N° 114
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 27 octobre 2021
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la sécurité à Mayotte ,
Par MM. François-Noël BUFFET, Stéphane LE
RUDULIER, Alain MARC
et Thani MOHAMED SOILIHI,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet , président ; Mmes Catherine Di Folco, Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Christophe-André Frassa, Jérôme Durain, Marc-Philippe Daubresse, Philippe Bonnecarrère, Mme Nathalie Goulet, M. Alain Richard, Mmes Cécile Cukierman, Maryse Carrère, MM. Alain Marc, Guy Benarroche , vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Laurence Harribey, Agnès Canayer , secrétaires ; Mme Éliane Assassi, MM. Philippe Bas, Arnaud de Belenet, Mmes Nadine Bellurot, Catherine Belrhiti, Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Valérie Boyer, M. Mathieu Darnaud, Mmes Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Pierre Frogier, Mme Françoise Gatel, MM. Ludovic Haye, Loïc Hervé, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Mme Marie Mercier, MM. Thani Mohamed Soilihi, Jean-Yves Roux, Jean-Pierre Sueur, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Dominique Vérien, M. Dany Wattebled .
AVANT-PROPOS
Le 27 septembre 2021, à la suite d'une opération de destruction d'habitats précaires (communément appelés « décasages »), des violences urbaines ont éclaté à Koungou, commune du nord de Grande Terre. Elles se sont achevées par l'incendie de la mairie .
Photographie de l'incendie de la mairie de
Koungou
du 27 septembre 2021
Source : France Mayotte Matin, n° 2523 du mercredi 29 septembre 2021
Photographie de l'intérieur de la mairie de
Koungou
consécutivement à l'incendie
Source : France Mayotte Matin, n° 2523 du mercredi 29 septembre 2021
Cet événement, dont les médias nationaux ont relaté l'existence, n'est qu'un exemple parmi d'autres du climat de violence quotidienne extrême que connaît Mayotte, largement ignoré dans l'hexagone 1 ( * ) , et qui suscite de ce fait, chez un nombre grandissant de Mahorais, un sentiment d'abandon qui s'exprime de façon régulière par des mouvements sociaux ou des opérations « île morte », comme ceux qu'a connus le département au cours des mois de février et mars 2018.
Consciente de cette situation, la commission des lois du Sénat avait décidé, dès le début de l'année 2021, de conduire une mission d'information afin d'établir un état des lieux de la situation sécuritaire à Mayotte et des solutions que les pouvoirs publics sont susceptibles d'y apporter. Compte tenu des restrictions sanitaires, elle n'a cependant pu engager ses travaux qu'à compter de juin 2021 et se rendre dans le département qu'en septembre 2021.
Le déplacement réalisé par la mission a permis aux membres de la commission de mesurer la spécificité de la question sécuritaire à Mayotte . La spécificité mahoraise est d'abord celle d'une insécurité qui s'inscrit dans le temps long et qui est grandissante.
Cette insécurité est liée à une délinquance aux traits spécifiques . Souvent le fait de jeunes, y compris de mineurs , la délinquance à Mayotte se traduit par des faits d'une particulière brutalité . À titre d'exemple, le meurtre d'un lycéen au mois d'avril 2021 au moyen d'un tournevis a été perçu à Mayotte comme particulièrement significatif du climat délétère de violence qui règne sur place. Au surplus, les acteurs interrogés par la mission sur le terrain décrivent cette délinquance comme distincte dans ses motifs de celle rencontrée dans l'hexagone ou dans d'autres territoires ultramarins. Au-delà d'une délinquance de subsistance, dont la prévalence ne peut surprendre au regard des conditions socio-économiques que connaît le territoire, la mission a fait le constat d'une violence qui semble trouver sa source dans le contexte d'oisiveté et le manque de perspectives offerts à la jeunesse mahoraise.
L'insécurité que connaît Mayotte apparaît également spécifique dans ses causes, liées aux difficultés propres au territoire mahorais . Auditionné par les rapporteurs, l'ancien préfet de Mayotte, Jean-François Colombet, a ainsi cité, pêle-mêle, les rivalités entre villages, le « lâcher-prise des parents » vis-à-vis de l'éducation de leurs enfants, la pauvreté du territoire, sa situation migratoire particulière, son profil démographique, la perte d'influence de l'autorité traditionnelle des cadis, ainsi que la spécificité des structures familiales. Les rapporteurs se sont attachés à étayer certains de ces facteurs explicatifs.
