Rapport n° 758 (2020-2021) de MM. Stéphane PIEDNOIR , sénateur et Thomas GASSILLOUD, député, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 8 juillet 2021
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N° 4331 |
N° 758 |
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ASSEMBLÉE NATIONALE |
SÉNAT |
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CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 QUINZIÈME LÉGISLATURE |
SESSION EXTRAORDINAIRE 2020 - 2021 |
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Enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale |
Enregistré à la présidence du Sénat |
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le 8 juillet 2021 |
le 8 juillet 2021 |
au nom de
L'OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
sur
L'énergie nucléaire du futur
et les
conséquences de l'abandon du projet de réacteur
nucléaire
de 4
e
génération
« Astrid »
PAR
M. Thomas GASSILLOUD, député, et
M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur
Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale par M. Cédric VILLANI, Président de l'Office |
Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Gérard LONGUET Premier vice-président de l'Office |
Composition de l'Office parlementaire
d'évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Cédric VILLANI, député
Premier vice-président
M. Gérard LONGUET, sénateur
Vice-présidents
M. Didier BAICHÈRE, député Mme Sonia de LA PROVÔTÉ, sénatrice M. Jean-Luc FUJIT, député Mme Angèle PRÉVILLE, sénatrice
M. Patrick HETZEL, député Mme Catherine PROCACCIA, sénateur
DÉPUTÉS |
SÉNATEURS |
M. Julien AUBERT M. Philippe BOLO Mme Émilie CARIOU M. Claude de GANAY M. Jean-François ELIAOU Mme Valéria FAURE-MUNTIAN M. Thomas GASSILLOUD Mme Anne GENETET M. Pierre HENRIET M. Antoine HERTH M. Jean-Paul LECOQ M. Gérard LESEUL M. Loïc PRUD'HOMME Mme Huguette TIEGNA |
Mme Laure DARCOS Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS M. André GUIOL M. Ludovic HAYE M. Olivier HENNO Mme Annick JACQUEMET M. Bernard JOMIER Mme Florence LASSARADE M. Ronan Le GLEUT M. Pierre MÉDEVIELLE Mme Michelle MEUNIER M. Pierre OUZOULIAS M. Stéphane PIEDNOIR M. Bruno SIDO M. Bruno SIDO |
SOMMAIRE
___
Pages
SAISINE 9
SYNTHÈSE 11
INTRODUCTION 15
I. L'ÉNERGIE NUCLÉAIRE : UN ENJEU STRATÉGIQUE 19
1. Le développement de l'industrie nucléaire française 19
a. 1945 : le tournant de la création du CEA 19
b. Les années 1970 à 1990 : l'exploit industriel français 20
c. Les années 2000 : la crise des filières nucléaires occidentales 21
i. L'absence de visibilité sur les perspectives énergétiques 21
ii. La perte de compétences et de savoir-faire industriel 22
iii. Une situation similaire aux États-Unis 23
iv. L'importance prise par les questions relatives à la sûreté et à la gestion des déchets radioactifs 23
v. La désaffection pour les sciences et technologies nucléaires 25
2. La montée en puissance des pays émergents 26
a. La Fédération de Russie, leader à l'export 26
b. La Chine, l'émergence d'un géant du nucléaire 27
3. Un sursaut de l'énergie nucléaire, un enjeu de souveraineté et d'efficacité dans la lutte contre le changement climatique 28
II. LE « NUCLÉAIRE DU FUTUR » : LA DIVERSITÉ DES PISTES TECHNOLOGIQUES 35
1. Les réacteurs de quatrième génération 35
a. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (SFR) 36
b. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (LFR) 37
c. Concept de réacteurs à neutrons rapides refroidi au gaz (GFR) 38
d. Concept de de réacteur à très haute température (VHTR) 38
e. Concept de réacteur à eau supercritique (SCWR) 39
f. Concept de réacteur à sels fondus (MSR) 40
g. La question cruciale de la sûreté 42
2. Le cas particulier des réacteurs sous-critiques ou hybrides 42
3. Les petits réacteurs modulaires (SMR), réacteurs modulaires avancés (AMR) et microréacteurs (MMR) 45
a. La fin de la course à la puissance 45
b. Les réacteurs de petite puissance : une technologie éprouvée 46
c. Des réacteurs offrant de nouvelles opportunités 46
d. La question centrale du coût des SMR 48
e. Une réussite dépendant largement de la conception et de l'accompagnement des projets 49
f. Les réacteurs modulaires avancés (AMR), un nouveau départ pour la quatrième génération ? 52
g. Les microréacteurs modulaires (MMR) 53
4. Une concurrence internationale soutenue 54
a. Le cas de la Fédération de Russie 54
b. Le cas de la Chine 56
c. Le réveil américain 58
5. Les perspectives de la fusion nucléaire 60
i. La fusion par confinement magnétique 60
ii. La fusion par confinement inertiel 62
III. L'ARRÊT DU PROJET ASTRID : QUELLES CONSÉQUENCES ? 65
1. Un projet destiné à répondre à plusieurs enjeux majeurs 65
a. L'enjeu de l'indépendance énergétique 65
b. L'enjeu d'une meilleure gestion des déchets radioactifs 68
c. L'enjeu de la préservation des acquis de la recherche 69
2. Un financement encadré par une convention avec l'État 70
a. Des objectifs techniques précis 70
b. Un investissement aux justifications multiples 71
c. Une volonté d'instaurer une collaboration en amont avec les acteurs industriels 72
d. Des échéances clairement définies 72
3. Un déroulement du projet globalement conforme à la convention 73
a. Des réponses adéquates aux objectifs techniques fixés mais insuffisantes par rapport aux attentes en matière de sûreté 73
b. De nombreux partenariats industriels et internationaux 74
c. Un calendrier globalement respecté 75
d. Un coût final de plus d'un milliard d'euros 75
4. Le renoncement à la construction d'un prototype : une décision prise sans consulter la représentation nationale 75
a. Une réorientation structurante survenue dès 2017 ? 75
b. Une annonce par voie de presse officialisée a posteriori 76
c. Un impact renforcé par un manque d'explicitation 76
d. Une décision dont les justifications restent à clarifier 78
5. Les principaux impacts identifiés 79
a. Un accroc à l'image de l'industrie nucléaire française dans le monde qui pourrait ne pas être sans conséquence 79
b. Un facteur de moindre attractivité vis-à-vis du monde étudiant, en France et à l'étranger 80
c. Un risque de perte assez rapide de l'acquis de 70 ans de recherche 81
d. Une possible remise en cause à terme de la stratégie du cycle « fermé » 82
IV. L'INCONTOURNABLE INTERVENTION DU PARLEMENT 87
1. Préciser les objectifs et le périmètre des études et recherches 88
2. Assurer un suivi des études et recherches sur le nucléaire avancé 89
3. Renforcer le rôle de l'université et du CNRS 89
4. Identifier des partenaires en Europe et au-delà 90
5. Développer la coopération internationale 90
6. Obtenir l'appui des organismes de sûreté 90
7. Intégrer les enjeux financiers 91
RECOMMANDATIONS 93
CONCLUSIONS 95
EXAMEN DU RAPPORT PAR L'OFFICE 99
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS 117
ANNEXE : COMPTE RENDU DE L'AUDITION PUBLIQUE SUR « MATIÈRES ET DÉCHETS NUCLÉAIRES : LE CAS DE L'URANIUM APPAUVRI » (3 DÉCEMBRE 2020) 125
SAISINE
SYNTHÈSE
Le 15 janvier 2020, le Bureau de l'Assemblée nationale a saisi l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques d'une « étude sur l'énergie nucléaire du futur » , comportant « une évaluation des choix techniques disponibles pour développer celle-ci ». M. André Chassaigne, député, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), à l'origine de cette saisine, avait suggéré que « l'OPECST puisse évaluer la pertinence scientifique et technique de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération ASTRID » et « ses conséquences au regard des enjeux climatiques, énergétiques et industriels de notre pays ». Les rapporteurs, M. Thomas Gassilloud, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, ont pris en compte toute l'étendue de la saisine et ont suivi une démarche d'investigation s'inscrivant dans les pratiques habituelles de l'Office, en procédant à une large consultation des parties prenantes : chercheurs, associations, acteurs institutionnels, industriels et représentants des différentes filières, qui leur a permis de rencontrer, au total, plus de 150 interlocuteurs impliqués dans ce sujet.
L'énergie nucléaire un enjeu stratégique
La création du CEA en 1945 a permis à la France de se doter en une dizaine d'années à la fois de l'arme nucléaire et de la maîtrise des technologies nucléaires civiles, en particulier pour la production d'électricité.
Cette réussite a été prolongée dans les années 1970 par le déploiement accéléré, après le premier choc pétrolier, du parc de centrales nucléaires et la conversion de l'usine de La Hague pour le secteur civil, première étape vers un cycle du combustible fermé.
Mais les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont entamé la confiance des populations dans l'énergie nucléaire et ralenti son développement en France et en Occident.
L'OPECST avait alerté le Gouvernement dès 1991, les années récentes le confirment : l'absence de construction de nouveaux réacteurs s'est traduite par une perte de compétences et de savoir-faire. Aux États-Unis, la situation des acteurs traditionnels de l'industrie nucléaire est très similaire à celle existant en France.
Alors qu'à l'Ouest l'industrie nucléaire déclinait, à l'Est de nouveaux leaders ont émergé : la Fédération de Russie et la Chine, qui investissent toutes deux fortement dans la R&D.
Ce basculement de la maîtrise de l'énergie nucléaire comporte plusieurs risques :
- une prise de contrôle des organisations internationales par des pays moins soucieux de non-prolifération et de sûreté nucléaire ;
- une influence croissante de la Chine et de la Russie par le biais de l'exportation de solutions nucléaires ;
- le risque de devenir également dépendants si notre maîtrise technologique continue à décliner ;
- ce dernier risque est aggravé par un besoin probable à long terme d'énergies pilotables décarbonées en complément de l'hydraulique et des énergies renouvelables variables ;
- cette dépendance pourrait aussi remettre en cause notre aptitude à maintenir la composante navale de la force de dissuasion.
Les rapporteurs considèrent qu'il ne sera pas possible d'inverser la tendance au déclin sans revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France l'un des grands acteurs du nucléaire civil : un fort investissement dans la recherche et l'innovation, allant de pair avec la motivation des jeunes pour un domaine scientifique et technique parmi les plus exigeants.
Le « nucléaire du futur » : la diversité des pistes technologiques
Les réacteurs dits de 4 e génération, dont les développements sont coordonnés par le Forum international génération IV, représentent la première catégorie de réacteurs du futur qui utilise la fission. Le projet de réacteur ASTRID correspondait à l'un des 6 concepts développés dans ce cadre.
Ces différents concepts présentent plusieurs avantages par rapport aux réacteurs actuels. Mais ils comportent aussi tous des difficultés en termes de sûreté. Les rapporteurs considèrent que la sûreté constitue l'obstacle principal au développement de ces technologies dans les pays occidentaux. Un réacteur innovant devrait proposer un saut en matière de sûreté pour compenser le manque de recul sur l'exploitation.
Les petits réacteurs modulaires ( Small Modular Reactor ou SMR) constituent la seconde grande catégorie de réacteurs du futur basés sur la fission. La plupart reprennent les principes de fonctionnement des réacteurs actuels, même si leur taille et leur puissance sont inférieures.
Les SMR présentent potentiellement plusieurs atouts :
- leur faible puissance ouvre la possibilité de réaliser un saut en matière de sûreté nucléaire ;
- leur modularité permet de standardiser les composants et de les fabriquer en usine pour bénéficier d'un effet de série ;
- leur construction sur site sera beaucoup plus simple, ce qui réduira les délais et les incertitudes, avec un impact positif sur le financement ;
- leurs faibles taille et puissance les rendent plus adaptables à diverses situations : sites isolés, réseaux électriques peu développés, ressources en eau limitées, production de chaleur de proximité en cogénération pour l'industrie, le chauffage urbain, etc. - mais la multiplication des sites peut nuire à la sécurité.
Un coût de production plus élevé pourrait être l'inconvénient majeur des SMR qui ne bénéficient pas d'un effet d'échelle comme les grands réacteurs. Mais l'effet de série et la simplification de leur construction sur site pourraient compenser ce facteur défavorable.
EDF, TechnicAtome, le CEA et Naval Group développent le SMR français Nuward, destiné à remplacer les centrales à charbon dans le monde, avec un objectif de commercialisation après 2030.
Compte tenu du nombre élevé de projets concurrents, ayant parfois quelques années d'avance, les rapporteurs jugent que le projet Nuward mériterait d'être soutenu dans la suite de son développement, avec l'objectif de l'accélérer .
Par ailleurs, la construction de ce réacteur en série nécessitera une usine qui ne peut se justifier sans un volant de commandes initiales suffisant. Aussi, les rapporteurs estiment-ils qu'il faudra évaluer la possibilité de remplacer, après 2030, certains réacteurs de 900 MWe par des SMR, en mettant en balance les questions de coût, de sûreté et de développement industriel.
Le succès des SMR dépendra aussi de la possibilité d'homogénéiser leurs conditions de certification dans les différents pays. Les rapporteurs soutiennent les démarches engagées en ce sens par l'ASN et l'IRSN et demandent que les moyens nécessaires pour les mener à terme leur soient accordés.
Enfin, environ la moitié des projets de SMR, issus d'un concept de réacteur de 4 e génération, désignés sous l'acronyme AMR pour Advanced Modular Reactor ou « réacteur modulaire avancé » pourraient eux-aussi tirer bénéfice de leur faible puissance pour apporter un saut significatif en matière de sûreté.
Pour les rapporteurs, cette voie de recherche et développement doit être poursuivie.
ASTRID : un projet stratégique mais inachevé
Le projet ASTRID répondait à 3 enjeux majeurs :
- l'indépendance énergétique, en donnant à la France la capacité d'utiliser la quasi-totalité du contenu énergétique de l'uranium naturel et des matières nucléaires disponibles sur notre sol en grande quantité ;
- une meilleure gestion des déchets radioactifs les plus dangereux, au travers de la transmutation, prévue par la loi Bataille de 1991 et par la loi du 28 juin 2006 sur la gestion durable des déchets radioactifs ;
- la préservation des acquis de la recherche, ASTRID prenant le relais de 60 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium.
Le projet ASTRID, prévu par les lois du 13 juillet 2005 fixant les orientations de la politique énergétique et du 28 juin 2006, a été lancé en 2010, à la suite d'une décision du président Jacques Chirac.
Son financement dans le cadre du PIA 1 était d'environ 650 millions d'euros et son coût total a été évalué à environ 1,2 milliard d'euros.
Le projet était encadré par une convention signée entre l'État et le CEA. Jusqu'en 2017, il s'est déroulé en conformité avec les engagements pris dans ce cadre, notamment en termes de délais, d'atteinte des objectifs techniques et de mobilisation de partenariats, avec des industriels français et étrangers.
Mais, dès 2017, une décision aurait été prise de diviser par 4 la puissance du futur prototype ASTRID, ce qui revenait à repartir sur la conception d'un nouveau réacteur.
C'est au travers d'un article de presse, paru le 29 août 2019, que la décision de ne pas poursuivre le projet ASTRID au-delà de 2019 par la construction d'un prototype a été rendue publique. Elle a été confirmée le lendemain par un communiqué de presse du CEA annonçant le report de cette construction à la fin du siècle.
Deux justifications ont été avancées : le prix de l'uranium durablement bas, qui ne justifiait pas dans l'immédiat d'investir dans de nouveaux réacteurs économes en ressources naturelles ; la nécessité d'approfondir les connaissances sur le cycle du combustible associé à ASTRID.
Les intérêts à long terme du pays, notamment son indépendance énergétique dans un contexte où l'électricité représentera une part croissante de sa consommation d'énergie, ne semblent pas avoir été pris en compte.
Les rapporteurs jugent que l'absence d'association du Parlement à cette décision et la divergence créée avec le cadre législatif ne sont pas garantes du nécessaire consensus qui doit se dégager sur ces questions stratégiques pour la Nation.
L'arrêt du projet ASTRID : quatre impacts majeurs
Les rapporteurs ont identifié 4 impacts principaux de cette décision :
- elle sème le doute sur la cohérence de la démarche de fermeture du cycle suivie depuis 70 ans, donc sur les intentions de la France à long terme. La France risque d'être perçue comme un partenaire peu fiable en matière de R&D. De plus, les pays souhaitant acheter des centrales nucléaires en s'appuyant sur des fournisseurs pérennes pourraient s'interroger sur les intentions de la France ;
- ASTRID était le projet phare de la R&D nucléaire en France. Dans un contexte déjà difficile, l'annonce de son abandon a eu un impact négatif sur l'attrait de la filière pour les étudiants ;
- en l'absence de projet fédérateur, l'acquis de 70 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium pourrait être perdu ;
- à plus long terme, la stratégie de fermeture du cycle du combustible pourrait être abandonnée, avec des conséquences potentiellement lourdes sur l'industrie nucléaire française et sur le stockage géologique des déchets.
Une loi programmatique pour refonder la stratégie de recherche sur le nucléaire avancé
Considérant qu'il est nécessaire de réagir rapidement pour montrer que la France dispose toujours d'une vision claire de l'avenir de l'énergie nucléaire, les rapporteurs proposent de refonder une stratégie de recherche sur le nucléaire avancé, au travers d'un projet ou d'une proposition de loi programmatique qui serait l'occasion d'un large débat au sein du Parlement.
INTRODUCTION
Le 15 janvier 2020, le Bureau de l'Assemblée nationale a saisi l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques d'une « étude sur l'énergie nucléaire du futur » , comportant « une évaluation des choix techniques disponibles pour développer celle-ci » .
Le rapport présenté au Bureau par le président Richard Ferrand soulignait que M. André Chassaigne, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), sollicitant cette saisine, suggérait que « l'OPECST puisse évaluer la pertinence scientifique et technique de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération ASTRID » et « ses conséquences au regard des enjeux climatiques, énergétiques et industriels de notre pays » .
L'Office a confié cette étude à M. Thomas Gassilloud, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, le 6 février 2020, à la veille de la crise sanitaire. De ce fait leurs travaux n'ont pu réellement commencer qu'à la fin du mois de septembre 2020.
Les rapporteurs ont pris en compte toute l'étendue de la saisine du Bureau de l'Assemblée nationale, en élargissant autant que faire se peut leurs investigations au-delà du seul projet ASTRID, pour s'intéresser à l'origine et à l'étendue des difficultés rencontrées par la filière nucléaire française, ainsi qu'aux technologies nucléaires avancées en cours de développement dans le monde, sans aller toutefois jusqu'à analyser la politique énergétique dans son ensemble.
Les rapporteurs ont suivi une démarche d'investigation conforme aux pratiques habituelles de l'Office, en procédant à une large consultation des parties prenantes : chercheurs, associations, acteurs institutionnels, internationaux et industriels. Ils ont ainsi pu échanger, le plus souvent à distance, mais à chaque fois que possible sur le terrain, avec près de 150 interlocuteurs impliqués dans ce sujet, dont la liste est annexée au présent rapport.
Lorsqu'ils ont été informés par l'Autorité de sureté nucléaire, à l'occasion de leurs premières auditions, de la possibilité d'un reclassement de l'essentiel des réserves françaises de matières nucléaires en déchets, ils ont organisé très rapidement une audition publique destinée à débattre avec leurs collègues et leurs concitoyens des enjeux associés à cette ressource énergétique majeure, non seulement à l'échelle de la France mais aussi du monde.
Les rapporteurs se sont aussi déplacés en France pour visiter les principaux laboratoires de recherche et sites industriels de la filière nucléaire : Cadarache, Marcoule, le Tricastin, La Hague ou encore Saclay.
Les circonstances ne leur ont pas permis de se rendre à l'étranger alors qu'ils avaient initialement prévu des missions aux États-Unis et en Fédération de Russie, deux pays aux démarches très contrastées. À défaut, ils se sont appuyés sur les conseillers nucléaires des ambassades de France à Washington et Moscou. Une conférence très éclairante avec des parlementaires, industriels et scientifiques de la Fédération de Russie sur la stratégie de ce pays a été organisée.
* *
*
Avec cinquante-six réacteurs produisant près de 70 % de son électricité en 2020, la France est l'un des pays où l'énergie nucléaire représente la plus grande part dans le bouquet énergétique national. Cette production, combinée à l'hydroélectricité, lui permet de figurer parmi les pays les moins émetteurs de CO 2 pour la génération d'électricité, de disposer d'une électricité à un prix mesuré et d'accompagner l'essor des énergies renouvelables. Les promesses des nouvelles technologies de l'énergie ne doivent pas faire oublier ces vertus.
La France est également l'un des pays à avoir acquis la maîtrise la plus étendue des technologies nucléaires civiles, fondée sur les acquis des recherches menées depuis la fin du XIX e siècle, relancées après-guerre avec la création du CEA et le renforcement des moyens du CNRS et des universités. Cet effort a permis à la fois de mettre en oeuvre en quelques années un programme de dissuasion pour la Défense, et de réussir dans les années 1970 un déploiement industriel à très grande échelle de l'énergie nucléaire civile, contribuant ainsi à la souveraineté et à l'indépendance énergétique du pays.
L'une des forces de la filière électronucléaire française est d'avoir intégré dès l'origine la nécessité de mettre en oeuvre une démarche de retraitement et de recyclage des combustibles usés. Depuis plus de 40 ans, la valorisation des matières énergétiques qui en sont issues permet d'apporter une réponse, encore partielle, à la dépendance vis-à-vis de l'étranger, pour contourner d'éventuelles tensions sur la ressource en uranium, et anticiper une demande croissante en électricité.
Le recyclage pratiqué aujourd'hui permet aussi une diminution de la quantité de déchets produits et de leur radio-toxicité à long terme, et un conditionnement des déchets les plus radioactifs au sein de colis compactés et vitrifiés, présentant une haute qualité de confinement, dans l'attente de leur stockage. L'usine de La Hague, au sein de laquelle ces procédés sont mis en oeuvre, représente une réussite unique au monde en termes de maîtrise des technologies de traitement et de recyclage des combustibles nucléaires.
En parallèle de cette construction industrielle, les gouvernements successifs ont soutenu une recherche exploratoire et appliquée visant à disposer de systèmes exploitant les matières nucléaires valorisables.
La France s'est concentrée sur la filière des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, capables de consommer l'ensemble des matières issues des combustibles retraités. Elle a acquis une expérience reconnue sur ces technologies, avec les réacteurs expérimentaux et industriels Rapsodie, Phénix et Superphénix.
L'État a décidé de prolonger cet investissement par le lancement en 2010 du programme de recherche ASTRID, avec pour objectif, atteint en 2019, de disposer d'un avant-projet détaillé de démonstrateur d'un réacteur à neutrons rapides de nouvelle génération. ASTRID poursuivait le même objectif de mieux exploiter les matières radioactives tout en réduisant la quantité de déchets nucléaires. Le programme justifiait la voie, suivie depuis 40 ans, de l'entreposage de l'uranium appauvri issu des opérations d'enrichissement, considéré comme une possible ressource énergétique.
Mais le CEA a annoncé à l'été 2019 la décision de ne pas lancer la construction du démonstrateur ASTRID après la fin de sa phase de conception.
Les rapporteurs ont cherché à clarifier les justifications de ce revirement ainsi que ses conséquences, en replaçant cette décision dans le contexte plus général des perspectives d'évolution de l'énergie nucléaire en France et à l'étranger.
I. L'ÉNERGIE NUCLÉAIRE : UN ENJEU STRATÉGIQUE
1. Le développement de l'industrie nucléaire française
a. 1945 : le tournant de la création du CEA
La création en 1945, décidée par le général De Gaulle, sur le conseil du physicien Frédéric Joliot-Curie, d'un nouvel organisme de recherche dédié aux applications des sciences de l'atome : le Commissariat à l'énergie atomique, marque une étape décisive du redressement scientifique et industriel de la France dans l'immédiat après-guerre.
Une telle initiative n'eût pas été envisageable sans la contribution majeure des scientifiques français à la connaissance de l'atome depuis la fin du XIX e siècle, avec au côté de figures comme Henri Becquerel, Paul Villard, Marie et Pierre Curie, ou encore Irène et Frédéric Joliot-Curie, des milliers de jeunes chercheurs et ingénieurs passionnés par la découverte de ce nouveau champ scientifique.
La recherche nucléaire fondamentale française connaît également un regain après-guerre au sein du CNRS et des universités, avec la création en 1956, à l'initiative d'Irène et Frédéric Joliot Curie, de l'Institut de physique nucléaire et du Laboratoire de l'accélérateur linéaire, une dynamique renforcée par le doublement du budget de cet organisme entre les exercices 1959 et 1962.
Fort de la maîtrise scientifique acquise dans la première moitié du siècle ainsi que d'un vivier de jeunes chercheurs et d'ingénieurs d'élite, le CEA enchaine, aussitôt installé, les réalisations et les succès, avec de 1948 à 1960, la divergence d'un premier réacteur, la pile Zoé, bientôt suivi de quatre autres, la construction d'un accélérateur de particule, d'usines d'extraction du plutonium, de raffinage et d'enrichissement de l'uranium, etc.
Inauguration de la pile Zoé en 1948 (source : CEA)
Le 26 décembre 1954, Pierre Mendès France, Président du Conseil, lance le programme secret de fabrication de l'arme nucléaire ainsi que de sous-marins nucléaires. L'explosion de la première bombe atomique française, « Gerboise bleue » a lieu un peu plus de 5 ans plus tard, le 13 février 1960.
En un peu plus d'une décennie, la France s'est ainsi dotée ainsi à la fois de la force de dissuasion qui est encore aujourd'hui l'un des fondements de son indépendance nationale, et des capacités nécessaires à la conception et à la réalisation de réacteurs nucléaires, qu'ils soient destinés à propulser des sous-marins ou à produire de l'électricité. Ces réussites des scientifiques du CEA n'ont pas manqué d'attirer de nouvelles générations de jeunes talents vers le domaine de l'atome.
b. Les années 1970 à 1990 : l'exploit industriel français
Après la conception et la construction par le CEA, de 1962 à 1972, de six réacteurs nucléaires à l'uranium naturel graphite gaz (UNGG) pour le compte d'Électricité de France (EDF), ce dernier établissement public, créé lui aussi dans l'immédiat après-guerre, préféra s'orienter vers la filière des réacteurs à eau pressurisée proposée par l'américain Westinghouse. Un contrat de licence avantageux fut donc signé avec l'entreprise de Pennsylvanie, leader mondial du nouveau marché des réacteurs destinés à la production d'électricité.
Ce choix a été ressenti à l'époque par le CEA comme un revers. Pourtant, il fait peu de doute que les conditions favorables consenties par les Américains, n'auraient pu être obtenues si ceux-ci n'avaient été intimement persuadés de la capacité des Français à réaliser seuls, si nécessaire, leur parc électronucléaire. Malgré les apparences, l'investissement décidé en 1945 pour la recherche dans ce domaine stratégique et son effet d'entraînement ont aussi joué dans ce cas un rôle décisif.
La suite des événements illustre bien le niveau très élevé de maîtrise des technologies nucléaires par les ingénieurs et techniciens français de l'époque : la construction, pour l'essentiel sur quinze ans, de 1971 à 1986, d'un parc de 58 réacteurs nucléaires représente un exploit industriel qui étonne encore aujourd'hui à l'étranger et fait l'objet d'études destinées à percer les ressorts cachés d'un tel succès.
Calendrier de construction des centrales nucléaires françaises par paliers (CC BY-SA 3.0)
Les ingénieurs français ne se contentèrent pas de reproduire à l'identique des réacteurs conçus aux États-Unis : ils s'approprièrent très rapidement le concept américain et entreprirent d'y apporter de nombreuses améliorations tout en augmentant notablement la puissance des réacteurs, passant des 900 mégawatts électriques (MWe) pour les 34 premiers réacteurs, à 1 300 pour les 20 suivants et 1 450 pour les quatre derniers.
Dès 1976 les investissements ont été engagés pour la conversion de l'usine de La Hague aux applications civiles du retraitement des combustibles nucléaires usés, les technologies nécessaires ayant été développées dès les années 1960. La France étant dépourvue de ressources énergétiques dans son sous-sol, l'objectif stratégique poursuivi est de pouvoir récupérer les matières énergétiques encore présentes dans ces combustibles - puisqu'en sortie de réacteur ils contiennent encore 95 % d'uranium 1 ( * ) et 1 % de plutonium créé au cours de la réaction nucléaire, afin d'accroître l'indépendance énergétique du pays tout en réduisant le volume et la toxicité des déchets stockés.
Tout au long de cette aventure scientifique et industrielle, c'est bien l'investissement initial dans la recherche et la formation, notamment au travers de la création du CEA mais aussi d'une implication soutenue du CNRS et des universités, qui créa les conditions du succès et fit de la France un leader mondialement reconnu et sans doute, de par l'étendue de ses réalisations et de sa maîtrise de la sûreté, l'un des deux leaders technologiques, avec les États-Unis, de la nouvelle industrie nucléaire.
c. Les années 2000 : la crise des filières nucléaires occidentales
i. L'absence de visibilité sur les perspectives énergétiques
Dès 1991, un rapport de l'OPECST 2 ( * ) alertait sur la nécessité d'anticiper le renouvellement du parc nucléaire français, pour ne pas subir « l'effet falaise » ; il s'interrogeait aussi sur les conséquences, en termes de maîtrise industrielle, d'une interruption prolongée de la construction de réacteurs nucléaires et de l'absence de visibilité sur la politique énergétique du pays.
Illustration de « l'effet falaise » : puissance nucléaire subsistant en France sans construction nouvelle, et avec mise hors service à 40 ans des centrales existantes (en MWe). La puissance installée est de 63 GWe jusqu'en 2018, puis elle décline rapidement et dès 2032 elle devient inférieure à 10 GWe. Avec cette courbe la puissance installée résiduelle en 2025 est inférieure de 40% à celle de 2012 (source : Jean-Marc Jancovici).
Un second rapport, en 1998 3 ( * ) , constatant l'absence de clarification, soulignait que « l'absence de planification risque de conduire à une catastrophe industrielle » .
En effet, la filière nucléaire, l'une des dernières grandes industries de pointe françaises avec l'aéronautique, le spatial et l'automobile, ne se limite pas à quelques grands groupes publics d'envergure internationale adossés à des organismes de recherche. Elle est constituée de plus de 2 500 entreprises, dont plus de 80 % de PME et TPE. En l'absence d'activité, ce tissu industriel tend à se distendre, a fortiori dans le contexte plus général de la désindustrialisation, certaines entreprises préférant réorienter leurs activités vers des secteurs plus dynamiques.
Lors de son audition, le PDG de TechnicAtome, M. Loïc Rocard, a souligné cette fragilité du tissu industriel : « le tissu industriel qui produit les tuyaux, le béton, les cartes électroniques, les lingots à forger, les robinets par milliers, etc. est constitué de centaines d'entreprises privées, dont beaucoup de PME et d'entreprises familiales... Quand ces entreprises n'ont plus de business, elles mettent la clé sous la porte, ou cherchent un nouvel actionnaire. »
ii. La perte de compétences et de savoir-faire industriel
Conséquence prévisible de ce manque d'anticipation, l'image de l'industrie nucléaire française est écornée depuis le début des années 2000 par les multiples problèmes rencontrés sur les chantiers des réacteurs de troisième génération EPR, à Olkiluoto en Finlande depuis 2003 et à Flamanville depuis 2007, suivis de près par l'OPECST et dont les médias se font régulièrement l'écho. Ceux-ci révèlent l'ampleur de la perte de compétences et de savoir-faire au sein de la filière nucléaire, dont les conséquences ont été notamment soulignée dans le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires 4 ( * ) . Quant à la bonne fin de la construction des deux EPR de Taishan, elle est mise au crédit de l'efficacité chinoise, résultant de la construction de plusieurs réacteurs chaque année, plus que du savoir-faire technologique français, dont l'apport est pourtant indéniable dans la construction de ces réacteurs.
iii. Une situation similaire aux États-Unis
La situation de l'industrie nucléaire n'est pas très différente aux États-Unis, pour la même raison : l'absence de construction de nouveaux réacteurs sur une trop longue durée. L'ancien leader mondial du nucléaire civil, Westinghouse, a rencontré des difficultés équivalentes à celles des chantiers de l'EPR d'Olkiluoto et de Flamanville sur celui des quatre premières unités de son réacteur à eau pressurisée de troisième génération AP1000, à la centrale de Vogtle en Géorgie et de V.C. Summer en Caroline du Sud. Ces difficultés l'ont obligé à se placer en 2017 sous la protection de la loi sur les faillites.
iv. L'importance prise par les questions relatives à la sûreté et à la gestion des déchets radioactifs
En 1960 est créée au sein du CEA une Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA), chargée d'examiner la sûreté des installations nucléaires, sur le modèle des pays anglo-saxons, notamment de la United States Atomic Energy Commission (USAEC) établie en 1947 par le Congrès américain.
Avec l'accélération du plan nucléaire civil français, la CSIA est remplacée en 1973 par un organisme de contrôle rattaché au ministère de l'Industrie : le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN), qui s'appuie sur un organisme d'expertise du CEA : l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN).
Après l'accident de Three Mile Island en 1979, qui marque l'arrêt de la construction de nouveaux réacteurs aux États-Unis, puis en 1986 la catastrophe de Tchernobyl, aux impacts environnementaux considérables, l'opinion publique devient plus réticente à l'énergie nucléaire et plusieurs pays européens : l'Italie, le Danemark, la Grèce, l'Irlande et la Norvège, décident de renoncer à cette forme d'énergie.
L'idée de la nécessité d'un contrôle plus indépendant fait son chemin 5 ( * ) . Elle conduit dans un premier temps, en 1991, à transformer le SCSIN, placé sous l'autorité du seul ministre chargé de l'énergie, en une « direction de la sûreté des installations nucléaires » (DSIN) placée sous l'autorité conjointe des ministres chargés de l'énergie et de l'environnement. En 2002 est créé l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui absorbe l'IPSN. Quatre ans plus tard, la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité transforme la DSIN en une Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ayant le statut d'autorité administrative indépendante.
En 2011, l'accident majeur de Fukushima donne un coup d'arrêt au renouveau du nucléaire en Europe, en particulier en France, et précipite la fermeture des centrales allemandes. Malgré ces accidents, comme l'a encore récemment rappelé l'Académie des technologies 6 ( * ) , les études réalisées sur les dommages sanitaires induits par les différentes formes d'énergie placent l'énergie nucléaire, avec les énergies renouvelables, en position beaucoup plus favorable que les combustibles fossiles, « les impacts de la pollution continue étant largement prépondérants par rapport aux accidents ponctuels » .
Mortalité liée à la pollution et aux accident par TWh produit (source : Makandya et Wilkinson)
La méfiance d'une partie de l'opinion publique vis-à-vis de l'énergie nucléaire s'explique aussi par la persistance du problème des déchets radioactifs, les solutions à leur gestion sûre tardant à être mises en place, alors que la première loi sur la gestion des déchets radioactifs, dite loi Bataille, du nom de son rapporteur à l'époque membre de l'OPECST, date du 30 décembre 1991 7 ( * ) .
En France, ceux-ci font l'objet d'une gestion rigoureuse par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) créée par cette même loi, qui réalise l'Inventaire national des déchets radioactifs et s'appuie sur le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), révisé tous les cinq ans, qui identifie pour chaque catégorie de déchet des filières adaptées à leur élimination ou à leur stockage définitif.
Catégories de déchets radioactifs et filières de gestion associées (source : ANDRA)
Enfin, un manque d'information conforte aussi certaines idées erronées. Ainsi, dans un sondage BVA d'avril 2019, 69 % des personnes interrogées considéraient que l'énergie nucléaire contribue au dérèglement climatique.
v. La désaffection pour les sciences et technologies nucléaires
Un peu plus de vingt ans après la fin de la construction du dernier réacteur français de deuxième génération, les succès initiaux des chercheurs et ingénieurs nucléaires français semblent avoir disparu de la mémoire collective et les sciences de l'atome ne fascinent plus les étudiants qui hésitent à s'orienter vers un domaine dont l'avenir leur semble incertain.
Alors qu'au début des années 2000 un rapport de l'Agence de l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE 8 ( * ) signalait qu'en France « la population d'étudiants attirés par le domaine nucléaire est stable » , dès 2008 le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche faisait un constat plus inquiétant 9 ( * ) : « Bien que les offres de formations [nucléaires] soient aujourd'hui suffisantes dans l'enseignement supérieur, elles manquent de candidats : les besoins de la filière en bac + 5 et plus sont évalués à au moins 1 200 par an en 2010, dont 200 étrangers dans le cadre des contrats d'export, à comparer aux 300 diplômés en 2008. »
Les auditions menées par vos rapporteurs confirment le manque d'attractivité de la filière nucléaire, notamment auprès des élèves d'écoles d'ingénieur, vivier traditionnel de recrutement de la filière nucléaire. Ainsi, le professeur Jacques Percebois note : « j'ai vu évoluer les promotions. Dans les premières, beaucoup allaient dans le nucléaire à EDF, au CEA, ou dans d'autres parties de la filière nucléaire. Au fil du temps, ils ont préféré les renouvelables, les économies d'énergie, les métiers de la finance, mais plus personne ne va dans le nucléaire. » Seule note positive sur ce point : à l'occasion de la visite de l'Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) au centre CEA de Saclay, son directeur, M. Éric Gadet, s'est félicité d'un fort mais récent regain des candidatures aux formations en ingénierie nucléaire.
Un contrecoup probable de ces difficultés de recrutement est la baisse du niveau des formations, qui bénéficient toujours d'une excellente image à l'étranger. Pour pallier ce problème, une voie possible évoquée consisterait à favoriser les échanges internationaux.
2. La montée en puissance des pays émergents
Alors que l'industrie nucléaire est confrontée aux conséquences d'une lente érosion de la maîtrise technologique dans les pays occidentaux, son développement s'est fortement accéléré à partir du début des années 2000 dans les pays émergents, au point que ceux-ci sont en passe de dépasser les États-Unis et la France.
a. La Fédération de Russie, leader à l'export
Avec 36 réacteurs nucléaires en projet dans 12 pays, dont 11 en construction, la Fédération de Russie est devenue en quelques années le premier exportateur de technologies nucléaires au monde.
Elle est aussi le quatrième producteur mondial d'électricité d'origine nucléaire, avec un parc de 38 réacteurs qui a généré en 2019 208,8 térawattheures, soit 19,7 % de la production d'électricité du pays. La stratégie énergétique russe prévoit de poursuivre la croissance de la part de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité jusqu'à 45 à 50 % en 2050, et 70 à 80% à la fin du siècle.
