie de l'eau.
b) Le débat sur la composition des instances de concertation
Ce modèle de concertation à tous les étages , qui répond au cadre fixé par la DCE, est séduisant dans son principe et fonctionne relativement bien en pratique. C'est en général à une large majorité que les SDAGE de nouvelle génération viennent d'être adoptés par les différents comités de bassin. Les SAGE ont progressé, même s'il n'y a désormais plus tellement de nouveaux SAGE en préparation, avec une stagnation du périmètre couvert par ces instruments de planification, qui plafonne autour de 55 % du territoire.
Ce constat globalement positif n'empêche pas certaines critiques. Si les comités de bassin doivent comprendre 40 % de représentants des élus, 40 % de représentants des usagers de l'eau et 20 % de représentants de l'État et de ses établissements publics, la part réservée, au sein du collège des usagers de l'eau aux acteurs économiques était considérée comme trop importante. Un décret de 2020 a ainsi scindé le collège des usagers en deux parts égales avec 20 % de représentants des usagers économiques de l'eau (agriculteurs, hydro-électriciens, industriels, etc.) et 20 % de représentants des usagers non économiques de l'eau (associations de consommateurs, fédérations de pêches, associations agréées de protection de l'environnement, etc.), pour renforcer la présence de ces derniers.
Une critique de même nature n'est en revanche pas levée pour les CLE, dont la composition règlementaire est différente, avec une obligation de comporter au moins 50 % de représentant des collectivités territoriales et 25 % de représentants des usagers de l'eau, les représentants de l'État formant la dernière partie de la composition des CLE. Or, au sein des représentants des usagers, les associations de protection de la nature et les usagers non économiques de l'eau sont souvent très peu représentés, suscitant là aussi des demandes de rééquilibrage.
La gestion participative et la concertation au sein des instances de gouvernance de l'eau dépendent en réalité largement de la bonne volonté des acteurs , parfois aussi de conditions locales et des rapports de force qui s'établissent entre les parties prenantes. Cela impose de veiller à une représentation large et une participation effective de toutes les parties, car un rapport de force totalement défavorable peut délégitimer le processus de concertation lui-même et aboutir à une contestation radicale des orientations locales de la politique de l'eau.
Enfin, la concertation locale ne constitue en rien le gage d'une vision consensuelle des actions à mener, car les parties peuvent avoir une lecture différente des mesures de gestion de l'eau pertinentes et des priorités à défendre. Ainsi, dans le Tarn, à Sivens, les associations contestant le projet de barrage au nom de la préservation de la zone humide du Testet étaient en opposition radicale avec les porteurs du projet : conseil départemental et agriculteurs, considérant que les disponibilités en eau du Tescou étaient insuffisantes pour permettre sans dommage la réalisation d'une retenue.
2. Les limites de la gouvernance de l'eau
a) Une technicisation à l'extrême, au détriment du politique
L'architecture de la gouvernance de l'eau, éprouvée depuis de nombreuses années, ne suscite pas de demande de profonde remise en cause. Le système des Agences de l'eau est jugé globalement pertinent et la planification à l'échelle des bassins indispensable.
Pour autant, le pilotage des politiques publiques en faveur de l'eau et des milieux aquatiques se heurte à des difficultés importantes qu'on ne peut pas minorer et qui sont de plusieurs ordres.
D'abord, la compréhension des mécanismes de la politique de l'eau, tant dans ses aspects techniques qu'organisationnels est particulièrement ardue . Les SDAGE et les SAGE sont soumis à l'avis du public. Les dossiers d'autorisation au titre de la loi sur l'eau font l'objet d'enquêtes publiques dont les éléments sont mis à disposition de tous sur les sites Internet des préfectures. Mais seuls quelques « initiés » sont capables de maîtriser les nombreux paramètres en jeu. La transparence des procédures ne garantit pas la participation du public et l'appropriation des enjeux à une grande échelle.
Cette situation conduit à une domination des « experts » , des « sachants », qui ne discutent qu'entre eux. Dans un article récent de la Gazette des communes, rendant compte d'un colloque du Cercle français de l'eau, le diagnostic était posé : « le monde de l'eau est un entre-soi, rempli d'experts qui se doivent de bien maîtriser ce vaste écosystème organisationnel pour arriver à peser dans le débat » 54 ( * ) . La politique de l'eau est ainsi dépolitisée et renvoyée à la recherche des meilleurs choix techniques possibles. Les maires des grandes villes, les présidents des grandes intercommunalités ne siègent plus que rarement dans les organismes chargés de la gestion de l'eau. Ils y délèguent des élus, certes compétents, mais dont le poids politique propre est minime et qui n'ont pas tellement d'autre choix que de suivre les orientations de la technostructure de l'eau.
La recherche de consensus est un deuxième élément qui contribue à la dépolitisation des débats sur l'eau. Cette orientation, au coeur de la vision participative de la gouvernance de l'eau qui irrigue la législation européenne et nationale, incite à ne pas prendre d'option trop tranchée, à ne pas choisir par exemple entre l'engagement dans des aménagements de grande ampleur visant à retenir massivement l'eau et l'option tout aussi forte, consistant à cesser de financer des aménagements pour l'hydraulique agricole ou le soutien d'étiage, au nom d'une préservation maximale des écosystèmes. Les réorientations de la politique de l'eau se font ainsi à la marge, par petites touches ... au fil de l'eau.