Ainsi, la démographie de Mayotte, qui se caractérise par sa jeunesse et son très fort dynamisme, fait effectivement peser une pression importante sur les services publics, en particulier ceux en charge de l'accompagnement des publics mineurs ou jeunes majeurs. Les défauts de prise en charge qui en résultent peuvent nourrir des situations individuelles propices à la délinquance. De même, la situation économique du territoire, dont le développement est encore en cours et qui laisse une large place à l'économie informelle , offre au surplus peu de débouchés à une population jeune et en quête de perspectives. De façon analogue, la persistance d'un habitat précaire favorise l'émergence de tensions, conduisant in fine à des accès de violences.
Enfin et surtout, le contexte migratoire propre à Mayotte n'est pas sans influence sur la situation sécuritaire du territoire . La mission s'est ainsi intéressée à l'affirmation, régulièrement avancée par nos concitoyens mahorais, selon laquelle l'ampleur de l'immigration en situation irrégulière sur ce territoire est de nature à encourager la commission de faits de violence. Au terme de ses travaux, elle ne peut qu'effectivement constater que, par les difficultés d'accueil qu'ils génèrent, le sentiment de dépossession de leur territoire vécu par les Mahorais et les tensions intercommunautaires qui en découlent, l'importance des flux migratoires sur un territoire exigu joue un rôle certain dans la dégradation du climat sécuritaire que connaît Mayotte .
Fruit de la spécificité du contexte mahorais, ce niveau de délinquance engendre des conséquences délétères à moyen terme sur le territoire , qui dépassent la seule question sécuritaire. Naturellement, un tel niveau de violence suffit seul à justifier une réponse énergique des pouvoirs publics ; cette réponse paraît néanmoins d'autant plus urgente qu'il obère l'essor économique du territoire, nuit au fonctionnement normal des services publics et pousse de nombreux Mahorais au départ vers La Réunion ou l'hexagone. Cette émigration est d'autant plus problématique qu'elle se traduit par une perte de potentiel pour le territoire mahorais, dont le dynamisme et le développement futurs reposent sur la pleine mobilisation de ses forces vives.
Dans ces conditions, il est apparu primordial à la mission que soit apportée une réponse appropriée et adaptée à une situation dont les causes comme les conséquences sont propres à la situation mahoraise . Elle implique, dans un premier temps, une riposte énergique immédiate à l'urgence sécuritaire dans le court terme. Néanmoins, la situation sécuritaire mahoraise résulte de tendances de fond et de causes structurelles, que les pouvoirs publics doivent prendre à bras-le-corps pour rendre possible la garantie pérenne de la sécurité des Mahorais.
C'est dans cet état d'esprit que la mission d'information a conduit ses travaux. Ceux-ci se sont articulés en deux temps :
- un déplacement à Mayotte du 7 au 9 septembre 2021 , à la rencontre des élus, des autorités de l'État en charge des questions de sécurité et d'immigration ainsi que des acteurs judiciaires ;
- une série d'auditions complémentaires conduites depuis Paris 2 ( * ) .
* 1 À titre d'exemple, le quotidien France Mayotte Matin s'émouvait en ces termes, au lendemain des incendies à Koungou, de la réception de cette nouvelle dans l'Hexagone : « Hier matin, la presse nationale s'est fait l'écho de ce qui s'est passé à Mayotte mais dans des termes assez éloignés de la réalité, les médias expliquant l'incendie par " des manifestations contre la destruction d'un bidonville comprenant quelque 350 habitations ". (...) De manifestations il n'en a pas été question hier, une poignée de voyous s'est autorisée à des exactions. (...) En métropole, si une mairie avait été incendiée par des voyous, toutes les chaines auraient ouvert leur JT sur cet événement et en auraient parlé pendant plusieurs jours. Des tribunes auraient été écrites, des éditorialistes se seraient bousculés sur les plateaux pour faire part de leur sentiment sur la question. Des journalistes auraient été dépêchés sur le terrain pour couvrir l'information. Pour Mayotte il n'en est rien : probablement que ce fait de violence subira un traitement partiel et distant comme très souvent alors que notre souffrance est bien réelle . »
* 2 Voir l'annexe du présent rapport.