La création de la compagnie d'État Rosatom en 2007, regroupant plus de 360 entreprises du secteur nucléaire, y compris des activités de défense et des centres de recherche, a joué un rôle majeur dans la renaissance du nucléaire russe, avec un doublement du nombre de projets de construction de réacteurs nucléaires à l'étranger de 2006 à 2011 et une multiplication par sept des investissements en recherche sur la même période.
Comme la France, la Fédération de Russie vise un cycle du combustible « fermé », l'un des objectifs du projet de recherche Proryv (en français « Percée ») de Rosatom. Les rapporteurs ont d'ailleurs pu mesurer, à l'occasion d'un séminaire avec des parlementaires, chercheurs et industriels russes organisé par le conseiller nucléaire français à Moscou, le dynamisme de la recherche russe qui explore en parallèle plusieurs pistes technologiques, avec la volonté d'aboutir à des applications industrielles.
Il n'est donc pas surprenant qu'en Fédération de Russie les étudiants considèrent le nucléaire comme un secteur d'avenir, offrant de nombreuses opportunités, dans le pays ou à l'étranger, et que Rosatom n'éprouve aucune difficulté à recruter les meilleurs techniciens, ingénieurs et chercheurs à la sortie des universités et centres de formation technique russes. C'est ce qu'a confirmé le conseiller nucléaire à Moscou, M. Alexandre Gorbatchev : « Le secteur a la cote auprès des jeunes, avec de bons salaires et beaucoup d'opportunités pour travailler à l'étranger dans des pays intéressants, comme la Hongrie, la Finlande, la Turquie, l'Égypte, etc. Rosatom entretient des relations de coopérations étroites avec les plus grandes universités en Russie. Certaines disposent de petits réacteurs de recherche sous-critiques pour approfondir les apprentissages et la formation. »
b. La Chine, l'émergence d'un géant du nucléaire
Bien que la Chine se soit intéressée aux applications civiles de l'atome dès les années 1950, le premier réacteur nucléaire chinois destiné à la production d'électricité n'est entré en service qu'en 1991. La Chine a d'abord fait appel au savoir-faire des industries française, canadienne et russe pour lui fournir ses réacteurs de deuxième génération. Après l'accident de Fukushima en 2011, elle s'est tournée vers les réacteurs de troisième génération d'origine française (EPR), américaine (AP1000), et russe.
La filière nucléaire chinoise est rapidement montée en compétences et a mis au point dès 2014 son propre réacteur à eau pressurisée de troisième génération de 1 000 mégawatts électriques, le Hualong-1 (HPR-1000), dérivé d'un modèle français. Deux réacteurs de ce type, construits en moins de six ans, sont opérationnels en Chine et au Pakistan, et huit autres sont en construction. La première unité d'un deuxième modèle de réacteur de troisième génération de 1 400 GWe, le Guohe One, développé en collaboration avec Westinghouse, a été achevée en septembre 2020. Par ailleurs, deux réacteurs à haute température refroidis au gaz, premiers du genre, dont les tests se sont achevés en novembre 2020, devraient être mis en service en 2021 dans la province du Shandong.
En 2020, la Chine s'est engagée à atteindre son pic d'émissions de carbone d'ici 2030, et à devenir neutre en carbone d'ici 2060. L'énergie nucléaire joue un rôle important dans l'atteinte de ces objectifs. Dans le prochain plan quinquennal, Pékin s'est fixé comme nouvelle cible de disposer d'une puissance nucléaire nette installée de 70 GWe à la fin de 2025 (5 % de la capacité totale de production d'électricité prévue), soit une augmentation de 37 % par rapport aux 51 GWe de fin 2020 (2,5 % de la capacité totale de production d'électricité). Disposant à ce jour du troisième plus grand parc nucléaire après les États-Unis et la France, la Chine devrait dépasser à la fois la puissance totale installée de l'Union européenne (104 GWe) et des États-Unis (96 GWe) vers 2030.
À l'image de la Fédération de Russie, la Chine ne cache pas ses ambitions en matière d'exportation de ses technologies nucléaires. Les lignes directrices de l'initiative dite de la « Nouvelle route de la soie », publiées par le gouvernement chinois 10 ( * ) , indiquent sans ambiguïté qu'elle fera progresser la coopération en matière d'énergie nucléaire, ce que confirment plusieurs sources indépendantes 11 ( * ) . Mais les exemples des réacteurs Hualong-1 vendus au Pakistan, pays non signataire du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, ou de la signature en 2016 d'un accord-cadre pour la fourniture de centrales nucléaires au Soudan, pays dépourvu des prérequis techniques et juridiques nécessaires, sont un sujet d'inquiétude.
Comme la France et la Fédération de Russie, la Chine cherche à mettre en place un cycle du combustible fermé. Toutefois, les négociations entamées en 2006 avec la France pour la construction d'une usine de retraitement équivalente à La Hague n'ont pas encore abouti et une usine de technologie chinoise plus modeste est annoncée pour 2025.
Dès les années 1950, le gouvernement chinois a reconnu que la formation d'un nombre suffisant d'étudiants serait une condition de l'expansion de l'énergie nucléaire en Chine 12 ( * ) . Un système d'enseignement universitaire comprenant, d'une part des formations scientifiques de premier cycle, d'autre part des formations professionnelles en apprentissage a d'abord été mis en place. Des formations universitaires de second degré, jusqu'au niveau du doctorat ont par la suite été progressivement développées. Au début des années 2000, plus d'une douzaine d'universités chinoises proposaient des formations de tous niveaux dans le domaine de l'énergie nucléaire.
3. Un sursaut de l'énergie nucléaire, un enjeu de souveraineté et d'efficacité dans la lutte contre le changement climatique
S'ils devaient se poursuivre, le déclin de l'industrie nucléaire en France et aux États-Unis ainsi que l'émergence de la Chine et de la Russie en tant que leaders de substitution dans ce secteur, pourraient avoir de multiples conséquences.
En premier lieu, ce sont ces nouveaux leaders qui auront la capacité d'influer, au travers des instances internationales, par exemple l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), sur les règles applicables en matière de sûreté nucléaire ou d'application du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), conclu en 1968 pour réduire le risque que l'arme nucléaire se diffuse à travers le monde. Dans le domaine du nucléaire civil, la France a toujours défendu une position de prudence, notamment l'idée qu'il convenait de limiter l'accès à cette énergie aux pays disposant d'une infrastructure technique et d'un cadre légal suffisamment développés. Si tel n'est plus le cas à l'avenir, nous risquons, avec d'autres pays, d'en subir directement les conséquences, par exemple en cas d'accident nucléaire.
En deuxième lieu, c'est la Chine et la Fédération de Russie qui continueront à s'imposer sur le marché international des solutions nucléaires, et noueront des relations durables avec un nombre croissant de pays, y compris européens : l'installation d'une nouvelle centrale crée une relation de dépendance de long terme entre le pays fournisseur et le pays client, ne serait-ce que pour la maintenance, la fourniture de pièces de remplacement ou l'approvisionnement en combustibles. Certes, certains services peuvent être assurés par des fournisseurs tiers, mais seul le concepteur de la centrale en a la maîtrise complète.
En troisième lieu, à force de déclin industriel, même notre capacité à maintenir dans de bonnes conditions de sûreté le parc existant pourrait s'éroder. Sans nouvelles perspectives de développement, le secteur risque de ne plus attirer assez de jeunes étudiants de qualité pour assurer un bon remplacement des générations. Dans un tel scénario, nous risquerions de devoir faire nous-mêmes appel aux nouveaux maître du jeu nucléaire mondial.
En quatrième lieu, aucune certitude n'existe à ce jour sur l'échéance à laquelle il sera possible de ne plus faire appel à des sources d'énergie fossile mobilisables à tout moment pour compenser la variabilité des énergies éolienne et photovoltaïque, ainsi que le confirme un rapport récent de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et de Réseau de transport d'électricité (RTE) 13 ( * ) sur les « Conditions et prérequis en matière de faisabilité technique pour un système électrique avec une forte proportion d'énergies renouvelables à l'horizon 2050 » .
Tracé des pipelines reliant la Russie à l'Europe (Source : Le Blog Finance)
À cet égard, nos voisins d'Outre-Rhin, qui, après avoir investi plus de 400 milliards d'euros dans leur transition énergétique, ne peuvent être soupçonnés de mettre en doute l'intérêt des énergies éolienne et photovoltaïque, n'ont récemment pas hésité à froisser leur allié américain pour imposer l'achèvement, jugé indispensable, du gazoduc North-Stream II, qui doit assurer pour les décennies à venir, en double de son prédécesseur North-Stream I, l'approvisionnement de leurs centrales à gaz et de celles de leurs voisins par la production russe.
De fait, même en supposant que toutes les technologies nécessaires puissent être développées, industrialisées, puis déployées à grande échelle avant 2050, une étude récente du Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur « le rôle des sources d'électricité « fermes » à faibles émissions [firm Low-Carbon Electricity Resources] dans la décarbonation profonde de la production d'électricité » 14 ( * ) montre que l'appel à ces sources d'électricité « réduit les coûts de l'électricité de 10% à 62 % dans les scénarios de décarbonation complète » .
Graphique résumant les résultats de l'étude « The Role of Firm Low-Carbon Electricity
Resources in Deep Decarbonization of Power Generation » (source : Joul)
Dans le contexte de la lutte contre le changement climatique, l'énergie nucléaire pourrait donc rester longtemps encore indispensable pour bâtir, à un coût raisonnable, un système électrique avec un niveau très bas d'émissions de gaz à effet de serre, proche de celui de pays tels que la Norvège, la Suède ou la France. Par ailleurs, au-delà de la seule production d'électricité, l'énergie nucléaire pourrait aussi permettre de décarboner la production de chaleur, la désalinisation, la fabrication d'hydrogène, etc.
En cinquième lieu, dans un monde où les technologies civiles et militaires sont de plus en plus souvent imbriquées, c'est notre aptitude à maintenir la force de dissuasion, clef de voute de notre sécurité nationale, qui pourrait nous échapper. Par exemple, sans maîtrise de l'industrie nucléaire civile, il deviendrait beaucoup plus difficile d'entretenir la composante sous-marine, essentielle au maintien de la crédibilité de la force de frappe. De plus, les développements en cours dans le nucléaire civil sur les réacteurs de petite puissance renforceront probablement à l'avenir les synergies avec la propulsion navale et ouvriront d'autres applications, telles que l'alimentation de bases autonomes, le spatial, etc.
En sixième lieu, dans la sphère occidentale, la France porte seule un certain nombre de technologies nucléaires, singulièrement celles du cycle « fermé » du combustible, nécessaires au déploiement de cette énergie sur le long terme. Son effacement de la recherche sur les technologies nucléaires avancées risquerait de donner à la Russie et à la Chine un avantage majeur qu'il sera très difficile pour nos partenaires de compenser. Il ne sera pas possible d'inverser la tendance au déclin de ces 30 dernières années sans revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France l'un des grands acteurs du nucléaire civil : un fort investissement dans la recherche et l'innovation, qui va de pair avec la motivation des jeunes pour un domaine scientifique et technique parmi les plus exigeants, et une démarche industrielle hardie.
Le rôle de l'énergie nucléaire dans la lutte contre le changement climatique Depuis les années 1970, l'énergie nucléaire a contribué à éviter les émissions de gaz à effet de serre de façon significative, à hauteur d'environ 63 gigatonnes de CO 2 au niveau mondial. Émissions de CO 2 évitées à ce jour par l'énergie nucléaire (source : AIE 2019) L'énergie nucléaire constitue la première source d'électricité décarbonée dans les pays développés, assurant 18 % de cette production en 2018, devant l'hydroélectricité et les autres énergies renouvelables. Production électrique des énergies décarbonées dans les pays développés en 2018 (source : AIE 2019) Toutefois, la construction des réacteurs nucléaires dans ces pays, menée à un rythme soutenu dans les années 1970 et 1980, s'est fortement ralentie depuis. De ce fait, l'âge moyen du parc nucléaire y est aujourd'hui élevé, en particulier aux États-Unis (plus de 40 ans en moyenne) et en Europe (plus de 35 ans en moyenne), alors qu'il est de moins de 10 ans en Chine. Répartition du parc nucléaire par tranches d'âge (sources : AIE / AIEA 2019) Si la plupart des réacteurs nucléaires ont été conçus pour fonctionner pendant 40 ans, les progrès réalisés grâce à la recherche dans le domaine de la sûreté et des matériaux permettent d'envisager de prolonger leur exploitation au-delà de cette durée. Ainsi, l'autorité de sûreté américaine a d'ores et déjà autorisé l'exploitation de 90 des 98 réacteurs nucléaires américains pendant 60 ans et étudie la possibilité d'aller jusqu'à 80 ans. En France, l'Autorité de sûreté nucléaire a statué le 23 février 2021 sur les conditions de la poursuite de fonctionnement des réacteurs de 900 MWe d'EDF au-delà de leur quatrième réexamen périodique. Néanmoins, le prolongement de la durée de vie et le renouvellement du parc nucléaire des pays développés sont actuellement remis en question par les réticences des populations, par la concurrence d'autres énergies, notamment les énergies renouvelables et le gaz aux États-Unis, ainsi que par les difficultés rencontrées dans la construction des nouveaux réacteurs, si bien que la capacité de production nucléaire devrait décliner dans les prochaines années. Cette évolution pourrait prolonger la tendance constatée depuis les années 1990 à la réduction de la part de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité mondiale, qui atteint aujourd'hui environ 10%. Cette réduction a été compensée par l'essor concomitant des énergies renouvelables, mais globalement la part des énergies carbonées dans la production mondiale d'électricité est restée stable depuis le début des années 1990. Part des différentes sources d'énergie dans la production d'électricité mondiale (sources : AIE 2019) À cet égard, le directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), M. Fatih Birol, constatait dans un récent rapport : « Si aucune mesure n'est prise pour soutenir davantage l'énergie nucléaire, les efforts déployés au niveau mondial pour assurer la transition vers un système énergétique plus propre deviendront nettement plus difficiles et plus coûteux. » 15 ( * ) Une accélération de la recherche et développement en matière de technologies nucléaires du futur apparaît nécessaire, à la fois pour assurer la prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires existant, pour résoudre les difficultés rencontrées dans la construction de nouvelles capacités de production nucléaire et pour assurer l'attractivité du secteur indispensable au maintien de la sûreté. |
II. LE « NUCLÉAIRE DU FUTUR » : LA DIVERSITÉ DES PISTES TECHNOLOGIQUES
Les technologies nucléaires du futur recouvrent un large éventail de solutions innovantes. Certaines sont d'ores et déjà opérationnelles à échelle réduite ; d'autres en sont au stade de simples concepts, dont la faisabilité reste à démontrer et qui nécessitent parfois de lever des verrous technologiques majeurs, par exemple sur la résistance des matériaux à de très hautes températures ou à la corrosion.
Cette multiplicité d'options crée une première difficulté : comment identifier celles qui ont les meilleures chances de devenir concurrentielles et de s'imposer, comme cela a été le cas pour les générations précédentes avec les réacteurs à eau pressurisée ?
Une méthode possible consiste à clarifier les objectifs visés. En effet, ces technologies variées peuvent être plus ou moins adaptées à l'atteinte d'objectifs aussi divers que l'amélioration du niveau de sûreté, l'élimination des déchets radioactifs les plus dangereux, la meilleure gestion des variations de l'offre et de la demande d'électricité, la réduction des risques de prolifération, la substitution de productions contribuant au réchauffement climatique, etc.
En première approche, les nouvelles technologies portant sur les réacteurs nucléaires peuvent être regroupées en trois grandes catégories : les réacteurs de quatrième génération, les petits réacteurs modulaires et les innovations destinées à améliorer significativement la sûreté et la durée d'exploitation des centrales existantes. Seules les deux premières entrent dans le cadre donné au présent rapport.
En parallèle des recherches et développements sur ces solutions utilisant la fission nucléaire, d'autres travaux portant sur la fusion visent la mise en oeuvre d'installation à un horizon plus lointain, probablement proche de la fin de ce siècle, voire au-delà.
1. Les réacteurs de quatrième génération
Les dénominations « réacteurs de quatrième génération » ou « de génération IV » sont issues du Forum international génération IV (GIF), créé au début des années 2000 par le Département de l'énergie des États-Unis pour coordonner au niveau international le développement de nouveaux types de réacteurs nucléaires, en rupture technologique avec les réacteurs de deuxième ou troisième génération actuellement en exploitation dans le monde.
Source : CEA
Pour le GIF, ces nouveaux réacteurs doivent permettre de répondre à plusieurs objectifs : économiser l'utilisation des ressources naturelles, minimiser les déchets nucléaires, réduire les coûts de construction et d'exploitation, accroître la sûreté et limiter le risque de prolifération nucléaire.
Parmi quelques 130 architectures de réacteurs envisageables, les membres du GIF ont retenu seulement six nouveaux concepts permettant de répondre aux objectifs précités : réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, au plomb ou au gaz, réacteur à très haute température, réacteur à eau supercritique et réacteur à sels fondus.
a. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (SFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (en anglais, Sodium-Cooled Fast Reactor ou SFR), utilise le sodium comme caloporteur, qui permet une densité de puissance élevée et un fonctionnement à basse pression. Toutefois, le sodium réagissant chimiquement avec l'air et l'eau, la conception de ces réacteurs doit éviter tout contact.
Ce concept de réacteur a pour principale caractéristique - commune avec les autres réacteurs à neutrons rapides - sa capacité à recycler le plutonium extrait des combustibles usés d'autres réacteurs et à consommer l'uranium appauvri, sous-produit de l'enrichissement de l'uranium. Ceci multiplie par un facteur de l'ordre de cinquante à cent l'énergie susceptible d'être tirée de l'uranium naturel.
Ces réacteurs pourraient également être adaptés à la transmutation des éléments radioactifs à vie longue, ce qui réduirait fortement la dangerosité des déchets radioactifs après quelques centaines d'années.
Par ailleurs, leur température de fonctionnement, entre 400 et 850°C, nettement plus élevée que celle des réacteurs à eau actuels, de l'ordre de 250°C, permet d'atteindre de meilleurs rendements et d'envisager l'utilisation de la chaleur produite à des fins industrielles.
Plusieurs dizaines de SFR expérimentaux ont déjà été construits de par le monde, si bien qu'il existe un retour d'expérience conséquent sur leur fonctionnement et leur exploitation.
Schéma de principe du SFR (source : Forum international génération IV)
b. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (LFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (en anglais, Lead-Cooled Fast Reactor ou LFR) peut utiliser un caloporteur plomb ou un mélange eutectique de plomb et de bismuth. Ces caloporteurs ont pour avantage de ne pas réagir violemment avec l'eau et l'oxygène, contrairement au sodium, ce qui évite un circuit intermédiaire.
Les deux caloporteurs sont à la fois très faiblement modérateurs et très bons réflecteurs neutroniques. Le volume de caloporteur, plus important à puissance égale que dans un SFR, facilite la convection naturelle. De plus, la température d'ébullition très élevée du plomb (1 745°C) et du plomb-bismuth (1 670°C) réduit fortement le risque d'évaporation du caloporteur tout en permettant une moindre pression du circuit primaire. La grande inertie thermique du plomb, compte tenu du volume important et de sa masse volumique représente un autre avantage.
Par contre, l'augmentation de la viscosité du caloporteur peut entraîner une surchauffe du combustible. Par ailleurs, la formation de polonium 210 par activation du caloporteur pose également difficulté. De plus, le poids du plomb peut affecter les structures mécaniques. Des études sont menées pour identifier des matériaux capables de résister à son pouvoir de corrosion. Pour ce concept, la Fédération de Russie bénéficie du retour d'expérience des sous-marins de classe Alfa au plomb-bismuth développés en ex-URSS dans les années 1970, mais abandonnés en raison d'un coût d'entretien élevé.
Schéma de principe du LFR (source : Forum international génération IV)
c. Concept de réacteurs à neutrons rapides refroidi au gaz (GFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au gaz (en anglais, Gas-Cooled Fast Reactor ou GFR) utilise de l'hélium pressurisé à 70 bars. Ce caloporteur gazeux permet d'atteindre une température de fonctionnement de 850 °C en sortie de coeur, autorisant un rendement de plus de 40 %, contre 35 % pour les réacteurs actuels.
Une recherche sur les matériaux pouvant supporter des températures élevées est nécessaire, notamment pour les gaines des combustibles. Dans ce domaine, ce réacteur bénéficie des travaux menés sur ITER ( International Thermonuclear Experimental Reactor ) qui conduisent à envisager des gaines en carbure de silicium. La densité de puissance élevée et l'inertie thermique faible du caloporteur nécessitent un système de dissipation actif qui représente un enjeu de sûreté.
Schéma de principe du GFR (source : Forum international génération IV)
d. Concept de de réacteur à très haute température (VHTR)
Le concept de réacteur à très haute température (en anglais, Very-High-Temperature Reactor ou VHTR) est le seul des six choisis par le Forum international génération IV à utiliser uniquement des neutrons thermiques. Le caloporteur, de l'hélium gazeux à une pression de 50 à 90 bars, est transparent aux neutrons, n'a aucun impact sur les matériaux du réacteur et permet d'atteindre une température de fonctionnement élevée de l'ordre de 1 000° C, qui conduit à un rendement proche de 45 %.
D'une puissance de l'ordre de 300 MWe, ce réacteur n'a pas vocation à produire uniquement de l'électricité. Il est surtout destiné à la cogénération, pour la production de chaleur industrielle ou d'hydrogène par thermolyse, c'est-à-dire dissociation thermique de l'eau en hydrogène et oxygène, ou électrolyse à haute température. Sur le plan de la sûreté, une perte du caloporteur entraine un étouffement de la réaction en chaîne.
Au sujet du retour d'expérience pour ce concept de réacteurs, M. Stefano Monti, chef de la section du développement des technologies de l'énergie nucléaire de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a précisé : « C'est une technologie bien connue, déjà utilisée depuis longtemps en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et au Japon. Au niveau international, l'exploitation de réacteurs à gaz bénéficie donc d'une expérience importante depuis 40 ans, même si elle est moindre que l'expérience obtenue avec les réacteurs à eau. Aujourd'hui, on dispose de concepts plus évolués, dits de quatrième génération, plus sûrs, plus performants, etc. »
Schéma de principe du VHTR (source : Forum international génération IV)
e. Concept de réacteur à eau supercritique (SCWR)
Le concept de réacteur à eau supercritique (en anglais, Supercritical-Water-Cooled Reactor ou SCWR) est une évolution des réacteurs de troisième génération à eau bouillante (REB). Il peut fonctionner avec des neutrons thermiques ou rapides.
L'utilisation comme caloporteur d'eau à l'état supercritique, à une température supérieure à 374° C et à une pression supérieure à 22,1 mégapascals, permet, d'une part d'atteindre une température de 550° C en sortie de coeur, qui porte le rendement au-dessus de 40 %, d'autre part de résoudre les problèmes liés au changement d'état de l'eau dans le réacteur.
Cependant, la compréhension du comportement de l'eau supercritique sous irradiation est encore insuffisante, tout comme celle de ses propriétés thermodynamiques.
Schéma de principe du SCWR (source : Forum international génération IV)
f. Concept de réacteur à sels fondus (MSR)
Le dernier concept de réacteurs (en anglais, Molten Salt Reactor ou MSR) utilise des sels fondus comme caloporteur. Il en existe deux grandes familles. La première possède un coeur où les particules de combustible sont regroupées en plaques contenues dans un assemblage. La seconde, plus innovante, utilise un combustible liquide, dissous dans un caloporteur à base de sels fondus. Un fonctionnement avec des neutrons thermiques ou rapides est possible. Ce dernier présente l'avantage d'une meilleure utilisation du combustible. Par ailleurs, une alternative à l'uranium est également prévue pour ce concept de réacteur : le thorium, trois fois plus abondant sur Terre que l'uranium (voir encadré).
Le caloporteur est composé de sels fluorés mélangés au combustible. La température en sortie de circuit est d'environ 770°C, ce qui permet une conversion d'énergie avec un rendement supérieur à 40 %. La température élevée d'ébullition du sel combustible (1 800°C) permet une pression de moins de 5 bars, ce qui limite les contraintes mécaniques sur les structures. L'état liquide élimine le risque d'endommagement de la matrice combustible par rayonnement.
Néanmoins des difficultés demeurent : une épuration continue du sel via une unité de traitement est nécessaire ; par ailleurs les hautes températures ainsi que la faible inertie thermique du sel rendent indispensable un système de vidange, afin de préserver l'intégrité des structures en cas d'élévation excessive de la température. En France, cette option est étudiée par le CNRS et depuis peu par le CEA.
Schéma de principe du MSR (source : Forum international génération IV)
Le thorium, alternative à l'uranium ? Le thorium fait l'objet d'un engouement certain depuis de nombreuses années, avec la promesse d'une énergie nucléaire plus durable, plus sûre, produisant moins de déchets et moins propice à la prolifération nucléaire que l'uranium. Le thorium est un métal légèrement radioactif, environ trois fois plus abondant que l'uranium. Contrairement à ce dernier, il n'existe dans la nature que sous une unique forme isotopique : le thorium 232. Comme l'uranium 238 et contrairement à l'uranium 235, ce dernier n'est pas un élément fissile, mais fertile. De ce fait, il doit être associé à des éléments fissiles, tels que l'uranium 235 ou le plutonium, pour permettre le démarrage et l'entretien d'une réaction en chaîne, ou être soumis à un flux externe de neutrons (voir plus loin les réacteurs sous-critiques). Lorsqu'il absorbe un neutron, le thorium 232 génère un noyau de thorium 233 qui se transforme en quelques minutes par décroissance radioactive en protactinium 233, puis après moins d'un mois en uranium 233 fissile. Du fait des caractéristiques neutroniques favorables de l'uranium 233 issu du thorium 232 et de l'absence d'uranium 238, le cycle du thorium génère moins de déchets de haute activité que le cycle de l'uranium, en particulier un peu moins de produits de fission et surtout beaucoup moins d'actinides mineurs (curium, neptunium et américium), ainsi que de plutonium. Néanmoins, l'utilisation du thorium impliquerait de mettre en oeuvre deux filières distinctes pour l'uranium et le thorium, avec deux cycles du combustible associés. Malgré cette complexité supplémentaire, des pays disposant de réserves importantes de thorium, comme l'Inde ou la Chine, développent des réacteurs destinés à utiliser ce combustible alternatif. |
g. La question cruciale de la sûreté
Du point de vue de la sûreté, ces différents concepts de réacteurs présentent des caractéristiques très différentes, avec des atouts et des inconvénients spécifiques, qui ont fait l'objet d'une évaluation par l'IRSN dans un rapport de 2015 16 ( * ) .
Ce rapport souligne notamment la difficulté de dresser un bilan comparatif des différents concepts, certains étant encore à un stade très préliminaire de développement, alors que d'autres sont en partie éprouvés. Six ans plus tard, ce constat reste largement d'actualité.
Néanmoins, l'IRSN indique qu'il « ne dispose pas d'éléments permettant de conclure à la possibilité d'atteindre, pour les systèmes examinés, un niveau de sûreté significativement supérieur à celui des réacteurs de génération III, si ce n'est pour le VHTR dont la puissance est faible » .
De fait, l'amélioration de la sûreté ne faisait pas partie, à l'origine, des objectifs fixés par le GIF au début des années 2000. Sans doute les progrès significatifs en matière de sûreté associés aux réacteurs de troisième génération, encore au stade de projets, semblaient-ils suffisants à l'époque. Cet objectif n'a donc pas joué un rôle prépondérant dans la sélection des six concepts de réacteurs. Ce n'est qu'après la catastrophe de Fukushima qu'il a pris une place majeure dans les préoccupations du forum.
Cette limite représente un obstacle non négligeable au déploiement des réacteurs de quatrième génération. En effet, même en supposant qu'un nouveau réacteur présente un niveau de sûreté intrinsèque équivalant à celui des réacteurs à eau pressurisée de troisième génération, le manque d'expérience dans son exploitation représenterait un risque supplémentaire non négligeable par rapport à ces derniers. Ainsi, sur les trois accidents majeurs survenus depuis le début de l'usage civil du nucléaire, deux, aux États-Unis et en ex-Union soviétique, résultent essentiellement d'erreurs des opérateurs.
2. Le cas particulier des réacteurs sous-critiques ou hybrides
Le concept de réacteur sous-critique ou hybride se caractérise par l'impossibilité d'y entretenir une réaction en chaîne sans l'apport de neutrons supplémentaires générés par un système externe. Il ne fait pas partie des concepts retenus par le Forum international génération IV.
La source externe de neutrons la plus couramment envisagée est la spallation 17 ( * ) de noyaux lourds par des particules chargées, par exemple des protons issus d'un accélérateur de particules. Ce concept est qualifié de réacteur sous-critique piloté par accélérateur ou de système piloté par accélérateur (en anglais Accelerator Driven System , ou ADS).
Principe du projet de réacteur sous-critique piloté par accélérateur Myrrha 18 ( * )
L'idée d'associer un accélérateur de particules à un réacteur nucléaire date des années 1950, mais n'a été perfectionnée qu'au début des années 1990, au sein du CERN, par une équipe dirigée par le physicien italien Carlo Rubbia 19 ( * ) . Les deux concepts originaux de réacteurs issus de ces travaux, appelés Amplificateurs d'énergie ou Rubbiatrons, associaient un cyclotron à un réacteur refroidi à l'eau ou au gaz alimenté en thorium, combustible plus abondant que l'uranium (voir encadré).
Les réacteurs sous-critiques sont perçus comme intrinsèquement plus sûrs que les réacteurs à fission nucléaire conventionnels. Pour ces derniers, dans certaines conditions de fonctionnement dégradées, le taux de fission peut en effet augmenter rapidement, entrainant une réaction d'emballement susceptible d'endommager gravement le réacteur, comme cela est survenu à Tchernobyl, si des mesures adéquates ne sont pas rapidement prises, par exemple en descendant des barres de contrôle dans le coeur du réacteur.
Au contraire, avec un réacteur sous-critique, la réaction s'arrête dès qu'elle n'est plus alimentée en neutrons par la source externe. Toutefois, même si la réaction est arrêtée, le problème de l'évacuation de la chaleur résiduelle du réacteur demeure entier : tout comme un réacteur conventionnel, un réacteur sous-critique doit être refroidi pendant une longue durée après son arrêt pour éviter une fusion du coeur, similaire à celle survenue sur trois réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi 20 ( * ) .
Par ailleurs, la possibilité de moduler l'apport externe en neutrons permet d'utiliser des combustibles aux caractéristiques neutroniques défavorables et rend ce concept de réacteur bien adapté à l'utilisation du thorium comme combustible ainsi qu'à la transmutation des éléments radioactifs à vie longue.
Plusieurs projets d'ADS sont en cours de développement dans le monde, en particulier en Belgique et en Chine.
Le SCK-CEN (Centre d'études nucléaires) belge travaille depuis plus de 20 ans sur le projet MYRRHA ( Multi-purpose Hybrid Research Reactor for High-tech Applications , c'est-à-dire Réacteur de recherche multifonctionnel hybride pour applications de hautes technologies). Ce projet, sans doute le plus avancé au monde, s'inscrit dans plusieurs programmes européens de recherche sur la transmutation des déchets et les réacteurs avancés. La France y contribue au travers du CNRS et du CEA.
Dans sa version actuelle, le projet MYRRHA repose sur un accélérateur linéaire délivrant des protons d'une énergie de 600 mégaélectronvolts couplé à un réacteur sous-critique de 100 MW thermiques à caloporteur plomb-bismuth doté d'un refroidissement passif. Ce projet vise plusieurs applications : la production de radio-isotopes à usage médical, la transmutation des déchets radioactifs, la physique fondamentale.
De son côté, l'Institut de technologie de sûreté de l'énergie nucléaire (INEST) de l'Académie chinoise des sciences conduit depuis 2011 un programme de développement de systèmes pilotés par accélérateur à des fins de production d'énergie et de transmutation des déchets qui doit aboutir à la construction de plusieurs réacteurs à caloporteur plomb et plomb-bismuth de puissance croissante 21 ( * ) : CLEAR-I (10 MWe), suivi de CLEAR-II (100 MWe) et de CLEAR-III (1000 MWe), avec deux modes d'exploitation, critique et sous-critique.
D'autres projets d'ADS moins avancés existent aux États-Unis, en Inde 22 ( * ) , en Corée du Sud 23 ( * ) et au Japon 24 ( * ) .
3. Les petits réacteurs modulaires (SMR), réacteurs modulaires avancés (AMR) et microréacteurs (MMR)
a. La fin de la course à la puissance
La puissance des premiers réacteurs nucléaires destinés à la production d'électricité était faible par rapport à celle des réacteurs actuels, de l'ordre de quelques dizaines de mégawatts électrique : 70 MWe pour le réacteur de la centrale de Chinon mis en service en 1963. Très rapidement, les producteurs d'électricité ont favorisé des réacteurs de plus en plus puissants. Ainsi, la puissance nette des réacteurs à eau pressurisée du parc français est passée de 900 MWe, à 1 300 MWe, puis à 1 450 MWe, enfin à 1 600 MWe pour l'EPR de Flamanville (en excluant le démonstrateur de réacteur à eau pressurisée de Chooz de 310 MWe).
De fait, la plupart des coûts associés à la construction et à l'exploitation d'un réacteur ne varient pas de façon linéaire en fonction de la puissance de celui-ci. Par exemple, la construction d'un réacteur de 1 200 MWe ne nécessite pas deux fois plus de béton et d'acier que celle d'un réacteur de 600 MWe, et son exploitation n'exige pas deux fois plus de personnel. Augmenter la puissance permet donc, en principe, de réaliser des économies d'échelle.
Toutefois, les grands réacteurs étant plus longs à construire et leur coût d'investissement étant plus élevé, les financements sont plus difficiles à trouver, ainsi que l'a rappelé M. Jean-François Collin, conseiller-maître à la Cour des comptes, lors de son audition : « L'investissement dans le secteur nucléaire apparaît comme risqué et n'attire pas les investisseurs privés. EDF en a cherché pour Flamanville et n'y est pas parvenu, pas plus que pour Hinkley Point. Le Royaume-Uni a apporté une garantie de revenus à EDF sur une longue période. Cela n'a cependant pas suffi à convaincre de nouveaux partenaires privés à s'associer à cet investissement » .
De plus, ces réacteurs nécessitent d'adapter en partie leur conception aux spécificités de chaque site, ce qui augmente également les incertitudes et les coûts. Enfin, l'accroissement de la puissance a aussi un impact significatif sur la sûreté, ce qui implique de renforcer les disposions de sûreté, avec des conséquences non négligeables sur les coûts.
Néanmoins, d'après une étude récente du MIT 25 ( * ) , les coûts élevés des chantiers français et américains de réacteurs de troisième génération EPR et AP-1000 sont principalement liés aux travaux de génie civil et aux autres tâches d'installation d'équipements effectuées sur site. Pour les réduire, la stratégie préconisée consisterait à rendre la construction plus modulaire et à la réaliser autant que possible en dehors du chantier.
Les grands réacteurs sont mal adaptés à de telles méthodes de construction. Certaines expériences montrent d'ailleurs que l'assemblage des composants les plus simples peut s'avérer moins coûteux sur site s'il est bien préparé. Devant ces difficultés, dès la fin des années 2000, il semblait nécessaire de trouver de nouveaux concepts de réacteurs nucléaires permettant de simplifier les méthodes de construction, et potentiellement de réduire les coûts.
b. Les réacteurs de petite puissance : une technologie éprouvée
Des réacteurs nucléaires de petite puissance très compacts équipent depuis les années 1950 les sous-marins et les porte-avions, avec de fortes contraintes de confinement et de sécurité. Le Redoutable , premier sous-marin nucléaire français, doté d'un réacteur de 100 MW thermiques, conçu par une division du CEA qui allait devenir TechnicAtome, est entré en service en 1967. Plus de 1 000 réacteurs navals ont été utilisés de par le monde et environ 250 sont en fonctionnement.
La France a été précurseur dans ce domaine, puisqu'elle a développé au début des années 1980 deux modèles de réacteurs de petite taille : un réacteur d'une puissance entre 100 et 150 MW thermiques dédié à la production de chaleur pour le chauffage urbain et un réacteur de 300 MWe destiné à la cogénération d'électricité et de chaleur qui devait être fabriqué en usine avant d'être installé sur site sans soudures. Ces projets, développé par le CEA, EDF et Technicatome ont été abandonnés faute de marché.
Akademik Lomonosov (source : Agence Tass)
En décembre 2019, Rosatom a mis en service en Sibérie la centrale nucléaire flottante Akademik Lomonosov , équipée de deux réacteurs de brise-glaces de 32 MWe chacun, prenant ainsi de vitesse les autres pays dans la course aux petits réacteurs modulaires. Mais la plupart des projets concurrents ne se limitent pas à repositionner des réacteurs existants. Il s'agit de nouveaux concepts destinés à répondre à d'autres contraintes, par exemple en termes de coûts et de sûreté, même si plusieurs des entreprises concernées fabriquent aussi des réacteurs militaires.
c. Des réacteurs offrant de nouvelles opportunités
L'Agence internationale de l'énergie atomique définit les petits réacteurs modulaires ( Small Modular Reactors ou SMR) comme des réacteurs nucléaires d'une puissance comprise entre 10 et 300 MWe, dont les composants et les systèmes peuvent être fabriqués en usine, puis transportés sous forme de modules sur site pour être installés en fonction de la demande. Le schéma ci-dessous permet de visualiser la compacité d'un SMR par rapport à un réacteur traditionnel.
Comparaison de la configuration d'un réacteur à eau pressurisé traditionnel (a) et d'un SMR (IRIS) (b), (c) comparaison de la traille de l'enceinte de confinement d'un réacteur à eau pressurisé de 600 MWe et d'un SMR (c) (Carelli et al., 2005)
Si leur puissance limitée ne permet pas de bénéficier d'économies d'échelle, ces réacteurs présentent, de par leur taille et leur modularité, plusieurs avantages.
En premier lieu, leur faible puissance unitaire permet de concevoir des SMR dotés d'un haut niveau de sûreté passive, ne nécessitant pas l'intervention d'un opérateur ou une alimentation électrique externe pour arrêter le réacteur et maintenir le refroidissement nécessaire à l'évacuation de la chaleur résiduelle du coeur. De ce fait, les SMR représentent une opportunité de franchir un nouveau palier dans la sûreté nucléaire par rapport aux réacteurs de troisième génération.
En deuxième lieu, les principaux composants de ces réacteurs peuvent être standardisés et fabriqués en série sur des chaînes de montage, ce qui doit à la fois simplifier et améliorer le contrôle de la qualité de fabrication, et permettre une baisse des coûts par effet de série, sous réserve de réaliser des quantités suffisantes.
