Édouard Fritch,
président de la Polynésie française
À mon tour, je voudrais tout d'abord remercier le Président du Sénat, Gérard Larcher, d'avoir provoqué cette rencontre, pour nous permettre d'échanger sur les problématiques de gestion locale et d'évolution institutionnelle des outre-mer. Je voudrais également exprimer toute ma gratitude au président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, Stéphane Artano, qui a pris l'initiative de nous faire réfléchir sur le thème de l'évolution institutionnelle des outre-mer en prévision d'une prochaine modification de la Constitution.
J'ai rappelé à diverses reprises l'attachement des Polynésiens à leur statut d'autonomie au sein de la République, lequel repose sur l'article 74 de la Constitution et une loi organique de 2004. Les prémisses juridiques de l'autonomie de la Polynésie française sont apparus en 1977 avec l'autonomie de gestion administrative et financière. Ensuite, en 1984, ce fut l'autonomie interne avec des compétences accrues, puis en 1996, ce fut l'autonomie avec des compétences renforcées en faveur de la Polynésie française. Après 1996, les deux évolutions statutaires substantielles de l'autonomie de la Polynésie sont obtenues en 2004 et en 2019.
Ce qu'il est important de comprendre, c'est que ces évolutions statutaires sont l'expression d'une longue revendication et d'un long processus politique formalisés par Pouvanaa Oopa à partir des années 1950. L'idée-force formulée par ce leader polynésien des années 1950 était la suivante : « Les Polynésiens doivent être responsables de la gestion et de l'avenir de leur pays ». Ceci était considéré à son époque, comme une revendication indépendantiste.
Savez-vous que le Général de Gaulle, lors de sa visite en Polynésie en 1958, disait déjà qu'en Polynésie, « il y a deux peuples », c'est-à-dire le peuple français et le peuple polynésien. Le général de Gaulle reconnaissait déjà à l'évidence, au cours de ses visites en Polynésie, que les Polynésiens sont un peuple. Le Général avait perçu que l'identité polynésienne est une réalité.
Cette notion d'identité est fondamentale pour comprendre la quête de la Polynésie en faveur de l'autonomie. L'aspiration à l'autonomie est d'abord une aspiration culturelle et identitaire. C'est la force de la République qui sait faire confiance aux acteurs de ces communautés éloignées. L'autonomie est avant tout, pour les Polynésiens, la reconnaissance de leur identité, de leur culture et de leurs langues. Les symboles de cette reconnaissance se manifestent au travers de notre drapeau et de notre hymne écrit et chanté en langue polynésienne.
La quête de l'autonomie, c'est la quête de notre développement, c'est de pouvoir centrer les préoccupations politiques et de gestion sur la vie quotidienne des Polynésiens. C'est de satisfaire leurs besoins en éducation, en santé, en transports domestiques, en télécommunications, en emplois et en activités économiques.
Pour cela, les Polynésiens ont pris le parti de faire confiance à l'élite polynésienne pour développer leur pays.
C'est grâce à l'autonomie que les élus de notre assemblée et notre gouvernement peuvent orienter nos moyens financiers vers les priorités souhaitées et les besoins attendus par les populations locales. Le suffrage universel permet d'élire les représentants législatifs de nos archipels en son sein.
En 2004, la République franchit un pas supplémentaire en reconnaissant que « la Polynésie se gouverne librement et démocratiquement ». Dans ce statut de 2004, le choix a été fait d'énumérer limitativement les compétences de l'État et celles des communes pour laisser la compétence générale à la Polynésie française.
Ainsi, l'État se recentre sur ses missions régaliennes. Il garde les cinq compétences régaliennes qui sont les droits civiques, la justice, la monnaie, la sécurité et les affaires internationales.
Avec ce régime de libre gouvernement et les larges compétences octroyées à nos institutions par le statut de 2004, les autorités locales peuvent gérer les affaires du pays, hormis les compétences régaliennes conservées par l'État.
