B. EN COHÉRENCE AVEC LES PRINCIPES DE LA DÉCENTRALISATION, LES OBJECTIFS DE LUTTE CONTRE L'ARTIFICIALISATION DOIVENT ÊTRE DÉFINIS AU PLUS PROCHE DU TERRITOIRE
Au regard de ces nombreux déterminants, fixer une cible unique, chiffrée, de réduction de l'artificialisation n'apparaît pas pertinent. Il n'existe pas non de « formule mathématique » uniformément applicable pour calculer le « bon niveau » d'effort, car la multiplicité de critères à prendre en compte dans chaque territoire ne le permet pas.
Les objectifs doivent donc être fixés au plus près du territoire, en pleine connaissance de ces différentes contraintes et opportunités, or une lecture à une échelle trop large obscurcit la complexité des mécanismes à l'oeuvre à une échelle plus fine.
D'ailleurs, les rapports du Cerema mettent en garde contre une approche uniquement « comptable » du phénomène, indiquant par exemple qu'une forte artificialisation locale, même au regard des dynamiques démographiques et économiques, ne constitue « pas forcément [une] urbanisation débridée, ou [un] choix d'un mode d'urbanisation particulièrement consommateur d'espaces. En pratique, [ces territoires] sont souvent le siège d'activités très consommatrices d'espaces (carrières, aéroports...) ou d'équipements particulièrement consommateurs d'espaces (zones d'activités intercommunales, salles de spectacles...) » 19 ( * ) .
1. L'urbanisme doit rester une compétence décentralisée
Les rapporteurs ne souscrivent pas à une approche descendante, uniforme et quantitative de la lutte contre l'artificialisation et la consommation d'espace . Tout objectif local doit être fixé en articulation avec les autres politiques locales, au plus près du territoire.
Ce n'est pas un hasard si l'urbanisme est, depuis les premières lois de décentralisation des années 1980, une compétence décentralisée : cette décentralisation marque la reconnaissance du besoin de proximité et de l'impératif de co-construction du projet de territoire. Les maires et intercommunalités sont en première ligne lorsqu'il s'agit de susciter, de faciliter et d'accompagner les projets, d'assurer la bonne information des parties prenantes. Leur rôle comme animateur du projet de territoire est primordial. En lien avec la population et l'ensemble des acteurs du territoire - aménageurs, concepteurs, promoteurs, entreprises, associations - dans le cadre des procédures de concertation et de consultation attachées à l'élaboration des documents de planification, il est logique que ce soit à eux que revienne la détermination des objectifs communs de lutte contre l'artificialisation .
Les objectifs qui sont aujourd'hui déjà fixés au sein des SCoT répondent à cet impératif de territorialisation, car ils sont définis à l'échelle du bassin d'emploi ou de vie et peuvent être déclinés plus localement. À l'inverse, l'objectif de gestion économe inscrit au sein des SRADDET, s'il peut donner une orientation générale relative à la politique régionale, est très agrégé et n'est pas territorialisé.
Toute évolution du cadre juridique, en particulier si elle implique la fixation d'objectifs supplémentaires, doit donc respecter la répartition des compétences décentralisées qui prévaut aujourd'hui.
Les mesures du projet de loi dit « Climat et résilience », présenté par le Gouvernement pour traduire les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, semblent cependant retenir une approche quantitative et centralisatrice.
Elles prévoient de définir au sein du SRADDET (du SDRIF pour l'Ile-de-France, du PADDUC en Corse, des SAR en Outre-mer) des cibles décennales et régionales de réduction de l'artificialisation, permettant d'atteindre une artificialisation nette nulle en 2050 . Pour la première période décennale, l'objectif de réduction devra être supérieur à 50 % par rapport à l'artificialisation enregistrée sur les dix années précédentes.
Cette traduction législative s'éloigne sensiblement des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, qui privilégiait l'échelle communale ou intercommunale.
Trop rigide, l'approche du projet de loi n'est pas adaptée à la réalité des territoires. Les débats à l'Assemblée témoignent déjà de ce qu'elle appelle, pour être ne serait-ce qu'applicable, toute une série de dérogations, d'exceptions, de listes de critères sans cesse complétées et revues.
