III. COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
De toute évidence, et même si la mesure de cet échec reste à affiner, l'État a failli à la mission qui lui incombe d'organiser les élections dans de bonnes conditions , en privant un grand nombre d'électeurs de la possibilité de prendre connaissance, chez eux, des documents de propagande remis par les candidats et de préparer ainsi leur vote.
Pour comprendre les raisons de ce qui ressemble à un « krach industriel » , la mission d'information s'est attachée à remonter la chaîne des opérations , depuis la distribution des plis au domicile des électeurs jusqu'à l'impression des documents, en passant par leur mise sous enveloppe et leur conditionnement.
A. LA FAILLITE DE LA DISTRIBUTION POSTALE DES PLIS DE PROPAGANDE
Il est manifeste que les dysfonctionnements constatés tiennent, en bonne partie, à l'organisation de la distribution elle-même, notamment aux défaillances de la société Adrexo . C'est pourquoi il convient d'abord de s'interroger sur les raisons qui ont présidé au choix de ce prestataire.
1. Le cadre juridique applicable à la distribution postale de la propagande électorale
a) Une mission de l'État assurée grâce à un marché public de services
Les services de l'État ne pouvant procéder eux-mêmes à la distribution des plis de propagande électorale au domicile des électeurs, force est de recourir à un ou plusieurs prestataires . Depuis la libéralisation totale du marché des services postaux à la date du 1 er janvier 2011, ce prestataire n'est pas nécessairement la société La Poste. Vu l'ampleur et le prix de ce cette prestation, l'État ne saurait la confier à un prestataire extérieur par un contrat conclu de gré à gré. En effet, le coût pour l'État de la distribution des plis électoraux - très variable d'une année à l'autre, en fonction de l'actualité - est d'environ 50 millions d'euros par an, ce qui excède très largement les seuils en-deçà desquels un marché public peut être passé sans publicité ni mise en concurrence préalables .
À l'approche de l'échéance du marché précédemment conclu avec La Poste pour les années 2017-2020, le ministère de l'intérieur a donc engagé une nouvelle procédure de passation d'un marché public de services relatif à l'acheminement des enveloppes de propagande dans les boîtes aux lettres des électeurs.
Comme les fois précédentes, le ministère a fait le choix d' un marché passé au niveau national , alors qu'il aurait été concevable de laisser les préfectures de département sélectionner leur prestataire, comme c'est le cas pour la mise sous pli. En l'occurrence, l'État a retenu la formule d' un accord-cadre à bons de commande, dont la durée de validité est de quatre ans : le titulaire du marché s'engage à assurer la distribution des plis de propagande électorale à l'occasion de toutes les élections politiques au cours de ces quatre années, un bon de commande étant émis par l'administration pour chaque élection. Conformément à la réglementation, ce marché est alloti : il comporte quinze lots, soit un pour Paris, un pour le reste de l'Île-de-France, un pour chaque autre région métropolitaine, un pour l'outre-mer et un pour l'étranger. Le marché a été passé suivant une procédure adaptée , comme l'autorise l'article R. 2123-1 du code de la commande publique s'agissant de services postaux 26 ( * ) ; le règlement de la consultation prévoyait une négociation après examen des offres initiales.
Contrairement à ce que le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, a plusieurs fois laissé entendre lors de déclarations publiques au cours des dernières semaines, aucune règle n'impose au pouvoir adjudicateur, en cas de pluralité des candidatures, de répartir les lots du marché entre les différents candidats . Tout au contraire, il a l'obligation d'attribuer chaque lot au candidat ayant présenté, pour ce lot, l'offre économiquement la plus avantageuse , en fonction des critères d'analyse fixés préalablement par le règlement de la consultation. Il peut en résulter l'attribution de l'ensemble des lots du marché à un même soumissionnaire, si son offre apparaît la mieux-disante sur chacun de ces lots.
b) Une activité réservée aux opérateurs titulaires d'une licence postale
Les plis électoraux constituent des « envois de correspondance » au sens de l'article L. 3 du code des postes et des communications électroniques, dont la levée, le tri, l'acheminement et la distribution sont soumis à l'autorisation préalable de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). L'autorisation délivrée par celle-ci ne couvre pas nécessairement l'ensemble des « services postaux portant sur les envois de correspondance intérieure et transfrontière » mentionnés audit article L. 3. Au contraire, les décisions d'autorisation et leurs annexes décrivent précisément la nature des prestations autorisées et le territoire desservi. Pour répondre à l'appel d'offres lancé par le ministère de l'intérieur, les entreprises devaient donc obligatoirement être titulaires d'une « licence postale » couvrant effectivement la distribution de correspondance sur l'intégralité du territoire correspondant à chaque lot .
Il existe aujourd'hui cinquante opérateurs autorisés à délivrer des services postaux portant sur les envois de correspondance intérieure et transfrontalière 27 ( * ) . Pour un grand nombre d'entre eux, l'autorisation ne porte que sur la correspondance transfrontalière ; d'autres sont habilités à délivrer des services d'envoi de correspondance intérieure, mais sur une partie limitée du territoire français, par exemple une ou plusieurs régions, un département ou une agglomération seulement. Quatre opérateurs sont autorisés à délivrer des services d'envoi de correspondance incluant la distribution sur un ressort territorial plus large : la société La Poste, sur tout le territoire national ; la société Mediapost, qui appartient au groupe La Poste, sur tout le territoire national ; la société Adrexo, en France métropolitaine sauf en Corse ; la société Colis Privé, filiale d'Adrexo, sur tout le territoire métropolitain.
En pratique, selon les informations recueillies par la mission d'information, les sociétés Mediapost et Colis Privé se sont spécialisées dans d'autres activités (la distribution d'imprimés publicitaires non adressés pour la première, la livraison de colis pour la seconde), de sorte que la société Adrexo est la seule à concurrencer La Poste dans la distribution de courrier adressé sur une grande partie du territoire français .
c) Les critères et la portée de l'autorisation de l'Arcep
Avant de délivrer son autorisation, l'Arcep doit s'assurer que l'entreprise demanderesse dispose des capacités techniques et financières nécessaires pour respecter les obligations légales et réglementaires afférentes à l'activité postale .