Aujourd'hui, le statut d'autonomie de la Polynésie française définit :
- les compétences de l'État ;
- les compétences des communes. Elles sont limitativement énumérées. Elles concernent l'eau potable, la police municipale, les voiries communales, les transports communaux et les constructions scolaires du 1 er degré (article 43).
- les compétences de la Polynésie. Selon son statut, « les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'État et celles qui ne sont pas dévolues aux communes ». On peut ainsi mieux cerner l'étendue des compétences qui sont dévolues à la Polynésie française, compétences réparties entre le président de la Polynésie française, le Conseil des ministres et l'Assemblée.
Ces trois autorités constituent les piliers institutionnels clairement identifiés par le statut d'autonomie de la Polynésie française.
Ce dernier précise également les passerelles qui existent entre l'État et la Polynésie française, au travers des compétences partagées via « la participation de la Polynésie à l'exercice des compétences de l'État ».
Dans le statut, une section comprenant 12 articles (articles 31 à 42) autorise ces passerelles de compétences qui peuvent concerner :
- certains aspects des droits civiques ;
- certains aspects de la sécurité ;
- les contraventions ;
- l'élaboration des contrats d'établissements universitaires et la carte universitaire ;
- certains aspects des relations internationales telles que les négociations et signatures d'accords avec des États. La République peut confier au président de la Polynésie française les pouvoirs lui permettant des accords au nom de la République.
Le statut d'autonomie traite également des relations entre la Polynésie française et ses communes. Afin de préciser mon propos et mieux apprécier les défis à relever, je vous livre quelques éléments de contexte.
Notre pays ultramarin compte 284 000 habitants répartis dans 72 îles ou atolls habités, 48 communes, 107 communes associées, 5 archipels, le tout disséminé sur une superficie océanique de plus de 5 millions de km², c'est-à-dire sur un espace aussi vaste que l'Europe continentale.
En bref, la Polynésie française est une collectivité dont les caractéristiques géographiques sont uniques au sein de la République française.
Cette grande dispersion est un facteur important à prendre en considération pour bien appréhender les difficultés rencontrées dans la gestion de nos communes, des difficultés à réaliser des économies d'échelles et des difficultés à promouvoir l'intercommunalité.
En d'autres termes, il est difficile de mutualiser le traitement des déchets, l'eau potable, l'assainissement des eaux, les infrastructures, les moyens matériels, etc.
Cet éparpillement signifie également que les services administratifs du pays ne peuvent pas être présents à tout moment dans toutes les îles. Aussi, la seule entité de proximité qui subsiste, est bien celle de la commune et nous la reconnaissons comme telle.
À partir de cette réalité, vous comprenez mieux pourquoi notre statut d'autonomie a prévu des passerelles entre le pays et les communes. Hélas, ces dispositions, prévues dès le statut d'autonomie de 2004, n'ont jamais été mises en oeuvre. Les communes sont restées sous la tutelle de l'État.
Il y a deux facteurs politiques majeurs. L'un dépend de l'état d'esprit du président de la Polynésie. S'il aime centraliser tous les pouvoirs, il sera nécessairement fermé à toute forme de coopération entre la Polynésie française et les deux autres piliers que sont l'État et les communes.
De l'autre côté, les communes évoluent et disposent de plus en plus de compétences.
En 2004, seules trois ou quatre grosses communes de la zone urbaine de Tahiti étaient dotées de personnels de haut niveau et les 44 autres peinaient encore à porter leurs propres domaines de compétences, et en particulier celles nouvellement acquises sur les aspects environnementaux. Il n'y avait donc pas de demande ou d'urgence à déléguer ou à transférer des compétences. Aujourd'hui, notre statut d'autonomie nous permet de travailler en partenariat avec les communes.
Dès le début de mon mandat de président en septembre 2014, j'ai proposé à tous les maires, sans distinction d'appartenance politique, de considérer le pays comme un partenaire du développement. Et j'ai mis en place des outils financiers innovants en faveur des projets d'investissements communaux. Aujourd'hui, les conditions sont devenues favorables et permettent une évolution en faveur d'une plus grande coopération entre la Polynésie française et les communes.
