EXAMEN EN COMMISSION
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M. François-Noël Buffet , président . - Nous vous présentons ce matin le rapport de la mission d'information sur les dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 et résultant en particulier de la distribution de la propagande électorale.
Le récit des semaines qui ont précédé les élections départementales et régionales des 20 et 27 juin 2021 ressemble à la chronique d'un désastre annoncé.
Vous vous en souvenez sans doute, dès la fin du mois de mai dernier, alors que le délai imparti aux candidats pour déposer leurs documents de propagande n'était pas encore expiré ou venait de l'être, plusieurs incidents avaient déjà défrayé la chronique : bulletins de vote et professions de foi retrouvés déposés en vrac dans des halls d'immeuble, bourrés à ras bord dans certaines boîtes aux lettres, jetés à la poubelle, abandonnés dans la nature, voire brûlés - nous en avons eu les preuves photographiques dans plusieurs départements.
Dans les jours et les semaines qui ont suivi et jusqu'au premier tour, les témoignages d'habitants et d'élus, faisant état de graves dysfonctionnements dans la distribution des plis de propagande - principalement dans les régions où celle-ci avait été confiée à la société Adrexo - ont afflué auprès des préfectures et de l'administration centrale du ministère de l'intérieur.
Le 16 juin dernier, notre collègue Pierre Louault a interpellé le Gouvernement à ce sujet, lors de la séance des questions d'actualité, se référant aussi à des difficultés rencontrées lors d'une élection législative partielle.
Dès le lendemain du premier tour, nous avons décidé d'entendre le ministre de l'intérieur afin de faire la lumière sur ce qui s'était passé et de vérifier que les mesures nécessaires étaient prises pour assurer le bon déroulement du second tour.
Si le ministre a alors reconnu des dysfonctionnements, il a immédiatement relativisé leur impact sur l'abstention massive constatée au premier tour. Les explications qu'il nous a données sur les défaillances constatées étaient assez confuses et, pour une part, manifestement erronées : sans vouloir l'exonérer de ses responsabilités, nous pouvons considérer qu'il ne disposait pas de tous les éléments d'analyse.
Malgré le scandale et le contrôle redoublé de l'administration, la situation, loin de s'améliorer, s'est aggravée dans l'entre-deux-tours, notamment en ce qui concerne les élections régionales.
Il en est résulté un fiasco sans précédent.
Au terme de ses travaux, la mission d'information constate que les chiffres et la variété des incidents qui ont été relevés dans les jours qui ont suivi le premier comme le second tour ont été manifestement sous-estimés, tant par le ministre de l'intérieur que par les opérateurs chargés de la logistique électorale.
Au premier tour, les chiffres avancés par la société Adrexo - 5 % de non-distribution aux élections départementales et 7 % aux régionales - doivent être confrontés aux remontées des préfectures qui, toutes sans exception, font état de graves difficultés d'acheminement dans les zones couvertes par cette société. Les statistiques fournies par La Poste semblent plus plausibles - 9,5 % de non-distribution pour les deux catégories d'élections. Au total, selon un récent sondage du Cevipof - dont je remercie Éric Kerrouche de nous avoir communiqué les résultats en avant-première -, un quart des Français n'auraient reçu aucun document de propagande électorale avant ce premier tour, avec un écart très net entre les zones qui relevaient de la distribution de La Poste et celles qui incombaient à Adrexo.
Au second tour, de l'aveu même des opérateurs, 27 % des électeurs n'ont reçu aucune propagande pour les élections départementales et 40 % pour les élections régionales, cette proportion atteignant même plus de 90 % dans plusieurs départements. Toutefois, dans les délais impartis nous n'avons pas pu faire une analyse plus fine de ces statistiques ; telle n'était pas non plus notre mission. J'ajoute qu'une assez nette corrélation peut être établie entre la non-réception de la propagande électorale et la hausse du taux d'abstention entre les élections de 2015 et celles de 2021, quoique celle-ci ait bien sûr d'autres raisons.
Nous notons des défaillances en chaîne, dont la responsabilité incombe conjointement au ministère et aux prestataires. Nous avons cherché à mesurer précisément ces dysfonctionnements et à en déterminer les causes.