Ainsi, les députés ont longuement débattu des modalités de territorialisation de l'objectif général du SRADDET, au sein même du document, complétant sans cesse les critères de répartition des efforts, le périmètre et les modalités de cette déclinaison, pour finalement les renvoyer à la compétence du décret. Il paraît inacceptable que soit renvoyée au décret une telle disposition, qui touche directement aux compétences respectives des collectivités territoriales.
Plutôt que de multiplier de telles adaptations d'une règle trop stricte, il convient de confier la détermination de l'objectif même aux collectivités locales, en confiance , afin qu'elles établissent les critères et cibles les plus adaptés à chaque situation.
2. Maintenir la cohésion des territoires, reconnaître les efforts déjà consentis par les collectivités, et respecter le cycle de vie des documents d'urbanisme
a) Maintenir la cohésion des territoires
Comme l'ont souligné les auditions menées par les rapporteurs, il n'est pas possible de définir un « seuil » ou un « objectif plancher » qui serait pertinent pour l'ensemble des régions françaises. Interrogés à ce sujet, ni le Gouvernement, ni les représentants de la Convention citoyenne pour le climat n'ont d'ailleurs pu justifier le choix d'une cible de réduction par deux en dix ans du rythme d'artificialisation, comme le préconise le projet de loi « Climat et résilience ». La Convention visait, elle, une réduction d'un quart par rapport aux vingt ans précédents.
Un objectif plancher unique apparaît dès lors arbitraire, d'autant plus qu'il ne représentera pas le même niveau d'effort, en valeur absolue ou au regard de la surface régionale.
Certaines régions connaissent des dynamiques particulièrement fortes du point de vue économique ou démographique (voir plus haut), et ce sur une grande partie de leur territoire. Une division par deux de l'artificialisation, y compris inégalement déclinée sur le territoire, serait extrêmement compliquée à atteindre en répondant aux besoins de la population.
Si certaines des personnes entendues par la commission ont évoqué la possibilité de « territorialiser » ces objectifs dans le SRADDET même, de manière à respecter la cible régionale, cette solution n'apparaît pas non plus satisfaisante. D'une part, la compétence liée au SRADDET tendrait alors à se substituer à la compétence des communes et intercommunalités en matière d'urbanisme. D'autre part, territorialiser au niveau du SRADDET, plus éloigné des communes, risque de complexifier encore le débat autour de la répartition des efforts.
Alors que les différentes collectivités qui composent le territoire ont progressivement appris à concilier leurs différentes contraintes lors des discussions autour des SCoT, il ne faudrait pas risquer de mettre un coup d'arrêt aux dynamiques engagées en remettant en cause les équilibres territoriaux trouvés, en remontant la discussion au niveau des SRADDET. Les SRADDET déjà signés dans le cadre de la première « génération » de documents n'ont pas souhaité entrer dans une telle logique de distribution précise des efforts en matière de consommation d'espace, mais ont plutôt édicté des grandes orientations. Le risque identifié serait celui de créer, à la responsabilité de la région, un marché des « droits à construire », négociation dans laquelle certaines collectivités pourraient peser davantage que d'autres.
L'approche du projet de loi semble souhaiter faire du SRADDET un « super-SCoT » , déterminant au niveau régional les prescriptions en matière de lutte contre l'artificialisation et de répartition de la consommation d'espace. Il renforce en outre considérablement la portée de ces prescriptions , puisqu'elles seraient inscrites non plus au sein des objectifs du SRADDET, mais au sein du fascicule de règles. Contrairement aux objectifs, le fascicule de règles est directement opposable aux SCoT et PLU(i) non couverts par un SCoT dans un rapport de compatibilité. Cette évolution significative des compétences régionales, qui renforce le rôle des régions vis-à-vis des intercommunalités et des communes, n'a pas fait l'objet de concertations préalables et ne faisait pas partie des propositions de la Convention citoyenne.
b) Reconnaître les efforts déjà consentis
Certains territoires, comme évoqué plus haut (partie 1-II-B) , ont d'ores et déjà largement freiné leur consommation d'espace, à l'impulsion notamment des leurs récents SCoT et PLU(i).