Les obligations des prestataires de services postaux
En application de l'article 3-2 du code des postes et des communications électroniques, toute prestation de services postaux est soumise aux règles suivantes :
« a) Garantir la sécurité des usagers, des personnels et des installations du prestataire de service ;
« b) Garantir la confidentialité des envois de correspondance et l'intégrité de leur contenu ;
« b bis ) Garantir le secret des correspondances, ainsi que la neutralité des services postaux au regard de l'identité de l'expéditeur et de la nature des envois postaux ;
« c) Assurer la protection des données à caractère personnel dont peuvent être dépositaires le prestataire du service universel ou les titulaires de l'autorisation prévue à l'article L. 3, ainsi que la protection de la vie privée des usagers de ces services ;
« d) Être fournie dans les conditions techniques respectant l'objectif de préservation de l'environnement ;
« e) Mettre en place des procédures simples, transparentes et gratuites de traitement des réclamations et respecter les intérêts des usagers au regard des obligations fixées à l'article L. 7 ;
« f) Garantir l'accès aux services et aux installations aux personnes handicapées dans les conditions prévues à l'article L. 161-1 du code de la construction et de l'habitation ;
« g) Respecter les obligations légales et conventionnelles applicables en matière de droit du travail et la législation de sécurité sociale en vigueur, sans préjudice des dispositions spécifiques applicables aux personnels ayant, le cas échéant, le statut de fonctionnaire ;
« h) Respecter l'ordre public et les obligations liées à la défense nationale. »
Ces obligations sont précisées par l'arrêté du 3 mai 2006 pris en application de l'article R. 1-2-6 du code des postes et des communications électroniques relatif aux obligations des prestataires de services postaux titulaires d'une autorisation .
En revanche, l'autorisation délivrée par l'Arcep ne certifie pas que l'entreprise concernée est en mesure d'assumer n'importe quelle prestation entrant dans le champ des services autorisés . Laure de La Raudière, présidente de l'Autorité, a insisté sur ce point lors de son audition par la commission des lois. En l'espèce, il appartenait donc au ministère de l'intérieur, pouvoir adjudicateur, de s'assurer que chacun des soumissionnaires disposait des capacités humaines, techniques et financières nécessaires pour assumer une mission d'ampleur exceptionnelle telle que la distribution d'enveloppes de propagande électorale auprès des 47,9 millions d'électeurs français 28 ( * ) , pendant une durée de quatre ans et, le cas échéant, lors de deux élections simultanées .
2. Les défauts de conception du marché
a) Les conditions de participation à la consultation : un contrôle insuffisant de la capacité économique et financière des candidats
Le droit des marchés publics permet aux acheteurs publics d'imposer aux candidats des conditions de participation à la procédure de passation propres à garantir qu'ils disposent « de l'aptitude à exercer l'activité professionnelle, de la capacité économique et financière ou des capacités techniques et professionnelles nécessaires à l'exécution du marché » 29 ( * ) . Or, au moment de la passation du marché, la société Adrexo traversait depuis plusieurs années de graves difficultés financières. En outre, quoique titulaire d'une « licence postale » depuis 2006, elle n'avait qu'une faible expérience de l'activité de distribution du courrier - même si son redressement impliquait, aux yeux de ses dirigeants et créanciers, le développement de ses activités dans ce secteur.
(1) Adrexo en 2020 : une entreprise en grave difficulté, dont la restructuration passe par le développement de l'activité de distribution du courrier
Adrexo est une société par actions simplifiée (SAS), dont le siège social est situé à Aix-en-Provence, et qui est détenue indirectement à 100 % par la SAS Hopps Group, holding du groupe Hopps.
Organigramme du groupe Hopps (janvier 2020)
Source : commission des lois du Sénat
Les sociétés Adrexo et Hopps Group (anciennement CIP) ont été rachetées en janvier 2017 par Frédéric Pons, Eric Paumier et Guillaume Salabert, pour un euro symbolique , dans le cadre d'une procédure de conciliation ouverte en application de l'article L. 611-5 du code de commerce. Adrexo rencontrait alors, depuis 2016, d'importantes difficultés en raison de la baisse des prix pratiqués sur le marché de la distribution d'imprimés publicitaires et, surtout, de très nombreux litiges prud'homaux et redressements de cotisations sociales liés à un mode de calcul forfaitaire du temps de travail des salariés reconnu abusif par la Cour de cassation 30 ( * ) . Le plan d'affaires présenté par les acquéreurs pour assurer le rétablissement de la situation financière des sociétés reposait, en particulier, sur l'exploitation de synergies avec la société Colis Privé, dont ils étaient les actionnaires principaux.
Malheureusement, le retournement espéré ne s'est pas produit, ce qui a conduit les sociétés Hopps Group, Distri'Hopps et Adrexo à solliciter l'ouverture de trois nouvelles procédures de conciliation, en septembre 2019 . La situation financière de ces sociétés se dégradait alors rapidement, comme l'illustrent les données comptables présentées ci-dessous 31 ( * ) , et il semble même qu'elles se soient trouvées de fait en état de cessation des paiements 32 ( * ) .