Pour résumer, les dysfonctionnements constatés tiennent à la fois à certains choix discutables du ministère de l'intérieur et à l'incapacité de certains opérateurs privés d'offrir le niveau et la qualité de service auxquels ils s'étaient contractuellement engagés. La complexité de l'organisation des opérations de propagande électorale ainsi que la spécificité de la tenue d'une double élection simultanée n'ont manifestement pas été pris suffisamment en considération - les triangulaires, qui plus est, les quadrangulaires, ont favorisé la congestion.
En ce qui concerne la distribution des plis, des défaillances peuvent être constatées aussi bien au niveau de la passation du marché qu'au stade de son exécution. Je rappelle qu'il s'agit d'un accord-cadre, conclu par l'État en décembre 2020, pour quatre ans, pour un montant de 50 millions d'euros par an. Sept lots ont été attribués à la société Adrexo, correspondant à sept régions, et les huit autres lots à La Poste.
Au niveau de la passation du marché, le ministère, selon nous, ne s'est pas donné tous les moyens d'apprécier pleinement la capacité des soumissionnaires à exercer leur mission.
Nous avons examiné soigneusement toutes les pièces du marché, et elles réservent quelques surprises.
Par exemple, Adrexo a déclaré que les services « objet de l'accord-cadre » représentaient 87,5 % de son chiffre d'affaires, alors que la société ne réalisait en fait que 3,3 % de son chiffre d'affaires grâce à la distribution de courrier. La société exerce, en effet, plusieurs types d'activités : la distribution d'imprimés publicitaires non adressés, qui représente la majeure partie de son chiffre d'affaires, le portage de colis et la distribution de courrier adressé. Le chiffre de 87,5 % correspond en réalité à l'addition de la distribution du courrier et d'imprimés publicitaires non adressés. Le ministère n'a pas cherché à en savoir plus, ce qui laisse interrogatif. La distribution de plis adressés implique une organisation et un savoir-faire spécifiques.
De même, le poids accordé dans les critères de sélection aux moyens humains déployés par les candidats pour assurer la prestation ne représentait que 3,2 % de la note globale. Or le ministère était pourtant conscient des fragilités d'Adrexo en la matière : la société - qui avait par ailleurs tout récemment fait l'objet d'une procédure de recapitalisation et de soutien financier - avait clairement indiqué qu'elle aurait recours à l'intérim. Ce fut le cas de façon très majoritaire.
Au stade de l'exécution du marché, ces fragilités se sont révélées au grand jour. Adrexo était extrêmement dépendante du travail temporaire ; or elle a eu du mal à recruter des intérimaires en nombre suffisant, et leur formation s'est révélée expéditive. Le président de l'entreprise d'intérim Gojob, que nous avons auditionné, nous a décrit sa manière de procéder : il recrute des personnels après avoir passé une annonce sur internet, et ces derniers ne suivent pas une réelle formation pour distribuer un courrier adressé.
Dans ses relations avec les routeurs, la société a parfois modifié ses procédures en cours d'opération, désorganisant ainsi toute la chaîne de production, notamment dans la semaine précédant second tour - les responsabilités semblent partagées sur ce point. Enfin, l'encadrement a, semble-t-il, été aux abonnés absents, surtout au niveau local.
Concernant les conditions d'exécution du marché, le ministère n'est pas non plus exempt de reproches. Il a, par exemple, modifié, en pleine campagne, ses instructions à Adrexo sur la distribution du courrier dans les immeubles d'habitation : initialement, la société avait instruction de laisser les plis en tas sur les boîtes aux lettres en cas d'impossibilité d'identifier la boîte aux lettres des destinataires et, à compter du 25 mai, consigne a été donnée de rapporter ces plis au centre de distribution.
Les difficultés d'acheminement de la propagande ont été aggravées, surtout au second tour, par des défaillances en « amont de la chaîne », c'est-à-dire chez les routeurs qui, désormais, sont chargés dans une majorité de départements d'assurer la mise sous pli.
Malgré des difficultés techniques imputables en partie aux conditions météorologiques, il nous apparaît que le principal prestataire, Koba Global Services, titulaire du marché dans un tiers des départements, n'a pas pris la mesure des efforts à accomplir pour honorer ses engagements.
Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les difficultés liées à la brièveté du délai entre les deux tours et à la tenue de deux scrutins simultanés sur la quasi-totalité du territoire national.
