C. LES INTERACTIONS INDIRECTES AVEC D'AUTRES ÉLÉMENTS

1. La concentration capitalistique du secteur numérique et du monde de l'édition

Le monde de l'édition scientifique rappelle à certains égards la concentration des géants des technologies numériques , que l'on désigne souvent en France sous le nom de Gafa, pour Google, Apple, Facebook et Amazon. Les taux de profit du secteur seraient très élevés pour les quelques grands éditeurs internationaux. Ces taux de rentabilité ne sont pas du tout avérés pour les petits éditeurs. Ceux-ci composent cependant, notamment en Europe, une part essentielle de la bibliodiversité.

Selon Jean-Yves Mérindol, certaines grandes maisons d'édition ont été à l'avant-garde des innovations éditoriales dès la fin des années 1980 et cette avance leur a permis de contribuer à la création de règles ou de normes encore en usage 150 ( * ) . Elles ont ainsi pu tout à la fois dégager des marges confortables, acheter des maisons indépendantes (pas seulement dans le domaine de l'édition, mais aussi dans des activités connexes comme le traitement de l'information), explorer de nouveaux marchés basés sur l'exploitation des données d'usage. Les grands leaders de ces secteurs (Elsevier, Springer Nature, Wiley, Taylor & Francis, American Chemical Society), résultant souvent d'achats et de fusions qui se sont accélérés depuis les années 1990 sont devenus des entreprises de plus en plus puissantes. Ils sont en position dominante dans le monde entier, tant en nombre d'articles qu'en dépenses d'achats. Ainsi, ils publiaient en 2017 un peu plus de 56 % des articles produits en Europe et concentraient un peu plus de 65 % des dépenses pour l'achat des articles 151 ( * ) . Une autre étude porte ce chiffre à 75 % 152 ( * ) .

Des mouvements de concentration capitalistique sont constatés avec des opérations d'achat, d'absorption ou de fusion.

Trois chercheurs se sont penchés en 2015 sur ce problème de l'oligopole des éditeurs scientifiques à l'ère numérique 153 ( * ) . Ils se fondent sur une base de 45 millions de documents produits entre 1973 et 2013 recensés sur la Toile. Ils montrent ainsi que, tant dans le domaine des sciences techniques et médecine (STM) que dans celui des sciences humaines et sociales (SHS), les grands éditeurs ont fortement augmenté leurs parts de marché avec la révolution numérique. Les cinq premiers éditeurs du marché détiennent ainsi plus de la moitié du total des parts de marché depuis 2013. Les trois rapporteurs, qui ont entendu les représentants des trois plus grands groupes d'éditeurs au niveau mondial (RELX Group dont fait partie Elsevier, Springer-Nature et Wiley), les remercient de leur avoir apporté des éléments qui, pour devoir rester confidentiels, n'en apportent pas moins confirmation de cette tendance sur les dernières années. Il est notable que l'édition en STM continue de présenter le plus haut niveau de concentration, tandis que le domaine de l'édition en SHS reste plus fragmenté, même si les éditeurs indépendants ont de plus en plus souvent tendance à s'adosser à des grands groupes eux-aussi.

Mais l'enseignement le plus encourageant de cette étude de 2015 est sans doute qu'une revue scientifique peut changer de maison d'édition sans que cela ne produise d'impact significatif sur le taux de citation de ses articles. Ce phénomène semble prévaloir lorsque le passage s'effectue d'une maison d'édition de petite taille vers une maison d'édition de grande taille, mais aussi dans le cas inverse. Il semble dû partiellement au fait que la numérisation et la mise en partage sur la Toile rendent l'article déjà largement accessible, indépendamment des bibliothèques que les chercheurs fréquentent. Les éditeurs entendus ont souligné que les articles qu'ils mettent, de manière croissante, en accès libre connaissent une augmentation souvent importante de leur consultation. La politique de la science ouverte, telle que pratiquée par les grandes maisons d'édition, joue donc également un rôle aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit, le fait que la diffusion des revues scientifiques soit relativement indifférente au changement d'affiliation éditoriale est un signe encourageant, qui suggère que leur liberté n'est pas automatiquement menacée du fait de la concentration oligopolistique de ce segment du marché de l'édition, malgré les craintes que ce phénomène avait pu susciter. Il conviendrait cependant de rester très attentif à la question.

En France, Jean-Yves Mérindol dresse un bilan clair de ces vingt dernières années pour les STM , domaines dans lesquels l'édition scientifique indépendante a régressé : Masson (qui avait racheté de nombreux autres éditeurs dans les années 1990) a été acquis en 2005 par Elsevier, EDP Sciences a été racheté en novembre 2019 par une filiale de l'Académie des sciences de Chine, de sorte qu'à côté de ces deux maisons - qui maintiennent une activité en France - il ne reste plus que Lavoisier et John Libbey (et des bureaux d'autres éditeurs, dont Springer). On peut y ajouter l'activité éditoriale de quelques sociétés savantes - comme la Société mathématique de France - qui n'ont pas choisi de passer par un autre éditeur.