Extraits des comptes annuels de la société Hopps Group
2016 |
2017 |
2018 |
2019 |
||
BÉNÉFICE OU PERTE |
- 1 317 968 |
- 3 248 859 |
- 2 304 347 |
- 3 276 840 |
|
Dont : |
Chiffre d'affaires |
17 826 927 |
19 526 941 |
18 770 650 |
20 446 665 |
Résultat d'exploitation |
- 723 512 |
- 2 920 175 |
- 3 044 289 |
- 2 001 202 |
|
TOTAL DU PASSIF
|
15 965 707 |
42 347 312 |
101 414 010 |
112 349 670 |
|
Dont : |
Capitaux propres |
5 167 699 |
15 371 174 |
13 066 828 |
9 789 988 |
(dont : capital social) |
8 950 000 |
22 402 432 |
22 402 432 |
22 402 432 |
|
Provisions |
1 766 153 |
1 765 046 |
1 755 846 |
1 931 421 |
|
Dettes |
9 031 855 |
25 211 092 |
86 591 336 |
100 628 261 |
Source : commission des lois du Sénat
Extraits des comptes annuels de la société Adrexo
2016 |
2017 |
2018 |
2019 |
||
BÉNÉFICE OU PERTE |
- 25 811 928 |
- 1 756 296 |
- 19 611 883 |
- 41 611 636 |
|
Dont : |
Chiffre d'affaires |
280 855 270 |
286 738 806 |
301 193 676 |
279 434 861 |
Résultat d'exploitation |
- 26 188 776 |
- 20 328 613 |
- 21 246 498 |
- 28 911 918 |
|
TOTAL DU PASSIF
|
15 965 707 |
42 347 312 |
167 336 916 |
149 852 324 |
|
Dont : |
Capitaux propres |
- 80 966 237 |
-15 562 286 |
9 825 831 |
- 31 767 800 |
(dont : capital social) |
836 000 |
4 500 000 |
41 318 176 |
41 318 176 |
|
Provisions |
30 306 409 |
16 454 055 |
1 755 846 |
12 947 298 |
|
Dettes |
125 402 287 |
114 715 083 |
142 659 849 |
168 672 826 |
Source : commission des lois du Sénat
Par un accord de conciliation daté du 18 février 2020 , conclu sous l'égide du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) et homologué par le tribunal de commerce de Marseille le 25 février suivant, Hopps Group a obtenu 31,5 millions d'euros de nouveaux financements , dont 25,5 millions de prêts et un nouveau moratoire portant sur 6 millions d'euros de dettes fiscales et sociales (s'ajoutant à un passif fiscal et social de 26 millions d'euros déjà constitué). En contrepartie, Adrexo a dû consentir à ses principaux créanciers privés une fiducie-sûreté portant sur l'intégralité de ses actions dans sa filiale Colis Privé, la société la plus dynamique du groupe 33 ( * ) .
Pour convaincre ses créanciers et le CIRI, le groupe a présenté un plan d'affaires dont la mission d'information a obtenu communication, et qui reposait notamment sur le fort développement de l'activité de courrier au sein de la société Adrexo et de sa filiale Adrexo Production, activité qui ne représentait jusque-là qu'une part très minoritaire (quoique en progression) de leur chiffre d'affaires .
Répartition des activités d'Adrexo et Adrexo Production dans leur chiffre d'affaires consolidé : constats et prévisions établis à la fin 2019
2017 |
2018 |
2019
|
2020 (prévisions) |
2021
|
||||||
En M€ |
En % du total |
En M€ |
En % du total |
En M€ |
En % du total |
En M€ |
En % du total |
En M€ |
En % du total |
|
Imprimés publicitaires |
251,2 |
87,6% |
259,3 |
86,1% |
233 |
84,4% |
225,3 |
71,2% |
218,5 |
61,1% |
Courrier |
5,2 |
1,8% |
8 |
2,7% |
9,1 |
3,3% |
40 |
12,6% |
75 |
21% |
Colis |
1,4 |
0,5% |
8,3 |
2,8% |
13,7 |
5% |
30,3 |
9,6% |
41,9 |
11,7% |
Autres activités |
28,9 |
10,1% |
25,6 |
8,5% |
20,2 |
7,3% |
20,9 |
6,6% |
22,4 |
6,3% |
Chiffre d'affaires |
286,7 |
100% |
301,2 |
100% |
276 |
100% |
316,5 |
100% |
357,8 |
100% |
Source : commission des lois du Sénat
Le tribunal a estimé, au vu des plans prévisionnels de trésorerie présentés, que l'accord de conciliation était de nature à assurer la continuité de l'exploitation d'Adrexo et de ses holding Distri'Hopps et Hopps Group. Le représentant du ministère public, tout en se déclarant favorable à l'homologation de l'accord, n'en avait pas moins fait observer que la gestion d'Adrexo se caractérisait par une « fuite en avant » .
(2) Un contrôle défaillant... et un mensonge par omission ?
Au moment même où s'achevait la procédure de conciliation ouverte au bénéfice des trois sociétés, Adrexo manifestait son intérêt pour le marché de la distribution de la propagande électorale, en répondant, le 13 février 2020, à un appel à compétences publié le 6 février précédent par le ministère de l'intérieur. La procédure de passation fut lancée le 12 juin 2020 par la publication d'un avis de marché sur la plateforme des achats de l'État (service en ligne PLACE).
Pour vérifier la capacité économique et financière des candidats au marché de distribution, le ministère de l'intérieur s'est contenté de leur demander transmission d' « une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires concernant les services objet de l'accord-cadre, réalisés au cours des trois derniers exercices disponibles 34 ( * ) » . Il suffisait, pour cela, de remplir un tableau au sein du formulaire de déclaration de candidature numéroté DC2.
Il est assez surprenant que le pouvoir adjudicateur n'ait pas exigé la production d'informations plus complètes sur la situation économique et financière des candidats , alors même que la société Adrexo, candidate probable, traversait des difficultés notoires. Lors de son audition par la mission d'information, le secrétaire général du ministère de l'intérieur a déclaré que celui-ci s'en était tenu « au strict respect de ce que le code prévoit qu'un client puisse demander à des candidats prestataires », ce qui est inexact . D'une part, en effet, la liste, fixée par arrêté, des documents qu'un acheteur public peut demander aux candidats pour apprécier leurs capacités économiques et financières est indicative et non limitative 35 ( * ) . D'autre part, cette même liste comprend d'autres éléments, notamment des bilans ou extraits de bilan concernant les trois dernières années, qui, en l'occurrence, auraient été utiles pour prendre la mesure des difficultés de la société. Le formulaire-type mis à disposition par la direction des affaires juridiques du ministère de l'économie, des finances et de la relance prévoit d'ailleurs le cas où l'acheteur exige, par exemple, des « informations sur les comptes annuels » ou le « rapport entre les éléments d'actif et de passif ».