En définitive, le système ne pouvait qu'échouer. La Poste n'est pas exempte de tout reproche, mais elle a fait son travail ; elle a même pris en charge, sur les 5 millions prévus, 3,8 millions de plis supplémentaires entre les deux tours pour soulager Adrexo - elle n'a pas pu honorer totalement ses engagements, car les routeurs ont livré les plis avec retard. La distribution qui devait être assurée à partir du jeudi dans les boîtes aux lettres a été systématiquement décalée au vendredi midi, puis au vendredi soir, voire au samedi matin. L'ensemble de la chaîne a dysfonctionné.
L'idée même de recourir, dans le cadre d'un marché public, à plusieurs entreprises ne pose pas de difficulté particulière. Mais il en va autrement de la capacité du soumissionnaire à exercer sa mission. Il ne fait aucun doute que La Poste a un savoir-faire. Qui plus est, elle fait appel à ses personnels : les personnels à temps plein travaillent plus, les personnels à temps partiel travaillent plus pendant la période électorale et elle recourt à quelques agents sous contrat à durée déterminée. En termes de formation, les nouvelles recrues suivent une formation de plusieurs jours et accompagnent un facteur dans sa tournée. Chez Adrexo, les intérimaires ont deux heures de formation, en comptant les modules en ligne ; ils font la distribution sans connaître le terrain.
Permettez-moi de rappeler que le ministre de l'intérieur a indiqué, lors de son audition, avoir été obligé par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) d'attribuer les lots aux deux entreprises soumissionnaires.
M. Philippe Bas . - Ce n'est pas vrai.
M. François-Noël Buffet , président . - Effectivement, il n'en est rien. L'Arcep délivre simplement une autorisation à exercer une activité postale ; elle n'a aucune responsabilité dans le choix des entreprises qui se voient confier le marché, pas plus que dans le contrôle des opérations.
Il n'y a qu'un seul prestataire dans certains pays européens ; l'État pourrait tout aussi bien également attribuer l'ensemble des lots à La Poste. La question de fond est la capacité d'établir un cahier des charges suffisamment rigoureux et d'en assurer le contrôle au moment de l'attribution et de l'exécution des marchés.
Le second problème tient à la concomitance de deux élections le même jour sur l'ensemble du territoire national, et surtout à l'entre-deux-tours. Ne faut-il pas prévoir deux semaines entre les deux tours, au lieu d'une semaine ? À défaut, si l'on veut s'en tenir à l'usage, il importe de recourir à des sociétés qui détiennent un savoir-faire.
Au vu de tous ces éléments, nous formulons douze recommandations dans notre rapport d'information.
Recommandation n° 1 : Inviter le ministère de l'intérieur à poursuivre les investigations sur les manquements des distributeurs, notamment de la société Adrexo, et à envisager le cas échéant la résiliation de l'accord-cadre dès cette année.
Recommandation n° 2 : Ne pas exclure, le cas échéant, l'attribution de tous les lots du marché à un même opérateur postal, sans pour autant lui octroyer un monopole ou le soustraire à toute mise en concurrence, ce qui serait contraire au droit européen.
Recommandation n° 3 : Revoir les critères de sélection des candidats au marché de la distribution des plis électoraux pour donner la prépondérance aux moyens opérationnels.
Recommandation n° 4 : Mieux associer l'administration centrale du ministère de l'intérieur à la passation des marchés locaux de mise sous pli, et contrôler le volume des prestations confiées à chaque entreprise de routage au niveau national.
Recommandation n° 5 : Exclure toute dématérialisation intégrale de la propagande électorale.
Recommandation n° 6 : Afin de limiter le nombre de plis non distribués, mieux tirer parti des bases d'adresses des opérateurs postaux pour corriger le fichier des électeurs.
Recommandation n° 7 : Préciser et uniformiser les consignes de distribution à donner aux agents.
Recommandation n° 8 : Préciser, dans les clauses du marché public, les exigences minimales de formation des agents chargés de la distribution.
Recommandation n° 9 : Améliorer les systèmes de reporting imposés aux opérateurs, afin de mettre fin aux discordances entre chiffres déclarés et constatés.
Recommandation n° 10 : Informer par tous moyens les électeurs de la publication en ligne des professions de foi des candidats.
Recommandation n° 11 : Permettre aux électeurs qui en feraient la demande expresse de ne recevoir la propagande électorale que sous format numérique.
Recommandation n° 12 : En cas de concomitance de deux élections générales, porter d'une à deux semaines le délai de l'entre-deux-tours.