En troisième lieu, comme la plus grande partie de la fabrication s'effectue hors site, la construction des petits réacteurs modulaires devrait prendre moins de temps que celle d'un réacteur classique, et surtout présenter beaucoup moins d'incertitudes. Il est également possible de commencer par installer un seul réacteur, puis d'en ajouter d'autres suivant les besoins. Ces caractéristiques faciliteront le financement de ces projets par rapport à un réacteur classique.
En quatrième lieu, pour diverses raisons liées à leur conception, à leur empreinte au sol réduite et à leur faible consommation en eau, les SMR offrent une plus grande souplesse dans le choix d'un site d'implantation que les grands réacteurs et s'accommodent mieux des sites isolés. Une multiplication des sites d'implantation de réacteurs posera toutefois la question de la sécurité de ces installations, par exemple face à des agressions extérieures.
En cinquième lieu, la faible puissance des SMR ne peut que faciliter leur raccordement au réseau, notamment dans des pays dotés d'une infrastructure électrique peu développée. Leur exploitation devrait permettre d'améliorer la fiabilité du réseau et de sécuriser l'approvisionnement, en particulier lorsque les énergies renouvelables font partie du bouquet énergétique.
En dernier lieu, le démantèlement d'un SMR pourrait être simplifié et réalisé, comme sa construction, en usine. Si cet aspect est correctement pris en compte à la conception, cela pourrait abaisser le coût de possession du réacteur.
On le voit, les petits réacteurs modulaires disposent a priori de nombreux atouts par rapport aux réacteurs actuels de troisième génération, bien que ceux-ci offrent une solution plus éprouvée pour la production d'électricité. Les SMR permettent notamment d'envisager un saut tout à fait significatif en termes de sûreté et de sécurité.
Ce point apparaît décisif, notamment dans les pays occidentaux où l'énergie nucléaire a durablement souffert de l'impact des trois grands accidents nucléaires survenus dans le monde. La meilleure acceptabilité des SMR se traduit déjà par un changement de la position de certains mouvements écologistes dans les pays d'Europe du nord. Par exemple, le parti vert finlandais s'est déclaré favorable à leur déploiement 26 ( * ) , pourtant envisagé à proximité de zones densément peuplées, pour remplacer le chauffage urbain au charbon.
d. La question centrale du coût des SMR
De nombreuses études économiques ont été publiées depuis quelques années pour essayer de mieux cerner le coût des futurs SMR, afin de le comparer à celui des réacteurs nucléaires classiques ou des énergies renouvelables 27 ( * ) . Il s'agit évidemment d'un exercice difficile s'agissant d'un nouveau concept dont aucun exemplaire n'est parvenu ce jour au stade de la construction (les réacteurs russes de l' Akademik Lomonosov et chinois HTR-10 étant de « faux » SMR, avec une puissance faible, mais peu de modularité).
Au sein de la filière nucléaire française, un consensus semble se dégager pour considérer que le coût de l'électricité produite par les SMR sera notablement supérieur à celui des réacteurs de troisième génération de construction récente. Les résultats d'une première étude sur des données réelles 28 ( * ) relatives au réacteur américain Nuscale, SMR dont le développement est le plus avancé, et à un réacteur à eau pressurisé de deuxième génération (PWR-12 de Westinghouse) suggèrent un coût de construction par kilowattheure légèrement inférieur pour le premier. Cette étude n'aborde toutefois pas la question du coût d'exploitation.
Comparaison des coûts d'une centrale Nuscale et d'un réacteur PWR-12
Il convient de noter que l'évaluation du coût de construction du réacteur à eau pressurisée PWR-12 se fonde sur un déroulement satisfaisant du chantier. Or, les SMR, de par leur modularité et la simplicité du chantier, devraient créer beaucoup moins d'incertitudes sur le déroulement de la phase de construction. Celle-ci devrait aussi être moins longue, ce qui aura nécessairement un impact sur le financement de ces projets. Or, le coût du financement représentant jusqu'à la moitié du coût total de construction d'un réacteur - tel est le cas pour le projet Hinkley Point C 29 ( * ) , l'effet sur le coût de l'électricité produite pourrait s'avérer significatif.
e. Une réussite dépendant largement de la conception et de l'accompagnement des projets
Les SMR à eau pressurisée reprennent des principes techniques éprouvés dans un format plus compact, formule déjà expérimentée depuis quelques 70 ans dans le domaine naval. Néanmoins, les bénéfices mentionnés précédemment ne se concrétiseront que si leur conception est soigneusement étudiée. Celle-ci devra non seulement viser des objectifs tels que la simplification des composants ou l'intégration de dispositifs passifs, mais aussi prendre en compte des contraintes telles que l'optimisation de la fabrication en série et la réduction des coûts de démantèlement.
Cette démarche s'écarte de façon notable de celle habituellement suivie par la filière nucléaire, à la fois pour la conception et la construction des grands réacteurs destinés à la production d'électricité, actuellement adaptés à chaque site, et au contexte industriel de chaque pays, et celles des réacteurs destinés aux applications navales, pour lesquels le critère de coût apparaît secondaire.
Ce tournant nécessitera une capacité d'adaptation importante des industriels du nucléaire ainsi que la mise en oeuvre de modes d'organisation et de techniques innovantes 30 ( * ) . À cet égard, les industriels de la filière nucléaire française ont cherché à intégrer ces dernières années des innovations telles que la modélisation numérique, la fabrication additive ou l'usine 4.0.
Le projet de SMR français Nuward Ce projet est développé en partenariat entre EDF, TechnicAtome, Naval Group et le CEA. Nuward sera constitué de deux réacteurs à eau pressurisée modulaires de 170 MWe intégrés dans un îlot nucléaire de 340 MWe, disposant d'une salle de commande unique. Image de synthèse d'un réacteur du SMR Nuward (source : Nuward) Son installation sera semi-enterrée pour assurer une meilleure résistance aux agressions extérieures. Contrairement à certains SMR étrangers utilisant de l'uranium enrichi à plus de 5 %, ses combustibles seront similaires à ceux des réacteurs actuels. Les réacteurs sont dotés d'une enceinte métallique intégrant l'ensemble des composants du circuit primaire qui sera immergée dans l'eau. Cette conception et les systèmes passifs utilisés permettront d'évacuer la puissance résiduelle des réacteurs sans intervention externe durant plusieurs jours. L'absence de bore - utilisé pour absorber les neutrons et ralentir la réaction en chaîne - en fonctionnement normal élimine les accidents de dilution tout en réduisant les rejets de la centrale dans l'environnement. Lors de son audition, M. Loïc Rocard, PDG de TechnicAtome a résumé ainsi l'avancement du projet : « nous avons terminé en 2019 la phase de pré-avant-projet sommaire, et entamé dans la foulée l'avant-projet sommaire qui doit durer jusqu'en 2022, et sera suivi par l'avant-projet détaillé. La phase ultérieure, après 2025, permettra d'aller vers l'autorisation de construction et la validation du concept par les autorités de sûreté. » L'objectif de construction d'une première unité en France se situe à l'horizon 2030. La principale cible commerciale de ce projet est le remplacement probable d'ici 2050 d'un grand nombre de centrales à charbon dans le monde, d'une puissance souvent proche de 300 à 400 MWe, pour lutter contre le changement climatique. |
La concurrence sur ce nouveau marché s'annonce en tout état de cause particulièrement intense : plus de 65 projets de SMR étaient recensés par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) à travers le monde à la fin de l'année 2020 31 ( * ) . De toute évidence, tous n'aboutiront pas, d'autant que certains porteurs ne disposent pas de compétences ou de moyens suffisants. Mais au côté des acteurs traditionnels du secteur d'origine américaine, britannique, canadienne, japonaise, coréenne, russe ou chinoise, on trouve aussi de nouveaux entrants américains crédibles et dotés de ressources conséquentes.
Trois aspects, en partie liés, apparaissent particulièrement critiques pour se démarquer sur ce futur marché : la prime au premier entrant, car un temps d'avance peut faire une différence significative entre deux produits équivalents ; la captation d'un marché en volume suffisant pour pouvoir bénéficier d'un réel effet de série ; l'harmonisation des certifications nécessaires à la construction, au niveau européen et si possible mondial.
Sur le premier point, certains spécialistes estiment que le marché des SMR, qui serait disjoint de celui des réacteurs de grande taille, ne prendra pas son envol avant 2035. Même dans cette hypothèse, disposer d'un produit fini quelques années à l'avance peut donner le temps de l'éprouver et de « verrouiller » certains marchés. À cet égard, les rapporteurs se félicitent du soutien accordé à la filière française dans le cadre du Plan de relance, une enveloppe de 50 millions d'euros étant attribuée à l'avant-projet sommaire du futur SMR français Nuward, via le dernier Programme d'investissements d'avenir (PIA).
Néanmoins, cet effort pourrait s'avérer insuffisant, compte tenu de l'avance dont disposent certains projets concurrent et des financements dont bénéficient ces derniers, en particulier aux États-Unis où le SMR de NuScale Power a reçu du Département de l'énergie américain une première aide de 226 millions de dollars sur cinq ans en 2013, puis une deuxième de 16,6 millions de dollars en 2015 et une troisième de 40 millions de dollars en 2018 32 ( * ) .
Aussi cet effort devra-t-il, en tant que de besoin, être prolongé aux étapes suivantes de développement par un soutien pluriannuel, en particulier si celui-ci permet d'accélérer la finalisation du projet.
Sur le deuxième point, la construction d'une tête de série dans le pays d'origine est une étape nécessaire, comme pour les grands réacteurs, mais elle ne sera pas suffisante. Pour les SMR, le passage à l'échelle industrielle, avec la construction d'une usine d'assemblage capable de fabriquer plusieurs dizaines d'unités par an, supposera de disposer assez vite d'un volume d'affaires significatif pour assurer sa rentabilité.
Les rapporteurs souhaitent que soit évaluée l'alternative des SMR Nuward pour remplacer certains réacteurs de 900 MWe après 2030. Une telle démarche permettrait d'initialiser un carnet de commandes pour ces nouveaux réacteurs. En outre, une gestion souple de leur fabrication et des commandes à l'étranger pourrait permettre de disposer d'un avantage compétitif en termes de délais, sur le modèle pratiqué récemment pour faciliter les ventes de l'avion Rafale.
Sur le troisième point, la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis (en anglais, United States Nuclear Regulatory Commission ou NRC) a pris de l'avance en instruisant les principales étapes de certification d'un premier SMR commercial (le SMR Nuscale devrait être certifié en août 2021). Il apparaît donc souhaitable que l'Autorité de sûreté nucléaire française, considérée comme la deuxième plus importante au niveau mondial et particulièrement active sur le plan international, ainsi qu'en Europe au travers de l'Association des autorités de sûreté nucléaire des pays d'Europe de l'Ouest (en anglais, Western European Nuclear Regulators Association ou WENRA) puisse poursuivre ses efforts pour faire progresser l'harmonisation de la certification des SMR en Europe, éventuellement en lien avec ses équivalents américain, britannique, canadien et japonais.
De plus, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est bien placé pour étudier les conditions sous lesquelles les SMR pourraient permettre de réaliser un réel saut en matière de sûreté. L'IRSN a pris les devants en proposant, dans le cadre du Plan de relance, un projet pour engager un programme de recherche sur ce sujet. Les rapporteurs estiment que ce dernier doit lui être accordé.
f. Les réacteurs modulaires avancés (AMR), un nouveau départ pour la quatrième génération ?
Plus de la moitié des projets de petits réacteurs modulaires identifiés par l'AIEA à fin 2020 sont basés sur des concepts proches de ceux retenus dans les années 2000 par le Forum international Génération IV : réacteurs à haute température - n'atteignant toutefois pas toujours les 1 000° C envisagés pour les VHTR, réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, au plomb, au plomb-bismuth ou à l'hélium et réacteurs à sels fondus.
Ces SMR de conception avancée sont fréquemment identifiés en tant que réacteurs modulaires avancés (en anglais Advanced Modular Reactor ou AMR). Ils ont pour atout commun une température de sortie de circuit significativement plus élevée que pour les SMR à eau. Pour la production d'électricité, ceci pourrait permettre d'atteindre de meilleurs rendements. Surtout, ces températures sont plus adaptées à la fourniture de chaleur à des processus industriels diversifiés et pour des applications telles que la désalinisation ou la production d'hydrogène.
Compte tenu des obstacles technologiques à lever, la plupart de ces projets sont encore à un stade de conception très préliminaire, si bien que la mise en service d'une première unité devrait être plus tardive que pour les SMR à eau pressurisée. Le réacteur chinois à haute température HTR-PM de 210 MWe, entré en service en 2021, et le réacteur russe BREST-300 à neutrons rapides refroidi au plomb de 300 MWe, dont la construction a commencé cette année, constituent deux exceptions notables. Cependant, bien que de faible puissance, ces réacteurs n'ont pas été initialement conçus comme modulaires, si bien qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'AMR.
Par rapport aux concepts originaux du Forum international génération IV, la puissance et la taille réduites des réacteurs modulaires avancés pourrait les faire bénéficier de la même progression en termes de sûreté que celle des SMR à eau, même si leur conception sera nécessairement plus exigeante. Par exemple, pour les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, il apparaît a priori plus facile d'éviter les fuites de caloporteur dans un réacteur de format ramassé. Par ailleurs, les problèmes d'évacuation de chaleur sont dans ce cas encore plus limités que dans un SMR à eau, compte tenu de l'inertie du sodium.
Ainsi, les AMR pourraient-ils permettre à la fois une amélioration significative de la sûreté par rapport aux réacteurs de troisième génération et une diversification des applications de l'énergie nucléaire à la décarbonation de l'économie, notamment en direction des applications industrielles. Malgré les échéances plus lointaines liées aux obstacles techniques parfois majeurs à lever, il n'est donc pas surprenant que plusieurs pays, notamment les États-Unis, le Canada, le Royaume Uni, la Chine et la Fédération de Russie, investissent dans le développement de ces réacteurs.
Les rapporteurs considèrent que la France doit évaluer la pertinence des AMR pour répondre aux défis de la lutte contre le changement climatique, notamment dans le cadre de la décarbonation du secteur industriel.
g. Les microréacteurs modulaires (MMR)
Le terme microréacteur modulaire désigne un réacteur présentant a priori les mêmes caractéristiques de modularité qu'un SMR ou qu'un AMR, mais dont la puissance est inférieure à 10 MWe (parfois 20 MWe).
Ces réacteurs présentent des atouts similaires à ceux des SMR ou des AMR et sont de plus très faciles à déplacer. Leur puissance et leur taille réduite leur ouvrent de nouveaux domaines d'applications civiles et militaires : alimentation électrique de sites isolés ou en environnements hostiles, fourniture de chaleur à un processus industriel, production locale d'hydrogène, etc.
Plusieurs projets de MMR sont en cours de développement. Ainsi, celui du canadien Global First Power, un réacteur de 5 MWe à haute température, est récemment entré en phase de certification par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), avec un objectif de mise en service avant 2030.
Les rapporteurs estiment qu'une attention particulière doit être portée aux développements en cours dans le domaine des MMR.
4. Une concurrence internationale soutenue
La Fédération de Russie et la Chine ont fortement investi depuis une vingtaine d'années dans les technologies nucléaires du futur, alors que les pays occidentaux, confrontés aux difficultés immédiates liées au déclin progressif de leur industrie nucléaire, relâchaient leurs efforts.
Plusieurs projets de réacteurs avancés sont d'ores et déjà fonctionnels dans ces deux pays et d'autres sont en développement ou en construction. Ces pays consolident ainsi leur image de leaders mondiaux des technologies nucléaires.
Ce n'est que ces dernières années que les États-Unis, prenant conscience du retard accumulé et du risque de se voir définitivement dépassés, ont décidé d'impulser un redressement rapide de leur recherche dans ce domaine, en faisant appel à la fois aux ressources de la recherche publique et au dynamisme du secteur privé.
a. Le cas de la Fédération de Russie
Comme en France, dès les débuts du développement de l'industrie nucléaire civile soviétique, le choix a été fait de s'orienter vers un cycle « fermé » du combustible nucléaire. Conformément à cette vision, le parc nucléaire a été imaginé avec deux composantes : d'une part des réacteurs à neutrons thermiques et d'autre part des réacteurs à neutrons rapides. Pour M. Vitaly Khadeev, vice-président de Rosatom chargé du développement des technologies du cycle du combustible nucléaire fermé et des installations industrielles : « Premièrement, cela permet d'augmenter de manière exponentielle le volume de matières premières pour les centrales nucléaires. Deuxièmement, cela permet de recycler le combustible nucléaire usé au lieu de le stocker. Et troisièmement, nous utiliserons à nouveau dans le cycle du combustible nucléaire les stocks accumulés d'uranium appauvri et de plutonium. »
Vue interne du réacteur BN-800 (source : Rosatom)
Dans cette perspective, le pays s'est doté de plusieurs réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, notamment les deux réacteurs en production à la centrale de Beloïarsk : le BN-600 raccordé au réseau électrique en 1980 et le BN-800, raccordé en 2015. Afin de prévoir l'alimentation en combustible de ces réacteurs à neutrons rapides, la Fédération de Russie développe de nouvelles chaînes d'approvisionnement. Ainsi, le premier chargement complet en combustibles MOX (« mélange d'oxydes » ou « mixed oxides » , constitué d'un mélange de dioxyde de plutonium et de dioxyde d'uranium appauvri), produits par le Mining and Chemical Combine à Jeleznogorska, dans la région de Krasnoïarsk, a été réalisé en 2020 sur le réacteur BN-800.
En parallèle, la Russie envisage aussi le multirecyclage des combustibles dans les réacteurs VVER à eau pressurisée. Le combustible REMIX ( Regenerated Mixture ) développé par TVEL Fuel Company, filiale de Rosatom, constitué d'un mélange de plutonium de retraitement, d'uranium appauvri et enrichi, représente un nouvel élément de la fermeture du cycle. Plus coûteux que le MOX à assembler, car plus dangereux à manipuler, il pourrait être recyclé jusqu'à cinq fois dans des réacteurs à eau pressurisée sans avoir à les modifier. En 2020, Rosatom a validé le financement de modernisation du Combinat chimique de Sibérie, usine d'enrichissement, séparation et retraitement des combustibles, pour pouvoir produire des assemblages REMIX.
Mais le projet phare de Rosatom qui fédère l'ensemble de la recherche et du développement d'un cycle fermé du combustible se dénomme Proryv (« Percée »). Il inclut le développement d'une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides, un travail sur la non-prolifération et les cycles de combustible fermé associés.
L'élément clé du projet Proryv est le développement du réacteur expérimental Brest-OD-300 à neutrons rapides alimenté en nitrure uranium-plutonium et refroidi au plomb. Malgré sa forte corrosivité, le plomb présente plusieurs caractéristiques de sûreté passive, notamment l'inertie au contact de l'air et de l'eau ainsi qu'une haute température d'ébullition permettant de ne pas pressuriser les circuits. D'une puissance de 300 MWe, ce réacteur serait mis en service aux alentours de 2026 au sein d'un nouveau complexe déjà en construction dans le Combinat chimique de Sibérie, près de Tomsk. Ce site comportera des installations de fabrication de combustible ainsi que de retraitement en vue de la fermeture du cycle.
Vue générale du complexe de démonstration du réacteur Brest-OD-300 en construction à Tomsk (Source : Tvel)
Le BN-1200 est un projet de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium d'OKBM Afrikantov, filiale de Rosatom. Dans la lignée du BN-600 et du BN-800, mais d'une puissance plus importante, il produirait environ 1 200 MWe et présenterait plusieurs innovations par rapport à ces prédécesseurs : une nouvelle conception du circuit primaire, un système de sûreté passif, la conformité aux préconisations du Forum Génération IV en matière de sûreté, une plus grande rentabilité et une simplification du système de rechargement du combustible. Mais ce projet a été à plusieurs reprises repoussé : alors que sa mise en service était initialement prévue en 2020, le ministère russe de l'Énergie a reporté sa construction après 2035. De fait, ce projet de réacteur à neutrons rapides semble désormais moins prioritaire que son équivalent refroidi au plomb.
Le MBIR ( Multipurpose Fast Neutron Research Reactor ou Réacteur de recherche polyvalent à neutrons rapides) est un réacteur de recherche à neutrons rapides alimenté au MOX, refroidi au sodium de 150 MWt dont la construction a commencé en 2015 à Dimitrovgrad. La plateforme de recherche dont fait partie ce réacteur devrait être opérationnelle en 2025 (et non en 2020 comme prévu initialement) pour un coût estimé à 1,1 milliard de dollars. Cet équipement, remplaçant le BOR-60 vieux de cinquante ans, est destiné à être utilisé en partie dans le cadre d'une coopération internationale entre la Russie, la République Tchèque, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie, afin de tester de nouvelles technologies et de nouveaux matériaux pour les réacteurs de quatrième génération.
Plusieurs autres projets menés par la Fédération de Russie dans le domaine des réacteurs avancés sont moins bien définis.
Ainsi, de nombreux travaux sur les réacteurs à haute température refroidis au gaz ont déjà été réalisés depuis plus de quarante ans. Mais bien que plusieurs entreprises russes soient impliquées dans le projet international GT-MHR ( Gas Turbine Modular Helium Reactor ) avec General Atomics, Framatome et Fuji Electrics, aucun projet de prototype russe n'est prévu pour l'instant.
Par ailleurs, la construction d'un réacteur à sels fondus d'une puissance inférieure à 10 MWt est prévue en 2031 au combinat chimique et minier de Zheleznogorsk, notamment pour tester la transmutation des actinides mineurs. Sa conception technique devrait être achevée en 2024.
b. Le cas de la Chine
La Chine a choisi, au même titre que la Fédération de Russie et la France, un cycle du combustible nucléaire « fermé ». D'une part, la Chine souhaite subvenir à ses besoins en uranium à hauteur d'un tiers par des exploitations domestiques. D'autre part, elle veut industrialiser la production de combustibles MOX pour les futurs réacteurs à neutrons rapides industriels.
Enfin, la Chine prévoit d'exploiter des réacteurs à neutrons rapides d'ici 2030. Elle dispose depuis 2011 d'un réacteur expérimental de ce type raccordé au réseau, construit en partenariat avec la Russie sur le modèle du BN-600 : le CEFR ( China Experimental Fast Reactor ). Il s'agit d'un petit réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium d'une puissance de 20 MWe. Ce réacteur est encore alimenté en combustibles à l'uranium hautement enrichi fournis par TVEL mais devrait à l'avenir utiliser des combustibles MOX.
Bien qu'ayant du retard sur d'autres pays, la Chine veut se donner les moyens de choisir, le moment venu, les technologies de réacteurs avancés qui lui conviendront le mieux. Pour M. François Jacq, administrateur général du CEA, la Chine dispose de suffisamment de moyens économiques et humains pour explorer toutes les filières et se doter des compétences correspondantes. Malgré les informations parcellaires disponibles, un panorama des projets de réacteurs plus ou moins avancés peut être dressé.
La création d'un parc de réacteurs à neutrons rapides étant une condition de la fermeture du cycle du combustible, la stratégie de la Chine est similaire à celle de la France avant l'arrêt d'ASTRID : après avoir mis en service le petit réacteur à neutrons rapides expérimental CEFR en 2011, le pays se dote d'un démonstrateur industriel de 600 MWe refroidi au sodium et alimenté en combustibles MOX, baptisé CFR-600. Construit dans la province de Fujian comme une amélioration du CEFR, il devrait entrer en service en 2023. L'étape suivante sera la construction d'un démonstrateur de plus grande taille a priori nommé CFR-1000, d'une puissance au moins égale à 1000 MWe. La décision de construction devrait être prise en 2021.
En outre, la Chine développe de petits réacteurs modulaires à eau pressurisée pour des applications diversifiées. Ainsi, le SMR ACP100, réacteur à eau sous pression polyvalent de 125 MWe qui sera baptisé « Linglong One », est conçu à la fois pour produire de la vapeur, de la chaleur, de l'électricité et pour dessaliniser l'eau de mer.
La République populaire de Chine est par ailleurs le pays le plus avancé au monde dans la technologie des sels fondus. Possédant de réserves de thorium substantielles, nettement supérieures à celles d'uranium, la Chine a beaucoup investi dans cette technologie depuis les années 1970, avec l'objectif d'en être le leader mondial et de développer des activités de cogénération d'hydrogène et de chaleur. Sont notamment prévus deux démonstrateurs expérimentaux de réacteurs à sels fondus : le TMSR-SF1 de 10 MWt, alimenté en combustible avec une faible portion de thorium solide, ainsi que le TMSR-LF1 de 2 MWt alimenté au thorium. Le TMSR-LF1 devait être mis en service en 2020 à Wuwei, en plein coeur du désert de Gobi.
Les Chinois sont également en pointe dans la réalisation de réacteurs à haute température refroidis à l'hélium, concept d'intérêt pour la cogénération d'électricité et de chaleur destinée au chauffage ou à la production d'hydrogène. Les travaux de recherche dans cette technologie ont commencé dans les années 1970 à l'université de Tsinghua. Le réacteur à lit de boulet d'uranium enrichi de 210 MWe HTR-PM, composé de deux modules de 100 MWe chacun, a été mis en service en 2021 dans la province de Shandong. À plus long terme, serait développé le réacteur HTR-PM600, composé de six modules de 100 MWe connectés à une unique turbine à vapeur de 600 MWe.
c. Le réveil américain
Malgré l'importance du secteur privé, le domaine nucléaire est l'un de ceux dans lesquels l'État fédéral américain est le plus impliqué, notamment par l'intermédiaire du Département de l'énergie ( Departement of Energy , ou DOE). Ce dernier joue un rôle majeur dans la recherche, notamment au travers d'investissements dans les programmes de recherche des grands laboratoires nationaux ou des universités, mais aussi de partenariats avec des entreprises privées. Ces partenariats public-privé reposent sur un partage des risques qui permet de rassurer les investisseurs privés face à des technologies peu avancées et d'atténuer les coûts de financement. L'investissement croissant des pouvoirs publics américains dans le secteur nucléaire se traduit notamment par l'augmentation des dotations du DOE qui sont passées de 986 millions de dollars en 2016 à 1 493 millions en 2020.
Les États-Unis ont choisi un cycle du combustible « ouvert », les combustibles usés étant considérés comme des déchets devant être stockés. Malgré ce choix, ils investissent dans la recherche sur le nucléaire avancé, alors que la plupart des pays présents au sein du Forum Génération IV visent la fermeture du cycle.
La politique américaine a pour objectif de conserver un leadership mondial dans les technologies nucléaires, afin de rester compétitif sur un marché mondial qui pourrait atteindre les 1 000 milliards de dollars à l'horizon 2040, et de garder une influence dans les décisions internationales en matière de sûreté nucléaire et de non-prolifération.
Ainsi, le développement de ces technologies avancées ne vise pas spécifiquement à trouver des débouchés sur le sol américain mais à confirmer la capacité des États-Unis à rivaliser avec la Chine et la Fédération de Russie dans tous les aspects des technologies nucléaires. Le gouvernement américain considère que développer des technologies d'avenir et maintenir de grandes capacités d'innovation est un levier de puissance géopolitique.
Dans la perspective du développement de capacités nucléaires dans les pays émergents, être à la pointe dans ce domaine conduirait à devenir la référence vers laquelle les pays tiers se tourneraient, plutôt que vers la Fédération de Russie ou la Chine.
Le schéma suivant résume les grandes étapes du développement de nouveaux réacteurs aux États-Unis.
Elles vont de la commercialisation dès 2025 de microréacteurs d'une puissance de moins de 10 MWe, à la réalisation d'ici 2030 de réacteurs nucléaires avancés, en passant par celle de petits réacteurs modulaires basés sur des technologies plus classiques à eau pressurisée. La mise en service d'un premier SMR à eau de 60 MWe, dans le cadre du projet NuScale, est prévue pour 2029.
Si les investissements américains portent sur différentes technologies de réacteurs de nouvelle génération, ils sont principalement consacrés aux réacteurs à très haute température (VHTR) qui visent la génération simultanée d'électricité et d'hydrogène. Plusieurs projets de VHTR, à un stade de conception plus ou moins avancé, sont menés par des entreprises américaines. L'un des plus prometteurs est celui de la société américaine X Energy, avec le réacteur Xe-100 hélium-graphite de petite taille, d'une puissance de 200 MWt ou 75 MWe, utilisable pour la production de chaleur ou d'électricité dans les zones difficilement accessibles.
Par ailleurs, le groupe américain TerraPower développe avec GE Hitachi Nuclear Energy (GEH) le réacteur Natrium à neutrons rapides refroidi au sodium, d'une puissance de 345 MWe, couplé à un système de stockage de chaleur à sels fondus qui permet d'emmagasiner l'énergie dans les périodes où les énergies renouvelables intermittentes produisent suffisamment d'électricité pour subvenir à la demande.
Le DOE a accordé en octobre 2020 33 ( * ) à ces deux projets une aide de 400 millions de dollars , avec un objectif de finalisation d'ici sept ans.
D'autres entreprises privées disposent de concepts prometteurs, au stade d'avant-projets, qui pourraient également retenir l'attention du DOE. Parmi les plus avancés, le projet de petit réacteur modulaire PRISM développé par GE-Hitachi Nuclear Energy est un réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium d'une puissance de l'ordre de 300 MWe. Depuis 2017, GEH prépare une demande de certification auprès de l'autorité de sûreté nucléaire américaine (NRC).
Par ailleurs, en 2019, le DOE a annoncé la réalisation, à l'horizon 2026, d'un réacteur de recherche à neutrons rapides, appelé Versatile Test Reactor (VTR). Il s'agit d'un réacteur destiné à tester des matériaux et des outils de mesure, et non d'un prototype à visée industrielle comme devait l'être ASTRID.
GE-Hitachi Nuclear Energy et TerraPower, associés à Energy North West, réaliseront ce projet, inspiré dans sa conception du concept PRISM. Plusieurs laboratoires nationaux américains, universités et partenaires industriels, dont Orano et Framatome, se sont associés au projet.
Ce réacteur répond à la demande des sociétés américaines développant des réacteurs avancés qui nécessitent des installations de test différentes de celles utilisées pour les réacteurs actuels. Il permettra de doter les États-Unis des moyens d'étudier de nouveaux matériaux, combustibles nucléaires, instruments de mesure et outils de simulation pour les réacteurs avancés à neutrons rapides. La décision finale sur sa construction et sa localisation sera prise par le DOE d'ici la fin 2021.
5. Les perspectives de la fusion nucléaire
À l'inverse de la réaction de fission nucléaire, dans laquelle le noyau d'un atome se divise en deux ou plusieurs noyaux plus petits, dans une réaction de fusion nucléaire deux ou plusieurs noyaux atomiques sont combinés pour former un ou plusieurs noyaux atomiques différents, ainsi que des particules subatomiques, neutrons ou protons. La découverte des réactions de fusion date du début du XX e siècle.
Les perspectives de la fusion nucléaire ont initialement provoqué un fort enthousiasme, car cette réaction génère moins de radioactivité et moins de déchets radioactifs que la fission, tout en ayant le potentiel de produire de l'énergie en très grande quantité. Mais les divers dispositifs expérimentés pour maîtriser la fusion se sont avérés plus difficile à mettre en oeuvre que prévu, en raison des multiples problèmes technologiques rencontrés.
Il est donc difficile de déterminer à quelle échéance la production d'énergie en grande quantité par des réactions de fusion deviendra une réalité, d'autant qu'en plus des deux principales voies de recherche que sont les confinements magnétique et inertiel, d'autres sont également explorées, par exemple la fusion magnéto-inertielle qui combine les deux approches précédentes.
i. La fusion par confinement magnétique
Le premier dispositif ayant permis une réaction de fusion en régime quasi-stable a été conçu dans les années 1950 en Union soviétique. Il s'agissait d'un premier tokamak (acronyme en russe de « chambre toroïdale à champ magnétique axial » ), permettant de confiner un plasma dans une chambre torique à l'aide de puissants aimants. Depuis, près de 200 tokamaks ont été construits dans le monde pour étudier la fusion nucléaire.
Schéma de principe d'un tokamak (source : IEEE / Chris Philpot)
Le projet de réacteur de fusion le plus avancé, ITER (acronyme en anglais de : International thermonuclear experimental reactor, c'est-à-dire réacteur thermonucléaire expérimental international), en construction à Cadarache pour un coût estimé à 19 milliards d'euros, pourrait entrer en service en 2035 34 ( * ) .
Ses principaux objectifs sont de générer pendant au moins 400 secondes un plasma de fusion de 500 MW thermiques en consommant 300 MW électriques et de maintenir les réactions de fusion dans le plasma pendant au moins 1 000 secondes et jusqu'à 3 000 secondes.
Avant de pouvoir envisager un réacteur permettant de produire de l'électricité à une échelle commerciale, ITER serait suivi de deux prototypes : DEMO (acronyme de l'anglais Demonstration Power Plant ), d'une puissance thermique de 1 500 MW, opérationnel à l'horizon 2080, qui serait le premier équipé d'une turbine permettant de générer de l'électricité, suivi d'un deuxième réacteur de fusion : PROTO.
Lors de leur visite du tokamak WEST, modèle réduit d'ITER entré en service sur le site du CEA à Cadarache en 2018, les rapporteurs ont pu échanger avec M. André Grosman, adjoint au directeur de l'Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique (IRFM) qui a estimé que la production d'électricité à partir de la fusion ne se concrétiserait probablement pas avant la fin du siècle, sauf si l'humanité décidait d'accélérer de façon décisive les recherche sur ce sujet.
Visite du tokamak WEST à Cadarache (source : CEA)
ii. La fusion par confinement inertiel
Ce mode de fusion consiste à utiliser de puissants faisceaux laser ou de particules chargées pour comprimer une petite pastille de combustible à des densités extrêmement élevées. L'onde de choc produite chauffe le plasma avant qu'il ait le temps de se dissiper.
Les recherches sur la fusion par laser ont commencé dès 1965 au Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL), l'un des laboratoires de recherche nationaux américains. Mais les obstacles techniques s'avèrent difficiles à lever : les forces exercées sur la pastille de combustible entraînent des instabilités laser-plasma produisant des électrons de haute énergie, qui chauffent et dispersent une grande partie du combustible avant qu'il ne puisse fusionner.
Schéma de principe de la fusion par confinement inertiel (source : IEEE / Chris Philpot)
L'approfondissement de ces recherches est l'une des raisons qui ont conduit à la construction en 2009 au LLNL de la National Ignition Facility (NIF), équivalent du Laser Mégajoule français , pour un coût de l'ordre d'un milliard de dollars. Toutefois, après une campagne d'expérimentation menée en 2012 avec des résultats très en retrait par rapport à ce qu'avaient laissé espérer les simulations numériques effectuées, l'installation a finalement été réorientée vers la recherche sur les matériaux et la Défense.
Les difficultés rencontrées dans les deux principales voies de recherche sur la fusion n'empêchent pas plusieurs startups d'espérer la concrétiser à une échéance beaucoup plus rapprochée que la fin du siècle.
L'une des plus avancées, l'entreprise canadienne General Fusion, combine fusion par confinement magnétique et inertiel en injectant par impulsions un plasma confiné magnétiquement dans un réacteur sphérique rempli de plomb et de lithium fondus. Des pistons entourant le réacteur envoient des ondes de choc vers son centre, comprimant le combustible et forçant les particules à entrer en fusion. La chaleur résultante est absorbée par le métal liquide et utilisée pour produire de la vapeur.
III. L'ARRÊT DU PROJET ASTRID : QUELLES CONSÉQUENCES ?
1. Un projet destiné à répondre à plusieurs enjeux majeurs
Le lancement en 2010 du projet de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium ASTRID, pour « Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration » , concrétisait les dispositions de deux lois votées au milieu des années 2000, en cohérence avec les choix effectués dès le début de l'industrie nucléaire française en faveur d'un cycle du combustible nucléaire fermé et d'une minimisation de la radiotoxicité des déchets radioactifs.
Ainsi, la loi du 13 juillet 2005 fixant les orientations de la politique énergétique prévoit, parmi sept priorités de la recherche en énergie, le développement « des technologies des réacteurs nucléaires du futur (fission ou fusion), en particulier avec le soutien du programme ITER, et également des technologies nécessaires à une gestion durable des déchets nucléaires » .
Dans sa déclaration du 5 janvier 2006, le Président Jacques Chirac, se référant à celle-ci, annonçait sa décision de « lancer... la conception, au sein du Commissariat à l'énergie atomique, d'un prototype de réacteur de quatrième génération, qui devra entrer en service en 2020 » , en ajoutant que des « partenaires industriels ou internationaux » pourront s'associer à ce projet.
Adoptée quelques mois plus tard, la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs, précise que les recherches sur la transmutation des déchets radioactifs, un procédé destiné à réduire leur radiotoxicité, « sont conduites en relation avec celles menées sur les nouvelles générations de réacteurs nucléaires » prévues par la loi du 13 juillet 2005 « afin de disposer, en 2012, d'une évaluation des perspectives industrielles de ces filières et de mettre en exploitation un prototype d'installation avant le 31 décembre 2020 ».
Le projet ASTRID doit donc être la réponse à deux grands défis : celui d'un nucléaire du futur plus durable, assurant in fine l'indépendance du pays pour sa production d'électricité, et celui d'une meilleure gestion des déchets radioactifs les plus nocifs à long terme. S'inscrivant de fait dans le prolongement de travaux de recherche et développement menés en France depuis les années 1950, notamment sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, le projet ASTRID permet également de préserver leur acquis.
a. L'enjeu de l'indépendance énergétique
Dès l'origine du programme nucléaire civil, la France a fait le choix stratégique d'un cycle du combustible fermé, dont l'objectif ultime est d'assurer sa complète indépendance pour la production d'électricité.
Dans un cycle du combustible ouvert, seule une petite partie du contenu énergétique de l'uranium naturel est utilisée.
En effet, la plupart des réacteurs actuels, en particulier à eau pressurisée, nécessitent de multiplier par un facteur 5 environ la proportion de l'uranium 235 fissile dans le combustible chargé en réacteur : cette proportion n'est que de 0,7 % dans le minerai - pour 99,3 % d'uranium 238 - et elle doit atteindre de 3 à 5 % dans les combustibles. Cela conduit à utiliser environ 7 parts d'uranium pour obtenir, par un procédé d'enrichissement, 1 part d'uranium enrichi et 6 parts d'uranium appauvri, ne contenant plus que 0,2 % d'uranium 235. Dans un cycle « ouvert », la totalité de l'uranium appauvri est assimilé à un déchet.
Une fois l'uranium enrichi transformé en combustible, puis passé en réacteur, la totalité du combustible usé est considéré comme un déchet, alors qu'il contient encore quelques 96 % de matières hautement énergétiques : environ 95 % d'uranium et 1 % de plutonium, les 4 % restant contenant des produits de fission et des actinides mineurs sans utilité.