Ce qui est plus surprenant encore, c'est la teneur des informations fournies par la société Adrexo , qui figurent dans le tableau reproduit ci-dessous :
On constate que la société a additionné, pour calculer le chiffre d'affaires concernant les « services objet de l'accord-cadre », celui qu'elle avait réalisé grâce à ses activités liées aux imprimés publicitaires et au courrier . Cette présentation est trompeuse, car la distribution d'imprimés publicitaires non adressés est une activité entièrement différente de la distribution de courrier adressé . Elle ne fait pas appel aux mêmes compétences, et elle n'est d'ailleurs pas soumise à la même réglementation 36 ( * ) . Le ministère s'est apparemment contenté de ces données biaisées.
b) L'analyse des offres : des critères négligeant les moyens opérationnels
L'évaluation par l'administration des offres des candidats réserve aussi quelques motifs d'étonnement .
Les critères de choix, fixés préalablement par le règlement de la consultation puis précisés au cours de l'analyse des offres, sont indiqués dans le tableau ci-après. La lecture du rapport d'analyse des offres permet de mieux comprendre les attentes de l'administration et, par conséquent, ce que recouvrent ces différents critères, sous-critères et items.
Critères de sélection des candidats au marché de distribution des plis électoraux
Critères |
Poids |
Sous-critères |
Poids |
Items |
Poids |
Critère technique |
400 pts |
Sous-critère technique 1 : qualité des moyens techniques et humains affectés au pilotage de l'accord-cadre en relation avec le BEEP |
160 pts |
Item 1.1 : qualité des moyens et de l'organisation déployés pour assurer les relations avec l'administration centrale du ministère de l'intérieur |
64 pts |
Item 1.2 : pertinence des moyens mis en oeuvre pour réaliser le reporting |
64 pts |
||||
Item 1.3 : qualité du profil proposé pour assurer la représentation du titulaire auprès de l'administration centrale du ministère de l'intérieur |
32 pts |
||||
Sous-critère technique 2 : qualité des moyens techniques et humains affectés à l'exécution de l'accord-cadre au niveau départemental |
160 pts |
Item 2.1 : qualité des moyens mis en oeuvre pour organiser l'enlèvement et la distribution des enveloppes de propagande |
64 pts |
||
Item 2.2 : qualité des moyens techniques déployés |
64 pts |
||||
Item 2.3 : qualité des profils proposés pour réaliser la prestation d'acheminement des enveloppes de propagande |
32 pts |
||||
Sous-critère technique 3 : qualité des moyens et de l'organisation déployés pour la gestion des incidents et assurer l'information auprès des préfectures et de l'administration centrale |
80 pts |
Item 3.1 : qualité des dispositifs mis en oeuvre pour informer l'administration des incidents et des retards |
40 pts |
||
Item 3.2 : qualité des mesures palliatives proposées en cas de dysfonctionnement dans la réalisation de la prestation |
40 pts |
||||
Critère de prix |
600 pts |
- |
Source : ministère de l'intérieur
(1) Le poids accordé au « reporting »
Les incidents rencontrés lors des précédents scrutins, notamment lors des élections législatives de 2017, et les lacunes de l'information statistique fournie jusqu'alors par La Poste sur les plis non distribués et autres anomalies de distribution, semblent avoir conduit le ministère de l'intérieur à accorder une attention particulière, dans la définition des critères relatifs à la valeur technique des offres puis dans leur analyse, aux moyens organisationnels et techniques proposés par les candidats pour assurer la fluidité des échanges avec l'administration, la transmission d'information sur les difficultés rencontrées et, plus généralement, une reddition de comptes (« reporting ») fidèle sur l'exécution de la prestation .
Ainsi, l'item 1.2 « Pertinence des moyens mis en oeuvre pour réaliser le reporting » du critère de valeur technique s'est vu accorder un poids de 64 points sur 1 000. Le rapport d'analyse des offres est particulièrement élogieux, à cet égard, sur l'offre d'Adrexo, qui s'était engagée à faire parvenir dès le lendemain du jour de distribution à midi, à la préfecture, un fichier de type Excel recensant pour chaque commune le nombre de plis reçus, distribués et non distribués, l'ensemble de ces fichiers accompagnés de synthèses régionales et nationale devant parvenir au ministère le même jour à 18 heures. Adrexo ainsi obtenu 51,2 points sur 64.
Procédure proposée par Adrexo en matière de reporting
Source : ministère de l'intérieur
La Poste, qui avait pris des engagements similaires, s'est vu reprocher de proposer un tableau certes plus complet, mais « dont la présentation complique le travail de l'administration qui devra reclasser les colonnes et les lignes pour effectuer les calculs prévus ». Elle a obtenu 38,4 points, écart qui laisse assez perplexe.
Procédure proposée par La Poste en matière de reporting
Source : ministère de l'intérieur
L'un des mérites reconnus à l'offre d'Adrexo, par rapport à celle de La Poste, tenait aussi à la procédure dématérialisée mise en oeuvre pour assurer le contrôle des plis non distribués (nombre, causes de non-distribution, etc.). Nous y reviendrons 37 ( * ) .
(2) Une évaluation insuffisante des moyens proposés pour prévenir et corriger les anomalies de distribution
Si le ministère tenait à être correctement et diligemment informé des conditions d'exécution du marché, ce qui est bien légitime, il s'est en revanche montré moins attentif aux moyens proposés par les candidats pour prévenir et corriger les anomalies de distribution .
Au-delà de la question des ressources humaines mobilisées par les prestataires, le rapport d'analyse des offres appelle, à cet égard, plusieurs observations.
(a) Un malentendu sur le traitement du fichier des électeurs ?
On lit dans l'analyse de l'offre d'Adrexo, à propos de l'item 1.1 « Qualité des moyens et de l'organisation déployés pour assurer les relations avec l'administration centrale du ministère de l'intérieur », que la société « prévoit de procéder à un redressement du fichier des électeurs, ce qui garantit la qualité de la distribution ultérieure des enveloppes et constitue un véritable atout de l'offre . En effet, le fichier corrigé, qui permet d'optimiser la réalisation des tournées, sera transmis aux routeurs afin que l'adressage sur les enveloppes soit conforme aux prescriptions des normes postales ».