La situation est moins sombre en SHS , économie, gestion et droit compris, disciplines souvent moins affectées que celles des sciences exactes par la nécessité de publier en anglais et par le mercato des maisons d'édition. Dans ces domaines aussi, quelques grandes maisons internationales publient des revues dont le centre de gravité est resté en France. Mais il existe de nombreux éditeurs, privés ou publics, qui ont réussi à maintenir une activité significative et sont parvenus à s'organiser, avec d'autres éditeurs de l'espace francophone, pour assurer avec efficacité la diffusion de leurs revues numériques, via Cairn et OpenEdition. Jean-Yves Mérindol note cependant qu'à l'exception du groupe Lefebvre-Sarrut, ces éditeurs indépendants n'ont pas de filiales ou de bureaux à l'étranger.

Il en est de même pour les plateformes : alors que JSTOR accueille un grand nombre de revues françaises, Cairn et OpenEdition intéressent trop peu de revues en dehors de l'espace francophone, malgré leurs efforts. L' internationalisation de la recherche, des revues et des activités éditoriales n'a pas, à ce stade, profité à l'édition française. C'est un élément crucial : comme le savent les responsables des plateformes et certains des responsables d'archives ouvertes, la mise en ligne à grande échelle d'articles ou de livres numériques gratuits ne suffit pas pour qu'ils soient connus et consultés. Des alliances internationales, des efforts (coûteux) de prospection, de promotion et de diffusion partout dans le monde, et tout particulièrement en Chine, Inde ou Asie - pays où la recherche se développe massivement - sont indispensables.

2. De l'intégrité scientifique à la science ouverte

Une politique de l'intégrité scientifique peut se déployer sans recourir à la science ouverte et cette dernière peut exister indépendamment des exigences d'intégrité scientifique. Mais en se conjuguant avec la transparence, l'indépendance et un accès élargi, cette dernière peut être renforcée. Comme rappelé en introduction, le présent rapport s'inscrit dans la continuité d'un précédent rapport de l'Office intitulé « Promouvoir et protéger une culture partagée de l'intégrité scientifique » 154 ( * ) . La question de l'ouverture de la science peut en effet être rapprochée de celle de l'intégrité scientifique, sans se confondre avec elle . En rendant tous les articles plus facilement ouverts à tous, ce mouvement rend d'autant plus aisées les vérifications. Traditionnellement, le jugement des pairs est considéré comme la meilleure garantie de la qualité des travaux scientifiques. Les éditeurs concernés mettent d'ailleurs en avant cette expertise, notamment méthodologique, de leurs comités de lecture pour mieux souligner la valeur ajoutée de leur travail. Les revues fondées sur le principe de la science ouverte ont cependant elles aussi leurs propres comités de lecture.

La science ouverte marque une différence fondamentale en ouvrant au grand public l'accès aux travaux de recherche. Cette ambition reste toutefois assez théorique du fait de la haute spécialisation des publications scientifiques. Cependant, en exposant à tous les regards la production universitaire, elle garantit une transparence qui facilite en particulier la détection de plagiats . Ce n'est sans doute pas un hasard si les controverses se sont multipliées ces dernières années, l'affaire Karl-Theodor zu Guttenberg marquant ainsi un tournant en Allemagne en 2011. De manière indéniable, ce mouvement a conduit à une révision des critères et à une rigueur accrue dans la pratique des établissements. Il serait trop long de passer en revue tous les exemples offerts par l'actualité des dernières années.

Mais une récente décision de l'université de Lorraine montre le chemin parcouru depuis une génération. En février 2022, sa commission intégrité scientifique a eu à se prononcer sur un DEA délivré en 1998 par l'université de Nancy à M. Xavier Bettel, premier ministre du Luxembourg. Elle a finalement maintenu la validité de son diplôme, sous réserve que des révisions soient apportées au travail ayant permis de l'obtenir. M. Bettel a préféré renoncer à pratiquer ces dernières, perdant ainsi ce grade. Mais l'affaire nous permet de mesurer le chemin parcouru depuis vingt ans.

Selon le site Reporter.lu qui avait révélé l'affaire, une grande partie du mémoire contenait des emprunts non crédités. La commission a jugé que ce qui était admissible en 1998 ne pouvait plus être accepté actuellement. Le manuscrit n'avait pas été publié à l'époque. Il est permis de penser que la publication en archive ouverte devrait inciter a contrario les auteurs à plus de prudence.

Même aux premiers niveaux de la recherche, le mouvement de la science ouverte contribue donc à une montée en qualité globale, quand ce serait seulement en permettant d'écarter, ou de faire réviser, les travaux les moins solides.