Composition du combustible nucléaire avant et après 3 ans d'irradiation (Source : Roulex_45, licence CC BY-SA 3.0)
Or, cent grammes d'uranium ou un gramme de plutonium fournissent plus d'énergie qu'une tonne de pétrole. Par conséquent, le cycle du combustible « ouvert » est un énorme gâchis de matières énergétiques difficilement acceptable alors que l'humanité est confrontée à une grave crise climatique et énergétique.
Au contraire, un cycle du combustible fermé vise à utiliser la quasi-totalité du contenu énergétique de l'uranium, ce qui revient à multiplier par un ordre de grandeur de 100 la quantité d'énergie générée à partir de ce dernier.
Pour mettre en place ce cycle dit fermé (qui ne l'est que du point de vue des matières énergétiques, 4 % du contenu des combustibles usés devenant toujours des déchets), une première étape consiste à retraiter les combustibles usés sortis des réacteurs, afin de récupérer l'uranium et le plutonium. C'est ce que la France fait depuis 1976 à l'usine de La Hague.
Une deuxième étape implique de recycler les matières énergétiques ainsi récupérées pour fabriquer de nouveaux combustibles, en particulier des combustibles MOX, à partir du plutonium issu du retraitement mélangé à l'uranium appauvri issu de l'enrichissement. Ces derniers combustibles sont fabriqués depuis 1989 à l'atelier de technologie du plutonium de Cadarache et depuis 1999 à l'usine Orano Melox, à Marcoule. L'uranium dit de retraitement est réutilisé lorsque les conditions économiques sont assez favorables - c'est-à-dire le cours de l'uranium assez élevé - pour fabriquer des combustible uranium spécifiques qui alimentent la centrale nucléaire de Cruas.
Schéma simplifié du cycle du combustible français actuel (source : CEA/Yuvanoe)
Mais pour que ce processus soit réellement fermé, il faudrait ajouter une troisième étape, consistant à répéter les opérations de retraitement des combustibles usés et de recyclage des matières récupérées jusqu'à épuisement complet de leur potentiel énergétique. Ce n'est pas le cas aujourd'hui : d'une part l'usine de La Hague ne dispose pas d'ateliers conçus pour retraiter les combustibles MOX ; d'autre part la réutilisation des matières énergétiques contenues dans ces derniers - il s'agit toujours d'uranium et de plutonium, mais avec une isotopie différente - dans les réacteurs du parc actuel poserait des difficultés.
Le premier objectif du projet ASTRID était de concevoir le prototype d'un réacteur capable de recycler plusieurs fois les matières énergétiques issues des combustibles usés, permettant ainsi de franchir cette troisième et dernière étape de la fermeture du cycle du combustible.
La principale conséquence de cette fermeture complète du cycle du combustible serait de doter la France de la capacité à produire de l'électricité, au niveau actuel d'environ 500 térawattheures par an, durant plusieurs milliers d'années, uniquement à partir des réserves de matières énergétiques déjà accumulées sur le sol national.
Au-delà, le développement des technologies nécessaires à la fermeture du cycle du combustible pourrait permettre à l'humanité de disposer sur le long terme d'une source d'énergie à la fois décarbonée et pilotable, sachant que les seules réserves existantes d'uranium appauvri, au demeurant probablement sous-estimées aux environs de 1 200 000 tonnes 35 ( * ) , correspondraient à plusieurs centaines d'années de la production d'électricité actuelle dans le monde.
b. L'enjeu d'une meilleure gestion des déchets radioactifs
Du point de vue de la gestion des déchets radioactifs, un cycle « fermé » du combustible présente, comme indiqué plus haut, l'avantage d'éviter le stockage de l'uranium et du plutonium contenus dans les combustibles usés. Pour autant, ces deux catégories d'éléments radioactifs, classés parmi les actinides, doivent évidemment continuer à être gérées dans les installations du cycle du combustible ou dans les réacteurs.
En France, les déchets ultimes de haute activité à vie longue destinés au stockage géologique ne comportent de ce fait que deux grandes catégories d'éléments radioactifs : les produits de fission et les actinides mineurs (auxquels il faut ajouter quelques produits d'activation), qui évoluent de façon très différente dans le temps. Initialement, ce sont les produits de fission qui contribuent à l'essentiel de la radioactivité de ces déchets. Après environ 200 ans leur radioactivité devient inférieure à celle des actinides mineurs et elle continue à décroitre rapidement durant 300 ans. Dans les milliers d'années suivantes, les actinides mineurs génèrent, de très loin, l'essentiel de la radioactivité.
(Source : CEA, dossier 2012)
La loi du 30 décembre 1991, dite loi Bataille, relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, a défini trois axes de recherche pour la gestion des déchets radioactifs de haute activité : « la recherche de solutions permettant la séparation et la transmutation des éléments radioactifs à vie longue, l'étude des possibilités de stockage réversible ou irréversible dans les formations géologiques profondes, notamment grâce à la réalisation de laboratoires souterrains, et l'étude de procédés de conditionnement et d'entreposage de longue durée en surface ».
En ce qui concerne les recherches sur la séparation et la transmutation, le premier volet vise, comme son nom l'indique, à séparer les éléments radioactifs destinés à être ensuite transmutés. La faisabilité de cette étape - qui fait appel comme le retraitement à des procédés de chimie - a été démontrée à l'échelle du laboratoire mais il resterait à la mettre en oeuvre à l'échelle industrielle.
Le procédé de transmutation le plus avancé consiste à bombarder avec des neutrons très énergétiques des radionucléides dont la période radioactive est très longue pour les transformer, par absorption d'un neutron ou par fission, en éléments à vie plus courte, voire stables. En pratique, la transmutation s'avère très difficile à réaliser pour les produits de fission, ce qui conduit à concentrer les efforts sur trois actinides mineurs : l'américium, le curium et le neptunium.
Les réacteurs à neutrons rapides étant bien adaptés à la transmutation (aussi possible sous certaines conditions dans les réacteurs à neutrons thermiques), l'un des objectifs fixés au programme ASTRID était d'étudier la façon dont la transmutation pourrait être réalisée dans le futur réacteur, ainsi que le cycle du combustible associé à celui-ci.
c. L'enjeu de la préservation des acquis de la recherche
Le développement des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium a commencé en France dès la fin des années 1950, dans le cadre d'une approche progressive de recherche et développement qui a conduit à réaliser trois réacteurs de ce type de puissance croissante.
Le premier, dénommé Rapsodie (nom associant les mots rapide et sodium), d'une puissance thermique de 40 mégawatts (20 mégawatts à l'origine) a divergé en 1967 et a été arrêté en 1983. Ce réacteur était principalement destiné à des recherches sur les combustibles et les matériaux.
À peine la construction de ce premier réacteur achevée, débutait sous l'égide du CEA et d'EDF celle du deuxième, baptisé Phénix, d'une puissance nominale de 250 MWe, qui a commencé à produire de l'électricité en 1974. D'abord utilisé pour valider les options techniques destinées à son successeur, il a ensuite servi à des essais sur la transmutation. Malgré quelques incidents, ce réacteur a fonctionné jusqu'en 2009.
En 1974, trois électriciens : EDF, l'italien ENEL et l'allemand RWE, se regroupent au sein de la société NERSA pour construire en France, à Creys-Malville, un troisième réacteur à neutrons rapides d'une puissance beaucoup plus importante de 1 200 mégawatts électriques : Superphénix. Il devait préfigurer un nouveau parc de réacteurs à neutrons rapides destinés à la production d'électricité. Mis en service en 1985, il a été arrêté temporairement à plusieurs reprises, puis définitivement en 1997, à la suite de plusieurs incidents et en raison du contexte politique.
À la fin des années 2000, la France avait donc accumulé, sur une cinquantaine d'années, une expérience importante dans la conception et l'exploitation de ce type de réacteurs, sans équivalent parmi les pays occidentaux. Après l'arrêt de Superphénix, les recherches sur la transmutation se sont poursuivies avec Phénix, dont le fonctionnement a été prolongé jusqu'en 2009, notamment pour assurer le maintien des compétences, en attendant un nouveau projet fédérateur. Le lancement du projet ASTRID l'année suivante est donc arrivé à point nommé pour préserver les acquis scientifiques et technologiques dans ce domaine.
2. Un financement encadré par une convention avec l'État
Le projet ASTRID a bénéficié, au travers de la loi de finance rectificative pour 2010, d'un budget pluriannuel de 651,6 millions d'euros, au titre du premier Plan d'investissements d'avenir (PIA), décidé après la crise de 2008.
Ce financement a fait l'objet de la signature d'une convention entre l'État et le CEA, datée du 9 septembre 2010 36 ( * ) , décrivant notamment les objectifs fixés au projet, les apports attendus et les modalités de suivi. Ce document donne une bonne vision du contexte dans lequel le projet a été lancé, très différent de celui d'aujourd'hui.
a. Des objectifs techniques précis
La convention décrit très précisément les contours technique et l'étendue du projet, qui doit permettre « de conduire les études de conception d'un prototype industriel de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium de 4e génération jusqu'au niveau d'un avant-projet détaillé » et « comporte également les études de faisabilité ou de conception des installations du cycle associé ainsi que la remise à niveau de grands équipements de R&D » .
Elle fixe explicitement les objectifs techniques suivants en ce qui concerne le futur réacteur de quatrième génération : « qualifier des options innovantes dans les domaines de la sûreté de l'opérabilité » et « servir de test pour l'utilisation des techniques d'inspection et de réparation avancées. »
Elle y ajoute l'objectif de la transmutation des actinides mineurs en vue de « tester à une échelle significative les différents modes de recyclage des actinides mineurs actuellement à l'étude, si la décision en était prise. »
Enfin, la convention définit l'étape suivante : il s'agit de préparer l'ensemble des éléments nécessaires pour « un déploiement industriel des réacteurs à neutrons rapides à partir de 2040, si celui-ci est jugé nécessaire compte tenu de la politique de gestion des combustibles usés, de l'état prévu des ressources en uranium naturel et du mode de gestion des actinides mineurs. »
b. Un investissement aux justifications multiples
La convention permet également de mieux comprendre les raisons qui ont conduit à consentir un investissement important pour lancer le projet ASTRID. À côté des considérations précédemment mentionnées sur la sécurité d'approvisionnement énergétique, la fermeture du cycle du combustible ou la transmutation, elle souligne en particulier que :
« Compte tenu de son caractère stratégique et de son effet structurant sur l'ensemble de la filière industrielle, la recherche dans le secteur nucléaire justifie des investissements publics importants, dont le retour est élevé sur une longue période pour le consommateur (coût faible de l'électricité) et pour l'État (dividendes des entreprises publiques du secteur) » .
La convention rappelle d'ailleurs le contexte international de forte concurrence dans le domaine nucléaire, et la nécessité pour la France de tenir sa place : « La France est un acteur majeur de l'industrie nucléaire dans le monde, avec le souci grandissant et partagé à l'échelle internationale de disposer de sources d'énergie fiables, peu coûteuses et non émettrices de gaz à effet de serre. »
Il apparaît donc que le projet ASTRID n'a pas été lancé pour des questions d'opportunité, par exemple un cours de l'uranium relativement élevé, mais à la fois parce qu'il correspondait aux options retenues de longue date pour le développement de la filière nucléaire et parce qu'il semblait nécessaire, à ce moment-là, d'investir fortement dans la recherche nucléaire, indépendamment ou justement en raison des difficultés du moment : en 2010, les chantiers des EPR d'Olkiluto en Finlande et de Flamanville connaissaient déjà des difficultés importantes.
En effet, l'opérateur finlandais TVO a annonçait le 17 octobre 2008 un retard de trois ans, avec un surcoût qui se montait déjà à 50 % du coût initial du projet, et en mai 2008 l'Autorité de sûreté nucléaire ordonnait la suspension des travaux de bétonnage à Flamanville pendant un mois - une décision sans précédent dans l'histoire de la filière nucléaire française - en raison de fissures apparues « à la suite de la coulée d'un bloc de béton composant le radier de l'îlot nucléaire de l'EPR » 37 ( * ) .
c. Une volonté d'instaurer une collaboration en amont avec les acteurs industriels
La convention prévoit, pour « s'assurer de la pertinence des choix techniques et économiques réalisés », que « des industriels parmi les producteurs d'électricité et parmi les concepteurs/réalisateurs de réacteurs » soient associés en amont au projet, considérant qu'il s'agit « d'une condition indispensable au succès du programme » . Ces collaborations sont également ouvertes aux partenaires étrangers.
Sur le plan du calendrier, le CEA devait conclure les conditions de ces partenariats avant la fin de la première phase du projet, notamment pour « augmenter les cofinancements privés sur le programme » et « mutualiser certains coûts du programme » .
Cette démarche n'est pas sans rappeler celle retenue ces dernières années par le Département de l'énergie américain. Même si elle ne va pas aussi loin, en donnant aux acteurs de la recherche publique un rôle d'appui scientifique et technologique à des entreprises privées, elle reconnaît la nécessité d'associer très tôt des industriels connaissant les réalités de terrain pour parvenir à des solutions industriellement viables et concurrentielles.
d. Des échéances clairement définies
La convention signée entre l'État et le CEA prévoyait, en vue de la réalisation du projet ASTRID à l'horizon 2020, trois étapes principales, correspondant à des livraisons de documents issus des travaux effectués : en 2012, la première phase de l'avant-projet sommaire, en 2014 la deuxième phase de l'avant-projet sommaire et les options de sûreté du futur réacteur et en 2017 l'avant-projet détaillé, correspondant à l'achèvement de la phase d'ingénierie précédent le début de la construction du réacteur.
Planning global du projet ASTRID (source : CEA)
3. Un déroulement du projet globalement conforme à la convention
Le déroulement du projet ASTRID apparaît globalement conforme à la convention signée en 2010 avec l'État. Les éléments techniques permettaient notamment d'envisager un accroissement significatif de la sûreté par rapport aux réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium conçus précédemment. Mais après l'accident de Fukushima intervenu en 2011, les attentes dans ce domaine avaient incontestablement augmenté.
Les nombreux partenariats noués, notamment avec des industriels japonais mais aussi des industriels français externes à la filière s'annonçaient prometteurs pour la suite.
a. Des réponses adéquates aux objectifs techniques fixés mais insuffisantes par rapport aux attentes en matière de sûreté
Les objectifs techniques fixés par la convention signée avec l'État ont conduit à introduire plusieurs innovations destinées à améliorer la sûreté ou à faciliter l'inspection du futur réacteur.
En premier lieu, le CEA et ses partenaires ont développé un coeur de réacteur « à faible vidange » (CFV) dont la réactivité diminue en cas de fuite de sodium, jusqu'à l'arrêt des réactions nucléaires, contrairement au comportement d'un coeur de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium classique.
En deuxième lieu, le projet de réacteur comportait un dispositif placé au fond du puit de cuve appelé « récupérateur de corium », destiné à étaler et refroidir le combustible en cas d'accident entrainant la fusion de celui-ci, empêchant la radioactivité de s'échapper dans l'environnement. Les réacteurs EPR sont dotés du même récupérateur.
En troisième lieu, le sodium réagissant fortement avec l'eau, il était envisagé de remplacer le générateur de vapeur entrainant le turbogénérateur par un système à l'azote, gaz inerte avec le sodium.
(source : CEA)
En quatrième lieu, la notion d'inspection en service est également renforcée car cet aspect était considéré comme un point faible de ce type de réacteur, en raison de l'opacité et de la réactivité du sodium. Ce point est pris en compte en particulier en limitant autant que possible les soudures, en facilitant les accès, afin de maximiser les zones inspectables et en démontrant l'absence de danger en cas de défaillance dans une zone non inspectable.
Mais ces innovations, aussi substantielles soient-elles, visaient surtout à se rapprocher de la sûreté des réacteurs à eau de troisième génération tels que l'EPR, au mieux à l'égaler, en palliant les défauts du sodium. Elles ne permettaient pas d'envisager un saut en termes de sûreté, ce qui donna lieu à des échanges nourris avec l'Autorité de sûreté nucléaire, plus exigeante. À l'époque, le rapport de l'OPECST sur l'évaluation du PNGMDR 2013-2015 avait d'ailleurs apporté son soutien à la position de l'ASN au travers d'une recommandation : « Le CEA doit prendre en compte les demandes complémentaires formulées par l'ASN concernant les dispositions de sûreté du futur réacteur Astrid » .
b. De nombreux partenariats industriels et internationaux
Conformément à la convention signée avec l'État le projet ASTRID rassemblait autour du CEA, à la fin 2012, neuf partenaires industriels, dont certains étrangers : EDF, AREVA, Alstom Power Systems, Comex Nucléaire, Thoshiba, Bouygues, Rolls-Royce et Airbus Defence & Space, auxquels se sont joints par la suite quatre autres partenaires, dont Mitsubishi Heavy Industries (MHI) et Mitsubishi FBR Systems (MFBR), dans le cadre « d'une collaboration de grande ampleur avec le Japon » .
Organisation du projet ASTRID (source : CEA)
Le 5 mai 2014, une convention intitulée « Arrangement général relatif au programme ASTRID et à la collaboration dans le domaine des réacteurs rapides au sodium » a été signée entre le CEA et le ministère japonais de l'Économie, du Commerce et de l'Industrie et le ministère japonais de l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et des Technologies.
Puis, le 20 mars 2017, le ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer de la République Française et le ministère de l'Économie, du Commerce et de l'Industrie du Japon signaient une « Déclaration d'intention sur la coopération en matière d'énergie nucléaire civile » qui annonçait la négociation d'un nouveau cadre de collaboration pour la suite du projet.
Un tel rapprochement avec le Japon sur l'énergie nucléaire civile était particulièrement bien venu au moment où la France investit fortement dans sa stratégie indopacifique.
c. Un calendrier globalement respecté
Les trois échéances de 2012, 2014 et 2017 fixées par la convention ont été pour l'essentiel respectées, le projet et son budget ayant subi des ajustements à la baisse et des modifications, par exemple après l'accident de Fukushima de mars 2011.
d. Un coût final de plus d'un milliard d'euros
Au final, plus de 1,2 milliard d'euros ont été dépensés dans le cadre du projet ASTRID, au travers de quatre sources principales : 608 millions d'euros au titre du premier PIA, 307 millions d'euros au titre de l'apport des partenaires industriels, 218 millions d'euros au titre des subventions accordées au CEA, correspondant pour l'essentiel aux salaires des agents affectés au programme, et 88 millions d'euros au titre des co-financements perçus par le CEA au cours du programme : apports financiers directs de certains partenaires ou subventions par des projets de recherche européens et l'Agence nationale de la recherche (ANR). 38 ( * )
Cette dépense de 1,2 milliard d'euros est à mettre en regard de l'estimation du coût de construction du réacteur ASTRID, le plus souvent évalué à plus de 5 milliards d'euros.
4. Le renoncement à la construction d'un prototype : une décision prise sans consulter la représentation nationale
a. Une réorientation structurante survenue dès 2017 ?
D'après les informations recueillies par les rapporteurs, il apparait que dès 2017 le CEA a pris la décision, sans annonce ni explication officielle, de réduire la puissance du futur réacteur ASTRID de 600 MWe à 150 MWe - ce qui nécessitait de reprendre le projet au niveau de l'esquisse en faisant appel beaucoup plus largement aux outils de simulation numérique pour sa conception - et de repousser sa construction à la seconde moitié du XXI e siècle.
Cette décision représentait déjà une remise à plat complète du projet initial lourde de conséquences, notamment en termes de calendrier de construction du prototype. Or la loi du 28 juin 2006 prévoyait de façon volontariste « de mettre en exploitation un prototype d'installation avant le 31 décembre 2020 » .
Compte tenu des temporalités de l'énergie nucléaire, le report d'une vingtaine d'années prévu par la convention signée en 2010 ne remettait pas en cause l'équilibre général du système nucléaire français. Par contre, un nouveau retard aurait nécessité a minima d'informer le Parlement des nouvelles échéances visées.
b. Une annonce par voie de presse officialisée a posteriori
C'est au travers d'un article de presse, paru le 29 août 2019, que la décision de ne pas poursuivre le projet ASTRID au-delà de 2019 avec la construction d'un réacteur prototype a été rendue publique.
Le lendemain, dans un communiqué de presse, la direction du CEA confirmait que celui-ci « continue ses travaux dans le cadre de la convention de programme d'étude qui s'achève fin 2019 » mais que « la construction du réacteur prototype, n'est pas programmée à court ou moyen terme » , en précisant : « le CEA proposera d'ici la fin de l'année au Gouvernement un programme de recherche révisé sur la 4e génération - pour 2020 et au-delà ».
Comme il l'a annoncé dans son communiqué, le CEA a proposé dans les mois suivants un nouveau programme de recherche révisé, conforme aux orientation de la Programmation pluriannuelle de l'énergie, à l'époque au stade de simple projet. Mais celui-ci n'a pas été présenté à la représentation nationale qui n'a pu en mesurer les conséquences en regard des dispositions législatives des lois de 2005 et 2006 à l'origine du lancement du projet ASTRID.
c. Un impact renforcé par un manque d'explicitation
Si cette décision a sans aucun doute été prise en toute connaissance de cause, après avoir examiné les diverses options possibles, faute d'explications sur la nouvelle stratégie suivie, il n'est pas surprenant que son annonce ait pu provoquer, au moins en France, un vif émoi et de nombreuses réactions.
Les responsables industriels de la filière n'ont fait aucune déclaration, d'une part parce qu'ils dépendent tous du Gouvernement, d'autre part parce qu'ils étaient déjà informés de la décision, tout comme les autres participants au processus d'élaboration de la Programmation pluriannuelle de l'énergie. Les associations hostiles au nucléaires, tenues au courant dans le même cadre, se sont quant à elles félicitées de l'abandon de la construction du nouveau réacteur, y voyant une nouvelle avancée dans l'affaiblissement de la troisième filière industrielle du pays.
Mais les travailleurs de la filière nucléaire, les étudiants ayant choisi de s'orienter vers celle-ci, les scientifiques engagés au CEA, au CNRS et dans les laboratoires universitaires dans des recherches touchant à l'énergie nucléaire, plus généralement les citoyens français ainsi que leurs élus, tous ont découvert cette décision en lisant les gros titres du quotidien du soir : « Nucléaire : la France abandonne la quatrième génération de réacteurs. Le projet Astrid de réacteur à neutrons rapides est mis à l'arrêt en catimini par le Commissariat à l'énergie atomique. Un coup dur pour l'avenir de la filière. »
Il n'est pas difficile d'imaginer le choc pour tous ceux qui sont directement impactés, de par leur activité, par les décisions sur la filière nucléaire. Plus qu'un simple projet, ASTRID représentait une perspective d'avenir et un projet fédérateur de l'industrie nucléaire, a fortiori dans une période où celle-ci se trouve confrontée à une accumulation de circonstances défavorables : limitation à 50 % de la part de l'électricité d'origine nucléaire, retards de l'EPR de Flamanville, arrêts à venir de réacteurs parfaitement opérationnels, etc. Surtout comment comprendre cette décision sans véritable explication sur ce qui l'a motivé, dans un contexte où l'interprétation qui vient immédiatement à l'esprit est celle d'une nouvelle réduction des perspectives pour l'industrie nucléaire ?
Certes, la possibilité d'un report de la fermeture du cycle du combustible était déjà évoquée par le projet de Programmation pluriannuelle de l'énergie publié en janvier 2019, document de travail issu d'un processus de consultation de diverses parties prenantes, piloté par l'administration : « dans la mesure où les ressources en uranium naturel sont abondantes et disponibles à bas prix, au moins jusqu'à la deuxième moitié du 21ème siècle, le besoin d'un démonstrateur et le déploiement de RNR [réacteurs à neutrons rapides] ne sont pas utiles avant cet horizon. »
Mais il était à l'époque assez difficile d'imaginer qu'une orientation aussi importante, prise au sein de comités restreints, ne donnerait pas lieu à un débat au Parlement pour en examiner toutes les implications. Ce débat aurait, en particulier, permis d'en évaluer les enjeux et de mieux préparer les décisions, pour en tirer toutes les conséquences.
À l'étranger, cette volte-face dans les projets de recherche et développement de la France a sans aucun doute aussi eu un impact significatif, notamment auprès des responsables politiques ou industriels associés au projet ASTRID, ou à des projets concurrents. En particulier, il n'est pas difficile d'imaginer la déception des responsables politiques, industriels et scientifiques japonais, principaux partenaires de la France dans ce développement. Un relâchement de la coopération avec le Japon serait particulièrement dommageable au moment où la France cherche à consolider sa stratégie indopacifique.
d. Une décision dont les justifications restent à clarifier
À défaut d'une telle clarification, il apparaît difficile d'identifier toutes les justifications du renoncement à la construction du prototype ASTRID. Dans ces conditions, chacun peut légitimement s'interroger sur les véritables raisons de cette décision : s'agit-il juste d'une affaire de prix de l'uranium, comme cela a été suggéré, de coût élevé de construction d'un réacteur, du signe d'un abandon de la stratégie française de fermeture du cycle du combustible, voire d'un indice d'une volonté de désengagement progressif de la France de l'industrie nucléaire dans son ensemble, et donc de la recherche dans ce domaine ? Clairement, l'incertitude ainsi créée contribue à renforcer les effets négatifs de ce changement d'orientation.
À elle seule, la question du prix de l'uranium, mise en avant, n'apparaît pas suffisante pour renoncer à un projet ayant de tels enjeux pour l'indépendance énergétique du pays et l'équilibre général de la filière. Comme pour tous les marchés de matières premières, les circonstances orientant celui de l'uranium peuvent changer de façon imprévisible et rapide. Il suffirait probablement pour cela d'une annonce majeure de la Chine dans le domaine nucléaire ou du retrait inattendu d'un pays producteur d'uranium, comme l'a évoqué lors de son audition le professeur Jacques Percebois : « On peut concevoir que demain un pays comme le Canada, qui a des centrales nucléaires, ou un pays comme l'Australie, qui n'en a pas, décident, pour des raisons environnementales, de ne plus exploiter l'uranium et de ne plus l'exporter. Six pays jouent un rôle important, il suffirait que deux ou trois sortent du marché pour des raisons écologiques. À ce moment-là, il y aurait des tensions sur le marché. »
Une fois la construction du réacteur prototype ASTRID abandonnée, il serait impossible de réagir à temps à un changement imprévu du marché de l'uranium, puisqu'il faudrait d'abord relancer un cycle d'études d'une dizaine d'année - en supposant que l'acquis des 70 années de recherches sur ce concept ne soit pas déjà perdu - avant de pouvoir construire une première unité sur une durée équivalente, qu'il serait ensuite nécessaire d'évaluer quelques années en fonctionnement. La durée totale de ces premières étapes serait donc de l'ordre d'un quart de siècle. Le déploiement d'un petit parc de réacteurs pourrait progressivement intervenir après ce délai.
Une autre justification évoquée, celle de la nécessité d'approfondir les connaissances sur le cycle du combustible semble encore moins convaincante, puisque le projet ASTRID prévoyait explicitement d'engager également ces études. Il resterait d'ailleurs à démontrer que celles prévues sur un multi-recyclage en réacteurs à eau pressurisée permettront bien d'avancer également sur celui de futurs réacteurs à neutrons rapides.
L'hypothèse d'une remise en cause de la stratégie de fermeture du cycle du combustible suivi par la France depuis l'origine du programme nucléaire apparaît au moins aussi crédible que les explications avancées. Elle justifierait pleinement l'abandon de la construction du prototype ASTRID qui n'aurait plus sa place dans un cycle ouvert. Les travaux sur le multi-recyclage en réacteurs à eau pressurisée prendraient également tout leur sens dans ce contexte.
La décision semble avoir été prise sur la base de considérations industrielles et commerciales, alors qu'il aurait été nécessaire de prendre en compte les intérêts de long terme du pays.
Quoiqu'il en soit, l'absence d'association du Parlement à cette décision et la divergence crée avec le cadre législatif ne sont pas garantes du nécessaire consensus qui doit se dégager sur ces questions stratégiques pour la Nation.
5. Les principaux impacts identifiés
a. Un accroc à l'image de l'industrie nucléaire française dans le monde qui pourrait ne pas être sans conséquence
Si d'autres pays disposent de toute évidence d'une force de frappe bien supérieure en termes financiers, la France a su tenir, depuis plus d'un demi-siècle, une place tout à fait particulière dans le concert des acteurs nucléaires majeurs, étant à la fois le seul pays à ne jamais dévier de sa stratégie de fermeture du cycle du combustible, et incontestablement le plus avancé sur les plans scientifique et industriel dans cette voie.
Dans la mesure où cette stratégie de fermeture du cycle est indissociable in fine de la capacité à réutiliser les matières hautement énergétiques séparées dans le cycle, les efforts de la recherche française pour développer un réacteur apte à consommer l'uranium appauvri et à réutiliser le plutonium achevaient de confirmer la cohérence de la démarche française.
Annoncer l'abandon de la réalisation du réacteur ASTRID sans afficher simultanément une démarche alternative crédible a très logiquement conduit certains acteurs étrangers à s'interroger sur les réelles intentions de la France en matière nucléaire. De plus, le caractère soudain de cette décision, du moins vu de l'étranger, a pu donner l'image d'un certain manque de stabilité en matière de partenariat scientifique ou industriel.
Certes, nos ambassades, en particulier les conseillers nucléaires, ont mené un important travail d'information et d'explication auprès des pays amis pour justifier la décision française et démontrer qu'elle ne remettait pas en cause la cohérence générale de la démarche du pays. Ces efforts ont certainement contribué à répondre aux interrogations face à ce revirement de la politique de recherche française.
Néanmoins, un risque réel existe qu'il devienne pour la France plus difficile de nouer de nouveaux partenariats internationaux en matière de recherche et développement. Ainsi le Japon, abandonné au milieu du gué sur le projet ASTRID, s'est déjà rapproché des États-Unis sur le projet de réacteur de recherche à neutrons rapides refroidi au sodium VTR, et les industriels japonais s'intéressent de près aux différents projets de SMR ou d'AMR en cours de développement outre-Atlantique.
Ainsi, ce sont des projets américains qui pourraient bénéficier du savoir-faire et de l'investissement importants des anciens partenaires privilégiés de la France sur le projet ASTRID. Une telle évolution serait d'autant plus dommageable pour la recherche française que les partenariats internationaux vont prendre de plus en plus d'importance, en raison des coûts croissants de ces développements.
Laisser planer un doute sur les intentions de la France quant au développement de sa filière nucléaire peut également avoir des conséquences sur la vente de réacteurs nucléaires à l'étranger. Un pays qui choisit un fournisseur sait qu'il dépendra de lui à très long terme. Toute interrogation sur la pérennité de l'engagement du fournisseur dans l'industrie nucléaire créée donc un légitime sujet d'inquiétude qui peut emporter une décision contraire.
C'est ce qu'a confirmé, le 25 juin 2021, le directeur de l'énergie du ministère polonais de l'environnement : « l'objectif de la Pologne est d'avoir un partenaire stratégique durant les décennies à venir pour son ambitieux programme nucléaire, non seulement pour la construction, mais aussi pour l'exploitation et le démantèlement. »
Les rapporteurs regrettent le manque d'anticipation des conséquences d'une annonce mal préparée qui risque d'avoir des effets à long terme à la fois sur la possibilité de renouer des partenariats forts, notamment avec le Japon, grand pays le plus proche de nos préoccupations en matière énergétique, au moment même où la coopération dans le domaine nucléaire devient cruciale, et sur la confiance placée dans la pérennité de nos choix industriels.
S'il semble difficile d'annoncer une nouvelle politique énergétique à l'approche d'élections nationales - annonce qui aurait été envisageable en août 2019 et aurait pu être accompagnée d'un débat législatif et citoyen - les rapporteurs jugent souhaitable de définir une nouvelle stratégie en matière de recherche sur l'énergie nucléaire avancée.
b. Un facteur de moindre attractivité vis-à-vis du monde étudiant, en France et à l'étranger
Depuis son lancement, ASTRID apparaissait comme le projet phare de la recherche et développement nucléaire en France, en tout cas le plus visible. L'arrêt d'un projet de grande ampleur tel qu'ASTRID, surtout s'il est identifié à l'avenir d'une filière industrielle déjà en difficulté, peut la rendre encore moins attractive.
Il est assez naturel que des étudiants, souvent insuffisamment informés sur les différentes filières industrielles, orientent leur choix sur la base d'un projet précis, évoqué dans les médias, même s'ils ont peu de chance d'y travailler par la suite. Une mauvaise interprétation de la décision prise sur ASTRID peut de ce fait avoir un effet négatif sur la motivation des étudiants pour la filière nucléaire.
Les échanges des rapporteurs avec les jeunes chercheurs du CEA à Cadarache ont confirmé que le manque d'attractivité de la recherche nucléaire française se traduit déjà par une réduction du nombre de candidatures de qualité et que cette difficulté pourrait se trouver renforcée par l'absence, après l'arrêt du projet ASTRID, d'un autre projet majeur en matière de nucléaire avancé.
Tout comme vis-à-vis de potentiels partenaires étrangers, l'affichage d'une véritable stratégie de long terme cohérente en matière de recherche sur le nucléaire avancé permettrait d'améliorer notablement l'attractivité de cette filière vis-à-vis des chercheurs. Elle contribuerait à rassurer, indépendamment des choix effectués en matière énergétique, l'ensemble du monde estudiantin sur la pérennité de la filière.
Si un tel plan est établi et rendu public, une action de communication en direction des étudiants, mais aussi des enseignants, permettrait d'améliorer l'image et l'attractivité de la filière nucléaire.
De façon plus générale, la filière nucléaire gagnerait certainement à collaborer encore plus étroitement avec les établissements d'enseignement supérieur. En effet, ce n'est que par une collaboration rapprochée avec ceux-ci que la qualité des recrutements pourra être maximisée. Par exemple, les meilleurs élèves s'orientent de nos jours vers une licence, diplôme reconnu au niveau européen, plutôt que vers des formations courtes ou très spécifiques.
C'est ce qu'a clairement indiqué à l'occasion de son audition M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique à l'Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS: « il existe un vivier universitaire très fort, avec la création de masters et de licences professionnelles, encore très peu visibles pour la filière, en tout cas très mal exploités. La situation est contrastée, parce qu'il n'existe pas de problème majeur d'attractivité, du moment où l'on s'y prend bien et où l'on va chercher les bons étudiants là où ils sont, ceux qui ont envie de venir. Encore faut-il bien les identifier. »
Les rapporteurs estiment que la filière nucléaire aurait tout intérêt, pour répondre à ses besoins en matière de formation initiale, à s'appuyer encore plus qu'aujourd'hui sur le système d'enseignement supérieur.
c. Un risque de perte assez rapide de l'acquis de 70 ans de recherche
L'une des justifications majeures du projet ASTRID, même si elle n'était pas mise en avant, concernait le maintien de l'acquis, en termes de connaissances et de compétences, des travaux menés sur les réacteurs à neutrons rapides et plus généralement la fermeture du cycle du combustible depuis les années 1950.
Durant les quelques 70 ans qui ont mené des premiers travaux à la fin du projet ASTRID à l'été 2019, les gouvernements et les responsables du CEA successifs ont toujours veillé à éviter une cassure dans la chaîne de transmission des compétences, par exemple en prolongeant de quelques années le réacteur Phénix, pour permettre la poursuite des expériences sur la transmutation.
Au cours des échanges entre les rapporteurs et les scientifiques et chercheurs, il est clairement apparu qu'en l'absence d'un projet cohérent prenant le relais, il sera difficile de ne pas voir s'effilocher la maîtrise scientifique et technique de ces réacteurs, malgré les efforts réalisés et les moyens mis en oeuvre par le CEA. Les outils de gestion des connaissances, de simulation numérique, les essais unitaires, etc. ne suffiront pas à freiner cette dégradation au-delà de quelques années.
Quand bien même ce serait possible, les nombreux travaux de recherche et développement lancés ces dernières années avec des moyens importants, notamment aux États-Unis, en Fédération de Russie et en Chine, permettront à ces pays de rattraper puis de dépasser rapidement les résultats obtenus dans le cadre du projet ASTRID (voir tableau ci-dessous).
Réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium récents ou pouvant être considérés comme des projets crédibles
Nom |
Pays |
Mise en service |
BN-800 |
Fédération de Russie |
2014 |
BN-1200 |
Fédération de Russie |
- |
China Experimental Fast Reactor (CEFR) |
Chine |
2014 |
CFR-600 |
Chine |
2023 |
Natrium Reactor |
États-Unis |
2028 |
Versatile Test Reactor (VTR) |
États-Unis |
2028 |
Pour ces raisons, les rapporteurs estiment urgent de réagir pour définir la meilleure façon de valoriser l'acquis principal du projet ASTRID et des travaux précédents sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, dans le cadre d'un projet national, européen ou international.
d. Une possible remise en cause à terme de la stratégie du cycle « fermé »
Le risque sans doute le plus grave résultant de la fin du projet ASTRID, même s'il n'est pas immédiat, concerne la remise en cause de la stratégie de fermeture du cycle définie par la France dès l'origine du nucléaire civil.
En effet, sans perspective d'une réutilisation des matières énergétiques séparées dans le cycle du combustible, en particulier du plutonium et de l'uranium appauvri, la question d'une remise en cause du retraitement des combustibles usés à La Hague finira nécessairement par se poser d'ici quelques années, puisqu'il conviendra de planifier à l'horizon 2040 le renouvellement de cette usine.
Le projet de multi-recyclage en réacteurs à eau pressurisé initié dans le cadre de la Programmation pluriannuelle de l'énergie et présenté comme une solution de transition apparaît complexe et sa faisabilité non garantie. De plus, sa mise en oeuvre éventuelle nécessiterait une adaptation des ateliers de La Hague, ainsi que l'a souligné M. Maurice Leroy, vice-président de la CNE2 : « pour réaliser ce multi-recyclage, il faudrait créer une série d'ateliers dédiés. Par ailleurs, pour l'instant, l'usine de La Hague n'a retraité des combustibles MOX que par dilution avec des combustibles uranium, pas directement. Un énorme effort reste donc à faire. » Qu'adviendra-t-il si ces difficultés conduisent au final à abandonner ce projet ?
Par contrecoup, une telle décision risquerait aussi de réinterroger le projet de stockage géologique CIGÉO. En effet, l'arrêt de l'usine de La Hague conduirait inéluctablement à devoir stocker directement certains combustibles usés, notamment les combustibles MOX. D'une part, les conditions dans lesquelles ces combustibles pourraient - ou pas - être enfouis de façon sûre dans ce centre de stockage n'ont pas été étudiées, alors que, notamment au travers des travaux réalisés dans le laboratoire de recherche souterrain de Bure depuis vingt ans, cela a été le cas pour les radionucléides vitrifiés. D'autre part, lors de la présentation du projet de création de ce laboratoire dans les années 1990, cette option n'a jamais été présentée aux populations ou élus concernés.
