C. LE COMPTE NE MET PLUS EN oeUVRE LA DOCTRINE ÉTABLIE EN 2017, L'ÉTAT STRATÈGE DEVENANT PROGRESSIVEMENT UN ÉTAT « COURT-TERMISTE », AU DÉTRIMENT DE L'ANTICIPATION DE LONG TERME.

La doctrine établie en 2017 par le Gouvernement se concentrait autour de trois axes principaux :

• les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté du pays (défense et nucléaire) ;

• les entreprises participant à des missions de service public ou d'intérêt général national ou local pour lesquelles la régulation serait insuffisante pour préserver les intérêts publics et assurer les missions de service public ;

• les entreprises en difficulté dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique.

Ainsi que le note l'APE dans une réponse aux questionnaires budgétaires de la rapporteure, « la crise du Covid a naturellement infléchi cette doctrine. La crise a interrompu le mouvement de cessions et a conduit l'Agence des participations de l'État à adapter le pilotage des entreprises de son portefeuille, ainsi que son intervention dans le but de préserver les entreprises stratégiques françaises ».

Force est donc de constater que les interventions de l'État prennent désormais la forme d'un secours d'urgence aux sociétés fragilisées (Renault, Air France KLM, SNCF, etc.).

Si l'importance des dommages de la crise sur ces entreprises justifie pleinement une telle action à court terme, la rapporteure regrette l'absence de réflexion de plus long terme de l'État sur ses modalités d'intervention pour tirer les leçons structurelles de la crise : importance de la présence industrielle en France, de la relocalisation de certaines productions, protection face aux acquisitions inamicales venues de l'extérieur, renforcement des chaînes d'approvisionnement.

Le « monde d'après » la crise ne peut pas se résumer qu'à des mots : il convient que le compte, principal levier de l'État actionnaire, participe à cette stratégie de long-terme et ne soit pas réduit à une action de « pompier » pour éteindre les incendies nés de la crise. Elle appelle donc à faire du compte un véritable outil de dialogue et de réflexion entre le Gouvernement et le Parlement sur les modalités de renforcement de la souveraineté économique du pays.

D. IL EST URGENT QUE L'ÉTAT ACTIONNAIRE RENOUE AVEC L'ÉTAT STRATÈGE

1. La nécessité d'une stratégie de long terme en matière de souveraineté économique de la France est restée au second plan ces dernières années

La crise l'a cruellement rappelé aux acteurs qui l'auraient oublié, la souveraineté économique de la France passe par un tissu industriel renforcé, une protection de ses actifs stratégiques qui lui assurent autonomie et indépendance, et une stratégie cohérente de long terme afin d'anticiper les mutations pour peser dessus.

Or force est de constater, ces dernières années, que les pouvoirs publics ont progressivement délaissé ces enjeux au profit d'une logique plus court-termiste, financière sans être économique, et peu soucieuse de la notion de souveraineté économique du pays. Les exemples étudiés par la rapporteure l'an dernier restent à cet égard symptomatiques de l'incapacité croissante du Gouvernement à peser sur des décisions pourtant stratégiques pour la France.

Le 5 octobre 2020, l'État a ainsi été incapable d'obtenir gain de cause lors du conseil d'administration d'Engie au cours duquel son représentant a souhaité refuser la cession des titres à Véolia que l'entreprise détient dans Suez. Il s'agit là d'une conséquence directe du désengagement de l'État dans Engie (il détenait plus de 70 % de Gaz de France en 2004, contre 23,6 % dans Engie aujourd'hui), alors que les enjeux sous-jacents au rachat touchaient sans conteste aux activités essentielles de la Nation.

De la même façon et plus récemment, la cession à venir par Engie de sa filiale de services Equans (80 000 salariés dans 17 pays, 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires), et le rôle joué (ou non) par l'État, ne laissent pas d'interroger. La presse se fait ainsi l'écho de tractations qui pourraient conduire à transférer cet actif à un fonds d'investissement étranger, en dépit de son caractère stratégique. Si tel était le cas, cela pourrait s'apparenter à un nouveau coin enfoncé dans la souveraineté du pays.

Les récentes tentatives de fonds étrangers pour acquérir des entreprises françaises stratégiques dans le domaine des semi-conducteurs 6 ( * ) , en camouflant leurs liens avec les gouvernements de leur pays d'origine en se dissimulant derrière des sociétés-écrans, représentent également un défi lancé à l'État stratège et à ses outils de filtrage des investissements étrangers.