L'offre d'Adrexo ne prévoyait pourtant rien de tel . Elle promettait seulement le traitement préalable des adresses des électeurs afin de générer une « ligne technique » (comprenant un numéro de centre de distribution, un numéro de secteur, etc .) à imprimer sur l'étiquette d'adressage des enveloppes pour faciliter les opérations de distribution. Que l'édition d'une telle « ligne technique » puisse être utile à l'opérateur pour remplir correctement sa mission, cela s'entend. Mais il est difficile d'y voir une réelle plus-value, justifiant l'attribution à Adrexo de la note maximale de 64 points pour cet item. En tout état de cause, il ne s'agissait nullement de « redresser » le fichier des électeurs, par exemple pour corriger ou compléter des adresses défectueuses - ce qui aurait d'ailleurs été impossible, le cahier des clauses techniques particulières interdisant tout croisement de ce fichier (issu du répertoire électoral unique) avec d'autres fichiers d'adresses.
(b) Les consignes de distribution prévues en cas de difficulté
En raison de la présentation du cadre de réponse technique imposé par le ministère, les engagements pris par les candidats pour le cas où des difficultés surviendraient dans la distribution se trouvent dispersés sous différentes rubriques. On s'intéressera ici, plus particulièrement, au cas où le distributeur se trouve dans l'incapacité de déposer un pli au domicile de l'électeur, en raison d'une adresse lacunaire, de l'absence de boîte aux lettres ou de l'impossibilité d'accéder à celle-ci, de l'absence de boîte au nom indiqué sur l'enveloppe, etc .
Il convient d'abord de rappeler qu'en application de l'article L. 3-1 du code des postes et des communications électroniques, tous les opérateurs de services postaux autorisés à traiter les envois de correspondance ont accès aux moyens, détenus ou contrôlés par le titulaire du service postal universel (La Poste) qui sont indispensables à l'exercice de leurs activités postales. Les distributeurs d'Adrexo disposent notamment des badges Vigik conçus par La Poste pour l'accès aux parties communes des immeubles.
Les deux candidats avaient d'abord pris des engagements pour limiter le nombre de plus non distribués (PND), en envisageant différents cas de figure .
Consignes de distribution des plis de propagande prévues au marché public
CONSIGNES AUX DISTRIBUTEURS |
||||
La Poste |
Adrexo |
|||
HABITAT INDIVIDUEL |
Boîte aux lettres au nom indiqué sur l'enveloppe |
Distribuer le pli. |
Distribuer le pli. |
|
Boîte aux lettres sans nom ou avec un autre nom |
Distribuer le pli à l'adresse indiquée. « Par sa connaissance approfondie de la tournée, le facteur peut distribuer à la bonne personne y compris si l'adresse figurant sur l'enveloppe est erronée. » |
Distribuer le pli à l'adresse indiquée. |
||
Absence de boîte aux lettres |
«
Le facteur fait ses meilleurs efforts
Sinon, P.N.D. |
P.N.D. |
||
HABITAT COLLECTIF |
Boîte aux lettres au nom indiqué sur l'enveloppe |
Distribuer le pli. |
Distribuer le pli. |
|
Absence de boîte aux lettres au nom indiqué sur l'enveloppe |
« Le facteur s'efforce par tous les moyens locaux à sa disposition (demande à la gardienne, aux voisins) de distribuer le pli à l'électeur. » Sinon, P.N.D. |
P.N.D. Proposition alternative formulée par la société candidate dans son offre finale :
«
Adrexo demandera à ses distributeurs de
servir la boîte à lettre même en l'absence de nom sur
celle-ci, en respectant les consignes suivantes : 1/ Servir toutes
boîtes nominatives ;
|
Source : commission des lois du Sénat
On appréciera le niveau de diligence promis par l'une et l'autre société - qui importe sans doute moins, d'ailleurs, que la connaissance effective de leur métier par les distributeurs.
La solution proposée par Adrexo pour distribuer les plis restants dans les immeubles collectifs (dans le cas où certaines boîtes aux lettres ne porteraient pas de nom), en rayant les noms indiqués sur les enveloppes et en distribuant celles-ci au hasard, est inattendue. Il semble que le ministère, au cours de la négociation, ait demandé à La Poste de prendre le même engagement, mais celle-ci s'y est refusée pour des raisons juridiques, considérant que la loi ne permettait pas à un opérateur postal de changer le destinataire d'un envoi ou la nature du pli. Tout cela témoigne, sinon d'une certaine improvisation, du moins d' une appréhension approximative du statut juridique des plis de propagande qui, à défaut de dispositions dérogatoires, constituent des « envois de correspondance » au sens du code des postes et des télécommunications, soumis aux principes du droit postal .
Comme on le verra, des instructions encore différentes ont été données par le ministère au distributeur en cours d'exécution du contrat, et celles-ci ont d'ailleurs varié dans le temps .
(c) Le traitement des plis non distribués
Sur le traitement et le recensement des plis non distribués, les engagements pris par les deux opérateurs diffèrent notablement .
Le ministère, semble-t-il, envisageait initialement que ces plis soient renvoyés à l'adresse d'une boîte postale.
La Poste , faisant observer que cette solution était inadaptée aux volumes concernés (elle aurait imposé une relève quotidienne des PND renvoyés) et peu sécurisée, a proposé une solution de remplacement, finalement acceptée par l'administration, consistant à entreposer les plis dans un établissement postal par départemen t, désigné en accord avec la préfecture.
Quant à la société Adrexo , elle a convenu avec le ministère d'assurer un traitement dématérialisé des PND : les distributeurs eux-mêmes devaient signaler sur un outil informatique portable appelé Mobibox chaque pli non distribué avec le motif de non-distribution, ces informations étant collectées et agrégées - après occultation des données nominatives, mais non des adresses - dans les systèmes d'information de la société, en vue de leur transmission aux préfectures et au ministère. (En cas de panne de l'outil informatique ou du réseau, ces informations devaient être saisies par un agent d'encadrement à l'issue du « débriefing » de fin de tournée.) Les plis seraient ensuite détruits et recyclés, aux soins de la société - et, semble-t-il, à son profit.