Ces contradictions pourraient ramener le projet de stockage géologique une trentaine d'années en arrière. La France se retrouverait alors dans une situation similaire à celle des États-Unis, où des milliers de tonnes de combustibles usés entreposés à sec sont répartis sur tout le territoire, en attente d'une solution définitive, mais sur un territoire 17 fois plus grand que le nôtre.
Une telle perspective pourrait apparaître exagérément pessimiste, si la décision prise pour le projet ASTRID n'avait été suivie, après seulement quelques mois, d'une possible remise en cause du statut de l'uranium appauvri issu de l'enrichissement.
À l'occasion des auditions individuelles qu'ils ont menées, les rapporteurs ont constaté qu'il existait, à relativement court terme, un risque que cette ressource énergétique présente sur notre sol, majeure non seulement à l'échelle de notre pays mais de l'humanité, soit requalifiée en déchet et traitée en conséquence.
Bien que seul un parc de réacteurs à neutrons rapides permette d'en tirer parti un jour, cette réserve énergétique est aujourd'hui classée parmi les matières radioactives, conformément à la volonté du législateur de donner à ce mot une acception aussi large que possible : « Une matière radioactive est une substance radioactive pour laquelle une utilisation ultérieure est prévue ou envisagée, le cas échéant après traitement. » 39 ( * )
Si le législateur a jugé nécessaire d'ajouter à « prévue » l'adjectif « envisagée » , c'est bien qu'il avait conscience à la fois du caractère stratégique des matières en question pour l'indépendance énergétique de notre pays et de l'incertitude qui pèserait longtemps encore sur le délai nécessaire à la fermeture effective du cycle du combustible.
L'audition publique que les rapporteurs ont organisée, le 3 décembre 2020 ( cf. compte rendu en annexe), sur le thème de la gestion de l'uranium appauvri a permis de réunir les principaux acteurs concernés. Les débats ont très vite mis en lumière que rien n'imposait de traiter cette question dans l'urgence, même s'il convient évidemment de ne pas la négliger.
M. Jean-Pierre Pervès, président de l'association Sauvons le climat résumait ainsi la situation : « Quel est le problème ? Une quantité de matière relativement minime - l'U3O8 - solide, chimiquement stable, incombustible, insoluble, non corrosive et légèrement radioactive. Nous ne sommes pas du tout face à ce que nous appellerions un produit dangereux. Il existe aujourd'hui deux entreposages, sous forme d'installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), de 5 000 mètres carrés. Pour donner un ordre de grandeur l'entreposage de ces milliers de tonnes représente moins qu'un terrain de football, qui fait 9 000 mètres carrés. »
Hangar d'entreposage d'uranium appauvri et de retraitement au Tricastin (Source : Orano)
Au demeurant, avant de songer à enfouir définitivement l'équivalent, en termes énergétiques, des réserves de pétrole des États-Unis connues à fin 2005, si l'on souhaite réellement s'en débarrasser, il semblerait assez naturel de sonder d'abord l'intérêt des pays qui se dotent, en ce moment même, des moyens d'exploiter l'uranium appauvri pour produire de l'électricité décarbonée. Une telle transaction ne serait d'ailleurs pas une première, d'après ce qui a été indiqué aux rapporteurs à l'occasion d'une visite des entrepôts d'uranium appauvri du Tricastin.
En tout état de cause, rien ne justifie d'aller contre des orientations définies en toute conscience par la représentation nationale dans la loi du 28 juin 2006 qui avait fait l'objet d'une quasi-unanimité au sein de la majorité comme de l'opposition. Leur mise à jour éventuelle ne devrait d'ailleurs pas s'envisager en dehors d'un véritable nouveau débat au Parlement, le sujet touchant aux intérêts vitaux du pays, ou éventuellement d'une consultation directe de nos concitoyens. À cet égard ni les instances consultatives, ni les instances administratives ne peuvent, faute d'être porteuses d'une légitimité démocratique, prétendre se substituer à la démocratie représentative ou directe pour les décisions engageant l'avenir de la Nation.
Les rapporteurs estiment que la question du statut des matières nucléaires ne peut être tranchée sans avoir pris en compte toutes les options possibles et doit être posée dans le cadre d'un débat démocratique plus large sur les options à long terme permettant d'assurer la souveraineté et l'indépendance énergétique de la France.
IV. L'INCONTOURNABLE INTERVENTION DU PARLEMENT
La décision de repousser à la fin du XXI e siècle la construction du prototype de réacteur de quatrième génération ASTRID, neuf ans après le lancement d'études de conception qui ont coûté plus d'un milliard d'euros, a été le révélateur des atermoiements sur la stratégie de recherche sur le nucléaire du futur.
Ce renoncement à un projet phare du nucléaire français n'aurait sans doute pas suscité les mêmes réactions en France et à l'étranger, si une stratégie de recherche de substitution, ambitieuse et cohérente, avait été présentée à cette occasion.
Certes, le CEA poursuit les recherches sur le nucléaire avancé, d'une part en prolongeant le projet ASTRID sous la forme d'une base de connaissances et d'une maquette numérique, tout en maintenant certaines des installations indispensables à la réalisation d'expérimentations pratiques, d'autre part en explorant de nouvelles voies technologiques, comme celle des réacteurs à sels fondus ou le multi-recyclage des combustibles dans les réacteurs à eau pressurisée.
Mais les recherches menées au sein du CEA, du CNRS, d'EDF ou d'autres entreprises moins connues, comme TechnicAtome, ne s'inscrivent plus dans une perspective claire et cohérente, avec des objectifs, des délais et un suivi bien définis. Paradoxalement, c'est la Programmation pluriannuelle de l'énergie, un texte élaboré sans consulter le Parlement, sans même prendre en compte les lois existantes sur la gestion des déchets radioactifs - même s'il mentionne incidemment la transmutation - et sans perspective au-delà de 2029 qui sert de guide aux recherches en cours. Dans quelles conditions les recherches sur la transmutation prévues par la loi du 28 juin 2006 pourront-elles être poursuivies, en l'absence avant la fin du siècle d'un réacteur à spectre rapide ? Et si elles sont reportées à une date indéterminée comment l'acquis des recherches menées jusqu'alors pourrait-il être préservé ?
Ce flou présente, de toute évidence, de multiples inconvénients, comme le manque de visibilité, le risque de dérives dans les recherches, la difficulté à mener des coopérations internationales, etc. Il apparaît donc indispensable d'élaborer un nouveau cadre permettant de structurer ces recherches et de s'assurer qu'elles permettront à la fois de répondre aux besoins énergétiques de la France et de la gestion des déchets radioactifs, tout en assurant le développement de cette industrie de pointe au niveau mondial.
Les rapporteurs sont convaincus qu'il est encore temps de décider d'une telle stratégie et qu'une loi programmatique serait le meilleur véhicule pour qu'elle trouve, après un débat parlementaire approfondi, un large soutien politique garantissant sa pérennité au-delà des échéances électorales.
Fonder une nouvelle stratégie de recherche sur le nucléaire avancé, donnant une vision claire des orientations et de l'apport de notre pays, permettrait de confirmer sa position de premier plan parmi les nations maîtrisant les sciences et technologies de l'atome, mais aussi parmi celles qui souhaitent bénéficier de leurs applications.
Plusieurs pays amis, certains moins avancés que nous, ont jugé nécessaire de s'engager dans la même démarche ces dernières années : d'abord les États-Unis, mais aussi le Canada et le Royaume Uni, considérant que l'industrie nucléaire est à un tournant et que la lutte contre le changement climatique sera beaucoup plus difficile à gagner sans la contribution de cette énergie à la fois très concentrée, mobilisable et décarbonée.
Les rapporteurs ont essayé, au vu des arguments qui leur ont été présentés et par comparaison avec les législations étrangères, d'identifier, sans prétendre à l'exhaustivité, les grandes lignes qui pourraient guider la réflexion du Parlement sur les études et recherches dans le domaine du nucléaire avancé.
1. Préciser les objectifs et le périmètre des études et recherches
Une partie des difficultés rencontrées par le projet ASTRID résultaient d'objectifs inadaptés ou contradictoires. Ce projet devait préparer le prototype d'une nouvelle génération de réacteurs destinés à « fermer » le cycle du combustible, et en même temps permettre d'avancer sur la voie de la transmutation des éléments à vie longue les plus radioactifs, un objectif issu de la loi Bataille de 1991. Il devait améliorer la sûreté des réacteurs avancés, mais aucun saut décisif par rapport aux concepts de réacteurs de troisième génération n'était envisagé. Ces contradictions ont sans aucun doute joué un rôle important dans le déroulement fluctuant et la décision de ne pas donner de suite au projet.
Il s'avère donc indispensable, avant de lancer tout nouveau projet, de bien redéfinir le périmètre et les objectifs des études et recherches à mener sur les technologies nucléaires avancées.
En ce qui concerne le périmètre, elles pourraient recouvrir des aspects tels que :
- les concepts de réacteurs dits avancés : à neutrons rapides, à très haute température, modulaires, etc.
- les combustibles avancés, y compris ceux destinés à améliorer la sûreté des réacteurs actuels ;
- le cycle du combustible associé à ces réacteurs et au parc actuel ;
- la réduction de la dangerosité à long terme des déchets radioactifs ;
- les matériaux résistants aux contraintes extrêmes d'environnement : températures, pression, corrosion, etc.
- les techniques de modélisation et de simulation permettant d'accélérer les développements.
Les rapporteurs estiment que la priorité doit être donnée aux progrès de la sûreté, car aucun équipement innovant ne pourra aller jusqu'au stade de la construction s'il n'apporte pas sur ce plan une amélioration substantielle par rapport à ses prédécesseurs, dont le comportement est connu est maîtrisé. La réduction de l'impact environnemental en fonctionnement normal arrive juste après.
2. Assurer un suivi des études et recherches sur le nucléaire avancé
La loi du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, dite loi Bataille, a défini trois axes de recherche qui ont servi de guide à la communauté française de recherche travaillant sur les d'énergie nucléaire.
Elle a aussi créé une commission, la commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2), constituée de scientifiques, français et étrangers, chargée d'assurer le suivi des études et recherches portant sur la gestion des déchets radioactifs et d'en présenter tous les ans l'avancement au Parlement, via l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologique.
Ce dispositif s'est avéré efficace et la commission a été reconduite, sous une forme étendue par la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs.
Les rapporteurs considèrent qu'il conviendrait de s'inspirer de cette démarche, non pour créer une nouvelle commission, mais pour étendre le champ d'action de la commission existante aux recherches sur le nucléaire avancé, tout en renforçant son autonomie.
3. Renforcer le rôle de l'université et du CNRS
Il apparaît crucial que l'université puisse jouer pleinement son rôle dans la formation des futurs techniciens, ingénieurs et chercheurs, en particulier en lien avec les travaux sur le nucléaire avancé qui peuvent être un facteur important d'attractivité pour les étudiants.
Les rapporteurs proposent qu'un programme de soutien à la formation et à la recherche nucléaire dans les universités soit institué, afin de les dynamiser, alors que l'emploi dans l'industrie nucléaire sera fortement stimulé par les besoins de rénovation du parc existant (Grand carénage).
Le CNRS, au sein duquel les activités de recherche sur les sujets plus fondamentaux ou prospectifs liés à la fission sont plutôt en perte de vitesse ces dernières années 40 ( * ) , doit être incité à les réinvestir pour continuer à assurer sa mission de soutien scientifique dans ce domaine, notamment sur les aspects plus fondamentaux.
4. Identifier des partenaires en Europe et au-delà
Bien que l'énergie nucléaire fournisse la moitié de l'électricité décarbonée de l'Union européenne, elle est confrontée à l'opposition d'un certain nombre de pays membres, comme l'Allemagne et le Luxembourg.
Avec le Brexit , la France a perdu un allié de poids pour la défense de l'énergie nucléaire au sein de l'Union européenne. Mais plus d'une dizaine d'États membres sont favorables à celle-ci, ou simplement désireux de continuer à l'exploiter.
La France est bien placée pour prendre l'initiative de fédérer ces pays dans le cadre d'une nouvelle initiative européenne pour la recherche sur le nucléaire avancé. Celle-ci ne serait pas nécessairement limitée aux États membres et pourrait s'étendre à des pays proches intéressés, tels le Royaume Uni ou l'Ukraine, voire situés en dehors du continent européen, comme l'Australie.
5. Développer la coopération internationale
Avec la diversification des thèmes de recherche et l'augmentation du coût des plateformes de recherche, la coopération internationale devient indispensable pour couvrir un champ de recherche suffisamment large tout en limitant les coûts.
Les rapporteurs considèrent que la coopération internationale constitue une priorité et qu'il convient d'engager une revue des infrastructures et collaborations nécessaires à l'atteinte des objectifs de recherche sur le nucléaire avancé, prenant également en compte les intérêts stratégiques du pays, en particulier dans l'indopacifique.
6. Obtenir l'appui des organismes de sûreté
L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et son appui technique l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) joueront un rôle important dans les applications industrielles de la recherche et développement sur les technologies nucléaires avancées.
Ces organismes doivent disposer de moyens suffisants pour préparer l'intégration de ces futures évolutions technologiques du point de vue réglementaire, en France mais aussi en lien avec les autres pays, notamment en Europe. En amont, les objectifs de sûreté fixés par l'ASN devront guider les équipes de recherche et développement afin d'écarter le risque que des travaux soient engagés sans perspective de débouchés, faute de pouvoir recueillir une autorisation.
Les rapporteurs estiment que ces organismes doivent disposer des moyens nécessaires pour anticiper ces évolutions, en particulier l'IRSN doit bénéficier à court terme d'un financement dans le cadre du Plan de relance pour engager un programme de recherche sur la sûreté des petits réacteurs modulaires (SMR).
7. Intégrer les enjeux financiers
Faire des choix stratégiques quant à l'orientation des études et recherches sur le nucléaire avancé imposera de disposer de projections financières solides sur les options ouvertes. La recherche étant l'un des facteurs du renforcement des compétences au sein de la filière qui sera dans tous les cas nécessaire, ne serait-ce que pour la mise à niveau et le maintien de la sûreté du parc actuel, les moyens qui lui sont affectés devront, selon toute probabilité, être renforcés, ce qui impliquera d'identifier de nouvelles modalités de financement.
À cet égard, il serait assez naturel que l'effort en recherche et développement nécessaire dans le domaine du nucléaire avancé puisse être en partie financé par les bénéficiaires du dispositif d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), si celui-ci est maintenu. En effet, ces derniers tirent bénéfice des investissements réalisés depuis l'après-guerre dans la recherche nucléaire, puis le développement de l'industrie nucléaire, sans participer à la préparation d'une nouvelle génération de systèmes destinés à remplacer le parc actuellement en place. Cette contribution pourrait se concrétiser par un choix entre le paiement d'une taxe spécifique sur l'électricité achetée au travers du dispositif de l'ARENH ou le financement direct d'études ou de recherches portant sur le nucléaire avancé, sous réserve qu'elles soient agréés par la commission mentionnée précédemment.
RECOMMANDATIONS
1- Fonder une nouvelle stratégie de recherche sur le nucléaire avancé au travers d'un projet ou d'une proposition de loi programmatique permettant un large débat au sein du Parlement.
2- Réaffirmer le choix stratégique de la fermeture complète du cycle du combustible et du développement des nouveaux réacteurs de 4 e génération indispensables à sa réalisation.
3- Présenter un plan de déploiement des réacteurs de 3 e et 4 e génération ainsi que de rénovation des installations du cycle permettant à l'ensemble des acteurs de la filière nucléaire de disposer d'une visibilité à long terme.
4- Identifier la meilleure façon de valoriser les acquis du projet ASTRID et des travaux précédents sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, dans le cadre d'un nouveau projet national, européen ou éventuellement international.
5- Prendre le temps d'examiner la question du statut des matières nucléaires dans le cadre d'un véritable débat démocratique sur les options à long terme pour assurer la souveraineté et l'indépendance énergétique du pays.
6- Engager une revue des infrastructures et collaborations nécessaires à l'atteinte des objectifs de recherche sur le nucléaire avancé, prenant également en compte les intérêts stratégiques du pays, en particulier dans l'indopacifique.
7- Définir un plan de développement des compétences adapté aux disciplines clés, par le soutien à la formation des jeunes, notamment à l'université. En particulier, initier un programme de soutien à la formation et à la recherche nucléaire dans les universités.
8- Accorder à l'ASN et à l'IRSN les moyens nécessaires pour pouvoir anticiper les évolutions réglementaires nécessaires à la certification des réacteurs avancés.
9- Prolonger le soutien accordé au projet de SMR Nuward sur plusieurs années afin d'accélérer la finalisation du projet.
10- Évaluer l'alternative d'un déploiement de SMR Nuward pour remplacer certains réacteurs de 900 MWe après 2030.
CONCLUSIONS
Fin 2019, l'État a décidé de ne pas lancer la construction du démonstrateur ASTRID.
Cette décision, dont les motivations restent peu expliquées, est intervenue dans un contexte où la « donne énergétique » repousse la perspective d'un développement industriel des réacteurs de quatrième génération à la deuxième moitié de ce siècle et où la priorité a été donnée par la filière industrielle à la réussite des réacteurs de troisième génération.
Pourtant, les deux postulats qui avaient mené la France au développement de réacteurs à neutrons rapides - l'anticipation d'une croissance des besoins énergétiques et des limites de l'extraction de l'uranium - demeurent valables dans une perspective tant énergétique qu'environnementale, à la fois au niveau national et mondial.
Le gestionnaire du réseau de transport d'électricité, RTE, rappelle ainsi dans son rapport pour l'année 2020 que l'atteinte de la neutralité carbone reposera sur des transferts d'usage vers le secteur électrique, conduisant à une augmentation de la consommation à long terme. Or, il n'existe aujourd'hui aucune certitude sur le fait que les progrès technologiques dans les différentes filières renouvelables et dans le stockage de l'électricité seraient suffisants pour envisager de ne plus recourir à l'énergie nucléaire dans la seconde moitié du siècle.
S'agissant de l'extraction de l'uranium, si les marchés n'apparaissent pas « en tension » aujourd'hui, il reste que l'alimentation des réacteurs actuels en combustible repose en grande partie sur un modèle ancien d'extraction des ressources. En ne poursuivant pas le projet ASTRID, la France met ainsi de côté les investissements réalisés depuis 70 ans pour réutiliser les matières et « fermer » le cycle, au moment même où elle vote une loi ambitieuse de promotion et d'organisation de l'économie circulaire.
ASTRID constituait le programme phare de la recherche nucléaire française. L'industrie nucléaire française ne dispose plus aujourd'hui de projet comparable de long terme, permettant aux chercheurs de confronter et valider de nouvelles options technologiques dans une perspective de réalisation. Le développement des compétences acquises, via la simulation numérique notamment, et une veille approfondie sur les systèmes nucléaires de quatrième génération, ne peuvent ni remplacer l'expérience de la construction d'un véritable objet, ni attirer de la même façon les chercheurs.
Certes, la filière développe le projet de SMR Nuward, un réacteur à eau pressurisée de taille réduite, pour le proposer à l'horizon 2030 à l'export. S'agissant du recyclage des combustibles usés, EDF annonce reprendre le recyclage de l'uranium de retraitement au sein de ses réacteurs, par étapes à l'horizon 2023-2030. À moyen terme, la filière vise un « multi-recyclage » des matières, dans des proportions limitées, au sein d'un parc de réacteurs à eau pressurisée à venir, dont on sait déjà qu'il sera mal adapté à cet exercice.
Notre recherche et développement propose ainsi des évolutions de la technologie, au meilleur niveau de sûreté et pertinentes économiquement, mais sans se positionner sur de nouveaux concepts. Avec l'arrêt du programme ASTRID, la filière semble renoncer temporairement à « explorer le futur » de l'énergie nucléaire.
L'arrêt du programme ASTRID précède l'avertissement lancé par l'Autorité de sûreté nucléaire lorsqu'elle ouvre la perspective d'autoriser l'exploitation des réacteurs 900 MWe de notre parc au-delà de 40 ans. Si cet avis conforte le socle nucléaire du bouquet électrique national, il laisse aussi entrevoir l'échéance suivante, celle d'un horizon 2040 où ces réacteurs pourraient alors atteindre 50 ans d'existence et, selon toute probabilité, leur fin d'exploitation.
L'horizon 2040 est également celui fixé pour un éventuel renouvellement de l'usine de La Hague.
La mise à niveau et le renouvellement du parc nucléaire français illustrent la situation de toute la filière, reposant sur un modèle conçu au siècle dernier qu'elle optimise en réponse aux attentes d'aujourd'hui, mais sans projeter son évolution technologique et sans proposer de vision stratégique ouverte de long terme.
Comment préparons-nous le futur de notre « souveraineté » énergétique ?
La production d'électricité nucléaire s'inscrit dans des temps longs : du point de vue économique parce que les coûts sont élevés et s'étalent sur une très longue période, du point de vue scientifique et technologique parce que les études sont complexes et qu'elles requièrent des équipements lourds.
La recherche française dispose encore aujourd'hui d'un socle de compétences et d'installations au plus haut niveau mondial. Pour autant, il n'est pas raisonnable de considérer ces connaissances comme un patrimoine que l'on pourra réanimer tel quel dans un demi-siècle, si la fourniture d'énergie reste alors une question pour les générations suivantes.
Par ailleurs, la filière nucléaire a besoin d'une dynamique d'ouverture technologique, à travers un programme de recherche et développement ambitieux, pour rester crédible internationalement mais aussi vis-à-vis des jeunes générations. Comme pour toutes les grandes industries - spatial, aéronautique, automobile, ne pas explorer de nouveaux concepts induit un risque majeur de dévalorisation de la filière, préjudiciable à sa compétitivité, voire à son existence.
Si la loi de transition énergétique pour une croissance verte a fixé un cadre général de moyen terme pour notre bouquet énergétique, aucun texte programmatique n'aborde l'avenir de la recherche nucléaire.
La Stratégie nationale de recherche (SNR) fixe des orientations répondant à des « défis sociétaux » et la Stratégie nationale de recherche énergétique (SNRE) élaborée en 2016, mais ne constitue pas, selon ses propres termes, « un exercice de programmation détaillé par filière » .
Les lois de 1991 et de 2006 ont programmé, sur plus de vingt ans, le cadre stratégique vertueux de gestion des matières et déchets nucléaires, tant du point de vue technologique et organisationnel que de leur financement.
De façon similaire, la recherche nucléaire bénéficierait d'une loi programmatique dont un premier apport serait de questionner - non dans des comités restreints où se croisent toujours les mêmes acteurs, mais dans le cadre d'un véritable débat démocratique - les enjeux de l'énergie nucléaire : les critères de sûreté et leur évaluation en termes de « générations » sont-ils toujours pertinents ? Le nucléaire peut-il accroître son interopérabilité avec les énergies renouvelables ? Comment considérer et gérer les matières et spécifiquement le plutonium ? Comment dépasser la seule veille technologique sur les systèmes de quatrième génération et déboucher sur de véritables solutions ?
Un second apport serait de définir un cadre stratégique permettant l'exploration de nouveaux concepts, en réponse aux enjeux énergétiques et industriels :
- l'identification d'un socle de recherches « de maîtrise technologique », apte à soutenir la compétitivité future de notre industrie nucléaire et la souveraineté énergétique de la France ;
- un plan de développement des compétences adapté aux disciplines clés, par le soutien à la formation des jeunes, notamment à l'université ;
- une revue des infrastructures et des collaborations internationales adaptées, enjeu étroitement lié à celui du maintien des compétences ;
- le maintien d'un effort de recherche substantiel sur l'ensemble des technologies touchant à la gestion des déchets radioactifs ;
- et surtout, la mise en place d'un cadre ouvert d'échange et de confrontation des idées, apte à soutenir un cycle de recherches exploratoires sur une dizaine d'années, pour préparer et justifier les choix d'investissement futurs.
EXAMEN DU RAPPORT PAR L'OFFICE
L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques s'est réuni le jeudi 8 juillet 2021 pour examiner le projet de rapport sur « L'énergie nucléaire du futur et les conséquences de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4 e génération “Astrid” », présenté par MM. Thomas Gassilloud, député, et Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteurs.
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Présidence de M. Gérard Longuet,
sénateur,
premier vice-président de l'Office
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M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - Le 15 janvier 2020, le Bureau de l'Assemblée nationale a saisi notre Office d'une « étude sur l'énergie nucléaire du futur », comportant « une évaluation des choix techniques disponibles pour développer celle-ci ».
Comme le rappelle le Président Richard Ferrand dans son rapport au Bureau de l'Assemblée, notre collègue André Chassaigne, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), à l'origine de cette saisine, avait suggéré que « l'OPECST puisse évaluer la pertinence scientifique et technique de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération » Astrid et « ses conséquences au regard des enjeux climatiques, énergétiques et industriels de notre pays ».
Les réacteurs utilisés aujourd'hui sont des réacteurs à eau pressurisée de première, deuxième ou troisième génération. La troisième génération correspond généralement aux EPR, qui permettent des avancées en termes de sûreté, mais restent des réacteurs à eau pressurisée. De son côté, Astrid était un projet visant à concevoir un réacteur de quatrième génération, avec comme fluide caloporteur le sodium.
Stéphane Piednoir et moi avons pris en compte l'étendue de la saisine du Bureau de l'Assemblée nationale, en élargissant autant que possible nos investigations au-delà du seul projet Astrid, pour nous intéresser aux nombreuses technologies nucléaires avancées en cours de développement en France comme à l'étranger.
L'Office nous a confié cette étude le 6 février 2020, à la veille de la crise sanitaire. Nous n'avons de ce fait commencé réellement nos travaux qu'à la fin du mois de septembre 2020. Malgré ce contexte particulier, nous avons suivi une démarche d'investigation conforme aux pratiques habituelles de l'Office, en procédant à une large consultation des parties prenantes : chercheurs, associations, acteurs institutionnels, internationaux et industriels. Nous avons au total pu échanger avec plus de 150 interlocuteurs impliqués dans ce sujet.
Nous avons commencé par mener des auditions « de rapporteur ». Lorsque nous avons été informés par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) d'un projet de reclassement de l'essentiel des réserves françaises de matières nucléaires en déchets, nous avons organisé une audition publique pour que nos collègues et nos concitoyens puissent débattre des enjeux associés à cette ressource énergétique majeure, non seulement à l'échelle de la France mais aussi du monde. Elle est équivalente, en termes énergétiques, aux ressources pétrolières américaines identifiées en 2005, avant l'exploitation des gaz de schistes.
Nous avons également visité les principaux laboratoires de recherche et sites industriels de la filière nucléaire : Cadarache, Marcoule, le Tricastin, La Hague ou encore Saclay.
À notre grand regret, les circonstances ne nous ont pas permis de nous rendre à l'étranger. Nous avions en effet prévu des missions aux États-Unis et en Fédération de Russie, deux pays aux démarches très contrastées. À défaut, nous-nous sommes appuyés sur les conseillers nucléaires des ambassades de France à Washington et à Moscou, ce qui a notamment permis d'organiser une visioconférence très éclairante avec des parlementaires, industriels et scientifiques russes sur la stratégie poursuivie par leur pays.
Je laisse maintenant Stéphane Piednoir présenter les succès scientifiques et industriels français dans le domaine nucléaire, les difficultés de la période récente et leurs éventuelles conséquences si nous ne réagissons pas.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - Il nous a semblé utile de réaliser en premier lieu un rappel sur la contribution de la France au développement de l'énergie nucléaire, ainsi que sur les difficultés rencontrées dans la période récente, pour mieux mettre en lumière la nécessité d'un sursaut de la recherche et de l'industrie nucléaire française.
La contribution française aux sciences nucléaires a été décisive sur le plan scientifique, avec des figures comme Henri Becquerel, Paul Villard, Marie et Pierre Curie, ou encore Irène et Frédéric Joliot-Curie. Elle a continué après-guerre, notamment avec la création du CEA en 1945, qui a permis à notre pays de se doter en une dizaine d'années à la fois de l'arme nucléaire et de la maîtrise de l'atome pour les usages civils, en particulier pour la production d'électricité. Elle s'est poursuivie dans les années 1970 avec le déploiement, accéléré après le premier choc pétrolier, du parc de centrales nucléaires et avec la conversion de l'usine de La Hague vers le secteur civil, première étape de la mise en place d'un cycle du combustible « fermé ».
Néanmoins, les accidents de Three Mile Island , Tchernobyl et Fukushima ont entamé la confiance des populations dans l'énergie nucléaire et ralenti son développement en Occident.
L'Office avait alerté le Gouvernement dès 1991, et les années récentes le confirment : l'absence de construction de nouveaux réacteurs s'est traduite par une perte de compétences et de savoir-faire conduisant aux difficultés récurrentes que l'on connaît, notamment sur le chantier de Flamanville. Aux États-Unis, la situation des acteurs traditionnels de l'industrie nucléaire est similaire.
Alors qu'à l'Ouest l'industrie nucléaire déclinait, à l'Est de nouveaux leaders ont émergé. D'une part, en Fédération de Russie la création de l'entreprise d'État Rosatom en 2007 a conduit à une accélération sur le plan industriel, en particulier à l'exportation, ainsi qu'en matière de recherche et développement. D'autre part, la Chine, après une phase d'appropriation des technologies étrangères, devrait dépasser dès 2030 les États-Unis et l'Europe en termes de capacité nucléaire installée, tout en investissant elle aussi fortement dans la recherche.
Ce basculement de la maîtrise de l'énergie nucléaire génère pour la France plusieurs risques : le risque d'une prise de contrôle des organisations internationales, par exemple l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), par des pays moins soucieux de non-prolifération et de sûreté nucléaires ; le risque d'une influence de la Chine et de la Russie sur un nombre croissant de pays clients, puisque le choix de l'énergie nucléaire conduit le pays client à nouer des relations de long terme avec ses fournisseurs ; à terme, le risque que la France devienne elle aussi dépendante si sa maîtrise technologique continue à décliner. Ce risque serait d'autant plus dommageable que nous pourrions avoir besoin de l'énergie nucléaire sur le très long terme, en complément des énergies renouvelables : malgré la multiplication des scénarii « 100 % énergies renouvelables », les solutions techniques nécessaires pour se passer de sources pilotables ne sont pas encore au rendez-vous. Si elle se concrétisait, cette dépendance pourrait également remettre en cause notre aptitude à maintenir une force de dissuasion crédible : sa principale composante, les sous-marins, pourrait devenir plus difficile à maintenir sans maîtrise des technologies nucléaires civiles.
Il convient également de souligner que la France est la seule puissance occidentale à exploiter de façon commerciale les technologies liées à la fermeture du cycle du combustible, fermeture que visent aussi Russes et Chinois. Les Britanniques et les Japonais ont eux aussi investi dans la fermeture du cycle, mais les premiers ont abandonné, avec le reste de leur savoir-faire nucléaire, et les seconds ne sont jamais parvenus à démarrer l'usine de Rokkasho, équivalent de La Hague.
Continuer sur la voie du déclin du nucléaire civil pourrait donc avoir de multiples et lourdes conséquences. Nous considérons qu'il ne sera pas possible d'inverser la tendance sans revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France l'un des grands acteurs du nucléaire civil, à savoir un fort investissement dans la recherche et l'innovation, qui va de pair avec la motivation des jeunes pour un domaine scientifique et technique parmi les plus exigeants.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - Pour répondre à la saisine du Bureau de l'Assemblée nationale, nous avons réalisé un panorama rapide des technologies nucléaires du futur.
Celles-ci s'appuient sur deux grands principes : la fission nucléaire, qui consiste à casser des atomes lourds en atomes plus petits, et la fusion nucléaire, qui consiste au contraire à rassembler plusieurs atomes légers pour former un atome plus lourd.
La fission nous intéresse en priorité, puisqu'il s'agit du mécanisme mis en oeuvre dans les réacteurs nucléaires actuels, d'autant que la fusion, avec notamment le projet international ITER à Cadarache, ne pourra probablement pas se concrétiser avant la fin du siècle. Il n'en demeure pas moins que l'objectif de maîtrise de la fusion nucléaire doit être poursuivi, puisque celle-ci ne produit aucun déchet.
Pour la fission, une première catégorie de solutions porte sur les réacteurs dits « de quatrième génération », dont les développements sont coordonnés par le Forum international génération IV. Le projet de réacteur Astrid correspondait à l'un des six concepts développés dans ce cadre.
Ces différents concepts présentent plusieurs avantages par rapport aux réacteurs actuels, par exemple des températures de fonctionnement élevées qui les rendent mieux adaptés à des usages dérivés comme la fourniture de chaleur pour des applications industrielles ou la production d'hydrogène.
Néanmoins, ils présentent également des difficultés en termes de sûreté, comme l'a mis en évidence un rapport publié en 2015 par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Cette question de sûreté constitue, à notre avis, l'obstacle principal au développement de ces technologies dans les pays occidentaux. Un réacteur innovant devrait proposer un saut en matière de sûreté pour compenser le manque de recul sur l'exploitation d'une nouvelle solution technique.
Les petits réacteurs modulaires, en anglais Small Modular Reactor ou SMR, sont la seconde grande catégorie de réacteurs du futur basés sur la fission. La plupart reprennent les principes de fonctionnement des réacteurs actuels, même si leur taille et leur puissance sont inférieures.
Ce concept de petits réacteurs inverse la tendance historique, constatée depuis le début de l'industrie nucléaire civile destinée à la production d'électricité, à savoir l'accroissement constant de la puissance des réacteurs, pour bénéficier d'un effet d'économie d'échelle. Ces SMR présentent cependant potentiellement plusieurs atouts importants.
Leur faible puissance ouvre la possibilité de réaliser un saut en matière de sûreté nucléaire, sous réserve que leur conception intègre correctement cet objectif. Leur modularité devrait permettre de standardiser les composants et de les fabriquer en série en usine, et donc de bénéficier d'un effet de série. Grâce à la construction en usine, leur réalisation sur site sera beaucoup plus simple que celle des réacteurs actuels, ce qui réduira les délais, d'un facteur de l'ordre de deux, et surtout les incertitudes, avec un impact très positif sur le financement. Leurs faibles taille et puissance les rendent plus adaptables à diverses situations : sites isolés, réseaux électriques peu développés, ressources en eau limitées, production de chaleur de proximité en cogénération pour l'industrie ou même le chauffage urbain, envisagé en Finlande, etc. Néanmoins, la multiplication des sites peut avoir un impact négatif sur la sécurité.
Un coût de production plus élevé pourrait être l'inconvénient majeur des SMR, puisqu'ils ne bénéficient pas d'un effet d'échelle comme les grands réacteurs. C'est d'ailleurs la position des industriels français. Mais ce coût de production plus élevé pourrait être compensé par l'effet de série et la simplification de la construction sur site, comme le montre, pour la partie relative au coût de construction, une étude récente basée sur les données du SMR américain le plus avancé, Nuscale.
L'industrie française : EDF, TechnicAtome, le CEA et Naval Group, développe un SMR appelé Nuward, avec l'objectif d'une commercialisation après 2030. D'une puissance de 340 mégawattheures (MWe) - deux fois 170 MWe -, il est conçu pour remplacer les centrales à charbon, à l'exportation. Nombre de projets étrangers concurrents existent, dont certains ont quelques années d'avance sur Nuward. Nous pensons donc que ce projet mériterait de voir son développement soutenu, avec l'objectif de l'accélérer.
La construction en série de ce réacteur français nécessitera une usine qui ne peut se justifier sans un volant de commandes initiales suffisant. Aussi, nous estimons qu'il sera nécessaire d'évaluer la possibilité de remplacer, après 2030, certains réacteurs de 900 MWe par des SMR, en mettant, le cas échéant, en balance les questions de coût, de sûreté et de développement industriel. Cette suggestion avait été formulée par le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), M. Bernard Doroszczuk, lors de sa récente audition devant l'OPECST.
Le succès des SMR dépendra également de la possibilité d'homogénéiser leurs conditions de certification dans les différents pays, comme c'est le cas pour l'aéronautique. L'ASN a déjà engagé des échanges à ce sujet avec ses homologues européens. L'IRSN a également pris les devants, en se proposant d'étudier la sûreté des SMR. Nous apportons notre soutien à ces démarches et demandons que l'ASN et l'IRSN disposent des moyens nécessaires pour les mener à terme.
Enfin, plus de la moitié des projets de SMR recensés par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) reprennent l'un des six concepts de réacteurs de génération IV évoqués précédemment, avec les mêmes avantages en termes de nouveaux usages, par exemple pour la production de chaleur. Ces réacteurs sont en général désignés sous l'acronyme AMR pour Advanced Modular Reactor ou « réacteur modulaire avancé ». Comme les SMR utilisant les technologies des réacteurs actuels, les AMR pourraient tirer bénéfice de leur faible puissance pour apporter un saut significatif en matière de sûreté. C'est pourquoi nous considérons qu'il s'agit d'une voie de recherche et développement importante.
Après cette description des différentes technologies en matière de réacteurs de fission avancés, Stéphane Piednoir va présenter le résultat de nos travaux pour ce qui concerne le projet Astrid. Auparavant, je le remercie pour le travail que nous avons réalisé ensemble, qui fut agréable et instructif.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - J'ai également pris beaucoup de plaisir à travailler avec Thomas Gassilloud sur cette mission.
J'en viens donc au projet de réacteur de quatrième génération Astrid, réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, que je vais brièvement vous présenter, et à la décision rendue publique en août 2019 de ne pas en construire le prototype.
Ce projet répondait à trois enjeux majeurs. D'abord l'indépendance énergétique, en donnant à la France la capacité d'utiliser la quasi-totalité du contenu énergétique de l' uranium naturel et des matières qui en sont issues, déjà disponibles sur notre sol en grande quantité, par exemple les 350 000 tonnes d' uranium appauvri issues des opérations d'enrichissement réalisées pour les besoins du parc actuel. Ensuite, une meilleure gestion des déchets radioactifs les plus dangereux, en mettant en oeuvre la transmutation, prévue par la loi Bataille de 1991 et par la loi du 28 juin 2006 sur la gestion durable des déchets radioactifs. Enfin, la préservation des acquis de la recherche, Astrid prenant le relais de 60 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium qui s'étaient concrétisées par la construction de trois réacteurs : Rapsodie, Phénix et Superphénix.
Le projet Astrid, prévu par les lois du 13 juillet 2005 fixant les orientations de la politique énergétique et du 28 juin 2006 déjà mentionnée, a été lancé en 2010, à la suite d'une décision du président Jacques Chirac. Son financement dans le cadre du premier Programme d'investissements d'avenir (PIA) était d'environ 650 millions d'euros. Compte tenu des autres sources de financement, par exemple le budget du CEA, son coût total est estimé aujourd'hui à environ 1,2 milliard d'euros.