Vous trouverez dans le rapport d'information tous les éléments statistiques et d'analyse. Je vous rappelle, toutefois, que, pendant vingt-quatre heures, vous n'avez pas le droit de communiquer sur son contenu, conformément aux règles applicables aux commissions d'enquête. Une conférence de presse se tiendra demain, jeudi, à onze heures, et vous recevrez alors le rapport sous forme dématérialisée.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - À la page 73 du rapport d'information, vous indiquez qu'« il appartiendrait au maire, chargé de l'établissement de la liste électorale de la commune, de prendre les décisions appropriées ». Mais, depuis 2019, les maires ne peuvent plus modifier les listes électorales ; il appartient à l'Insee de le faire.
M. François-Noël Buffet , président . - Le maire continue d'inscrire les électeurs sur les listes électorales.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Oui, mais il ne peut plus mettre le fichier à jour comme auparavant.
Mme Marie Mercier . - Je vous félicite pour la qualité du travail effectué et, surtout, pour le vocabulaire choisi.
À la page 11 du rapport d'information, quelques déclarations du Gouvernement sont décryptées. Les personnes que nous avons auditionnées ont prêté serment. Quelles suites comptez-vous donner aux déclarations du ministre ?
M. François-Noël Buffet , président . - Toutes les personnes ont prêté serment, à l'exception du ministre de l'intérieur, qui a été auditionné avant que la mission d'information soit créée, et donc avant d'être dotée des pouvoirs d'une commission d'enquête.
M. André Reichardt . - Merci pour ce rapport d'information de qualité.
Le ministre de l'intérieur avait très clairement indiqué que les dysfonctionnements constatés n'avaient pas influé sur le résultat des élections. Force est de constater qu'ils ont eu, à n'en pas douter, une incidence sur le taux de participation, voire sur les résultats des élections. Pouvez-vous nous donner quelques informations à ce sujet ? Connaît-on le nombre de recours déposés par les candidats malchanceux ?
M. François-Noël Buffet , président . - Vous trouverez des informations à ce sujet à la page 35 du rapport d'information. Les dysfonctionnements dans la distribution de la propagande électorale peuvent donner lieu à deux types d'actions contentieuses : des protestations électorales, qui doivent être portées devant le juge de l'élection ; des actions en réparation du préjudice causé par les dysfonctionnements allégués, devant le juge administratif de droit commun. Ces deux types de contentieux sont indépendants l'un de l'autre. Le juge électoral ne sanctionne les irrégularités dans la distribution de la propagande électorale que dans la mesure où elles ont altéré la sincérité du scrutin.
M. Combrexelle, que nous avons auditionné, a souligné que le juge statue au cas par cas.
M. Éric Kerrouche . - Je remercie la commission du travail de bénédictin réalisé dans des délais très contraints. Le rapport d'information est extrêmement cruel en ce qu'il pointe l'ensemble des manquements constatés dans la chaîne de décision. L'effet boule de neige n'a pas tardé à se manifester dans des proportions accablantes et déconcertantes.
Il sera scientifiquement possible de démontrer la corrélation entre la non-distribution de la propagande électorale dans certains endroits et la sur-abstention.
Je m'explique mal la façon dont a agi le ministère de l'intérieur, avec des manquements importants aussi bien pour ce qui concerne la procédure décisionnelle que corrective - c'est quasiment une certitude, même si vous ne pouvez pas l'écrire. Pourquoi avoir choisi de se compliquer la tâche dans une situation déjà extrêmement complexe ? Quand bien même l'objectif aurait été de challenger La Poste... On le voit bien, la distribution de la propagande électorale est un métier ; un entrepreneur privé ne peut s'en acquitter qu'en y consacrant les moyens nécessaires. Or les moyens humains mis en place par Adrexo n'ont pas été à la hauteur !
L'ensemble des dysfonctionnements constatés nous conduit à engager une réflexion sur les élections à venir.
Mme Cécile Cukierman . - Ces travaux ont été menés dans des délais limités, dans le contexte d'une activité législative intense.
Même si les auditions ont montré plusieurs dysfonctionnements, le véritable problème demeure celui de la non-distribution d'une grande partie de la propagande électorale, même s'il est difficile de mesurer exactement le ratio. Il ne s'agit pas d'une question anecdotique, cela a inévitablement joué sur la participation, voire peut-être sur les résultats. La propagande électorale a une réelle importance pour faire vivre et satisfaire nos exigences démocratiques.
