PROPOS LIMINAIRE
Un point commun réunit des politiques publiques aussi différentes que la gestion de la crise sanitaire, la réforme des aides personnalisées au logement (APL), la réduction du délai des demandes d'asile, la création de l'Agence nationale de la cohésion de territoires (ANCT), l'évaluation de la stratégie nationale de santé ou encore l'organisation de la convention citoyenne pour le climat.
Ce point commun n'est autre que l'intervention de cabinets de conseil privés , sollicités par l'État pour l'accompagner dans des dossiers structurants (conseil en stratégie) , dans la transformation de son administration (conseil en organisation) ou encore dans sa digitalisation (conseil en informatique) .
Peu connus du grand public, les cabinets de conseil s'appellent Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, McKinsey, PwC, Roland Berger ou encore Wavestone et emploient environ 40 000 consultants en France .
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À l'initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) 1 ( * ) , le Sénat a enquêté pendant quatre mois sur l'influence de ces cabinets sur la conduite des politiques publiques.
La commission d'enquête a travaillé dans un esprit collégial et pluraliste , associant les représentants de chaque groupe politique du Sénat.
Son objectif n'est pas de se muer en juges ou en procureurs. Il n'est pas non plus de remettre en cause le professionnalisme des consultants, qui peuvent apporter un appui nécessaire à l'administration .
Son objectif est d'exercer les prérogatives constitutionnelles du Parlement , consacrées par l'article 24 de la Constitution, pour mieux comprendre l'intervention des consultants dans la sphère publique , à partir de faits documentés lors des auditions ou au travers des documents auxquels la commission d'enquête a eu accès.
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Si le recours aux cabinets de conseil ne fait pas partie de la culture administrative de la France, il n'a pas commencé sous ce quinquennat . Chacun garde en mémoire l'appel assumé aux consultants pendant la révision générale des politiques publiques (RGPP).
La crise sanitaire a toutefois illustré un recours croissant, bien que méconnu, aux cabinets de conseil, d'abord pour l'approvisionnement en masques puis pour la campagne de vaccination.
Si le Gouvernement affirme qu'il n'a « pas de position idéologique sur le recours aux consultants » 2 ( * ) , les chiffres confirment une multiplication des missions de conseil entre 2018 et 2021 , sur tous les pans de l'action publique . Consulter la liste de ces prestations peut même donner le vertige .
Le recours aux cabinets de conseil a pu devenir un réflexe . Ces derniers sont sollicités pour leur expertise technique, leur capacité à apporter un regard extérieur à l'administration et à pouvoir mobiliser très rapidement des consultants pour répondre aux priorités politiques du moment.
Au quotidien, les consultants sont chargés de « transformer » l'administration , en utilisant des méthodes disruptives , parfois mal vécues par les fonctionnaires .
Une relation de dépendance peut même s'installer entre les cabinets de conseil et l'administration, aux dépens de cette dernière. C'est particulièrement vrai dans le domaine informatique, alors que l'État souhaite « numériser » son action.
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L'influence croissante des cabinets de conseil donne parfois le sentiment que l'État « ne sait plus faire », alors qu'il peut compter sur une administration dévouée et sur près de 2,5 millions de fonctionnaires attachés à leur métier et à une certaine idée du service public .
Outre le coût des prestations de conseil, c'est notre vision de l'État qui est en jeu : peut-on accepter qu'il « délègue » des missions stratégiques à des prestataires privés, dépourvus de légitimité démocratique ?
Quelle est la plus-value des cabinets de conseil, qui sont capables d'intervenir de manière indifférenciée sur toute la palette de l'action publique ?
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Face à ces enjeux, les travaux de la commission d'enquête ont permis de documenter :
- un recours croissant aux cabinets de conseil , tout en examinant les causes de ce phénomène (première partie du rapport) ;
- l'influence concrète des consultants sur la prise de décision publique (deuxième partie) ;
- les progrès à accomplir en matière d'encadrement déontologique des prestations de conseil et de protection des données de l'administration (troisième partie).
Six exemples concrets sont approfondis dans des études de cas , comme la réflexion confiée à McKinsey sur l'évolution du métier d'enseignant ou l'intervention de Wavestone à l'Ofpra pour réduire les délais de traitement des demandes d'asile.
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Cette commission d'enquête constitue un exercice de transparence démocratique : ses auditions publiques et son rapport ont vocation à mieux faire connaître l'intervention des cabinets de conseil dans le secteur public.
C'est aussi pourquoi la commission a publié en données ouvertes une liste de prestations de conseil des ministères entre 2018 et 2021 .
Il s'agit aussi d'un exercice prospectif : la commission d'enquête formule 19 propositions pour en finir avec l'opacité des prestations de conseil, mieux encadrer le recours aux consultants, renforcer les règles déontologiques applicables et mieux protéger les données de l'État.
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Ce rapport n'est pas une fin en soi, mais plutôt un commencement . Sa vocation est d'alimenter le débat public à partir de faits à la fois concrets et documentés.
Le président et la rapporteure prendront toute leur part à ce débat. Une proposition de loi transpartisane sera déposée pour que le Parlement puisse se prononcer sur ces recommandations.
* 1 Résolution n° 111 (2021-2022) tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques.
* 2 Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, du 19 janvier 2022.