Le projet était encadré par une convention signée entre l'État et le CEA. Jusqu'en 2017, il s'est déroulé en conformité avec les engagements pris dans ce cadre, notamment en termes de délais, d'atteinte des objectifs techniques initialement définis et de mobilisation de nombreux partenariats, avec des industriels français et étrangers. Le Japon était le principal partenaire étranger de la France dans ce projet.
Il semblerait que dès 2017 la décision ait été prise de diviser par quatre la puissance du futur prototype Astrid, ce qui revenait à repartir sur la conception d'un nouveau réacteur.
Un article de presse paru le 29 août 2019 a fait état d'une décision consistant à ne pas poursuivre le projet Astrid au-delà de 2019 par la construction d'un prototype. Cette décision a été confirmée le lendemain par un communiqué de presse du CEA qui annonçait le report de la construction à la fin du siècle.
Deux justifications ont été avancées : le prix de l' uranium durablement bas, qui ne justifiait pas dans l'immédiat d'investir dans de nouveaux réacteurs économes en ressources naturelles, et la nécessité d'approfondir les connaissances sur le cycle du combustible associé à Astrid.
Les intérêts à long terme du pays, notamment son indépendance énergétique dans un contexte où l'électricité représentera une part croissante de sa consommation d'énergie, ne semblent pas avoir été pris en compte.
Quoiqu'il en soit, nous estimons que l'absence d'association du Parlement à cette décision et la divergence créée avec le cadre législatif ne sont pas garantes du nécessaire consensus qui doit se dégager sur des questions aussi stratégiques pour la Nation.
Nous avons identifié quatre impacts principaux de cette décision. Le premier porte sur l'image de l'industrie nucléaire française dans le monde, étroitement associée à l'objectif de fermeture du cycle du combustible et à la maîtrise des technologies associées : l'annonce soudaine de l'abandon d'Astrid sème le doute sur la cohérence de la démarche suivie par la France depuis 70 ans, et de ce fait sur les intentions de la France à long terme. En matière de recherche et développement, alors que les partenariats sont plus que jamais indispensables, nous risquons d'être perçus comme un partenaire peu fiable, en particulier par les Japonais qui pourraient alors se tourner vers les États-Unis. De surcroît, les pays qui souhaitent acheter des centrales nucléaires cherchent à établir des partenariats de long terme avec des fournisseurs fiables et pourraient donc s'interroger sur les intentions de la France.
Le deuxième impact de l'arrêt d'Astrid concerne les étudiants et les chercheurs. Astrid était le projet phare de la R&D nucléaire en France. Dans un contexte industriel déjà difficile, l'annonce de son abandon a nécessairement eu un impact négatif sur des étudiants en général peu informés sur la filière nucléaire.
Le troisième impact est très direct. Il a trait au risque de perte de l'acquis de 70 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium. Sans un projet fédérateur, les outils de gestion des connaissances et de simulation numérique, les essais unitaires, etc. mis en place par le CEA ne suffiront pas à freiner cette dégradation au-delà de quelques années.
Le quatrième impact, de plus long terme, est le risque d'abandon de la stratégie de fermeture du cycle du combustible qui est une obligation légale prévue par la loi sur la gestion durable des déchets radioactifs de 2006. L'article 6 prévoit en effet que « la réduction de la quantité et de la nocivité des déchets radioactifs est recherchée notamment par le traitement des combustibles usés ». Nous estimons que la remise en cause du statut de matière de l' uranium appauvri peu après la décision intervenue sur Astrid montre que ce risque est réel. Les conséquences sont potentiellement très lourdes sur l'industrie nucléaire française et sur le stockage géologique des déchets.
Nous pensons qu'il est nécessaire de réagir rapidement, en montrant que la France dispose toujours d'une vision claire de l'avenir de l'énergie nucléaire.
Évidemment, il semble difficile, dans le contexte actuel, de proposer une nouvelle vision de la politique énergétique du pays. En revanche, nous sommes persuadés qu'il est encore possible de refonder, avant la fin de la législature, une stratégie de recherche sur le nucléaire avancé, au travers d'un projet ou d'une proposition de loi programmatique.
Un tel texte serait l'occasion d'un large débat au sein du Parlement qui permettrait notamment de réévaluer le choix stratégique de la fermeture complète du cycle du combustible ainsi que du développement des réacteurs de quatrième génération indispensables à sa mise en oeuvre. Il serait aussi l'occasion d'évoquer le statut des matières nucléaires. Il permettrait enfin de traiter de l'accompagnement de la recherche, par exemple en confirmant les objectifs poursuivis ou en prenant des mesures pour relancer la formation des jeunes, en particulier à l'université, à l'heure où les emplois dans le nucléaire seront dynamisés par les travaux de rénovation du parc.
Nous sommes persuadés qu'une telle démarche permettrait à la fois de réduire, voire d'inverser, les impacts que je viens d'évoquer et d'instaurer une nouvelle dynamique pour la recherche et les compétences en matière d'énergie nucléaire.
Cette étude nous a permis de mieux connaître la filière nucléaire française, de visiter plusieurs laboratoires et installations industrielles et de rencontrer de nombreux scientifiques, chercheurs, enseignants, ingénieurs et techniciens. Nous sommes tout à fait confiants en leur capacité à redonner à la France sa place de leader technologique de l'énergie nucléaire.
Il revient aux responsables politiques que nous sommes de leur indiquer un chemin clair et de leur donner des objectifs ambitieux, sans oublier les moyens pour les atteindre. À notre sens, c'est la principale condition du renouveau de cette industrie française de pointe, qui est un fondement essentiel de notre souveraineté et de notre indépendance.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office . - Nous vous remercions pour la qualité de votre travail, riche d'informations extrêmement précises et qui tire un signal d'alarme clair quant à la crédibilité de la démarche française en matière nucléaire, qui suppose continuité et sang-froid.
Je m'interroge sur l'attitude du CEA. J'ai le sentiment que le CEA a été soulagé de l'abandon du projet de réacteur nucléaire Astrid. Les études que vous avez signalées pesaient en effet sur les finances du CEA, qui privilégierait en fait une simulation numérique d'Astrid.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - Le projet Astrid a été, un temps, fédérateur et a entraîné autour de lui toute une filière. Il devait initialement aboutir à un démonstrateur mais les ambitions avaient déjà été réduites au regard de la puissance de l'installation. Il me semble que l'écosystème a convergé naturellement dans cette direction, en l'absence d'une impulsion politique contraire suffisamment forte. Je pense que nos échanges de ce matin reviendront sur l'implication nécessaire du Parlement pour porter une vision de long terme.
Nous avons noté un effort important de « mise sous cloche » des acquis, notamment par la réalisation d'une documentation fournie et de vidéos nombreuses, afin d'archiver les travaux déjà accomplis. Nous avons remarqué à quel point la simulation était nécessaire, mais un jumeau numérique ne suffit pas. À titre de comparaison, la modélisation seule n'aurait pas permis de progresser en matière d'essais nucléaires. Elle n'avait de signification qu'après plusieurs dizaines d'essais.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - Je rejoins les propos de Thomas Gassilloud sur le caractère insuffisant de la simulation numérique.
Le cheminement a été progressif. Les ingénieurs et les chercheurs du CEA ont peu à peu réalisé que le projet était en perte de vitesse, avec plusieurs réductions de la puissance du prototype. En revanche, la décision du mois d'août 2019 a été perçue comme un abandon, provoquant une démotivation au sein de la communauté scientifique du CEA.
Il convient de préciser que le programme est simplement suspendu. Une disposition législative oblige en effet à poursuivre les travaux sur la fermeture du cycle. Or, aujourd'hui, Astrid est le seul projet en ce domaine. C'est pourquoi il s'agit d'une simple suspension. La poursuite de travaux numériques ne suffira pas pour autant à maintenir les acquis de la première partie du programme. Nous risquons par conséquent une perte de connaissances sur ce secteur extrêmement pointu. Il s'agit donc d'un vrai point de vigilance.
- Présidence de M. Cédric Villani, député, président de l'Office -
Mme Émilie Cariou, députée . - Je souhaite formuler plusieurs observations sur votre rapport, qui aura un impact sur le rapport que Bruno Sido et moi devons produire sur le Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR).
Vous pointez le risque d'une perte de compétences en matière nucléaire. Depuis le début de la législature, l'ASN alerte l'Office sur ce sujet. La commission Pompili avait également conclu à une alerte sur la perte de compétences dans la filière nucléaire. Depuis plusieurs années, une multitude de rapports en font mention. Quelle est la stratégie du Gouvernement en la matière ? Commence-t-il par exemple à élaborer une stratégie de formation, à défaut de laquelle la France risquerait de devoir faire appel à des scientifiques, ingénieurs et techniciens étrangers pour gérer le nucléaire français, créant un risque particulier ?
Parmi les projets de SMR que vous évoquez, vous indiquez qu'une option est intéressante. Qu'en pense EDF ? Le débat démocratique est inexistant. J'ai le sentiment d'une absence totale de transparence de la part des personnes qui prennent des décisions dans le domaine du nucléaire.
Pouvez-vous, par ailleurs, nous informer sur l'impact des SMR en termes de déchets ?
Vous avez souligné l'absence totale de processus démocratique dans l'abandon d'Astrid et du cycle fermé du combustible. J'ai le sentiment qu'après 30 ans de progrès dans l'association du Parlement aux décisions de politique énergétique et nucléaire, nous vivons un recul de la transparence démocratique. Les raisons sont multiples. En premier lieu, des décisions allant contre la loi sont prises par des administrations et des instances technocratiques. Le Parlement ne peut pas l'accepter. La loi n'a pas été respectée, en particulier le PNGMDR n'est toujours pas publié. Le Gouvernement est en situation de violation de la loi. Si le plan avait été déposé, nous connaîtrions la vision du Gouvernement sur l'ensemble des sujets évoqués précédemment.
Vous souhaitez une loi qui permettrait de rediscuter de politique énergétique. Un débat public serait également utile. La Commission nationale du débat public (CNDP) pourrait y être associée. La loi devrait aussi intégrer de nouveaux objectifs de transparence démocratique et la création d'un secret nucléaire pour les parlementaires, afin de permettre à quelques-uns d'avoir accès à des informations qui leur sont aujourd'hui interdites. Lorsqu'elle était députée, Barbara Pompili avait déposé une proposition de loi sur un tel secret. Je l'invite à la cohérence pour avancer sur le sujet. Je sollicite enfin de la transparence en matière financière. Je ne comprends pas comment il est possible d'effectuer des choix stratégiques d'orientation nucléaire sans projections financières. Elles sont indispensables à des choix éclairés.
Aujourd'hui, ces éléments manquent. De ce fait, EDF nous placera devant des non-choix dans 5, 10 ou 20 ans.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - Nous sommes tous d'accord quant au déclin en matière de compétences. C'est d'ailleurs le cas dans beaucoup d'industries. Dans le domaine de de la défense, au contraire, l'État assume de passer des commandes pour maintenir les compétences. Il n'a malheureusement pas agi de même dans le nucléaire civil. La situation n'est pas propre à l'actuel Gouvernement puisque, dès 1991, l'OPECST signalait que l'absence de construction de nouveaux réacteurs se traduisait par une perte de compétences.
Je ne suis pas certain que nous devions attendre d'EDF une vision de long terme. EDF est en effet un industriel, soumis à des contraintes de court terme. La France ne peut pas s'appuyer uniquement sur EDF pour définir ses choix, d'autant que ces choix ont des dimensions éminemment stratégiques qui dépassent le secteur de l'électricité.
Les SMR sont des réacteurs à eau pressurisée. Ils devraient donc produire approximativement la même quantité de déchets que les autres réacteurs.
Enfin, je pense que l'implication du Parlement dans la gouvernance énergétique est nécessaire, quel que soit le gouvernement, car elle seule permet de construire une vision de long terme. Au Parlement, en effet, il est possible de faire travailler ensemble toutes les sensibilités politiques. En outre, les parlementaires se donnent le temps de la réflexion. Enfin, le Parlement est capable d'exprimer une vision de long terme, peut-être même davantage que l'exécutif, notamment parce que certains parlementaires effectuent plusieurs mandats. Nous devons par conséquent remettre en évidence l'impérieuse nécessité d'associer le Parlement aux décisions à prendre.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - Au-delà du débat démocratique, il est impossible de faire machine arrière sans consulter le Parlement.
Les SMR et les EPR ne s'opposent pas. Nous approchons de l'effet « falaise », puisque les 45 réacteurs construits en 15 ans arrivent quasi simultanément en fin d'exploitation. Même s'il était possible de les prolonger de 10 ans, cela ne ferait que repousser l'effet « falaise », tandis que les besoins en électricité augmentent. Il existe ainsi un impératif en termes d'outil de production et un impératif de R&D, qui doit s'appuyer davantage sur l'université. Il semble indispensable, en effet, de mobiliser les étudiants sur des formations générales de physique nucléaire, avant qu'ils ne se spécialisent dans un domaine particulier.
M. Bruno Sido, sénateur - Je félicite les rapporteurs qui ont réalisé un travail considérable. L'arrêt d'Astrid est fâcheux car, dans une période où le dérèglement climatique est évident, l'ensemble des pistes doivent être suivies. L'arrêt d'Astrid nous permet cependant de réfléchir. Nous nous lançons en effet à corps perdu dans un certain nombre d'initiatives : les éoliennes, l'énergie photovoltaïque, etc. à des prix souvent délirants. Les méthaniseurs sont, par exemple, une catastrophe. Je pense que nous devrions organiser une audition sur ce sujet, qu'il faut prendre à bras-le-corps.
Je constate que le fonctionnement de l'État est curieux. Le CEA a été créé en 1945 dans le seul but d'obtenir l'arme atomique. Du plutonium était nécessaire. Le CEA a développé le procédé de production du plutonium . Aujourd'hui, le plutonium disponible est suffisant. Or nous avons le sentiment que le CEA, que j'inclus dans l'État, refuse de réfléchir à d'autres types de centrales. Il existe pourtant d'autres solutions fonctionnelles. Par exemple, les sous-marins nucléaires d'attaque soviétiques fonctionnaient avec des réacteurs au thorium et des réacteurs sous-critiques : les combustibles étant choisis pour que moins d'un neutron par fission induise une nouvelle fission, un tel réacteur ne pouvait maintenir la réaction en chaîne par lui-même. De leur côté, les Français sont moins favorables au nucléaire qu'ils ne l'étaient. Trois accidents sont survenus à la suite d'erreurs humaines et ils doutent de la sûreté des centrales. Ils attendent que cette sûreté soit garantie. Il convient par conséquent de réfléchir aux réacteurs sous-critiques. Il s'agit d'un impératif pour relancer le nucléaire en France. Ma question est simple : y avez-vous pensé ? Envisagez-vous un autre rapport sur le sujet ?
M. Julien Aubert, député . - Je félicite les rapporteurs pour la qualité de leur rapport, qui met en lumière l'absence de stratégie nucléaire. Il est beaucoup question actuellement de « stratégie énergétique », ce qui suppose qu'une telle stratégie vaudrait pour l'ensemble des énergies. Le rapport montre qu'il est possible, pour des personnes minoritaires défavorables au nucléaire, de contourner le débat démocratique en s'attaquant à un maillon faible du système, la fermeture du cycle et le projet Astrid. Or, cette démarche va à l'encontre de certaines lois, par exemple celle qui prévoit l'enfouissement des déchets. Cela suscite des difficultés en cascade, jusqu'à donner argument du problème des déchets pour exiger l'arrêt du nucléaire.
Je souhaite connaître votre sentiment sur deux autres points.
Les contradictions dans le débat nucléaire ne contraignent-elles pas les gouvernements successifs à avancer timidement, ce qui est la pire option ? Par exemple, il est question maintenant de construire six EPR, tandis qu'il était possible d'en construire plusieurs dizaines lorsque François Mitterrand était président de la République.
Sur le projet Astrid, le fait d'avoir progressivement « réduit la voilure » n'incite-t-il pas à investir de manière insuffisante, jusqu'à faire perdre tout intérêt au projet ? Le projet Astrid n'a-t-il pas aussi été victime de l'organisation de la filière nucléaire ? Si EDF et Areva avaient été une seule entreprise, la question du cycle et de l'avenir des piscines de La Hague n'aurait-elle pas permis de rééquilibrer l'intérêt d'EDF pour la solution Astrid ?
Mme Huguette Tiegna, députée. - Je souhaite féliciter les deux rapporteurs pour l'excellent travail qu'ils ont réalisé. Ma question se tourne vers l'avenir. Nous savons que le CEA se développe continuellement et se diversifie. Depuis 2017, le Parlement a voté plusieurs projets de loi, notamment la loi Climat et énergie, où figure l'objectif de ramener à 50 % la part du nucléaire dans la production d'électricité en 2050. Ces projections restent-elles valables ? L'arrêt du projet Astrid les contredit-il ?
Je ne suis pas certaine que les difficultés rencontrées pour attirer des jeunes vers les formations dans le domaine nucléaire soient uniquement dues au manque de financements. Indépendamment du secteur stratégique dont il est question, la France subit une forme de démotivation de la jeunesse. Les causes sont donc peut-être à trouver ailleurs, notamment dans l'organisation des formations et des parcours des élèves. Pouvez-vous indiquer quels seront les moyens permettant que les jeunes continuent de s'intéresser au nucléaire ?
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office . - Je vous remercie pour votre rapport, qui est intéressant, mais déprimant. En vous lisant, nous nous demandons où va la France. Je m'interroge sur la façon dont nous préparons notre avenir.
J'ai toujours entendu dire que la décision de Dominique Voynet d'arrêter Superphénix avait été une catastrophe technique et scientifique. Estimez-vous que l'arrêt d'Astrid puisse être qualifié de même ? Surtout, je suis extrêmement étonnée du fait qu'il ne s'agisse pas d'une décision politique, mais strictement administrative.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office . - J'émets des doutes sur le caractère administratif de la décision.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office . - Je remercie les rapporteurs pour le travail de très grande qualité qu'ils ont réalisé. Le rapport est dense, mais extrêmement synthétique au regard de l'extrême complexité et de l'ampleur du sujet. En articulation avec ce travail, Émilie Cariou et Bruno Sido nous livreront bientôt leur rapport sur le PNGMDR. Le rapport qui nous est présenté aujourd'hui est déjà éclairant. Il porte à juste titre un regard sévère sur l'état actuel de la stratégie de l'État en matière d'énergie nucléaire.
L'abandon d'Astrid - nous pouvons discuter du fait qu'il s'agisse d'un abandon ou d'une suspension et je n'ai, pour ma part, pas compris les initiatives prévues pour la suite s'il s'agit d'une suspension - n'est pas simplement l'abandon d'un projet. L'ensemble de la stratégie est impacté. Les conséquences interviennent en amont, sur la politique d'approvisionnement et sur l'indépendance stratégique de la France, par rapport à l' uranium par exemple. Les conséquences sont aussi extrêmement importantes en aval. J'aurais souhaité, à cet égard, des précisions complémentaires quant aux conséquences sur le projet Cigéo, dont vous dites qu'elles peuvent être importantes.
Le rapport est encore plus inquiétant en termes de ressorts démocratiques, lorsqu'il constate que l'on ignore qui a pris la décision d'abandonner Astrid et la manière dont cette décision a été prise. Les raisons pour lesquelles Astrid a été, à un moment donné, sous-dimensionné par rapport au projet initial sont elles-mêmes obscures. Cette situation est extrêmement dérangeante et n'envoie pas de signaux positifs en termes de transparence.
Vous détaillez les avantages des SMR et vous évoquez une réticence visible d'EDF par rapport à ce type de réacteurs, motivée par le coût d'électricité produite. Je souhaite connaître l'état d'avancement de la recherche française sur les SMR. La stratégie française n'est-elle pas déjà embourbée ? Je crois me souvenir qu'il existe 70 projets de construction de SMR à travers le monde, avec des options assez différentes. Je peine à comprendre un tel enthousiasme si le principe même des SMR est associé à des conditions économiques de production défavorables. La réticence des acteurs français n'est-elle pas elle aussi le signe d'une difficulté quant à la stratégie à suivre dans cette nouvelle voie ?
La saisine soumise par le président Chassaigne visait à évaluer les conséquences de la décision au niveau climatique, énergétique et industriel. Vos exposés ont abordé la question énergétique et la question industrielle. Vous semblez mettre de côté la question climatique. Je souhaite pousser le raisonnement. Vous mentionniez le fait qu'une nouvelle centrale à charbon ouvre chaque semaine dans le monde. Imaginons que les SMR soient faciles à construire et à exporter. Ils rendraient l'énergie nucléaire civile développable partout dans le monde sans difficultés administratives, technologiques, etc. Quels seraient les impacts d'une telle généralisation, notamment en termes d'émission de gaz à effets de serre et de consommation d'autres ressources ? Par exemple, l'approvisionnement en eau peut-il poser problème, notamment en période de canicule ? Quelles sont donc les conséquences à prévoir sur l'exploitation des ressources et le climat ?
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - Pour répondre à Bruno Sido, la question des réacteurs sous-critiques n'est pas abordée. Elle pourrait l'être puisqu'elle peut viser la transmutation. Nous ajouterons par conséquent un paragraphe sur le sujet. Je ne partage pas son opinion sur les méthaniseurs mais il s'agit d'un autre sujet.
S'agissant de la vision que les citoyens ont du nucléaire, un décalage s'est créé, notamment en termes de contribution supposée du nucléaire au dérèglement climatique, alors qu'il s'agit de l'énergie qui produit le moins de dioxyde de carbone, y compris par rapport aux panneaux solaires et aux éoliennes, sur l'ensemble du cycle de vie.
Superphénix était le premier réacteur à neutrons rapides de format industriel dans le monde. Il aurait permis à la France de disposer d'une avance par rapport aux autres pays. Astrid est un palliatif à l'arrêt de Superphénix, notamment pour avancer en matière de sûreté. C'est pourquoi je pense, en toute humilité, que nous pouvons questionner la façon dont a évolué notre rapport au nucléaire lors des 30 ou 40 années écoulées.
Deux éléments ont été fatals à la quatrième génération de réacteurs. Le premier est le coût de la matière nucléaire. Même dans les réacteurs à eau pressurisée, il représente quelques euros par mégawattheure. Il a pu être considéré que le coût de la matière n'était pas suffisant pour justifier des investissements importants à court terme. Le calendrier de la décision sur Astrid doit aussi être lu par rapport à la construction d'EPR. Était-il possible politiquement d'annoncer le lancement de la quatrième génération de réacteurs, alors qu'il continue d'exister des incertitudes sur la troisième génération ?
Je voudrais finir sur une note positive. Je note les impulsions positives données en matière nucléaire ces dernières années, avec la décision concernant la chaufferie du porte-avions de nouvelle génération, qui sera nucléaire. Il s'agit d'un signe fort adressé à la filière. Citons en outre l'implication française en faveur de l'énergie nucléaire, notamment dans les négociations sur la taxonomie européenne. La crise sanitaire incite à se poser les bonnes questions en termes de résilience. À cet égard, la quatrième génération doit également être prise en compte dans une dimension quasi assurantielle, et non pas uniquement par rapport au prix du mégawattheure : la France doit tester sa capacité industrielle et énergétique à garantir son autonomie en termes de production énergétique. Pour conclure sur cette note positive, nous avons la conviction que le nucléaire donne un avantage comparatif important à la France. L'ambition à l'export peut, quant à elle, être revivifiée : avec la quatrième génération, la France pourra exporter à la fois son savoir-faire industriel et la matière « uranium appauvri » dont elle dispose. Nous pourrons même ambitionner d'exporter de l'énergie avec le couplage entre nucléaire et hydrogène et de faire ainsi de la France le « château d'eau » à hydrogène de l'Europe.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - Huguette Tiegna s'interrogeait sur la mobilité électrique, sujet sur lequel nous avions tous deux réalisé un rapport pour l'Office il y a deux ans. Je ne pense pas que l'on puisse corréler l'arrêt du programme Astrid avec l'essor de la mobilité électrique, qui est tout à fait réel. Le signal a été donné et les constructeurs « s'engouffrent dans la brèche ». Les publicités pour voitures le montrent : elles concernent maintenant les véhicules électriques ou hybrides, et non plus les véhicules à moteur thermique. Le besoin en électricité augmentera de manière considérable dans notre pays. En Allemagne et au Royaume-Uni, les projections prévoient une augmentation de 70 % dans les prochaines décennies. En France, les scénarios continuent pourtant de tabler sur une réduction de la consommation électrique de 20 %. C'est en total déphasage avec la logique de la décarbonation de l'économie.
La question climatique est évoquée dans le rapport au travers des centrales à charbon. Le rapport évoque les SMR et leur puissance de moins de 300 mégawatts. Le projet Nuward envisagé par EDF correspond à deux fois 170 mégawatts. Ce type de projet pourrait être adapté pour remplacer les centrales à charbon, nettement plus productrices de CO2. Cette solution ne remplacerait pas les réacteurs de 900 ou 1 300 mégawatts. En revanche, elle pourrait assurer le remplacement des centrales à charbon.
Julien Aubert promeut un « modèle russe », où l'ensemble des outils sont centralisés au niveau d'un même opérateur. L'histoire du nucléaire en France est passée par le CEA, Areva et désormais Orano. De nouvelles gouvernances sont peut-être à envisager. Il ne m'appartient pas de me prononcer aujourd'hui. Sur les décisions politiques, il y a eu une absence coupable de décision au début des années 2000, avec un exécutif plutôt à droite. Ensuite, sous le quinquennat de François Hollande, il a été prévu de réduire à 50 % en 2025 la part du nucléaire dans la production d'électricité. Aujourd'hui, le taux est de 70 %. Emmanuel Macron a donc repoussé l'objectif à 2035. Je pense que nous n'y parviendrons pas. Au-delà, le parc nucléaire doit rester une force dans notre pays. Nous devons nous appuyer sur nos atouts. L'origine des décisions, administrative ou politique, m'échappe. Je n'étais pas dans les arcanes du pouvoir. Il est certain néanmoins que nous devons nous appuyer sur l'atout du nucléaire .
Mme Émilie Cariou, députée . - Est-il possible de mentionner, dans votre proposition d'un débat parlementaire, la nécessité de réaliser des projections financières sur l'ensemble des options à prendre en matière énergétique ? En effet, nous avançons aujourd'hui « à l'aveugle » en ce domaine.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office . - Je n'ai pas eu de réponse sur Cigéo. Je souhaite également émettre une remarque sur la page 12 du projet de rapport. Il me semble que la première phrase doit être reformulée, car il existe une ambiguïté sur les « sources pilotables » évoquées. En outre, les scénarios 100 % énergies renouvelables tablent sur des développements technologiques futurs et une certaine intensité d'innovation, mais les projections dépendent également des évolutions de la consommation. La France table sur une diminution, tandis qu'il existe des raisons de penser à une augmentation. Il s'agit cependant également de choix de société. La formulation doit donc tenir compte des éléments précédents et des hypothèses à venir.
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Présidence de M. Gérard Longuet,
sénateur,
premier vice président de l'Office
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M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office . - Sur Cigéo, je suis en effet très préoccupé par le contenu du rapport. Le sujet mériterait probablement une étude. Le site de Bure a été conçu pour stocker les produits vitrifiés actuels dans des conditions parfaitement définies. Si nous changeons de pratiques, les conditions de stockage varient également. Comment percevez-vous ce sujet sensible ?
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur . - La partie relative aux enjeux climatiques sera effectivement complétée. Concernant le scénario 100 % énergies renouvelables, nous avons auditionné RTE. Nous doutons de sa pertinence technique et économique, dans le sens où il repose sur une capacité à moduler la consommation en période de pointe et à stocker l'énergie excédentaire en temps de sous-consommation. Nous ne croyons pas non plus à une baisse tendancielle de la consommation électrique, avec notamment l'essor déjà visible des usages décarbonés de l'électricité. Enfin, je juge utile de prendre en compte la dissuasion dans notre pays. Or, la dissuasion nécessite de posséder des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, avec des chaufferies nucléaires, pour qu'ils restent furtifs, ce qui nécessite le maintien d'une filière nucléaire.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur . - Gérard Longuet, qui connaît parfaitement le dossier Cigéo, a identifié l'enjeu. Le projet de stockage géologique Cigéo doit être questionné si le programme Astrid est abandonné sans être remplacé par un axe de recherche équivalent sur la fermeture de cycle.
M. Bruno Sido, sénateur - Cigéo a été conçu pour stocker les déchets existants. La décision a en effet été prise de ne pas transmuter, sans en informer d'ailleurs le Parlement. Cigéo reste par conséquent pertinent, puisque les déchets existent.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je félicite de nouveau les deux rapporteurs pour leur travail. Sur le sujet abordé, une expression forte du Parlement me paraît indispensable.
La suspension d'Astrid a été annoncée après que François Jacques, qui a dirigé l'ANDRA, a été nommé administrateur général. Il connaît la question des déchets, la loi de 1991 et la loi de 2006. Sa difficulté est celle du gestionnaire d'un CEA qui n'a pas les moyens financiers de poursuivre ses ambitions, avec une interrogation sur le budget d'Astrid : 1,3 milliard d'euros ou 5 milliards d'euros ? Rappelons-nous que le programme nucléaire français, voulu par le président Pompidou, était un système économiquement absurde quand il a été mis en place. Il était politiquement légitime pour assurer l'indépendance énergétique de la France, alors que l'énergie fossile était à l'époque moins coûteuse que l'énergie nucléaire. Cette dimension économique a disparu après les chocs pétroliers, qui ont rendu le nucléaire compétitif. J'évoque ce point car, en 2010, est intervenue une décision d'agir, et, en 2018, est intervenue une décision de ne pas agir, qui résulte d'une absence de stratégie nucléaire. Le nucléaire est simplement considéré comme un mal nécessaire. Le Président de la République a pris la décision de reporter à 2035 l'idée de modifier le mix énergétique. Les questions du coût de l'énergie électrique et du coût de la fermeture du cycle n'ont en revanche pas été évoquées. Nous en souffrons aujourd'hui. EDF, de son côté, est réservée sur l'innovation dans le nucléaire. Elle n'a pas les moyens de financer l'exploration de pistes nouvelles. La décision sur Astrid a tout simplement été prise sans fondement chiffré. La gestion politique d'ensemble du dossier est totalement défaillante, du fait que le Parlement n'y est pas associé. Je me félicite par conséquent que le rapport amène le Parlement à assumer ses responsabilités, en particulier avant le débat présidentiel.
Mme Émilie Cariou, députée . - Les enjeux financiers se comptent en milliards d'euros, qui sont provisionnés, en théorie, au fil du temps. Je ne comprends pas comment EDF pourrait se retrouver face à un mur financier par manque de visibilité. C'est pourquoi nous devons nous réapproprier le sujet.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le dossier est en effet nécessairement parlementaire. Je vous propose, pour conclure, d'autoriser la publication du rapport, tout en sachant que chaque paragraphe donnera lieu à des discussions. Notre rôle reste cependant d'ouvrir l'ensemble des sujets, y compris les plus difficiles.
L'Office autorise la publication du rapport sur « L'énergie nucléaire du futur et les conséquences de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4 e génération “Astrid” ».
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS
A. AUDITIONS DES RAPPORTEURS
1. Groupe ORANO (29 septembre 2020)
- M. Philippe Knoche, directeur général ;
- M. Bertrand Morel, directeur de la R&D ;
- Mme Morgane Augé, directrice des Affaires publiques.
2. Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) (29 septembre 2020)
- M. François Jacq, administrateur général ;
- M. Philippe Stohr, directeur des énergies ;
- M. Jean-Pierre Vigouroux, directeur affaires publiques.
3. The Shift Project (29 septembre 2020)
- M. Jean-Marc Jancovici, président
4. Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (30 septembre 2020)
- M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique, Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3)
5. Ministère de la Transition écologique (30 septembre 2020)
- Mme Sophie Mourlon, directrice de l'énergie ;
- M. Aurélien Louis, sous-directeur de l'industrie nucléaire.
6. Ambassade de France à Moscou (30 septembre 2020)
- M. Alexandre Gorbatchev, conseiller nucléaire
7. Institut Négawatt (30 septembre 2020)
- M. Yves Marignac, chef du pôle nucléaire et fossiles
8. Fondation Nicolas Hulot (30 septembre 2020)
- M. Alain Grandjean, économiste, président
- Mme Fara Hariri, physicienne nucléaire.
9. M. Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l'énergie atomique (30 septembre 2020)
10. Commission nationale d'évaluation des études et recherches sur la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) (22 octobre 2020)
- M. Gilles Pijaudier-Cabot, président ;
- M. Maurice Leroy, vice-Président ;
- M. Robert Guillaumont, expert ;
- M. Christophe Fournier, membre ;
- M. François Storrer, secrétaire général.
11. Autorité de sûreté nucléaire (ASN) (22 octobre 2020)
- M. Olivier Gupta, directeur général,
- M. Jean-Luc Lachaume, commissaire,
- M. Christophe Kassiotis, directeur des déchets, des installations de recherche et du cycle
12. Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) de l'Université de Montpellier (28 octobre 2020)
- Pr. Jacques Percebois
13. Direction de la recherche d'EDF et Framatome (28 octobre 2020)
- M. Bernard Salha, directeur de la recherche EDF
- M. François Billot, Executive Vice President Offers & Projects , Framatome
14. Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) (4 novembre 2020)
- M. Jean-Christophe Niel, directeur général ;
- Mme Karine Herviou, directrice générale adjointe, chargée du pôle sûreté des installations et des systèmes nucléaires ;
- M. Igor Le Bars, directeur de l'expertise de sûreté ;
- M. Patrice Bueso, directeur de la stratégie ;
- Mme Emmanuelle Mur, responsable des relations institutionnelles.
15. Société française d'énergie nucléaire (SFEN) (25 novembre 2020)
- Mme Valérie Faudon, déléguée générale ;
- M. Maruan Basic, chargé d'affaires publiques.
16. Groupe ORANO (1 er décembre 2020)
- M. Jean-Michel Romary, directeur maîtrise d'ouvrage démantèlement et déchets
- Mme Morgane Augé, directrice des Affaires publiques.
17. Conseil scientifique de l'OPECST (2 décembre 2020)
- M. Didier Roux, ancien président du comité de prospective en énergie de l'Académie des sciences
18. Ambassade de France à Washington (2 décembre 2020)
- M. Sunil Félix, conseiller nucléaire.
19. Agence de la Transition écologique (ex. ADEME) (9 décembre 2020)
- M. David Marchal, directeur exécutif adjoint de l'expertise et des programmes.
20. Pôle énergie de l'Académie des technologies (9 décembre 2020)
- M. Dominique Vignon, ancien PDG de Framatome ;
- M. Patrick Lederman, ancien directeur de l'énergie nucléaire du CEA.
21. Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (CIRED) (20 janvier 2021)
- M. Jean-Charles Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS, ancien directeur du CIRED, ancien membre du groupe de travail III du GIEC.
22. Cour des comptes (30 janvier 2021)
- M. Jean-François Collin, Conseiller-Maître.
23. TechnicAtome (4 février 2021)
- M. Loïc Rocard, PDG
24. Réseau de transport d'électricité (RTE) (2 mars 2021)
- M. Thomas Veyrenc, directeur stratégie prospective et évaluation ;
- M. Philippe Pillevesse, directeur des relations institutionnelles.
25. Agence internationale de l'énergie nucléaire (AIEA) (3 mars 2021)
- M. Stefano Monti, chef du Développement des technologies de l'énergie nucléaire
26. Agence internationale de l'énergie (AIE) de l'OCDE (14 avril 2021)
- M. Peter Fraser, chef de la division Marchés du gaz, du charbon et de l'électricité ;
- M. Alejandro Hernandez, chef de l'unité Intégration des énergies renouvelables et électricité sécurisée.
27. Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) (27 avril 2021)
- M. Bernard Boullis, ex-directeur du programme « aval du cycle » du CEA ;
- M. Daniel Iracane, ex-directeur général adjoint de l'Agence pour l'Energie Nucléaire (AEN)
28. Groupe EDF (17 mai 2021)
- M. Xavier Ursat, directeur exécutif Groupe, en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire ;
- M. Gabriel Oblin, directeur du projet EPR 2 ;
- M. Renaud Crassous, directeur de projet SMR ;
- M. Bertrand Le Thiec, directeur des relations institutionnelles.