Nous avons tous été surpris par l'attachement de nos concitoyens à la distribution papier de la propagande électorale, ce qui remet en cause la dématérialisation immédiate voulue par certains. Il importe au contraire de revoir les procédures, car la distribution des plis adressés nécessite un certain professionnalisme, et donc une formation.
Outre les différentes recommandations, poursuivons notre réflexion afin que nous ne revivions pas à l'avenir la même situation.
Mme Laurence Harribey . - Comme l'a dit M. Kerrouche, le rapport est cruel, mais les recommandations, dans leur ensemble, me semblent fades. J'aimerais avoir des explications sur ce décalage.
M. Patrick Kanner . - Quelles conséquences tirons-nous de la gestion de cette crise en termes de responsabilité du ministre, qui n'a certes pas prêté serment lors de son audition entre les deux tours des élections ? Il est bon de poser un diagnostic, mais encore faut-il établir une ordonnance. En l'espèce, se pose au moins la question de la responsabilisation du donneur d'ordre ! Or rien ne figure dans le rapport d'information. Ne pourrions-nous pas aller plus loin ? Ou allez-vous nous laisser le soin de réagir sur un plan plus politique ?
M. François-Noël Buffet , président . - Le rapport est assez clair et entre dans le détail des différents niveaux de responsabilités : il y a plusieurs responsabilités, mais aucune au sens pénal du terme. Il existe incontestablement une responsabilité pour ce qui concerne l'organisation du système, en particulier au moment de la passation du marché national de distribution des plis au mois de décembre 2020. On peut déceler une faiblesse dans l'analyse des candidatures, s'agissant notamment du chiffre d'affaires d'Adrexo, qui, comme je l'ai souligné, a usé d'une forme de manoeuvre pour attester sa capacité à distribuer.
Nous avons aussi constaté d'autres difficultés, qu'il s'agisse de la corrélation entre ce marché national et les marchés locaux de routage, de l'imprévisibilité liée à l'apparition de quadrangulaires plutôt que de triangulaires... Le point primordial, c'est bien le choix de l'entreprise retenue, Adrexo, qui n'était pas en capacité de remplir sa mission. Une autre responsabilité, plutôt collective, tient à la capacité d'organiser deux élections nationales au même moment et dans le délai imparti entre les deux tours.
Chacun interprétera, comme il le veut, la situation sur le plan politique, mais le rôle de la mission d'information était d'abord d'établir les faits, puis de dresser les points de faiblesse. On peut en déduire des responsabilités à tous les niveaux. Je ne cherche à disculper personne, pas plus qu'à accuser quelqu'un en particulier. Mais à ce stade, on y voit plus clair sur tout ce qui n'a pas fonctionné.
M. Jean-Pierre Sueur . - Je reviendrai sur la question du délai entre les deux tours. Dans le rapport d'information, vous proposez que ce délai soit de quinze jours dans le cas de deux élections conjointes. Cela me paraît bien compliqué : il faudrait distinguer dans la loi le cas d'une double élection de celui d'une élection simple. Par ailleurs, il faut tenir compte des délais incompressibles liés à la fourniture de papier et à l'impression des documents. Même si les choses ont fonctionné ainsi pendant très longtemps, le délai d'une semaine se révèle trop bref. Ne serait-il pas plus judicieux de prévoir systématiquement deux semaines entre les deux tours de chaque élection, et sinon, pourquoi ?
M. François-Noël Buffet , président. - La loi prévoit que les élections régionales et départementales ont lieu le même jour. Si l'on devait maintenir cette règle, il faudrait envisager un passage à quinze jours entre les deux tours, pour des raisons d'organisation. Mais nous ne remettons pas en cause le principe du délai d'une semaine entre les deux tours pour toutes les autres élections.
M. Jean-Pierre Sueur . - Sauf pour l'élection présidentielle, dont il n'est évidemment pas question de modifier les règles...
M. François-Noël Buffet , président. - Si les élections départementales et régionales étaient séparées, le délai de huit jours s'appliquerait sans difficulté particulière.
M. Philippe Bas . - Je salue la qualité de ce travail qui honore notre institution et démontre notre capacité de travailler vite. Utiliser les pouvoirs d'investigation d'une commission d'enquête et réussir à finaliser les travaux dans un délai aussi contraint est une première ! Il faudra retenir cet enseignement pour l'avenir.