Cette procédure numérisée, censée assurer un contrôle fiable et presque en temps réel de la distribution des plis de propagande, semble avoir particulièrement séduit l'administration . Il ressort du rapport d'analyse des offres que le ministère a demandé à La Poste, en cours de négociation, de développer à son tour un nouveau système d'information garantissant « la cohérence entre le reporting et la facturation », ce à quoi la société se serait engagée d'ici 2022.
À l'heure où le présent rapport d'information est publié, le fichier numérique des plis non distribués n'a pas encore été transmis par Adrexo au ministère, ce qui ne permet pas de juger de l'intérêt de cet outil .
(3) Les moyens humains, grands oubliés
L'un des aspects les plus surprenants de la passation du marché réside dans le peu d'importance accordé, dans la pondération des critères de sélection des candidats, aux moyens humains effectivement déployés sur le terrain pour distribuer les plis . L'item 2.3 du critère de valeur technique, qui y est consacrée, ne représente que 32 points sur 1 000, soit 3,2 % de la note totale .
Du moins le ministère de l'intérieur n'a-t-il pas été tout à fait aveugle aux forces et aux faiblesses des candidats dans ce domaine. À propos de La Poste, le rapport d'analyse note que son offre se situe au-delà des attentes de l'administration : « Le dimensionnement de l'équipe dédiée au suivi du projet, ainsi que les profils qui la composent sont très pertinents. De plus, 66 668 facteurs sont mobilisables pour l'exécution des prestations, signataires d'une charte de déontologie, sur leur comportement et leurs obligations professionnelles. La société dispose d'un vivier de ressources humaines supplémentaires en cas de besoin, ce qui constitue une réelle plus-value de l'offre ».
À l'inverse, on lit à propos d' Adrexo que « le dimensionnement des équipes affectées à la distribution des plis paraît assez réduit. La taille des effectifs conduit l'administration à s'interroger sur l'adéquation des moyens humains que le candidat mettra en oeuvre pour la réalisation de la prestation et ce, en dépit du fait que la société affirme dans son offre être capable de mobiliser des ressources exceptionnelles en cas de besoin . » L'expérience devait montrer que ces inquiétudes étaient justifiées... Il est difficilement compréhensible qu'un marché d'une telle sensibilité ait été confié à un prestataire dont l'administration elle-même doutait de la capacité à honorer ses engagements .
3. L'exécution du marché : les défaillances d'Adrexo et les responsabilités du ministère
Le choix de la société Adrexo pour assurer la distribution des plis de propagande dans sept régions métropolitaines, résultant à la fois d'une pondération discutable des critères techniques et d'une analyse des offres qui aurait pu être plus précise sur certains points, laissait présager des difficultés dans l'exécution du contrat. Mais les défaillances observées lors des élections du mois de juin dernier ont dépassé les prévisions. Le ministère de l'intérieur et son prestataire portent chacun une part de responsabilité dans cette situation.
a) Une dépendance excessive au travail temporaire
L'une des principales raisons des difficultés rencontrées par Adrexo pour honorer ses engagements tient au sous-dimensionnement de ses équipes de distributeurs .
Alors que la société affichait dans son offre (remise en juin 2020) plus de 22 000 salariés ou « Hoppers », elle n'en comptait plus qu'environ 15 000 à la fin de l'année, selon les déclarations des représentants syndicaux entendus par la mission, non démenties par la direction. Selon la même source, il s'agit pour la plupart d'entre eux de salariés à temps partiel (la durée de travail moyenne se montant de 14 heures), représentant au total environ 6 200 équivalents temps plein (ETP).
On comprend dès lors que la proportion des salariés par intérim affectés à cette prestation se soit élevée à 60 % pour le premier tour, taux qui devait être « plus important encore pour le second tour », selon les déclarations du directeur général d'Adrexo lors de son audition par la mission. Des contrats ont été passés avec pas moins de huit entreprises d'intérim , auxquelles le recrutement d'une majorité de distributeurs a ainsi été délégué.
b) Un recrutement et une formation expéditifs
La sélection des candidats intérimaires a répondu, semble-t-il, à des critères assez simples . La société Gojob, agence d'intérim qui a la particularité de fonctionner presque exclusivement grâce à une plateforme Internet, a conçu avec son client Adrexo un « quiz d'évaluation » en ligne pour chacun des métiers concernés (distributeur de courrier, manutentionnaire, chauffeur-livreur), les candidatures des personnes obtenant les meilleurs scores étant ensuite examinées par un recruteur. Il s'agissait de tester quelques compétences de base, au moyen de questions à choix multiples, qu'il s'agisse de l'orientation dans l'espace, de la capacité de lire un nom sur une boîte aux lettres, ou encore de compréhension écrite :
Le test de sélection des distributeurs d'Adrexo
par une entreprise d'intérim (exemples)
La formation de ces salariés intérimaires fut également expéditive .
S'agissant par exemple des salariés mis à disposition par Gojob, ils étaient d'abord invités à suivre un « parcours d'intégration » entièrement numérique conçu conjointement par l'agence d'intérim et Adrexo, sous la forme d' une vidéo de 3 minutes 26 secondes 38 ( * ) présentant l'entreprise et les tâches à accomplir, suivi d'un bref questionnaire à choix multiples permettant de vérifier sa bonne compréhension 39 ( * ) .
Le parcours d'intégration conçu par Gojob et Adrexo
Source : Gojob
Une heure de formation in situ était ensuite dispensée aux intérimaires, et c'est à la même occasion que le matériel nécessaire à la tournée leur était remis. Par contraste, le directeur général adjoint du groupe La Poste a déclaré à la mission d'information que les intérimaires recrutés par La Poste recevaient deux jours de formation, dont une journée consacrée aux gestes du métier en doublure avec un autre postier.