B. AUDITION PUBLIQUE « MATIÈRES ET DÉCHETS NUCLÉAIRES : LE CAS DE L'URANIUM APPAUVRI » (3 DÉCEMBRE 2020)
- M. Aurélien Louis, sous-directeur de l'industrie nucléaire, ministère de la Transition écologique
- M. Jean-Luc Lachaume, commissaire, et Anne-Cécile Rigail, directrice générale adjointe, Autorité de sûreté nucléaire (ASN)
- M. Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergies, Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
- Mme Virginie Wasselin, chef du service stratégie filières, Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA),
- M. Hervé Nifenecker, président fondateur, association Sauvons le climat
- M. Jean-Pierre Pervès, ancien directeur du centre CEA-Saclay, membre du conseil scientifique, association Sauvons le climat
C. CONFÉRENCE FRANCO-RUSSE (19 AVRIL 2021)
- M. Gennady Ivanovitch Sklyar, député, membre de la commission de l'énergie de la Duma d'État
- M. Konstantin Konstantinovitch Dolgov, sénateur
- M. Alexandrovitch Pershukov, représentant spécial pour les projets internationaux et scientifiques, Rosatom State Corporation
- M. Yuri Sergueïevitch Khomyakov, chef de département, JSC Proryv
- M. Yevgeny Olegovitch Adamov, Proryv JSC
- M. Konstantine Vladimirovich Ivanov, Rosatom State Corporation
- M. Alexander Nikolaïevitch Dorofeev, Rosatom State Corporation
- M. Andrei Anatolevitch Samoylov, Institut de sûreté nucléaire de l'Académie des sciences russe, IBRAE RAS
D. DÉPLACEMENTS EN FRANCE
1. Centre CEA de Cadarache (15 octobre 2020)
- M. Jacques Vayron, directeur du centre
- M. Didier Dall'Ava, directeur adjoint du centre
- M. Jean-Michel Morey, directeur de l'Institut de recherche sur les systèmes nucléaires pour la production d'énergie bas carbone (IRESNE)
- Mme Barbara Minot, cheffe de l'unité de Communication et des Affaires publiques
- M. Eric Abonneau, direction des Énergies et des Programmes Énergies
- Mme Nathalie Chauvin, IRESNE - département d'études des combustibles
- M. Paul Gauthe, IRESNE - département d'études des réacteurs
- Frédéric Bertrand, IRESNE - département d'études des réacteurs
- M. Laurent Buiron, IRESNE - département d'études des réacteurs
- M. Lionel Cachon, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. André Grosman, adjoint au directeur de l'Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique (IRFM)
- Mme Sylvie Gibert, responsable communication IRFM
- M. Alain Moreau, chef du service d'exploitation CABRI, IRESNE - département d'études des réacteurs
- M. Nicolas Devictor, chef de département, IRESNE - département d'études des réacteurs
- Mme Caroline Truffier, adjointe au chef de département, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. Lionel Cachon, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. Laurent Ayrault, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. Jean-Philippe Jeannot, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. Eric Verloo, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. David Guénadou, IRESNE - département de technologie nucléaire
- M. Jean Peybernes, IRESNE - département de technologie nucléaire
- Mme Béatrice Tesserière, IRESNE - département d'études des combustibles
- M. Hervé Marteau, IRESNE - département d'études des Combustibles
2. Centre CEA de Marcoule (16 octobre 2020)
- Mme Catherine Fillet, directrice du centre
- M. Philippe Prené, directeur de l'Institut des sciences et technologies pour une économie circulaire des énergies bas carbone (ISEC)
- M. Christophe Joussot-Dubien, chef du département de recherche sur les procédés pour la mine et le recyclage du combustible (DES-DRMC)
- M. Philippe Guilbaud, Laboratoire d'études de la radiolyse et des interactions ligands actinides (LILA)
- M. Christian Sorel, Laboratoire de conception et d'intégration des procédés de séparation (LCIS)
- M. Frédéric Charton, chef du service d'études de vitrification et procédés haute température (SEVT)
- Mme Isabelle Giboire, Laboratoire d'étude et de développement de matrices de conditionnement (LDMC)
- M. Frédéric Angeli, Laboratoire d'étude du comportement à long terme des matériaux de conditionnement (LCLT)
- M. Jacques Lacombe, chef adjoint du SEVT
- M. Cédric Garnier, responsable communication du CEA Marcoule
- M. Christophe Berreti, direction des projets de démantèlement, de service nucléaire et de gestion des déchets (DDSD) - chef de l'unité Phénix, Diadem et Isai (UPDI)
- M. Didier Vernhet, adjoint de Christophe Berreti
- M. Jean-Marc Idasiak, service production et maintenance Phénix
- M. Christophe Joussot Dubien, chef du département de recherche sur les procédés pour la mine et le recyclage du combustible (DES-DRMC)
- M. Manuel Miguirditchian, Laboratoire de développement de procédés pour le recyclage et la valorisation pour les systèmes énergétiques décarbonés (LRVE)
- M. Pierre Sarrat, chercheur
- M. Eugen Andreiadis, chercheur
- M. Guillaume Germain, chercheur
3. Centres ORANO du Tricastin et de Marcoule (19 mars 2021)
- M. Jean-Jacques Dreher, directeur des opérations Chimie-Enrichissement
- Mme Nathalie Bonnefoy, directrice de la communication Orano Chimie-Enrichissement
- M. Kévin Longuet de la Giraudière, chef d'installation usine Georges Besse II Nord
-M. Jean-Philippe Madelaine, directeur établissement MELOX
- M. Régis Faure, directeur adjoint de la communication MELOX
- Mme Mélanie Cardon, chargée de relations publiques MELOX
4. Centre CEA de Saclay (15 avril 2021)
- M. François Stohr, directeur des énergies
- M. Michel Bedoucha, directeur du centre Paris-Saclay
- M. Eric Gadet, directeur de l'Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN)
- M. Jean-Luc Béchade, chef du service de recherches de métallurgie physique (SRMP)
- Mme Céline Cabet, cheffe du labo JANNUS - M. Anthime Farda, ingénieur-chercheur
- M. Laurent Roux, responsable d'exploitation plateforme
- M. Cyril Patricot, ingénieur-chercheur
- M. Philippe Dufeil, ingénieur-chercheur
- Mme Fanny Balbaud, chercheur, service de la corrosion et du comportement des matériaux
- M. Pierre Laghoutaris, chercheur, service de la corrosion et du comportement des matériaux
ANNEXE :
COMPTE
RENDU DE L'AUDITION PUBLIQUE SUR « MATIÈRES ET DÉCHETS
NUCLÉAIRES : LE CAS DE L'URANIUM
APPAUVRI »
(3 DÉCEMBRE 2020)
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur .- Mesdames, messieurs, chers collègues, je vous remercie de participer aujourd'hui à cette audition publique consacrée à l'enjeu des réserves françaises de matières nucléaires, tout spécialement à l'uranium appauvri, et notamment à sa classification.
Nous aimerions commencer cette audition par un hommage à Valéry Giscard d'Estaing qui nous a quittés cette nuit à l'âge de 94 ans. Nous retiendrons notamment sa volonté de moderniser le pays, alors qu'il fut élu Président de la République en 1974, juste après le choc pétrolier de 1973. C'est notamment sous sa présidence que la construction de plus d'une quarantaine de nos 58 réacteurs actuels a commencé, et que celle d'une douzaine s'est achevée. Cet exploit industriel étonne encore aujourd'hui beaucoup de pays étrangers. C'est aussi sous sa présidence qu'est entré en service le réacteur de quatrième génération Phénix et qu'a été lancée la construction de son grand frère, le réacteur Superphénix.
Stéphane Piednoir et moi avons pris l'initiative de cette audition, qui intervient dans le cadre de l'étude sur les conséquences de l'arrêt du programme du réacteur nucléaire ASTRID, que nous a confiée l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Cette étude a été lancée pour répondre à une saisine du Bureau de l'Assemblée nationale. En effet, à partir des réserves d'uranium appauvri dont dispose aujourd'hui notre pays, des réacteurs conçus sur les principes du projet ASTRID, s'ils étaient un jour largement déployés, pourraient nous permettre de produire notre électricité pendant plusieurs milliers d'années sans devoir importer de matières. Notre pays complèterait ainsi son autonomie industrielle par une autonomie énergétique totale en matière d'électricité.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Merci pour cette introduction, cher collègue. Cette audition intéresse également directement nos collègues rapporteurs chargés par l'Office d'évaluer le futur Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), encore en cours de finalisation. Il s'agit de la députée Émilie Cariou et du sénateur Bruno Sido, qui auront sans doute des questions à poser sur ce sujet tout à l'heure.
L'audition est ouverte au public et diffusée sur le site Internet de l'Assemblée, puis sera disponible sur le portail de vidéo à la demande. Je rappelle que l'uranium appauvri est appelé ainsi parce qu'il contient moins d'uranium 235, isotope indispensable à nos réacteurs actuels, que l'uranium naturel. Ce dernier en contient environ 0,7 % : cette proportion est insuffisante et doit être accrue pour que l'uranium puisse être utilisé dans les réacteurs ; c'est ce que l'on appelle « l'enrichissement ». L'uranium appauvri est le sous-produit de l'enrichissement.
Que faire de l'uranium appauvri ? Le sujet n'est pas tranché. Il est actuellement entreposé sur plusieurs sites, ce qui fait évidemment débat. Il nous a semblé essentiel d'organiser une audition, dans le cadre de la mission mentionnée par Thomas Gassilloud à l'instant, afin d'informer le Parlement et d'évaluer les conséquences à long terme des décisions qui pourraient être prises sur l'avenir énergétique de notre pays. À cette fin, nous avons choisi de réunir aujourd'hui les principaux acteurs institutionnels, sans toutefois ignorer le rôle essentiel des acteurs industriels impliqués, au premier rang desquels nous trouvons les groupes Orano et EDF. Nous les avons interrogés sur leurs positions et nous sommes entretenus avant-hier avec Jean-Michel Romary, directeur Maîtrise d'ouvrage démantèlement et déchets du groupe Orano.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur .- En introduction de cette table ronde et en complément des propos de Stéphane Piednoir, je rappelle que, depuis trente ans, le Parlement joue, notamment au travers de son Office scientifique, un rôle de premier plan dans la définition de la stratégie française en matière nucléaire, et plus particulièrement pour la gestion des matières et déchets liés à cette forme d'énergie. La représentation nationale a défini, par plusieurs lois, les grands principes qui régissent de façon cohérente le cycle de l'énergie nucléaire, en se basant sur les principes de l'économie circulaire et du développement durable. Elle a notamment fixé les objectifs en termes de gestion des matières et déchets nucléaires, tendant à minimiser ces derniers et à utiliser au mieux le potentiel énergétique des premiers.
La loi du 28 juin 2006 définit les matières nucléaires comme des substances radioactives pour lesquelles une utilisation ultérieure est prévue ou simplement envisagée, le cas échéant après traitement. Le législateur a ainsi clairement souhaité éviter que ces matières au fort potentiel énergétique puissent être abandonnées, simplement en raison d'une absence d'utilisation certaine à court ou moyen terme.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Au moment où les modes de gestion des matières nucléaires sont discutés, il nous semblait naturel que le Parlement soit informé et intervienne si nécessaire dans ce débat, ce qui explique la tenue de cette audition.
Pour commencer, je donne la parole à Aurélien Louis, sous-directeur de l'industrie nucléaire au ministère de la Transition écologique.
M. Aurélien Louis, sous-directeur de l'industrie nucléaire.- Merci pour cette invitation. En introduction de mon propos liminaire, voici quelques éléments de contexte. Vous avez très bien rappelé l'essentiel, je vais donc simplement apporter quelques compléments.
La qualification en « matière » ou en « déchet », qui est centrale, a été définie par le Parlement. C'est la loi qui définit les notions de matière et de déchet. Qu'est-ce qui, concrètement, différencie dans leur gestion les matières et les déchets ?
Les matières et les déchets, du point de vue de la sûreté, sont gérés de la même manière : je fais référence au contrôle de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Il est important de garder en tête qu'il n'y a pas de divergence d'exigences entre les matières et les déchets au regard de leur gestion, notamment pour leur entreposage.
Ce qui distingue leur gestion respective est le fait que les propriétaires de déchets doivent travailler à l'identification de solutions de gestion définitives - c'est-à-dire de stockage - appropriées aux caractéristiques radioactives et de durée de vie de ces déchets. Les matières ayant vocation à être réutilisées, leur propriétaire n'a pas à travailler sur cet aspect.
C'est le premier point, essentiel. Il en découle éventuellement des différences dans le traitement comptable. Je dis « éventuellement » car la distinction entre matière et déchet est prise en application du code de l'environnement et que les règles comptables répondent à leur propre logique de prudence, indépendante de ce code. Il peut parfois y avoir des divergences, mais à partir du moment où nous considérons qu'un déchet radioactif doit in fine être stocké, les exploitants ou détenteurs de ces déchets doivent provisionner dans leurs comptes le coût de ces solutions de gestion définitive, ce qui peut entraîner pour eux des conséquences financières ou comptables.
La qualification première de la substance en matière ou déchet relève de l'exploitant ou du détenteur de la substance : il dit s'il envisage ou prévoit une valorisation. Mais cela se fait sous contrôle de la puissance publique : la loi a donné la faculté au Gouvernement de requalifier une matière en déchet ou un déchet en matière, après avis de l'ASN. Pour l'heure, c'est une faculté que nous n'avons pas encore employée.
Concernant l'uranium appauvri - je pense que cela sera confirmé par mes collègues - nous disposons d'un stock d'environ 350 000 tonnes, essentiellement détenues par Orano. Aujourd'hui, l'uranium appauvri est utilisé dans la fabrication du combustible MOX. Il en est le support principal. Cela représente un débouché relativement faible par rapport à la quantité produite. D'autres usages pourraient être envisagés, notamment si nous engageons, comme la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) le prévoit, le multi-recyclage en réacteur à eau pressurisée (REP). Dans ce cas, l'uranium appauvri serait également utilisé en tant que support dans ces futurs combustibles et, à plus long terme, en support des combustibles des réacteurs à neutrons rapides (RNR). C'est une première catégorie d'usage en vigueur actuellement : l'utilisation de l'uranium appauvri dans des combustibles qui entrent dans un cadre de recyclage ou de multi-recyclage.
Le deuxième type d'usage - Orano a dû vous en parler - est le réenrichissement, à savoir la possibilité d'introduire de l'uranium appauvri dans des cascades d'enrichissement, afin de refaire de l'uranium enrichi destiné à être utilisé dans des combustibles classiques. Aujourd'hui, ce n'est pas une voie utilisée en France. Elle pourrait l'être si les conditions économiques étaient différentes, puisque cela relève d'un arbitrage de l'exploitant entre le coût de l'uranium naturel et celui de l'enrichissement. Pour réenrichir de l'uranium appauvri, il faut beaucoup plus d'enrichissement que pour enrichir de l'uranium naturel. Les conditions économiques ne s'y prêtent pas, les cours de l'uranium naturel étant très faibles. Néanmoins, c'est une possibilité technique.
Le sujet avait été regardé par le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) en son temps, qui avait produit un excellent rapport sur le cycle du combustible. Nous avions pu déterminer que le ré-enrichissement du stock actuel de 350 000 tonnes serait équivalent à la production de près de 60 000 tonnes d'uranium naturel, ce qui correspond à huit années de fonctionnement du parc nucléaire français.
Il y a cependant un bémol : le ré-enrichissement produit de l'uranium très appauvri. Dès que nous enrichissons, nous obtenons ce sous-produit, partie appauvrie de la matière entrée dans les cascades d'enrichissement. C'est donc un usage qui produirait des substances dont la qualification de matière serait à examiner. Orano a peut-être dû vous en parler : le groupe et d'autres acteurs travaillent à des voies de R&D pour trouver des valorisations possibles de l'uranium très appauvri.
Pour conclure mon propos, voici un point sur l'état de nos réflexions. Nous sommes en train de préparer la prochaine édition du PNGMDR. Il était ressorti du débat public mené en 2019 que la qualification des matières et déchets serait un sujet central du prochain PNGMDR. Dans le cadre de la concertation post-débat public, nous avons proposé des modalités de gestion nouvelles, rénovées, de cette qualification des matières et déchets. Nos propositions sont sur le site Internet de la concertation. Nous avons commencé à en débattre avec les parties prenantes. Nous envisageons de renforcer le contrôle effectué par la puissance publique sur les recherches de pistes de valorisation menées par les exploitants. C'est particulièrement vrai pour l'uranium appauvri. J'évoquais les pistes de R&D suivies par Orano sur la valorisation de l'uranium appauvri et de l'uranium très appauvri. Nous voulons qu'Orano s'engage sur des jalons précis de son programme de R&D, que la puissance publique et toutes les parties prenantes puissent suivre. Les délais de gestion étant très longs, il est important de se fixer collectivement des jalons clairs et un plan d'action qui pourrait être suivi, pour s'assurer que nous progressons bien vers des voies de valorisation de ce qui est identifié aujourd'hui comme matière.
Notre implication va au-delà de l'action de contrôle. Dans le cadre du plan de relance, nous comptons lancer un appel à projets pour financer des projets de R&D en vue d'identifier des solutions innovantes de gestion des déchets, et nous inclurons dans cet appel à projets un volet sur la valorisation des matières. L'idée est aussi d'accompagner les programmes de R&D menés par les exploitants avec un soutien de l'État, dans le cadre du plan de relance.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur .- Merci pour votre exposé. Je passe la parole à Jean-Luc Lachaume, commissaire de l'ASN, accompagné de Anne-Cécile Rigail, directrice générale adjointe, qui vont nous présenter la position de l'autorité de sûreté. Celle-ci a émis, le 8 octobre dernier, un avis sur la gestion des matières radioactives et l'évaluation de leur caractère valorisable.
M. Jean-Luc Lachaume, commissaire de l'ASN.- C'est notre deuxième rencontre, et c'est un plaisir pour nous d'être devant vous ce matin pour évoquer le sujet des matières valorisables et, plus spécifiquement, celui de l'uranium appauvri.
L'ASN a rendu un avis le 8 octobre sur le sujet des matières en général, dans le cadre de la préparation du cinquième PNGMDR 2021-2025, préparé actuellement par la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), dont Aurélien Louis vient de parler.
Ce qui guide l'ASN en matière de gestion de déchets est que l'ensemble des déchets dispose d'une filière de gestion, et que cette gestion soit sûre à chaque étape. À cette fin, nous intervenons, d'une part en contrôlant les installations de stockage des déchets, comme le centre de stockage de l'Aube ou celui de la Manche, exploités par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), et d'autre part en évaluant régulièrement la stratégie de gestion des déchets des exploitants.
Nous contribuons activement à l'élaboration du PNGMDR, notamment par les avis que nous rendons, sujet par sujet. C'est ainsi que cet été nous avons rendu des avis sur les déchets de très faible activité (TFA) et sur les déchets de faible activité à vie longue (FAVL).
Je ne vais pas revenir sur la définition des matières. Aurélien Louis insistait sur un point important, à savoir que la qualification de matière en déchet est bien du ressort du Gouvernement.
Notre avis est élaboré sur la base de nombreuses études remises dans le cadre du quatrième plan, qui couvrait la période 2016-2018. Nous avons également pris en compte les éléments sortis du débat public de 2019. Le sujet des matières a d'ailleurs été assez discuté pendant le débat, qui a montré le besoin de renforcer la transparence et de préciser les conditions de valorisation des matières.
Nous avons souhaité éclairer notre appréciation du caractère valorisable des matières. La définition d'une matière valorisable n'est pas très précise, donc éminemment sujette à interprétation. Nous avons essayé de préciser quelques critères sur ce qui, de notre point de vue, rend une matière valorisable ou pas. La valorisation d'une matière est plausible s'il existe une filière industrielle d'utilisation réaliste à un horizon d'une trentaine d'années et si elle porte sur des volumes cohérents avec les stocks des matières détenues et prévisibles. Pour une perspective allant au-delà de trente ans, il est nécessaire d'anticiper les besoins d'entreposage dans des conditions sûres et d'étudier la gestion possible de la substance en tant que déchet. En tout état de cause, si à l'échelle d'un siècle il n'y a pas de perspectives d'utilisation, cela doit conduire à la requalification d'une substance en déchet.
Nous pointons également le fait que si des perspectives de valorisation apparaissent alors qu'une matière a été qualifiée en déchet, il faut pouvoir faire en sorte que ce soit réversible, c'est-à-dire avoir une procédure qui permette de requalifier un déchet en matière.
Nous passons en revue les différentes matières détenues en France. Les principales matières sont issues de la filière uranium-plutonium, donc de l'industrie électronucléaire. Il existe d'autres matières non liées à cette dernière, telles que les matières thorifères, qui ne font pas l'objet de la table ronde. L'uranium naturel est enrichi en vue d'une utilisation dans les centrales. Mécaniquement, l'enrichissement de l'uranium produit à la fois de l'uranium enrichi et de l'uranium appauvri, dans un rapport de 85 % à 15 % à peu près. Il existe aussi en France un retraitement des combustibles usés sortant des centrales nucléaires, ce qui produit mécaniquement de nouvelles matières, qui sont l'uranium de retraitement et le plutonium.
L'uranium appauvri est emblématique en ce qui concerne les matières. Les quantités sont importantes. L'inventaire de l'ANDRA recense 318 000 tonnes d'uranium appauvri à fin 2018. Mécaniquement, par l'enrichissement, 6 700 tonnes nouvelles d'uranium appauvri sont produites par an en France. Au regard des critères d'appréciation des matières valorisables, une quantité substantielle de cet uranium appauvri doit être dès à présent requalifiée en déchet. Une fraction de cet uranium est valorisable, mais les flux prévisionnels d'utilisation ne sont pas en adéquation avec les quantités détenues et les flux prévisionnels de production. Un des débouchés de l'uranium appauvri aujourd'hui est la fabrication de combustibles MOX, à hauteur d'une centaine de tonnes par an. Il est également possible de ré-enrichir l'uranium produit par le retraitement. Ce n'est pas possible sur plusieurs cycles, mais si nous ré-enrichissons, nous produisons une quantité importante d'uranium appauvri. Cela ne change donc pas complètement la donne sur le total d'uranium appauvri. Existerait aussi la perspective d'utilisation de cet uranium dans une filière de réacteurs à neutrons rapides. Mais il n'y a pas de perspective industrielle de développement d'ici 2050. C'est pourquoi il nous semble qu'il faut travailler dès aujourd'hui à des perspectives de stockage sûr pour l'uranium appauvri.
La nécessité de travailler sur la faisabilité du stockage d'uranium appauvri n'est pas une nouveauté. Cela a déjà été envisagé, dès le premier PNGMDR 2007-2009. Dans les prescriptions consécutives au précédent plan, il avait été demandé à l'ANDRA de réfléchir à la faisabilité d'un tel stockage. Je ne vais pas aller plus loin sur l'uranium appauvri. Voilà notre position, précisée dans notre avis du 8 octobre.
Dans cet avis, d'autres sujets sont abordés, notamment, d'une part la nécessité d'un entreposage sûr des combustibles usés - en effet, d'ici à 2030, si rien n'est fait pour augmenter les capacités d'entreposage, nous allons arriver à une saturation, et d'autre part le lien entre le PNGMDR et la politique énergétique. Nous demandons que lors de la prochaine PPE il soit donné des indications claires sur la poursuite du retraitement des combustibles usés. Aujourd'hui, il est dit que le retraitement est poursuivi jusqu'à l'horizon 2040. Concernant les matières et déchets, nous sommes dans le domaine du temps long. Cela met du temps à se mettre en place, il faut donc anticiper dès à présent.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Merci, monsieur Lachaume, pour cet exposé complet qui suscitera un certain nombre de questions, puisque nous sommes au coeur du sujet de l'uranium appauvri.
Je donne maintenant la parole à Stéphane Sarrade, directeur des programmes Énergies du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), responsable du projet de réacteur ASTRID, au coeur de la mission que nous menons avec Thomas Gassilloud.
M. Stéphane Sarrade, directeur des programmes Énergies du CEA.- Je vous remercie de cette invitation. Je vais être amené à revenir sur des choses qui ont déjà été évoquées, mon objectif étant de les placer dans un contexte scientifique et technique, correspondant au point de vue du CEA.
Ce qui a été évoqué est la stratégie française du cycle du combustible. Les éléments relatifs aux flux ayant été partiellement exposés, je vais les préciser. Le flux d'uranium naturel en France représente à peu près 8 000 tonnes par an, traitées, puis enrichies de manière à produire 6 700 tonnes d'uranium appauvri et un peu moins de 1 000 tonnes d'uranium enrichi, qui va être utilisé en centrale nucléaire. Cet uranium enrichi, une fois devenu combustible usé, sera retraité pour récupérer du plutonium destiné au combustible MOX. Dans ce cycle annuel, un peu plus d'une centaine de tonnes d'uranium appauvri sont mobilisées pour la fabrication de ce combustible MOX. Cela donne une idée des flux annuels.
À l'heure actuelle, le stock est d'environ 318 000 tonnes. Ce sont les chiffres donnés par l'ASN fin 2018. Cet uranium appauvri est sous la forme d'un oxyde stable, l'octaoxyde de triuranium (U 3 O 8 ). Certains pays, comme les États-Unis, stockent leur uranium appauvri sous forme gazeuse : l'hexafluorure d'uranium (UF 6 ), mais nous avons fait le choix de mettre cet uranium appauvri sous une forme stable. Il est stocké dans les centres de Bessines et de Pierrelatte.
Je vois deux grandes temporalités pour le devenir de ce stock. La première est plutôt une vision à court ou moyen terme - soit sur les dizaines d'années à venir. Quelles sont les options possibles ? Un consortium français, les industriels et le CEA, travaillent sur une option de R&D : le multi-recyclage en réacteur à eau pressurisée, qui mobiliserait des quantités non encore définies d'uranium appauvri. Ce projet bénéficie dans le plan de relance d'un financement qui va accélérer son avancée. Une autre option est présentée par Orano : le réenrichissement. De quoi parlons-nous ? D'un uranium appauvri contenant environ 0,25 % d'isotope fissile, l'uranium 235. L'objectif est de ré-enrichir cet uranium, de manière à pouvoir générer de l'uranium « naturel » qui sera remis dans le système.
Cette option a été évoquée par Aurélien Louis : 350 000 tonnes d'uranium appauvri permettraient de générer 60 000 tonnes environ d'uranium naturel, ce qui représente pour la France un stock d'un peu plus de huit ans. Ce qui va gouverner les options industrielles d'Orano est que cette opération est fortement liée au contexte économique. Selon Orano, ré-enrichir ce type d'uranium ne peut s'imaginer qu'à un coût de l'uranium compris entre 30 et 45 dollars la livre. La contrainte économique sera de toute façon très importante pour justifier ces éléments.
D'un point de vue technique, ce qu'évoque Orano a déjà été fait, par Orano et dans des usines d'enrichissement russes. Leur stratégie serait liée au fait que, dans les quarante années à venir, notre besoin en uranium naturel sur un parc stable est de l'ordre de 300 000 tonnes. L'objectif d'Orano, dans la mesure où le coût de l'uranium atteindrait des valeurs suffisamment élevées pour justifier le réenrichissement, serait de traiter chaque année 15 000 tonnes d'uranium appauvri, pour produire plus de 3 000 tonnes d'uranium naturel. Cela signifie que sur les 300 000 tonnes d'uranium nécessaires, 100 000 tonnes pourraient être produites dans un délai de quarante ans.
Le fait de ré-enrichir l'uranium appauvri va générer - en 2060, si nous suivons le scénario présenté par Orano - un stock d'uranium appauvri, qui aurait une teneur inférieure ou égale à 0,1 % en isotope 235, et ne serait donc pas intéressant en termes de ré-enrichissement. Le déploiement des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium implique la mobilisation de ce type de ressources. À l'équilibre, pour un parc français qui produirait environ 400 térawattheures, nous imaginons une utilisation d'uranium appauvri comprise entre 40 et 50 tonnes par an. En regard du stock prévisible, cela signifie que nous aurions une autonomie, en termes de matières, de plusieurs milliers d'années.
L'uranium appauvri a des voies de valorisation alternatives : on évoque à l'heure actuelle la réalisation de blindages radiologiques, par exemple pour le médical, ou le développement de matériaux utiles aux énergies nouvelles : pour le stockage de chaleur, pour les panneaux photovoltaïques, pour les batteries, en tirant profit des propriétés semi-conductrices de l'uranium. Il est aussi proposé de développer des procédés de catalyse. Ces voies ont été précisées et certaines pourraient mobiliser des volumes annuels importants. Le niveau de recherche et développement consacré à ce sujet est encore assez faible.
L'uranium appauvri est une ressource qui a une valeur stratégique. En termes de souveraineté, c'est important. Ce qui est au coeur de la discussion est la gestion adaptée de cette ressource sur des temporalités à deux niveaux : quelques dizaines d'années ou des milliers d'années. Des travaux ou des réflexions seront nécessaires pour identifier la gestion de ce type de ressources.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Merci, monsieur Sarrade. La répétition était intéressante car elle a permis de préciser les options d'usage de l'uranium appauvri.
Virginie Wasselin, chef du service Stratégie filières à l'ANDRA, va maintenant nous présenter les solutions qui permettraient de stocker à très long terme une matière telle que l'uranium appauvri.
Mme Virginie Wasselin, chef du service Stratégie filières à l'ANDRA.- Merci de votre invitation. Quelques planches ont été préparées. En premier lieu, nous voulions rappeler comme M. Lachaume qu'une démarche pour le développement du stockage des matières a été entamée, notamment dans le cadre du PNGMDR 2010-2012, à titre de précaution. Les producteurs et l'ANDRA ont travaillé sur des options de stockage. Dans la suite de ces travaux, à titre conservatoire, le PNGMDR 2016-2018 a demandé à l'ANDRA de poursuivre les études de faisabilité du stockage des matières, notamment l'uranium appauvri, l'uranium de retraitement et les matières thorifères, au cas où celles-ci seraient classées en déchets radioactifs. Ces études sont menées en collaboration avec les propriétaires des matières. La prochaine étape majeure pour nous est un livrable attendu dans le cadre de la cinquième édition du Plan.
Quels sont les enjeux autour de la faisabilité d'un stockage pour l'uranium appauvri ? C'est d'abord un enjeu de volume, mentionné par les intervenants précédents. Dans l'édition nationale de l'inventaire, l'uranium appauvri représente un volume de 115 000 mètres cubes. L'inventaire de la catégorie des déchets de faible activité à vie longue, aux caractéristiques similaires, s'élève à 90 500 mètres cubes.
Un autre enjeu est celui de la sûreté. Ces matières présentent une faible activité, mais contiennent des radionucléides à vie longue, voire très longue. L'uranium appauvri est principalement composé d'uranium 238, qui a une période de 4,5 milliards d'années. Pour ces matières, les horizons de temps peuvent dépasser le contrôle sociétal.
Des similitudes avec les déchets FAVL avaient été mises en avant dans l'avis de l'ASN. Il s'agissait notamment de rapprocher, dans le cadre de nos études, celles faites pour les FAVL et celles faites pour les matières.
En termes de filières de gestion, que regardons-nous ? Les études prennent en compte les filières actuelles de gestion de déchets de l'ANDRA. Nous avons des centres en exploitation dans l'Aube, pour les déchets de très faible activité (TFA) et les déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMAVC). Les caractéristiques des matières dont nous parlons font que ces centres ne peuvent pas les accepter. Des filières sont en projet, notamment le projet CIGÉO, pour les déchets de haute et de moyenne activité à vie longue. Nous conduisons aussi des études pour le développement d'un stockage à faible profondeur pour les déchets FAVL.
Il est ressorti des études que les enjeux des matières se rapprochent fortement de ceux des déchets FAVL. Si nous faisons un focus sur ces travaux relatifs aux déchets FAVL, parmi l'ensemble des options examinées, il existe une étude pour le développement d'un stockage en faible profondeur sur la communauté de communes de Vendeuvre-Soulaines, qui pourrait recevoir une partie de ces déchets. Ainsi qu'il avait été indiqué dans un avis de l'ASN sur les déchets FAVL, les déchets prioritaires pour ce centre sont notamment des déchets de graphite et des déchets radifères. Compte tenu de sa capacité volumique, ce site ne pourra prendre en compte l'ensemble des déchets FAVL et n'aura pas vocation à stocker in fine des matières.
Nous pouvons conclure qu'il n'existe pas, pour l'instant, d'études visant à stocker des matières dans l'un des centres de l'ANDRA existant ou en projet avancé. Pour les déchets FAVL qui ne pourront pas être stockés dans le centre de Vendeuvre-Soulaines, et pour les matières, il est donc nécessaire de développer une filière dédiée et de rechercher un site, ce qui est un long processus, compte tenu du retour d'expérience que nous avons à l'agence.
Définir une solution de stockage pour les matières nécessite notamment de connaître les inventaires de ces matières : caractéristiques radiologiques et chimiques, et volumes associés. Nous avons aussi besoin de connaître les chroniques, c'est-à-dire la temporalité selon laquelle ces matières seront requalifiées en déchets et devront alors être prises en charge dans les stockages ; les conditionnements qui pourront être associés à ces matières devront notamment être définis.
Par ailleurs, il faudra passer par une démarche de recherche de site. Nous réfléchissons aux caractéristiques que devrait avoir un tel site d'accueil, notamment la roche hôte et la profondeur à laquelle pourrait être implanté le stockage.
Avec l'ensemble de ces éléments nous construisons différents scénarios. Ils seront comparés sur les plans de la sûreté, de l'environnement et de la dimension économique, afin d'identifier des solutions de stockage proportionnées aux enjeux. Comme l'a signalé Aurélien Louis, l'ensemble de ces travaux sera partagé avec les parties prenantes. À l'étape du livrable du PNGMDR que j'ai mentionné au début de mon propos, nous envisageons d'identifier deux scénarios pour approfondissement ultérieur.
En conclusion, pour ces matières, quelle que soit l'option du cycle - il en a été fait état dans les interventions précédentes, elles sont diverses et à des stades de maturité différents - une réflexion doit être menée sur leurs conditions de stockage ou d'entreposage, d'une part pour se prémunir des effets à long terme en cas de perte de contrôle par la société, et d'autre part pour conduire une démarche prudente de développement de solutions de stockage dont les principes sont les mêmes que pour les déchets.
Ainsi, une démarche progressive est en cours. Elle vise à démontrer la faisabilité du stockage des matières. Elle comprendra des étapes de concertation avec les parties intéressées. Toutes les options techniques possibles doivent être étudiées et sont pour l'instant sur la table. Cela nécessitera in fine un processus de recherche de site. Pour dimensionner le stockage, il faudra, le jour venu, un inventaire précis des matières qui in fine seront requalifiées en déchets, avec la temporalité des besoins.
Voilà les différents éléments que nous voulions porter à votre connaissance.
M. Stéphane Piednoir, rapporteur.- Merci, madame Wasselin, de cette présentation.
Pour conclure cette série d'interventions et ouvrir le débat, nous allons donner la parole à l'association Sauvons le climat qui va nous faire une présentation à deux voix : d'une part, Hervé Nifenecker, président - fondateur de l'association, et d'autre part Jean-Pierre Pervès, ancien directeur du centre CEA-Saclay et membre du conseil scientifique de l'association.
M. Jean-Pierre Pervès, membre du conseil scientifique de Sauvons le climat.- Je vous remercie. Nous allons surtout regarder ce sujet à l'aune du climat. Beaucoup de choses ont déjà été dites sur le fait que nous sommes face à une réserve stratégique considérable. Pour donner deux ordres de grandeur, si nous remplacions toute la potentialité de cet uranium par du charbon, ce serait équivalent à 60 années des émissions mondiales actuelles de CO 2 . En termes d'énergie, cela représente 500 fois la quantité de charbon utilisée depuis le XIX e siècle pour produire de l'électricité. C'est considérable. Tant le Président de la République que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ont identifié le nucléaire comme un potentiel de réduction massive à long terme des émissions de gaz à effet de serre. Il ne faut pas l'oublier.
Quel est le problème ? Une quantité de matière relativement minime - l'U 3 O 8 - solide, chimiquement stable, incombustible, insoluble, non corrosive et légèrement radioactive. Nous ne sommes pas du tout face à ce que nous appellerions un produit dangereux. Il existe aujourd'hui deux entreposages, sous forme d'installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), de 5 000 mètres carrés. Pour donner un ordre de grandeur l'entreposage de ces milliers de tonnes représente moins qu'un terrain de football, qui fait 9 000 mètres carrés. Nous ne sommes pas face à un problème majeur nécessitant une décision urgente.
Pourquoi estimons-nous qu'une requalification en déchet n'est pas appropriée ? Les différentes utilisations possibles ont été énumérées précédemment. Mais le rôle d'un État est de gérer des risques. Nous avons déjà connu un risque d'approvisionnement de pétrole, à différentes époques. Il peut y avoir un jour un tel risque pour l'uranium, puisque nous savons que plusieurs pays ont engagé des programmes nucléaires sensibles.
Que représente ce stock d'uranium ? Il s'agit de huit, dix, douze ans de production de toute l'électricité française. Nous parlons d'une réserve stratégique importante, ce qui est unique. Pour le gaz, elle est de trois mois ; pour les autres matériaux énergétiques, elle est négligeable. C'est le seul stock stratégique important que nous ayons sur le territoire et dont nous sommes propriétaires. Au-delà, on pense aux usages futurs pour les réacteurs de quatrième génération, qui offrent des quantités d'énergie considérables.
Pourquoi requalifier l'uranium appauvri en déchet ? Le ministère nous parle de sûreté nucléaire et d'enjeux urgents. Je ne vois pas pourquoi. L'ASN, prudemment, nous dit qu'il faut dès à présent requalifier en déchet. Je ne comprends pas non plus pourquoi « dès à présent », s'agissant d'une ICPE trois fois plus petite que le moindre stockage d'Amazon. Une telle décision fait courir un vrai risque. On affirme pouvoir faire d'une matière un déchet, puis d'un déchet une matière. Je connais la réglementation française et les usages administratifs. Une fois que vous aurez transformé la matière en déchet, je vous promets un cauchemar, en cas de choc sur l'uranium, pour en refaire une matière. Cela ne me paraît pas prudent. Les critères sont contestables. On a parlé du délai de trente ans. Ce délai repose sur la loi sur la transition énergétique. Vous devriez relire ce qu'écrivait la Cour des comptes en 2018 sur la qualité de cette loi et son incapacité à offrir un cadre prévisible et consolidé en matière énergétique pour les trente ans à venir. Est-ce là-dessus que nous allons nous appuyer ?
Par ailleurs, quand nous parlons d'une vision à cent ans, je rappelle que le problème climatique est multi-centennal, avec toujours de grandes incertitudes. Quel va être l'effet du dégel du permafrost ? Quel va être l'effet de la fonte des glaces du Groenland ou de la disparition des glaces de mer dans l'Arctique ? Ces faits sont connus, modélisés, mais avec un grand niveau d'incertitude. Dans quinze ou vingt ans, nous pourrions avoir besoin d'actions décisives, comme celle de Pierre Messmer en 1973.
Il est très difficile de comprendre l'urgence alléguée. Nous sommes dans une crise économique majeure. Est-ce le moment de lancer des études sur le stockage profond d'une matière qui pourrait être réutilisée ? Les prochains gouvernements doivent garder toute souplesse d'accéder à une réserve stratégique rapidement. Il faut le plus possible laisser ouverte aux générations futures l'utilisation des ressources. Aujourd'hui, le risque présenté par l'installation d'entreposage ne justifie pas d'efforts considérables.
En conclusion, l'uranium appauvri est une bonne réserve d'énergie. En faire un déchet, n'est-ce pas un écocide, pour suivre les mots à la mode aujourd'hui ? En termes politiques, il faudra se demander un jour qui est propriétaire d'une matière utilisable durant 300, 400 ou 500 ans. Ou si, plutôt que d'en faire un déchet, il ne vaudrait pas mieux la vendre aux Chinois qui l'utiliseront intelligemment pour le climat. Nous pouvons nous poser de telles questions, nous sommes dans la politique. Où est notre vision à très long terme de l'énergie ? Cette vision à très long terme va bien au-delà des objectifs du PNGMDR.
La France a été l'un des leaders du nucléaire. Quel message allons-nous faire passer au monde en disant que l'uranium appauvri est un déchet ? Je pense que c'est désastreux. Il faut regarder ce que sont aujourd'hui nos efforts sur le climat. Les émissions de CO 2 liées à la consommation d'énergie ont encore augmenté de 1,1 % par an au cours de la dernière décennie. Dire que nous progressons sur le climat est loin d'être parfaitement exact.
M. Hervé Nifenecker, président - fondateur de l'association Sauvons le climat.- J'ai commencé ma carrière au CEA avec Georges Vendryes qui était à l'origine du programme de réacteurs à neutrons rapides, commencé par Rapsodie, puis Phénix et Superphénix. Ces gens avaient vu le potentiel du nucléaire. À l'époque, nous ne parlions pas encore beaucoup du réchauffement climatique, mais il fallait faire face aux besoins de l'humanité en matière d'énergie. En voyant l'arrêt de Superphénix, et maintenant la suppression du programme ASTRID, je ne comprends plus très bien. Que cherchons-nous ? De quoi avons-nous peur ? Qui intervient ?