Ainsi, trois axes de coopération sont prévus dans le statut d'autonomie de la Polynésie française : le mandat, la délégation et le transfert de compétences.
Le premier stipule « la possibilité pour la Polynésie française de confier aux communes ou aux établissements communaux ou de coopération intercommunale, et réciproquement pour ces derniers, de confier à la Polynésie française, la réalisation d'équipements collectifs ou de gestion de services publics relevant de leurs compétences respectives ».
Le second indique que « les autorités de la Polynésie française peuvent déléguer aux maires ou aux présidents des établissements publics de coopération intercommunale, les compétences pour prendre des mesures individuelles ». C'est l'article 48 de notre statut. Cette forme de délégation est assortie d'un transfert de moyens. La Polynésie française reste titulaire de cette compétence.
Enfin le troisième axe précise que « Dans les conditions définies par la Polynésie française, les communes peuvent intervenir dans les domaines suivants : développement économique, aides et interventions économiques ; les aides sociales ; la protection et la mise en valeur de l'environnement, le soutien aux actions de maîtrise de l'énergie, etc. » Dans ce cadre, la Polynésie française transfère aux communes, certaines parties de ses compétences dans les domaines énumérés dans le statut. Le transfert de moyens est possible, mais non obligatoire.
Pour chacune de ces trois formes de coopération, il sera impératif que le pays et les communes s'accordent d'une manière claire sur les termes du mandat ou de la délégation ou du transfert. Il ne s'agit pas d'imposer. Les conseillers municipaux doivent se mettre d'accord par le biais d'une délibération avant de s'adresser au pays.
Le statut d'autonomie de la Polynésie française est un outil agile qui doit s'adapter aux besoins et aux évolutions en cours afin de servir au bien-être des populations.
Aussi, dans un souci d'efficience, il doit permettre de traiter au bon niveau les responsabilités de la gestion de la cité.
Notre attachement à notre statut d'autonomie avec toutes les particularités qu'il recèle nous conduit à nous opposer au projet de fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. Cette distinction est le fruit de l'histoire institutionnelle des outre-mer et conserve encore tout son sens aujourd'hui. Les principes juridiques qui caractérisent les différentes collectivités d'outre-mer doivent, à mon avis, continuer à être identifiables dans la Constitution.
Cela dit, nous ne demeurons pas figés sur la rédaction actuelle de l'article 74 de la Constitution. Au contraire, nous souhaitons élargir encore l'autonomie de la Polynésie française et caractériser sa spécificité dans la Constitution. Dans cette optique, nous souhaitons que l'article 74 puisse évoluer afin de :
- conférer aux lois de pays une valeur législative comme c'est le cas en Nouvelle-Calédonie ;
- reconnaître le fait nucléaire en Polynésie française et ses différents impacts ;
- limiter le périmètre de la loi organique en matière d'organisation et de fonctionnement des institutions aux règles essentielles, les autres règles étant définies par une loi de pays ;
- renforcer la capacité de la Polynésie pour passer des accords internationaux avec les pays du Pacifique dans ses domaines de compétence dans le respect bien entendu des accords internationaux et des compétences de l'État.
Je suis conscient que nous ne sommes qu'au tout début d'un processus de révision des dispositions de la Constitution relatives aux outre-mer et que celles qui concernent la Nouvelle-Calédonie revêtent une importance particulière. Je suis convaincu que cette rencontre d'aujourd'hui, qui nous offre une exceptionnelle opportunité d'échange entre collectivités d'outre-mer, contribuera utilement à l'approfondissement de nos réflexions sur l'évolution institutionnelle de nos outre-mer.
Les Polynésiens prennent aujourd'hui leurs responsabilités, disposent de leur propre fiscalité et remplissent les caisses du pays. Aujourd'hui, nous avons de meilleures relations avec les institutions communales parce que le pouvoir local a la possibilité de les accompagner.