Rappelons que la formation de salariés intérimaires incombe à l'entreprise auprès de laquelle ils sont mis à disposition . Les insuffisances constatées en l'espèce ne sauraient être reprochées aux agences d'intérim concernées. En tout état de cause, il appartenait à la société Adrexo de se doter des moyens nécessaires à l'exécution du contrat souscrit avec l'État.
c) Des consignes de distribution erratiques
Comme on l'a noté précédemment, les deux prestataires s'étaient engagés à donner à leurs distributeurs des consignes de distribution précises, mais différentes dans les deux cas.
En pratique, chez Adrexo, ces consignes ont fluctué, ce qui est en partie le fait du ministère lui-même .
Le document servant de support à la formation des distributeurs est laconique à ce sujet (voir la reproduction ci-dessous). S'agissant des habitations individuelles, la consigne est conforme aux prévisions du contrat avec le ministère, mais elle ne détaille pas les cas envisageables (absence de nom sur la boîte aux lettres, discordance entre les noms figurant sur la boîte et sur l'enveloppe...). S'agissant des habitations collectives, il n'est pas question d'une distribution aléatoire des plis surnuméraires anonymisés.
Extrait du support de formation des distributeurs (source : Adrexo)
Pourtant, il ressort des documents transmis à la mission d'information et des déclarations du secrétaire général du ministère de l'intérieur que des instructions différentes avaient d'abord été données au prestataire : en cas d'impossibilité d'identifier la boîte aux lettres d'un ou plusieurs destinataires en habitat collectif, le ministère avait d'abord demandé que les plis restants soient laissés en vrac dans les parties communes . Ce n'est que le 25 mai, après avoir reçu un nombre inhabituel de plaintes d'élus et de candidats, que l'administration centrale, par courriel adressé au directeur national du développement commercial d'Adrexo, a modifié ses instructions et demandé que ces plis soient rapportés au centre.
Source : ministère de l'intérieur
Par ailleurs, des élus se sont étonnés auprès des préfectures que certains de leurs administrés aient trouvé dans leur boîte aux lettres des plis anonymisés , ce qui montre qu'une consigne encore différente avait été donnée à certains distributeurs. Dans d'autres cas, ces plis anonymisés n'ont pas été déposés en boîte aux lettres, mais déposés en tas... et retrouvés sur la voie publique.
Source : ministère de l'intérieur
d) La désorganisation de la chaîne de production : les relations d'Adrexo avec les routeurs
Les difficultés rencontrées par les titulaires du marché de distribution, et plus particulièrement par la société Adrexo, tiennent aussi aux relations entretenues avec les opérateurs chargés de la mise sous pli des documents de propagande et du conditionnement des enveloppes , qu'il s'agisse des préfectures ou de communes agissant en régie ou d'entreprises privées de routage.
Les responsabilités semblent partagées dans ces dysfonctionnements de la chaîne de production. Rappelons qu'aux termes du cahier des clauses techniques particulières du marché de distribution, il appartient au distributeur de fournir les contenants dans lesquels l'opérateur de mise sous pli doit entreposer les enveloppes de propagande électorale, avant leur enlèvement par le distributeur. La réunion de lancement organisée par chaque préfecture, entre un et trois mois avant chaque élection, doit être l'occasion de préciser la nature de ces contenants, ainsi que les autres modalités logistiques de l'opération, en particulier les dates d'enlèvement (en principe échelonnées au fur et à mesure de la mise sous pli). La société Adrexo avait en outre indiqué dans son offre qu'elle transmettrait à l'opérateur de mise sous pli les données nécessaires à l'édition d'une « ligne technique » sur chaque enveloppe (voir ci-avant), ainsi qu'un plan de conditionnement des plis et une fiche signalétique pour chaque contenant.
Au second tour des élections, les deux distributeurs font état d'importants retards de livraison des plis , sur lesquelles nous reviendrons et dont nous essaierons d'élucider les causes.
Les dirigeants d'Adrexo signalent également des livraisons non conformes aux prescriptions adressées aux routeurs, qu'il s'agisse de plis non complets ou restés ouverts, de boîtes ne contenant pas l'intégralité de plis correspondants, de discordances entre le contenu des boîtes et la fiche signalétique apposée, ou encore de défauts de classement des plis. Trois constats d'huissier ont été communiqués à la mission d'information, établissant des manquements sur les sites de Koba Global Services à Treillières (Loire-Atlantique) et Romans-sur-Isère (Drôme) et sur celui de Duhamel Logistique à Val-de-Reuil (Eure).
Extrait d'un constat d'huissier établi par M e Gontier à Treillières (source : Adrexo)
Extraits d'un constat d'huissier de M e Da Costa Fernandes à Val-de-Reuil (source : Adrexo)
À l'inverse, les représentants de Koba Global Services, lors de leur audition, se sont plaints de relations difficiles avec le distributeur Adrexo, qui auraient compliqué le travail du personnel de routage . Philippe Grenier, président de Koba Global Services, a notamment déclaré que le cahier des charges imposé par Adrexo à sa société avait été modifié la veille du second tour. Plus précisément, « Adrexo devait nous livrer dans les vingt-sept cellules les mêmes types de contenants que La Poste avait l'habitude de nous livrer, à savoir des bacs, des rolls. Il y a une approche purement industrielle, avec des gros bacs à la sortie de la machine ; et une approche manuelle, avec des petits bacs contenant 200 ou 300 plis, qui sont ensuite installés sur des rolls. C'est cette manipulation manuelle qui aurait dû être mise en oeuvre dans les cellules. Mais la veille du démarrage de nos opérations, ou deux jours avant, Adrexo nous a informés par mail qu'il ne nous livrerait pas de bacs, ni de rolls. » Dans un courriel adressé par la suite à la mission d'infomation, Alain Brousse, directeur général, renvoie Koba Global Services à ses propres responsabilités, puisque le mode de mise sous pli (manuelle ou industrielle) aurait été modifié sur le site de Saint-Priest sans que le distributeur ait été informé.