L'ouvrage précité de Sylvain Barone et Pierre-Louis Mayaux pointait cette tendance à la dépolitisation de la gestion de l'eau, en attribuant la responsabilité à la gestion intégrée de la ressource en eau, telle que nous la pratiquons depuis plusieurs décennies, qui « véhicule l'idée selon laquelle il existerait un optimum gestionnaire, évacuant par là toute forme de controverse » 55 ( * ) .
En troisième lieu, les difficultés de la gouvernance de l'eau tiennent à l'existence d'incertitudes fortes sur les effets des actions envisagées, avec des scénarios mouvants dans le contexte du changement climatique. Les projections sont donc fragiles et les modèles se heurtent à la réalité disparate des territoires, aux spécificités géologiques, hydrologiques ou pédologiques propres aux bassins et sous-bassins, si bien que l'expérience acquise sur un projet est difficilement extrapolable sur un autre.
En quatrième lieu, il ne faut jamais négliger une limite forte à la gouvernance par le consensus : elle n'est plus possible dès lors qu'existent des oppositions idéologiques irréductibles . La conviction que toute atteinte supplémentaire aux mécanismes hydrologiques naturels dégrade de manière inacceptable notre écosystème et compromet gravement l'avenir de la planète n'appelle aucune recherche de compromis, n'entraîne aucune acceptation d'aménagements même limités et contrôlés, y compris lorsque notre approvisionnement énergétique, alimentaire ou une activité touristique essentielle pour le tissu économique d'un territoire est en jeu.
À mi-chemin entre les deux extrêmes de la dépolitisation et du choc frontal idéologique, il est nécessaire que les politiques se saisissent de la question du partage de l'eau et en fassent un sujet de débat en définissant les usages prioritaires et en justifiant davantage les choix qui ne sauraient résulter uniquement d'une analyse technique.
Un effort de pédagogie auprès de nos concitoyens devrait accompagner ce réinvestissement politique sur la question de l'eau, dont les enjeux doivent être mieux connus et davantage partagés.
b) Redonner le pouvoir aux acteurs locaux
Si les actions en faveur de l'eau et des milieux aquatiques sont portées d'abord et avant tout par des acteurs locaux, qui vont ensuite chercher les financements où ils existent, c'est-à-dire principalement dans les Agences de l'eau, les échanges avec ces mêmes acteurs locaux montrent qu'ils sont souvent bridés par des obstacles réglementaires ou procéduraux qui rendent la mise en application de leurs décisions trop longue et du coup incertaine.
Les porteurs de projets privés portent les mêmes récriminations. Les procédures sont longues et coûteuses et la complexité du droit de l'eau fait peser un risque juridique à travers les recours possibles à de nombreuses étapes des projets, sans compter les actions de contestation extra-juridiques qui peuvent conduire au saccage de chantiers et à la démolition d'installations, comme pour le site de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres à l'automne 2022.
Or, tenant compte de la grande diversité des contextes locaux et de la diversité des territoires, ce sont précisément les élus locaux qui sont les plus légitimes pour décider de la manière dont ils souhaitent que l'eau soit gérée . Ils sont les mieux placés pour arbitrer les conflits d'usage et assumer les choix d'aménagement auprès de leurs concitoyens.
Dès lors que leur action s'inscrit dans le cadre général défini par les Agences de l'eau et ne bouleverse pas les grands équilibres du bassin, ils devraient ainsi disposer de davantage de liberté pour piloter les politiques territoriales de l'eau. Une des manières de redonner des libertés à l'échelon local serait de déléguer une part des enveloppes des Agences de l'eau aux départements.
Conclusion
La gouvernance de l'eau est certes complexe mais elle suit une articulation logique , avec la réglementation, l'expertise et le contrôle relevant du niveau national, les financements et la programmation relevant des bassins, et la mise en oeuvre concrète au niveau local, tant pour la gestion du petit cycle que du grand cycle de l'eau. Il convient de la préserver.
La décision est répartie entre tous les niveaux et répond à un impératif de concertation qui a permis de mener une politique de gestion intégrée de la ressource en eau assez équilibrée mais conduit - c'est le revers de la médaille - à dépolitiser à l'extrême la question de l'eau.
La politique de l'eau est ainsi confrontée à une crise de légitimité . Dans un contexte d'angoisse liée au changement climatique et au bouleversement des cycles hydriques, dont les sécheresses récurrentes sont le symptôme spectaculaire, la conciliation des usages peut sembler de moins en moins possible et les usages économiques courent le risque d'une contestation de plus en plus forte du fait de leur impact sur la ressource en eau.
Préserver une gestion de l'eau équilibrée ne peut passer que par une re-politisation de la question de l'eau , en affirmant qu'il demeure possible de mieux mobiliser l'eau pour nos besoins sans dégrader la ressource ni quantitativement ni qualitativement.
Le succès de cette stratégie passe certainement par un renforcement de la place des élus locaux dans la gouvernance des politiques de l'eau , qui ont l'expertise fine de leurs territoires, connaissent les intérêts à concilier, n'ont souvent aucune envie de sacrifier l'avenir de l'environnement sur leur territoire et disposent au final de la légitimité pour faire de la pédagogie et pour endosser les décisions touchant à l'eau et aux milieux aquatiques à l'échelle départementale voire infra-départementale.
* 52 Les politiques de l'eau, Sylvain Barone et Pierre-Louis Mayaux, LGDJ 2019 p. 54.
* 53 Et désormais régi par l'article L.213-1 du code de l'environnement.
* 54 https://www.lagazettedescommunes.com/799405/politique-de-leau-ce-quil-faut-changer-ou-pas-dans-le-modele-actuel/
* 55 P.57 de l'ouvrage précité.