De même, l'action du Gouvernement de 2017 à 2021 dans l'affaire des Chantiers de l'Atlantique était préoccupante. Le projet de cession des Chantiers à Fincantieri, finalement abandonné le 27 janvier 2021, faisait courir le risque que l'accord entre l'entreprise italienne et le chinois CSCC ne permette à ce dernier de disposer de transferts de technologies dommageables à notre souveraineté.

À cet égard, le faible volontarisme du Gouvernement - si ce n'est son action directe - en 2014 pour freiner la vente de la branche énergie d'Alstom à General Electric reste un échec cuisant de l'État stratège en matière de défense de la souveraineté économique et industrielle de la France, la maintenance des turbines des 58 réacteurs nucléaires français passant sous pavillon étranger. Les engagements de l'entreprise américaine concernant l'emploi se sont finalement traduits par un plan social de 1 050 postes... Le renoncement à la stratégie de long terme est d'autant plus flagrant que le l'État avait su, dix ans plus tôt, sauvé cette entreprise de la faillite, via une montée au capital d'une entreprise privée appuyée par le Gouvernement.

2. L'amorce d'un retour de l'État stratège, après de multiples alertes, qu'il convient d'encourager

Des signaux, pour partie relayés par la presse et/ou confirmés par les acteurs, attestent à l'inverse que le sujet de la souveraineté économique du pays redevient un sujet de préoccupation des pouvoirs publics, conformément aux alertes et rappels répétés de différentes institutions, dont la commission des affaires économiques du Sénat.

Par exemple, en janvier 2021, le Gouvernement s'est ainsi opposé au rachat de Carrefour par le groupe canadien Couche-Tard. Le principal motif avancé résidait dans la défense de la souveraineté alimentaire française. La rapporteure ne peut que se féliciter de la nouvelle attention dont bénéficie ce thème, dans le sillage des nombreux travaux de la commission ayant documenté et déploré son recul. Elle note par ailleurs que la production, la transformation ou la distribution de produits agricoles est incluse dans les activités listées par l'article L. 151-3 du code monétaire et financier depuis la loi Pacte de 2019 et pour lesquelles les investissements étrangers sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l'économie. Cette évolution est un autre exemple du regain d'intérêt que suscite la défense de la souveraineté économique française.

Bien entendu, toute action de l'État qui vise à défendre l'indépendance économique (industrielle, numérique, agricole, etc.) n'est pas automatiquement liée au CAS « PFE » géré par l'Agence des participations de l'État.

Mais ce compte est appelé à y jouer un rôle croissant, ainsi que l'a indiqué le commissaire aux participations de l'État dans le rapport annuel 2020-2021 de l'APE : « la crise a à la fois fragilisé la situation financière des entreprises, surtout dans les secteurs les plus exposés, mais aussi mis en exergue la dispersion du capital de certaines grandes sociétés cotées, qui les expose à des prises de contrôle inamicales et non souhaitées et qui peuvent mettre en péril le maintien de centres de décision en France ou en Europe. C'est pourquoi l'État actionnaire devra davantage intégrer cette préoccupation dans la gestion de ses interventions en capital ».

La rapporteure ne peut que se féliciter de cette ambition, appelée de ses voeux par le Sénat depuis plusieurs années. La souveraineté économique de la France ne passe en effet pas uniquement par la défense des entreprises jugées les plus stratégiques (nucléaire, armement, aéronautique, énergie), fil conducteur insuffisant et au demeurant contourné à plusieurs reprises durant la dernière décennie. Elle nécessite un travail « de dentelle » plus fin, qui requiert une analyse profonde et prospective des chaînes d'approvisionnement, de la localisation des centres de décision, des transferts de technologie envisagés, des produits de première nécessité très sollicités en cas de crise, des subventions étrangères facilitant les opérations inamicales, etc.

Afin d'étudier plus précisément ces sujets, la commission des affaires économiques initie un ensemble de travaux, à partir de janvier 2022, sur la souveraineté économique française.


* 6 La presse s'est ainsi fait l'écho, début novembre 2021, de l'intérêt que porte le fonds d'investissement chinois Wise Road Capital à l'entreprise française Unity Semiconductor SAS.

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