Tout le crédit du travail réalisé par la mission d'information repose sur l'objectivité. Cela explique que les conclusions tirées dans le projet de rapport livrent les faits tels quels à la connaissance du public et en tirent des recommandations dont certaines sont au conditionnel. En effet, la dénonciation de l'accord avec la société Adrexo ne saurait avoir lieu sans une procédure contradictoire en vertu du droit des marchés publics. Cela étant, je suis convaincu qu'il faudra en arriver là...
Par son manque de curiosité lorsque la société Adrexo a présenté son offre, le ministère de l'intérieur est absolument coupable. Il est très grave d'avoir permis à une société dont l'état critique était parfaitement connu de concourir en faisant, de surcroît, preuve d'une absence de rigueur dans l'appréciation de la qualité de l'offre. Tout cela soulève de très sérieuses interrogations concernant une appréciation peut-être anormalement favorable de l'offre proposée, avec pour résultat une véritable débâcle pointée dans le rapport.
Une élection présidentielle et des élections législatives se tiendront l'année prochaine. Si l'on devait dénoncer le contrat avec Adrexo tout en respectant les procédures, il n'en demeurerait pas moins que l'on devrait être en capacité d'acheminer la propagande électorale dans des conditions normales. Cet impératif majeur devrait ressortir dans votre communication de jeudi prochain, à défaut de l'inscrire dans le rapport d'information.
À mon sens, il vaut mieux éviter de distendre la durée entre les deux tours des élections autant que faire se peut. En effet, si le contexte évolue fortement entre-temps du fait de l'actualité, la cohérence du scrutin peut être mise en cause. L'élection présidentielle est différente des autres scrutins, car les candidats sont nombreux au premier tour mais ne sont que deux au second tour. Faire prévaloir les conditions matérielles d'acheminement de la propagande électorale sur cet impératif de cohérence du scrutin à deux tours serait une erreur, d'autant que l'on a toujours réussi jusqu'à présent à distribuer les plis électoraux. Pourquoi tout changer au seul motif que certains opérateurs ont échoué cette année ? Si l'on engage ce débat, prenons en compte tous les paramètres.
M. François-Noël Buffet , président. - Lors de son audition, le président-directeur général de La Poste, M. Wahl, a affirmé que celle-ci était en capacité de reprendre l'ensemble des lots. Les dirigeants de la société Adrexo ont déclaré, de leur côté, qu'ils s'interrogeaient eux-mêmes sur leur capacité à poursuivre la mission qui leur avait été confiée. D'après les informations qui nous sont remontées, le Gouvernement réfléchit, en prévision de l'élection présidentielle et des élections législatives de 2022, à relancer un appel d'offres pour les sept lots qui étaient attribués à Adrexo. L'idée est de clarifier la situation dans les mois qui viennent. Notre commission n'a pas à prendre position en la matière. C'est au ministre d'assurer sa responsabilité, qui est réelle, dans sa capacité à apprécier les offres des candidats.
Madame Harribey, nous avons consulté les maires via la plateforme du Sénat. Plus de 3 000 d'entre eux ont répondu. Leurs témoignages, dont certains sont retranscrits en annexe du rapport d'information, sont tous convergents sur la non-distribution des plis de propagande, son incidence sur l'abstention et l'importance de la distribution des documents en format papier dans les boîtes aux lettres - comme l'a souligné Cécile Cukierman, on ne mesure pas toujours l'attente de nos concitoyens à cet égard.
Mme Cécile Cukierman . - Les dysfonctionnements constatés - pour reprendre le titre du rapport - ont eu lieu dès le premier tour et se sont illustrés par des enveloppes éparpillées et brûlées. On peut débattre de la nécessité ou non de prévoir un délai de quinze jours entre les deux tours. Personnellement, je n'y suis pas a priori favorable. Mais on ne peut pas prendre les dysfonctionnements dans l'acheminement de la propagande comme argument pour justifier l'élargissement du délai entre les deux tours.
Dans mon département, la Loire, la distribution était catastrophique à la veille du premier tour, mais, dans l'entre-deux-tours, la mobilisation de la préfecture et la reprise de 200 000 plis environ par La Poste ont permis de réduire le nombre d'électeurs n'ayant pas reçu la propagande électorale. Je suis la première à déplorer les difficultés qui sont intervenues, ainsi que la modification des délais impartis aux candidats. Mais certains délais avaient été anticipés, et la distribution n'a pas été parfaite lors du premier tour, tant s'en faut...