3. Le multilinguisme, solution à la barrière de la langue ?

Le multilinguisme pourrait être une des solutions à la barrière de la langue et la publication des articles en langue française, posée comme objectif de la politique publique nationale de la recherche à l'article L 111-1 du code de la recherche, doit être soutenue à ce titre. En collaboration avec le réseau des organismes francophones de politique et d'aménagement linguistiques (OPALE), le ministère de la culture a organisé le 15 novembre 2019 un colloque intitulé « Pour des sciences en français et en d'autres langues ». Même à l'heure de la spécialisation poussée des savoirs, le français offre aux scientifiques, comme l'a souligné Mme Pascale Cossart, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, une « panoplie de termes adaptés » pour parler de leurs recherches. Elle a cité à cet égard le travail très utile mené par la commission d'enrichissement de la langue française, travail auquel a participé l'Académie des sciences. Il ne s'agit pas de remettre en cause le fait que la langue commune est aujourd'hui l'anglais. Même les réunions de laboratoire se déroulent, de manière courante, dans cette langue. Mais « le français , a-t-elle ajouté, a une place importante à jouer en tant que langue de vulgarisation ». Il semble en effet difficile d'oeuvrer au rayonnement scientifique de notre pays dans une autre langue que le français. Les efforts pour référencer en ligne toute la production scientifique en français prennent tout leur sens dans cette perspective.

Le site Persée permet la consultation et l'exploitation libres et gratuites de collections complètes de publications scientifiques. Parce que le XX e siècle était plus multilingue que notre époque, l'ouverture de la science favorise ainsi une diffusion accrue du français. Mais ces réflexions valent sans doute principalement pour les travaux menés en sciences humaines et sociales.

Dans plus d'un domaine, la recherche en langue française s'y révèle très vivace. L'Année épigraphique , revue où sont publiées les inscriptions latines, demeure ainsi une publication de référence dans le monde ; elle est entièrement rédigée en français. Les recueils d'inscriptions sont du reste souvent publiés en latin, de même que l'apparat critique des textes anciens, qu'ils soient latins ou grecs. Les chercheurs doivent, de fait, travailler avec des sources publiées en différentes langues.

La prédominance de l'anglais scientifique et la politique de la science ouverte n'ont donc pas forcément partie liée . Certes, l'emploi d'un idiome commun peut faciliter l'accès à des recherches parfois très lointaines. Mais il apparaît que, sous l'angle du rayonnement scientifique, seule la mise en partage de publications rédigées dans la langue du chercheur permet l'échange interculturel approfondi susceptible d'assurer une meilleure compréhension universelle.

Ces réflexions sur l'accessibilité et le multilinguisme sont à nuancer de par certaines innovations technologiques . Il convient, en effet, d'observer que la montée en puissance des traducteurs automatiques (DeepL ou GoogleTranslate par exemple), à l'efficacité incontestable et à la rapidité inédite, transforme l'accès, en France, aux articles en langue étrangère et, à l'étranger, aux articles en français, sous l'effet d'un saut qualitatif très récent grâce aux progrès des technologies d'intelligence artificielle à la fin des années 2010. Cette réalité devrait encore s'améliorer dans les années à venir.


* 150 Les éditeurs français d'après Jean-Yves Mérindol n'ont pas été impliqués, contrairement à certains de leurs homologues européens comme Elsevier ou Springer, dans les initiatives innovantes des bibliothèques universitaires américaines dans les années 1980 et 1990. Cette période, marquée par les projets grandioses, et pas toujours heureux, de Jean-Luc Lagardère, James Goldsmith, Jean-Marie Meissier ou Marc Ladreit de Lacharrière, est plutôt un moment où l'édition française vit au rythme de fusions- acquisitions de grande ampleur, qui concernent aussi les maisons traditionnellement actives en matière d'édition scientifique. Ce contexte ne semble pas avoir favorisé les investissements dans l'édition scientifique moderne. Et ce retard initial, que les éditeurs français n'ont pas cherché collectivement à combler avant le milieu des années 2000, ne leur a pas permis de devenir des acteurs significatifs du nouveau monde qui se dessinait alors.

* 151 Cf. Lennart Stoy, Rita Morais et Lydia Borrell-Damian, Decrypting the Big Deal Landscape, Follow-up of the 2019 EUA Big Deals Survey Report , 2019.

* 152 En 2019, une étude de The European Universities Association (EUA) a établi que les dépenses en matière d'abonnements de 26 pays européens s'élevaient à 597 millions d'euros, mais que 75 % de cette somme, soit 451 million d'euros, allait directement aux cinq grands éditeurs que sont Elsevier, Springer Nature, Wiley, Taylor & Francis et the American Chemical Society (ACS).

* 153 Cf. Vincent Larivière, Stéfanie Haustein et Philippe Mongeon, « The Oligopoly of Academic Publishers in the Digital Era », PLoS ONE 10(6), 2015: https://doi.org/10.1371/journal.pone.0127502

* 154 Cf. le rapport de Pierre Henriet, député, et Pierre Ouzoulias, sénateur, n° 428 (2020-2021) au Sénat et n° 3944 (15e législature) à l'Assemblée nationale : http://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-428-notice.html sur le site du Sénat ou https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/integrite_scientifique sur celui de l'Assemblée nationale

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