Pour apprécier l'importance de la production d'électricité dans le bilan d'émission du CO 2 , il faut se mettre au niveau du monde, car c'est à ce niveau que nous pourrons gérer le réchauffement climatique, et pas au niveau de la région parisienne. Actuellement, les émissions totales sont d'environ 33 milliards de tonnes de CO 2 , et les émissions liées à la production d'électricité sont de 14 milliards de tonnes. Ceci peut expliquer pourquoi les Allemands produisent 719 millions de tonnes de CO 2 et la France 308 millions de tonnes. Les émissions de CO 2 sont largement dues à la production d'électricité et aux modes de production d'électricité.
Comme indice de la « qualité climatique » d'une économie, nous pouvons utiliser le rapport entre les émissions de CO 2 et le PIB. L'Allemagne est à 0,2, la France à 0,1 - soit deux fois moins - et le monde à 0,4. Si le mix énergétique de la France était étendu au monde, nous aurions pratiquement réglé le problème du CO 2 , puisque les émissions actuelles seraient divisées par quatre.
Des scénarios du GIEC comportent plus ou moins de nucléaire. Un de ces scénarios - qui est plus exactement celui de l' International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA), l'institut de Vienne travaillant pour le GIEC - s'appelle Efficiency. C'est un scénario particulièrement sobre en énergie, qui limite les émissions de CO 2 pour se conformer à ce que demande le GIEC, soit 1,5 degré d'augmentation de la température. Ce scénario, bien que très sobre, utilise beaucoup la technique de capture et stockage du CO 2 , au point que, jusqu'en 2100, la quantité de CO 2 séquestrée serait de 800 milliards de tonnes, qu'il faudra mettre sous terre.
Un autre scénario, fondé sur le développement des surgénérateurs - sinon, nous n'y arriverions pas - limiterait la séquestration à 276 milliards de tonnes. Si nous n'utilisons pas le nucléaire, nous envoyons dans l'atmosphère 1 270 milliards de tonnes ; si nous l'utilisons avec à des réacteurs surgénérateurs, nous envoyons 627 milliards de tonnes. Les émissions globales d'ici 2100 sont divisées par deux grâce à l'utilisation du nucléaire sous la forme de la surgénération.
Alors que d'autres pays continuent dans cette voie, la France ne sait plus très bien ce qu'elle veut. Il suffit d'écouter le CEA pour en être convaincu. Des pays comme la Chine, la Russie, l'Inde et la Corée restent fidèles à cette perspective et développent des réacteurs surgénérateurs. Pour ces pays, il est évident que l'uranium que nous appelons appauvri - en réalité essentiellement de l'uranium 238 - est une ressource fondamentale. L'efficacité d'utilisation de l'uranium naturel est pratiquement 100 fois meilleure quand on utilise des surgénérateurs que quand on utilise des réacteurs thermiques ou à neutrons lents, comme ceux dont nous disposons actuellement. Si nous n'utilisons pas les surgénérateurs, il faudra stocker sous terre des milliers de milliards de tonne de CO 2 .
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Merci beaucoup pour vos deux interventions qui vont permettre d'ouvrir le débat, en complément de celles des acteurs institutionnels.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office.- Merci beaucoup pour l'organisation de cette audition. Les intervenants se sont bien complétés et certaines des questions qui surgissaient tout naturellement à l'issue des premiers exposés ont déjà trouvé leur réponse dans d'autres exposés. J'avais en particulier des interrogations sur les caractéristiques physiques et concrètes du stockage : surface, volume, etc. Il y a été en bonne partie répondu.
Dans ces présentations, nous voyons d'un côté les problèmes scientifiques - quelles sont les options et les filières possibles - et de l'autre les problèmes techniques, pratiques, les problèmes d'ingénieur, qui sont très importants.
La question du cours de l'uranium naturel a été évoquée. Qu'est-ce qui influe aujourd'hui sur ce cours ? Quelles sont les perspectives ? Dans les circonstances actuelles, l'exploitation de l'uranium appauvri ne serait rentable pour Orano qu'en cas de variation significative du cours de l'uranium naturel. Quels sont les facteurs ? Que pouvons-nous envisager dans cette hypothèse ? Est-ce très lointain, improbable sauf événement majeur ? Que pouvons-nous savoir sur cette externalité qui a une influence importante ?
Nous avons bien compris que derrière la classification en matière ou en déchet, et derrière la question du Plan - faut-il considérer comme déchet ce qui n'est pas exploitable à l'échelle du siècle ? - existent des dispositifs permettant de stocker, et des dispositifs permettant en partie d'exploiter la ressource. J'aimerais en savoir plus sur ces dispositifs de stockage. Nous avons parlé de sites de stockage et de leur volume. Si nous devons en construire de nouveaux ou augmenter les capacités des sites actuels, combien de temps cela prendrait-il ? Selon quel processus ? Quel est le coût technique, le coût en matière de débat public ? Il s'agit d'avoir ces éléments par rapport à l'évolution éventuelle de nos moyens.
Il faut que nous discutions de cette question, quel que soit le sort d'ASTRID, qui est l'origine de la saisine de l'OPECST. Que faisons-nous en matière d'exploitation sur le long terme, dans un contexte où le projet ASTRID a été abandonné ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office.- Je voudrais comprendre quelle est l'importance - qui n'est pas un problème technique - que la France donne aux stocks stratégiques et à la sécurité d'approvisionnement. Le nucléaire a été choisi pour assurer la sécurité d'approvisionnement après la crise de Suez de 1956. Nous avons survalorisé l'indépendance et l'autonomie, en payant pendant de très nombreuses années une énergie électrique nucléaire plus cher que l'énergie fossile. Mais la décarbonation de l'économie et le prix de l'énergie fossile après les chocs pétroliers ont rendu ce choix pertinent.
Je suis très sensible à l'argument de M. Pervès sur le fait que transformer une matière en déchet a un caractère irréversible. Prendre cette décision aujourd'hui me paraît extrêmement dangereux - c'est un problème politique et non un problème technique. Les deux facteurs qu'Orano a évoqués, le prix de l'uranium et, d'une façon générale, le prix de l'énergie, sont des facteurs extraordinairement insaisissables, erratiques, avec des variations spectaculaires. Le baril de pétrole a oscillé entre 30 et 100 dollars ces dernières années. À certains moments, nous imaginions qu'il atteindrait les 200. Aujourd'hui, il est très bas.
Quant à la PPE, sans susciter de passion particulière, le Président de la République - et je le soutiens - a repoussé de dix ans l'échéance de la baisse de la part du nucléaire dans le mix énergétique électrique français de 70 à 50 %. Il est tout à fait plausible que le sens des réalités amène le Président, ou son successeur, à prendre à nouveau une décision du même type. C'est la raison pour laquelle j'ai tendance à dévaloriser les paramètres strictement économiques de court terme, ne les sentant pas très opérants sur le long terme. En effet, ce qui apparaît avec force quand une décision est prise, est qu'elle est prise pour le très long terme.
Je souhaiterais que Stéphane Piednoir, dans sa réflexion, donne les éléments techniques sur l'entreposage et le stockage. Pour vivre la gestion lente mais certaine et solide du stockage en couche géologique profonde des déchets à forte activité et à vie longue dans mon département, en Meuse, je sais que nous maîtrisons ces sujets. Le stockage est plus rassurant sur le temps sociétal, l'éternité, que l'entreposage. Mais il a un caractère assez peu réversible - même si tout est possible techniquement. À ce moment-là, la matière devient définitivement un déchet, ce qui serait se priver d'une opportunité.
Je n'ai pas, à proprement parler, de question à poser. J'appelle à valoriser la préoccupation stratégique, qui est la préoccupation de long terme, dont le coût doit être acceptable au regard de la solidité que nous donne ce stock stratégique.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Merci pour ces deux interventions. Gérard Longuet est évidemment très concerné par le sujet du stockage des déchets à vie longue, le projet CIGÉO étant situé dans son département, et connaît fort bien les questions liées au nucléaire, et à l'énergie d'une manière générale.
Bruno Sido, spécialiste du nucléaire, en particulier du débat sur les déchets suit actuellement avec Émilie Cariou l'élaboration du prochain PNGMDR.
M. Bruno Sido, sénateur.- J'ai beaucoup apprécié toutes les interventions, mais singulièrement les trois dernières : celles de Jean-Pierre Pervès et Hervé Nifenecker, de l'association Sauvons le climat, et celle de Gérard Longuet. Ils résument tout à fait ce que je pense.
Quel est le problème avec l'uranium appauvri ? Il est moins radioactif que l'uranium naturel. Après tout, nous pourrions le remettre dans une carrière d'uranium naturel, et l'on n'en parlerait plus. Nous irions le rechercher afin de l'utiliser pour ASTRID ou pour un autre surgénérateur, qui représentent l'avenir.
Transformer une matière en déchet, connaissant la velléité des Français et de nos décideurs, me semble irréversible. Si nous les qualifions de déchets, ils ne redeviendront jamais des matières réutilisables, parce que les écologistes nous en empêcheront. L'opinion publique aura peur : « pourquoi les avoir mis en déchets si nous pouvons les réutiliser ? ». C'est l'erreur majeure à ne pas faire. Il faut les conserver comme matières, peut-être en créant un stockage léger, pour qu'elles soit bien confinées.
L'uranium appauvri est une richesse. Quatre cents ans de production d'électricité pour le monde entier, c'est énorme, et nous réglerions ce problème du CO 2 .
Cette audition éclaire l'erreur que commet le Gouvernement en voulant arrêter le programme de surgénérateur ASTRID. C'est très grave, et je pense qu'il faut revenir sur cette décision.
Hier, dans Des racines et des ailes , sur France 3, nous voyions bien que Venise est en train d'être engloutie. On dit qu'elle s'enfonce, mais c'est faux, c'est la mer qui monte. Venise va disparaître, comme beaucoup de villes dans le monde, ou comme le Bangladesh, parce que le niveau de la mer monte. Il faut absolument régler le problème du CO 2 , des gaz à effet de serre. Le nucléaire est une solution, et le GIEC ne dit pas le contraire.
Je repars très rassuré sur l'avenir de la filière nucléaire dans le monde. Merci.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Monsieur Louis, vous souhaitez peut-être répondre à un certain nombre de sujets évoqués par Cédric Villani, Gérard Longuet et Bruno Sido.
M. Aurélien Louis.- Oui. Je souhaite d'abord répondre à quelques-unes des questions qui ont été posées et apporter des informations complémentaires. Je souhaite aussi préciser notre état d'esprit et l'état des propositions que nous avons mises sur la table sur la gestion des matières, pour ne pas laisser d'ambiguïtés sur la position du ministère à ce stade sur ce sujet.
Pour répondre à la question posée par le président Cédric Villani, les cours de l'uranium sont relativement déprimés. C'est lié aux conséquences de l'accident de Fukushima qui a conduit à l'arrêt d'un certain nombre de réacteurs dans le monde, ou à des prévisions d'arrêt de réacteurs. Cela a aussi entraîné des recalibrages de programmes nucléaires dans le temps. Aujourd'hui, nous ne nous attendons pas à de fortes remontées des cours à un horizon de cinq à dix ans. Le consensus est que les niveaux actuels vont perdurer pendant encore cinq à dix ans. Les perspectives à plus long terme tablent sur une remontée progressive, avec la mise en service d'un certain nombre de réacteurs. D'ailleurs, de nombreux programmes d'exploration et de mise en service de mines ont dû être décalés, du fait de la déprime des cours.
Ce qui déterminera vraiment la remontée des cours est la mise en oeuvre envisagée de programmes nucléaires. La Chine redémarre, un certain nombre de pays ont des ambitions en la matière.
Concernant la position actuelle du ministère et les propositions qu'il a mises sur la table, je souscris - c'est la position du ministère - au fait que nous ne sommes pas sur un sujet urgent. La manière dont l'uranium appauvri est entreposé a été décrite. Je laisserai l'ASN compléter, mais c'est un entreposage qui est relativement simple sur un plan technique et qui ne pose pas d'enjeu de sûreté immédiat. Nous ne pouvons pas dire qu'il y a urgence à gérer différemment ces matières. L'uranium appauvri est une problématique de long terme, et cela pose les difficultés classiques en termes de prise de décisions raisonnables, raisonnées, proportionnées, avec les incertitudes déjà évoquées : économiques, technologiques, etc. Il est très complexe de prendre des orientations raisonnées et proportionnées.
Le mot-clé de la politique du Gouvernement pour les matières, en particulier pour l'uranium appauvri, est la prudence. Cela joue dans les deux sens. Un certain nombre d'intervenants, ainsi que Monsieur le ministre Longuet, ont fait remarquer qu'une requalification en déchets brutale peut entraîner des conséquences. Requalifier en déchets a un caractère irréversible. Il convient donc de considérer une éventuelle requalification avec toute la prudence nécessaire.
La prudence fonctionne aussi dans l'autre sens. Lorsque nous disons que l'uranium appauvri est une matière, nous faisons le pari que des solutions techniques permettront de valoriser l'intégralité du stock, qui est assez important. Aujourd'hui, ce n'est pas complètement acquis, car cela dépend de technologies futures. Le réenrichissement pose la question de l'uranium très appauvri. Qu'allons-nous en faire ? Ces sujets sont encore ouverts sur un plan technique.
La position du Gouvernement consiste donc à dire qu'une gestion prudente appelle peut-être à ne pas requalifier immédiatement. En revanche il est crucial d'avancer concrètement sur les actions de recherche visant à la valorisation de ces matières et de l'uranium appauvri. C'est un élément clé. En parallèle, il faut progresser dans l'étude des concepts de stockage si nous devons requalifier un jour : du temps sera gagné si nous avons au préalable avancé sur les concepts de stockage et réfléchi à la manière dont une gestion définitive de l'uranium appauvri alors considéré en déchet pourrait être mise en oeuvre concrètement ; nous serons aussi plus réactifs et plus souples. Tant que nous ne faisons qu'étudier les concepts et rechercher des sites, la démarche reste parfaitement réversible.
En matière de R&D sur la valorisation des matières, je tiens à préciser que la voie des réacteurs à neutrons rapides n'est pas abandonnée. Le gouvernement a donné instruction au CEA de poursuivre la R&D dans ce domaine.
En revanche, le positionnement d'un éventuel prototype a été recalé dans un horizon de temps plus cohérent avec notre stratégie industrielle nucléaire et avec le niveau des prix de l'uranium, qui ne montre pas de signe de pénurie immédiate. Le CEA va continuer à investir 40 millions d'euros par an sur la R&D en matière de RNR, pour préserver des compétences d'ingénierie et de développement, pour avancer sur la physique fondamentale et les enjeux de sûreté associés aux RNR, et pour lever les verrous techniques qui existent encore. Nous allons continuer à avancer sur les RNR, nous avons simplement repositionné un prototype dans le temps, au regard des réalités industrielles et économiques.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office.- Vous avez évoqué le stockage : 350 000 tonnes sont aujourd'hui entreposées sur deux sites, représentant une empreinte au sol d'environ 5 000 mètres carrés. Cette empreinte peut être vue comme faible. Comment la quantité aujourd'hui stockée se compare-t-elle à la capacité disponible ? Combien de temps faudrait-il pour augmenter celle-ci ? Avec quel délai ? Quelles seraient les difficultés pratiques ?
M. Aurélien Louis.- Les questions posées par le président Villani relèvent pour l'essentiel de questions de sûreté, puisqu'elles évoquent la difficulté d'autoriser des capacités supplémentaires. La présentation de Sauvons le climat montrait une photo de l'entreposage : les conteneurs ne sont pas très complexes à entreposer. La forme U 3 O 8 sous laquelle l'uranium appauvri est entreposé est relativement stable.
Cependant, en matière d'entreposage, il faut toujours anticiper. C'est un point clé de la conclusion du précédent PNGMDR. L'ASN et la DGEC sont très vigilantes quant à l'anticipation des besoins d'entreposage supplémentaires.
M. Jean-Luc Lachaume.- Pour répondre aux questions techniques sur l'entreposage et le stockage que posait le président Villani, l'ANDRA est peut-être mieux placée que moi.
L'uranium appauvri est aujourd'hui entreposé sous la forme U 3 O 8 qui ne pose pas vraiment de problème car elle est très stable. L'uranium appauvri est faiblement radioactif, mais toxique, car l'uranium est un métal lourd. C'est pour cela qu'il doit faire l'objet d'un traitement spécifique.
Les entreposages du Tricastin, que nous connaissons bien parce que nous les contrôlons et ceux de Bessines, qui sont contrôlés par nos collègues de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) Nouvelle-Aquitaine, sont tout à fait corrects et ne posent pas de problèmes de sûreté dans l'immédiat. Les entreposages ne sont pas des installations très complexes. Ce sont des hangars dans lesquels sont placés des fûts d'U 3 O 8 .
Le point sur lequel nous insistons dans notre avis sur la requalification de l'uranium appauvri est qu'il ne faut pas laisser de déchets aux générations futures. L'une des conséquences principales de la requalification est d'assurer le financement du stockage. Un stockage est différent d'un entreposage : c'est définitif, c'est pour l'éternité. L'entreposage convient pour des durées limitées. La requalification de matière en déchet a pour vertu principale d'imposer des précautions vis-à-vis des générations futures, afin de ne pas leur laisser la charge de définir et de mettre en oeuvre un stockage dont le financement n'aurait pas été prévu.
Mme Virginie Wasselin.- Pour apporter quelques éléments en réponse à la question de M. Villani, notamment par rapport au processus de développement d'un stockage, il faut voir qu'aujourd'hui le plan national nous demande une étude de faisabilité. Si nous comparons avec CIGÉO, cette étude est l'équivalent de ce qui a été publié en 2005, au titre de la loi de 1991. L'ANDRA s'apprête à déposer en 2021 la demande d'autorisation de création. Cela donne une idée de l'aspect réglementaire de la gestion d'un tel dossier.
Avant de conclure sur la faisabilité, des études sont en cours pour définir les options possibles pour le stockage, notamment la profondeur et la roche hôte où un tel stockage pourrait prendre place. Quand ces études seront achevées, la recherche de site pourra être lancée, sur des bases géologiques, et avec une consultation du public et des territoires.
L'expérience montre qu'il faut du temps et beaucoup d'énergie pour trouver un site. Pour le stockage FAVL dont j'ai parlé tout à l'heure, un processus avait été mis en place et n'avait pas abouti. Si la recherche de site est fructueuse, il faut ensuite faire des campagnes de reconnaissance géologique, afin d'acquérir les caractéristiques des couches qui peuvent accueillir ces déchets, notamment pour alimenter les études. Nous entrons alors dans un processus classique de création d'installation, avec des études, un avant-projet sommaire, un avant-projet détaillé, puis une demande d'autorisation de création.
Il serait difficile de donner aujourd'hui des estimations de coûts, car nous sommes très en amont d'un éventuel projet.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Vous parlez de huit ans de capacités potentielles en cas de réenrichissement, et de plusieurs centaines d'années en cas d'utilisation par la surgénération ? Ai-je bien compris ?
Je suis assez inquiet de l'aspect symbolique d'une requalification, un peu comme pour le projet ASTRID, même si nous avons bien compris que pour la DGEC, il s'agit d'un report et non d'un abandon. Ce côté symbolique peut avoir des conséquences en cascade sur la politique du cycle nucléaire semi-fermé que la France a choisi depuis le début du nucléaire civil. Nous avons pu échanger, par exemple avec de jeunes chercheurs, sur l'importance de cet aspect symbolique, au moment où ils choisissaient leur carrière. C'est aussi très important pour l'ensemble de la filière et pour nos partenaires internationaux.
Au-delà du côté symbolique de la requalification, l'uranium appauvri représente une réserve énergétique stratégique considérable. Il est vrai qu'au moment où l'humanité s'engage dans la lutte contre le dérèglement climatique, classer une telle matière en déchet provoquerait chez moi une certaine incompréhension. L'ASN a parlé de risques pour les générations futures. Évaluer la sûreté d'un éventuel stockage est dans votre rôle. Mais le risque climatique, ou celui de manquer d'uranium à moyen ou long terme, n'est-il finalement pas plus important que le risque très faible du stockage, d'autant que nous avons peu d'alternatives ?
Nous pourrions essayer de nous rassembler sur la durée de trente ans. N'est-elle pas beaucoup trop courte pour évaluer l'intérêt de cette matière, à un moment où se font jour des évolutions techniques importantes en France et dans le monde ? L'entreposage de ces matières ne représente que de faibles coûts de gestion et des dangers très maîtrisés, beaucoup plus faibles que le danger de manquer de matières. L'ASN serait-elle prête à rediscuter de cette question, en se plaçant sur des durées plus longues, plus cohérentes avec les cycles énergétiques, autour d'une centaine d'années ? La durée de trente ans nous semble assez restrictive par rapport à la volonté du législateur et à la définition assez large qui était prévue dans la loi du 28 juin 2006 sur la question des matières valorisables. Comment évaluez-vous ces trente ans ?
Mme Anne-Cécile Rigail, directrice générale adjointe de l'ASN.- Nous avons beaucoup discuté d'horizons temporels. J'aimerais repositionner le débat sur les volumes. Un parc de RNR, quand bien même il fonctionnerait, utiliserait très peu d'uranium appauvri, de l'ordre de 130 tonnes par an. Cela ressemble un peu à la consommation actuelle pour le MOX. Je précise que ce n'est pas toujours de l'uranium appauvri français qui est utilisé pour les « moxages » actuels. La valorisation n'est donc pas forcément effective.
Le schéma conduirait donc à utiliser une centaine de tonnes par an d'un stock de plusieurs centaines de milliers de tonnes. La position de l'ASN ne consiste pas à spéculer - les RNR vont-ils être effectifs et à quel horizon temporel ? Elle consiste à dire que même un parc complet et immédiatement opérationnel de RNR ne résorbera pas le stock à un horizon socialement imaginable. C'est en ce sens que la position de l'ASN ne dépend pas des perspectives de construction d'un parc de RNR.
La plus grande part de l'uranium appauvri va rester sur les bras des générations futures. C'est un métal lourd, qui est faiblement radioactif mais sur de très longues durées. Notre position est donc qu'il faut travailler sur les perspectives de stockage, quoi qu'il arrive. Nous ne discutons pas de la durée : trente, cinquante ou cent ans. L'essentiel du stock devra être géré sous une forme non valorisable.
M. Aurélien Louis.- Pour revenir sur les durées, le réenrichissement du stock actuel d'uranium appauvri permettrait huit ans de fonctionnement du parc. La centaine ou le millier d'années évoqués - la centaine d'années étant par rapport à une consommation mondiale, j'avais plutôt en tête le millier d'années - correspondent à la mise en place d'un parc de RNR. Le stock actuel représenterait alors environ mille ans de production d'électricité, au niveau que nous connaissons aujourd'hui.
Je rejoins ce que vient de dire Mme Rigail. L'enjeu n'est pas tant un horizon temporel qu'une exigence de prudence. La prudence commande que nous progressions sur les modalités et la compréhension des études techniques en matière de stockage. Ce n'est pas du temps perdu. Ce n'est pas irréversible et cela nous permet d'avancer, de mieux comprendre les tenants et les aboutissants, et les enjeux techniques et économiques liés à un éventuel stockage des matières. Ce n'est pas non plus du temps perdu que chercher à faire aboutir toutes les voies de valorisation possibles. Un certain nombre d'entre elles dépendent encore d'études, de R&D. C'est important dans une optique de gestion prudente de ces substances.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Merci, Monsieur Louis. Une multiplicité de critères est à prendre en compte, notamment la diversité des modes de valorisation de l'uranium appauvri. La consommation de l'uranium appauvri dans un parc de RNR est relativement faible, de l'ordre de la centaine de tonnes par an. Il est possible d'envisager cela de deux façons différentes : il est inutile d'avoir un stock si considérable ou, au contraire, nous avons plusieurs centaines d'années devant nous d'un gisement disponible. Il ne s'agit pas de concilier ces deux positions, mais de trancher.
Les RNR ne sont pas la seule façon de consommer l'uranium appauvri. Le ré-enrichissement, proportionnellement, en consomme beaucoup au regard de ce qu'il produit comme combustible utile dans les centrales actuelles. Monsieur Sarrade évoquait d'autres pistes ouvertes par la R&D : l'utilisation dans les batteries, les panneaux photovoltaïques, etc. Beaucoup d'autres pistes sont sans doute à l'étude, et me font dire que la prudence serait de ne pas se priver d'un stock tel que celui-ci, en l'enfouissant de manière irréversible.
Cela soulève beaucoup de questions, notamment sur le niveau de décision. Le Parlement a été très impliqué sur le sujet des matières et des déchets. Vous en connaissez la sensibilité actuellement. La consultation du Parlement est un vrai sujet démocratique depuis quelques semaines. Une décision aussi complexe que la requalification en déchets d'une réserve énergétique nationale devrait relever d'un débat au Parlement, plutôt que d'une procédure de consultation qui a évidemment son intérêt et qui est cadrée, mais qui ne nous semble pas suffisante pour garantir que la volonté de la Nation tout entière soit respectée. J'entends le critère des trente ans, mais au regard des durées couramment évoquées dans la filière nucléaire, cela mériterait un examen approfondi au Parlement. Une question est ouverte sur le rôle du Parlement dans la classification, la définition des matières et des critères pour passer ou non d'un statut de valeur énergétique à celui de déchet.
M. Jean-Pierre Pervès.- Bien que je sois ingénieur, j'aimerais remettre la question sur un plan plus politique. Nous avons parlé de la temporalité. Aujourd'hui, les progrès en matière de climat sont faibles. En France, sur les cinq dernières années, nous avons progressé de 1 % par an sur le CO 2 , ce qui n'est presque rien, et cela est surtout dû au fait que les deux dernières années ont été très chaudes. Nous avançons donc peu, et c'est pareil au niveau mondial. Dans dix ou quinze ans, n'allons-nous pas nous apercevoir brutalement que nous n'y arrivons pas ? Auquel cas, un choc sera nécessaire. Imaginez que la Chine, l'Inde ou d'autres pays lancent de nouveaux programmes nucléaires. Nous savons ce qu'est la politique : s'ils doivent prendre le contrôle des mines pour assurer leur propre futur, ils le feront.
Qui nous garantit que nous n'allons pas connaître, pour des raisons de stratégie politique et économique, une envolée du prix de l'uranium, liée au fait que tout le monde va recourir à la même filière ? C'est pour cela que la temporalité - seulement 100 ou 150 tonnes par an pour les RNR - ne joue pas. La question à se poser pour le siècle qui vient est : de quel stock disposons-nous aujourd'hui pour faire face à une crise qui risque de durer dix, quinze ou vingt ans ? La temporalité est bien pour les réacteurs actuels. Elle ne concerne pas la technologie, ni une évolution du coût de l'uranium supposée extrêmement lisse, ni le stockage pour les générations futures dans un million d'années, mais la lutte pour le climat dans les 200 ou 300 années à venir. Il ne faut pas se tromper.
Ce dont je parle relève de l'analyse des risques politiques. Je suis donc parfaitement d'accord avec ce que vous venez de dire : cela est du domaine du Parlement et d'une stratégie énergétique à long terme de l'énergie, et cela ne relève pas du cadre assez « secondaire » du PNGMDR.
M. Hervé Nifenecker.- Est-ce vraiment à l'ASN seule de définir ce qu'est une matière ? L'ASN doit bien sûr surveiller la gestion des matières. Mais il serait plus logique de dire que c'est Orano et EDF qui peuvent décider si l'uranium 238 - nous disons toujours appauvri, mais en réalité c'est essentiellement de l'uranium 238 - les intéresse. Pourquoi est-ce l'ASN qui devrait le décider ? C'est une responsabilité trop lourde pour l'ASN. L'ASN doit bien sûr dire : « si vous le stockez, faites-le dans des conditions de sûreté. »
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- L'ASN pourrait peut-être repréciser son rôle et la portée de l'avis qu'elle émet par rapport à la décision finale et avoir un regard sur l'implication du Parlement.
M. Jean-Luc Lachaume.- Le rôle de l'ASN est clair. Ce n'est pas l'ASN qui a la responsabilité de qualifier une matière en déchet, parce que le champ de l'ASN est limité au domaine de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Notre rôle s'arrête là. C'est sur la base d'arguments de ce domaine que nous proposons au Gouvernement de requalifier l'uranium appauvri en déchet. La responsabilité appartient au Gouvernement. Ce n'est pas non plus aux exploitants nucléaires de décider ; en revanche ils peuvent faire toutes propositions en ce qui les concerne.
Est-ce à la représentation nationale de décider, d'être plus largement impliquée ? L'ASN n'a pas de position à ce sujet, même si nous avons un certain tropisme, puisque l'ASN rapporte au Parlement, étant indépendante du Gouvernement.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- L'ASN peut tout à fait s'exprimer sur la sûreté et la classification des déchets. Mais, en définitive, la prise en compte de critères plus globaux et d'une vision stratégique à long terme relève d'une décision politique à co-construire entre le Parlement et le Gouvernement.
M. Jean-Luc Lachaume.- L'un des objectifs de la création de l'ASN en tant qu'autorité administrative indépendante était de distinguer la sûreté nucléaire de la politique énergétique. Ce n'est pas une spécificité française, ce sont les standards internationaux qui demandent que dans chaque État soit distingué ce qui est sûreté nucléaire de ce qui est politique énergétique. Cette dernière n'est pas le domaine de compétences de l'ASN.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office.- Je souscris tout à fait à ce qui vient d'être dit. Toutes les interventions nous ont montré à quel point les choix tels que la qualification en matière ou déchet relèvent, d'une part de critères techniques, scientifiques, d'ingénierie, et d'autre part de choix politiques, voire philosophiques, par rapport aux générations futures, à ce que nous voulons ouvrir comme possibilités, sur le long terme ou le très long terme. À la fin, ce sont des choix politiques. Il s'agit donc d'une mise en oeuvre du Gouvernement sous le contrôle du Parlement. En matière de contrôle, l'ASN et le Parlement doivent pouvoir délibérer et décider librement, indépendamment du Gouvernement.
Nous avions déjà parlé de sûreté nucléaire dans la dernière audition. Il apparaissait que, lorsqu'on cherche à apprécier l'intérêt du nucléaire pour réduire l'empreinte carbone de l'humanité, son éventuelle généralisation dans le monde soulève tout de suite une difficulté institutionnelle et politique. Peu de pays ont une maturité institutionnelle et technique suffisante pour avoir une ASN opérationnelle et indépendante par rapport à son gouvernement, pour répondre à ces questions scientifiques, mais aussi technologiques et institutionnelles. Les trois piliers sont très importants.
Je tiens à remercier les intervenants pour la qualité de leurs contributions. Une nouvelle fois se confirme l'importance d'avoir les différents points de vue exprimés. C'est toujours beaucoup plus riche que d'avoir celui d'un seul acteur.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Je partage tout à fait l'idée que, comme les chocs pétroliers, un choc de l'uranium ne peut être exclu dans le temps long. Les cours des matières premières sont extrêmement volatils, même s'ils peuvent paraître stables sur un horizon de dix ans. Mais cet horizon n'est pas du tout pertinent pour l'analyse du cours de ces matières. Les réserves doivent être considérées au niveau mondial puisque tous les pays sont solidaires sur la question du réchauffement climatique. Tout le monde en paiera les conséquences.
À l'échelle mondiale, pourrait-on envisager d'exporter une technique RNR en y associant la mise à disposition de matières ou, a minima , la possibilité de se fournir en matières ? Voyez-vous une possibilité de vendre l'uranium appauvri, voire de le vendre avec une technique RNR, en créant une offre globale ?
Vous avez évoqué l'option du ré-enrichissement, certes moins valorisante pour l'uranium appauvri, mais qui serait d'une certaine manière un repli moins grave que la requalification en déchet. Avec l'uranium appauvri, la France dispose d'une ressource gratuite dont l'utilisation serait pertinente si le cours de l'uranium était plus élevé . À partir de quel coût de l'uranium naturel la piste du ré-enrichissement devient-elle pertinente sur le plan économique ?
M. Stéphane Sarrade.- Les coûts que j'ai évoqués sont extraits de présentations d'Orano, notamment dans le cadre du PNGMDR en 2018. Des coûts situés entre 30 et 45 dollars la livre sur le prix spot de l'uranium seraient pour Orano ce qui qui permettrait de rendre économiquement viable le réenrichissement.
Ce qu'a dit Aurélien Louis est effectivement la réalité sur le long terme. Un certain nombre de mines ont fermé. Dix mines d'uranium fournissent la majorité de l'uranium naturel dans le monde et sont situées dans quatre pays. Il y a des attentes sur la montée en puissance des parcs asiatiques, notamment chinois. Nous nous situons bien dans une vision de long terme. La volatilité des cours est également à prendre en compte. Hier le prix spot de l'uranium était de 34 dollars la livre, la crise Covid ayant entraîné une légère montée.
Il y a une vision industrielle assez claire sur l'enjeu économique. La notion de disponibilité et la dimension géopolitique sont de nature différente.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- 34 dollars la livre est le prix actuel. Quel est le prix à partir duquel le réenrichissement devient pertinent ? 100, 200 ?
M. Stéphane Sarrade.- La vision d'Orano est que cela commence à devenir intéressant entre 30 et 45 dollars.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Nous y sommes donc déjà. Une requalification en déchets va potentiellement nous coûter de l'argent. Pourquoi, alors que le prix de marché est proche du point de basculement, ne faisons-nous pas déjà du réenrichissement ?
M. Stéphane Sarrade.- Je ne peux pas répondre à la place d'Orano.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Je pensais que vous alliez nous répondre que c'était à partir de 100 ou 200 dollars.
M. Stéphane Sarrade.- Ce sera plus aux alentours de 50 dollars la livre que de 30. Mais je ne veux pas parler à la place d'Orano. Je ne fais que les citer.
M. Thomas Gassilloud, député, rapporteur.- Je dis cela parce que le fait de dépendre d'approvisionnements étrangers soumet d'une certaine manière notre pays à des externalités stratégiques, dans nos interventions militaires ou dans notre rapport à d'autres pays. En utilisant nos propres matières, nous pouvons dépasser ces externalités stratégiques, au-delà du coût facial de la matière.
M. Hervé Nifenecker.- Dans l'analyse des autorités de sûreté étrangères, il ne faut pas oublier l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui peut très bien aider à créer des autorités de sûreté dans des pays qui n'en avaient pas.
Puisque la France fait encore partie du G4, nous pourrions envisager de voir, dans ce cadre, quels sont les projets et les perspectives d'utilisation de l'uranium 238. L'uranium appauvri est quand même un mélange. Mais nous avons besoin de l'uranium 238 pour faire du plutonium 239 et de l'uranium 235. Si la France a encore une influence dans le G4, celui-ci serait un lieu où nous pourrions créer un marché de l'uranium pour les réacteurs rapides.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur.- Nous arrivons au terme de l'audition. Les interventions et le débat qui s'est établi ont apporté des informations très complètes. Si j'osais un jeu de mots, je dirais que cela a enrichi nos connaissances sur le sujet de l'uranium appauvri. Puisque c'était une audition publique, les parlementaires et nos concitoyens pourront en prendre connaissance, et mieux comprendre les enjeux des discussions en cours sur le sujet de l'uranium appauvri et du stock énergétique que cela représente.
Je remercie mon co-rapporteur Thomas Gassilloud, les collègues de l'OPECST ayant participé à ce débat ou l'ayant écouté. C'est un débat forcément un peu technique. Merci à tous les intervenants, qui ont apporté des éclairages sur les décisions, les orientations et les critères actuellement discutés. L'audition d'aujourd'hui sera très utile pour le rapport que Thomas Gassilloud et moi-même allons produire, probablement à la fin du premier semestre 2021 - notre mission a été fortement perturbée par la crise sanitaire.
* 1 Il s'agit d'uranium dit de retraitement, dont la teneur en uranium 235 est de l'ordre de 1 %, utilisable directement, après ré-enrichissement ou après mélange avec du plutonium.
* 2 Rapport n°2417 Assemblée nationale - n°155 Sénat du 6 décembre 1991 sur le contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires par M. Claude Birraux, député.
* 3 Rapport n°971 AN - n°155 Sénat du 9 juin 1998 sur le contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires par M. Claude Birraux, député
* 4 Rapport d'enquête n° 1122 sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, déposé par Mme Barbara Pompili le 28 juin 2018. Voir en particulier la contribution de Mme Émilie Cariou.
* 5 Le système français de radioprotection de contrôle et de sécurité nucléaire, la longue marche vers l'indépendance et la transparence rapport au Premier ministre, décembre 1998, M. Jean-Yves Le Déaut, député.
* 6 Académie des technologies, « L'incidence sur la santé humaine des différentes sources de production d'énergie électrique : évaluation sur les cinquante dernières années », communiqué, mai 2017.
* 7 Loi n° 91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs.
* 8 Développement des compétences dans le domaine de l'énergie nucléaire, 2004, AEN
* 9 Communiqué : « Mobilisation de l'enseignement supérieur et des entreprises pour répondre aux besoins de recrutement dans la filière du nucléaire », 6 octobre 2008, ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.
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* 34 L'Union européenne contribue pour moitié au financement du projet ITER. Le lundi 22 février 2021, le Conseil de l'Union européenne a autorisé une contribution indicative d'Euratom à cedernier à hauteur de 5,61 milliards d'euros pour la période 2021-2027. La fusion représente la priorité d'Euratom en matière de recherches sur le nucléaire du futur. Les recherches relatives à la fission concernent principalement les thématiques de sûreté et sécurité nucléaires, de gestion des déchets radioactifs et du combustible usé, ainsi que de radioprotection.
* 35 Uranium 2020: Resources, Production and Demand, AIEA et AEN.
* 36 Convention du 9 septembre 2010 entre l'État et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives relative au programme d'investissements d'avenir (action « réacteur de 4e génération ASTRID »).
* 37 « Lettre d'information de l'EPR n°1 : Les actions de l'ASN sur le contrôle du chantier de construction du réacteur EPR de Flamanville : les points marquants. » 29 avril 2008, Autorité de sûreté nucléaire.
* 38 Évaluation de l'action PIA ASTRID - Version publique du rapport, 13 mars 2020, Roland Berger
* 39 Article 5 de la loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs.
* 40 Par exemple, l'effectif des programmes de recherche pilotés PATCHE et de son successeur NEEDS l été réduit de 250 à 100 en équivalent temps plein en 20 ans, d'après les indications données par M. Sylvain David, chercheur à l'INP3.