M. François-Noël Buffet , président. - Vous avez raison, les problèmes constatés lors du premier tour relèvent moins du routage que de la distribution.
Concernant le laps de temps entre les deux tours, je suis en principe plutôt attaché au délai de huit jours. Mais nous devons prendre en compte les difficultés matérielles provoquées par un double scrutin. Toute modification législative nécessiterait un travail préalable substantiel.
M. Éric Kerrouche . - Le passage de huit à quinze jours ne fait l'objet d'aucun consensus. Comme l'a dit Philippe Bas, chacun peut apprécier à sa guise la position du ministre de l'intérieur, mais il existe un faisceau d'indices concernant l'attribution du marché dans des conditions assez étonnantes et selon des jugements déconcertants sur l'appréciation et le choix des critères. Il est quelque peu surprenant de reprocher à La Poste d'avoir un reporting trop important !
Le délai d'une semaine entre les deux tours n'est qu'une habitude. Je ne pense pas que le passage de huit à quinze jours aura une quelconque influence politique si les règles concernant le dépôt des listes restent inchangées.
Cécile Cukierman a raison, des dysfonctionnements ont eu lieu avant le premier tour, qui ont été largement amplifiés dans l'entre-deux-tours en raison de la brièveté des délais. J'indique, sans vouloir jouer les Cassandre, que des personnes auditionnées ont souligné que des difficultés pourraient se reproduire l'année prochaine au moment des élections législatives avec un délai d'une semaine entre les deux tours. Nous ne sommes plus il y a dix ou quinze ans, le marché postal est en chute libre. Désormais, très peu d'acteurs peuvent assurer cette distribution.
Je suis plutôt favorable, dans un souci de sécurisation, à une systématisation du délai de quinze jours, et au-delà si d'autres moyens de vote - le vote par correspondance par exemple - étaient retenus. Mais j'entends bien que ce sujet ne fait pas l'objet d'un consensus. Quant aux maires, ils ont préconisé la nécessité d'augmenter ces délais. Nous serons donc conduits à poursuivre cette réflexion.
M. Patrick Kanner . - M. Kerrouche a parlé d'un faisceau d'indices. J'ajouterai un élément très factuel qui n'a pas encore été évoqué : quatre élections législatives partielles s'étaient déroulées un mois avant, lors desquelles des incidents de distribution avaient aussi été relevés. Le ministre de l'intérieur ne peut pas arguer de l'imprévisibilité de la situation. La moindre des choses aurait été d'alerter sur le sujet. Dans une démocratie anglo-saxonne, le ministre de l'intérieur aurait démissionné à la suite d'un tel fiasco, un point c'est tout !
M. François-Noël Buffet , président. - Il est incontestable que la société Adrexo n'était pas en capacité de remplir sa mission, comme le montrent les éléments d'analyse figurant dans le rapport d'information. Des dysfonctionnements se sont effectivement produits au cours des élections législatives partielles, mais ce fut aussi le cas auparavant lorsque La Poste était seule attributaire du marché de distribution de la propagande électorale. La mise en concurrence, qui était saine sur le fond, s'est révélée catastrophique en raison des critères d'analyse et du choix des offres.
M. Ludovic Haye . - Merci pour ce rapport de qualité. J'insisterai sur l'importance de la conscience professionnelle des distributeurs, qui n'a pas été évoquée ce matin. Quand une société s'engage dans une mission, elle doit la respecter, que ses personnels soient en CDI, en CDD ou qu'ils soient intérimaires. Et se débarrasser de certains plis dans des fossés ou dans des forêts, c'est bâcler son travail en essayant de le cacher. Il n'est pas question ici de l'adresse des destinataires. La responsabilité incombe donc aussi aux distributeurs.
M. François-Noël Buffet , président. - Des poursuites pénales ont été engagées contre certaines personnes qui avaient été recrutées pour cette mission. À ce stade, nous n'avons pas d'éléments sur les suites qui y ont été données par les entreprises concernées.
Nous arrivons au terme de notre réunion. Je vous propose d'intituler ainsi le rapport de la mission d'information : « Dysfonctionnements lors des élections de juin 2021 : chronique d'un fiasco annoncé ».
Le rapport est adopté et la commission en autorise la publication.