Un objectif uniforme, comptabilisé pour l'avenir uniquement, de taux de réduction de l'artificialisation passée, désavantagerait significativement les collectivités qui s'étaient déjà engagées dans des réductions volontaires et ayant déjà obtenu des résultats .
EXEMPLES CHIFFRÉS DE TRAJECTOIRES DE RÉDUCTION ACCOMPLIES ET PROJETÉES
Rythme d'augmentation de l'artificialisation |
2000-2010 |
2010-2020 |
2020-2030 (au titre du PJL Climat) |
Effort de réduction |
Périmètre 1 |
500 |
400 |
200 |
- 20% puis - 50%,
|
Périmètre 2 |
300 |
150 |
75 |
- 50% puis - 50%,
|
Périmètre 3 |
500 |
200 |
100 |
- 60% puis - 50%,
|
Périmètre 4 |
500 |
500 |
250 |
0% puis - 50%,
|
Ce constat renforce l'intérêt d'une réelle décentralisation de la politique de lutte contre l'artificialisation : des objectifs fixés localement, comme ils le sont aujourd'hui dans le cadre des SCoT et des PLU(i), prendraient naturellement en compte l'histoire et les efforts passés des communes et EPCI concernés. Un SCoT plus vertueux au cours des neuf dernières années pourrait ainsi fixer un objectif un peu plus souple pour la période à venir, si les besoins du territoire le justifient.
c) Respecter le cycle de vie des documents d'urbanisme
Plus généralement enfin, les mesures proposées dans le cadre du projet de loi ne tiennent aucunement compte du « cycle de vie » des documents de planification ni de l'important effort que leur élaboration représente pour les collectivités.
Selon le projet de loi, à peine adoptés, les premiers SRADDET devraient être révisés ; puis en cascade, l'ensemble des SCoT, PLU(i) et cartes communales de France qui n'auraient pas déjà intégré les objectifs - et ce, simultanément . Au vu de l'évolution constante des documents d'urbanisme, cela concernera probablement de nombreux documents adoptés très récemment. Les communes et EPCI devront engager de nouveaux coûts, non anticipés pour les budgets locaux.
Avec des documents soudainement mis en conformité avec des objectifs nouveaux, sans transition aucune, on risque une rupture de continuité, qui pourrait mettre en péril des opérations en cours de montage.
Il n'est en outre pas même certain que les services de l'État, ceux des collectivités, ainsi que les structures de conseil soient en mesure de conduire simultanément des milliers de modifications dans les délais extrêmement courts prévus, tout en faisant preuve de pédagogie et de transparence vis-à-vis de la population et des acteurs économiques. L'ensemble des personnes entendues par le groupe de travail a souligné que l'acceptabilité des évolutions sera le facteur clef du succès de la lutte contre l'artificialisation : les nouveaux objectifs doivent donc être fixés dans de bonnes conditions.
Principe n° 1 - Favoriser une approche territorialisée
• Respecter la répartition des compétences décentralisées dans la fixation d'objectifs de réduction de la consommation d'espace ou de lutte contre l'artificialisation, en privilégiant la construction de ces objectifs à l'échelle territoriale, comme ce qui prévaut aujourd'hui au sein des SCoT et des PLU(i). Les objectifs du SRADDET doivent garder une logique d'orientation générale plutôt qu'une logique prescriptive ;
• Éviter la fixation d'objectifs quantitatifs uniformes, peu adaptés à la réalité démographique, économique ou géographique de chaque bassin, et sources d'inégalités territoriales. Privilégier la détermination d'objectifs territorialisés, les cibles retenues devant être justifiées au regard des contraintes et opportunités spécifiques. Ces objectifs territorialisés tiendront compte des efforts de sobriété foncière déjà consentis au cours des dernières années ;
• Inscrire toute évolution des documents de planification dans le « cycle de vie » des documents existants, plutôt que d'imposer des révisions en cascade dans des délais intenables et dans des conditions susceptibles de fragiliser les documents.
* 19 « L'artificialisation et ses déterminants d'après les fichiers fonciers 2009-2018 », Cerema, 2020.