Toujours est-il que d'autres témoignages font état, dès le commencement des opérations, de problèmes liés à la qualité du matériel fourni par Adrexo aux opérateurs de mise sous pli . On peut citer un courriel adressé dès le 12 mai par la préfecture de la Marne (où la mise sous pli était effectuée en régie) au responsable local d'Adrexo : la préfecture y déplore d'avoir appris au tout dernier moment que les bacs plastiques qui devaient être livrés seront finalement remplacés par des cartons dont elle ne connaît ni le nombre, ni la capacité.
Source : ministère de l'intérieur
e) L'encadrement aux abonnés absents
Alors que les signes de dysfonctionnement se multipliaient depuis la fin mai, il a été d'autant plus difficile de corriger le tir que, selon un constat unanime, les administrations comme les autres prestataires impliqués ont eu le plus grand mal à joindre les responsables locaux d'Adrexo et à obtenir d'eux des réponses satisfaisantes à leurs questions .
Les témoignages abondent à ce sujet. Dès le 18 mai, le bureau des élections du ministère de l'intérieur doit signaler à la direction nationale d'Adrexo que le directeur régional de la société dans les Pays-de-la-Loire ne répond plus aux appels de la préfecture de la Mayenne ; ses correspondants infradépartementaux, de leur côté, ne répondaient plus aux appels des communes, confrontées au manque de contenants et de chariots pour la mise sous pli. Entre les deux tours, alors que le ministère de l'intérieur - dans ses efforts pour resserrer le contrôle des préfectures sur les opérations - avait demandé à la société une mise à jour de la liste de ses correspondants locaux, il a eu la surprise de constater qu'une bonne partie d'entre eux n'étaient pas ceux qui avaient été initialement désignés. Les représentants de la société Koba Global Services ont eux aussi déclaré avoir été dans bien des cas incapables d'identifier leur interlocuteur local chez Adrexo.
Lorsque les cadres locaux de l'entreprise ont répondu aux sollicitations, ce fut parfois avec une désinvolture pour le moins étonnante . À la suite de l'élection législative partielle des 30 mai et 6 juin dans la sixième circonscription du Pas-de-Calais, où la distribution de la propagande électorale, confiée pour la première fois à Adrexo, avait déjà été entachée par de multiples dysfonctionnements, l'administration centrale du ministère de l'intérieur a par exemple reçu ce message désemparé du responsable des élections de la préfecture :
Source : ministère de l'intérieur
Au niveau national , les échanges entre le ministère et la direction d'Adrexo semblent avoir été plus fluides, mais ce ne fut pas toujours le cas. Le vendredi 18 juin, avant-veille du premier tour, l'adjointe à la cheffe de la section financière du bureau des élections s'agace du silence conservé par les dirigeants d'Adrexo alors que les signaux d'alerte se multiplient.
Source : ministère de l'intérieur
* 26 Voir l'avis relatif aux contrats de la commande publique ayant pour objet des services sociaux et autres services spécifiques, annexé au code de la commande publique.
* 27 Leur liste complète peut être consultée sur le site de l'ARCEP, à l'adresse suivante : https://www.arcep.fr .
* 28 En mai 2021, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), 47,9 millions de personnes étaient inscrites sur les listes électorales françaises hors Nouvelle-Calédonie. Les électeurs appelés à voter aux élections départementales et régionales de juin 2021 étaient un peu moins nombreux, puisque ces scrutins ne concernaient aucune des collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution (étant entendu, en outre, que les élections départementales n'ont pas lieu à Paris ni sur le territoire de la métropole de Lyon, et qu'il existe en Corse, en Guyane, en Martinique et à Mayotte des collectivités uniques exerçant à la fois les compétences départementales et régionales).
* 29 Article L. 2142-1 du code de la commande publique.
* 30 Cour de cassation, chambre sociale, 15 juin 2016, n° 15-10273. Le temps de travail des distributeurs était fixé préalablement, sur la base de l'estimation de la durée nécessaire à l'exécution de la mission, et sans qu'aucune régularisation ne soit possible en fonction du temps de travail réel.
* 31 Ces données, issues des comptes annuels déposés au greffe du tribunal de commerce, sont publiques.
* 32 C'était en tout cas l'appréciation du procureur de la République lors de l'audience préalable au jugement d'homologation de l'accord de conciliation, le 25 février 2020. Rappelons qu'une procédure de conciliation peut être ouverte au bénéfice d'une entreprise qui ne se trouve pas en état de cessation des paiements depuis plus de quarante-cinq jours. Pour être homologué, l'accord doit mettre fin, le cas échéant, à cet état.
* 33 Ces informations figurent, pour l'essentiel, dans le jugement d'homologation, qui a un caractère public.
* 34 Le règlement de la consultation imposait en outre, pour la vérification des capacités techniques des candidats, la remise d'une copie de l'autorisation délivrée par l'ARCEP et d'une déclaration indiquant les effectifs moyens annuels et l'importance du personnel d'encadrement pour les trois années précédentes, et pour celle de leurs capacités professionnelles, la transmission de la liste des principaux services fournis au cours de ces trois années.
* 35 I de l'article 2 de l'arrêté du 22 mars 2019 des ministres des armées, de l'économie et des finances et des outre-mer fixant la liste des renseignements et des documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés publics . La liste des documents nécessaires à l'appréciation des capacités techniques et professionnelles des candidats, fixée à l'article 3 du même arrêté, est au contraire limitative. Sous l'empire de l'ancien code des marchés publics (abrogé le 1 er avril 2016), la liste était limitative dans les deux cas (voir l'arrêté du 28 août 2006, pris en application de l'ancien article 45 du code des marchés publics).
* 36 Aucune autorisation préalable n'est nécessaire pour la distribution d'imprimés publicitaires.
* 37 À propos de l'item 3.1 « Qualité des dispositifs mis en oeuvre pour informer l'administration des incidents et des retards », les deux offres sont jugées excellentes et obtiennent 40 points sur 40.
* 38 Cette vidéo est disponible à l'adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=WsDSF3S85sQ .
* 39 La société Gojob met également à disposition de ses salariés des modules de formation vidéo généralistes de mise en situation professionnelle.