LES NEUF RECOMMANDATIONS DE LA DÉLÉGATION POUR MIEUX INTÉGRER L'ÉGALITÉ DE GENRE AU SEIN DE LA POLITIQUE D'AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT
A. RÉHAUSSER LES OBJECTIFS ET SE DONNER LES MOYENS DE SES AMBITIONS
1. Fixer des objectifs plus ambitieux et plus précis
La délégation recommande, dans un premier temps, de fixer des objectifs plus ambitieux, en termes de prise en compte de l'égalité de genre dans la conception et la mise en oeuvre de la politique française de développement, et de prendre en compte, dans la définition de ces objectifs, l'impact de la pandémie de Covid-19 sur les inégalités de genre au niveau mondial.
a) Augmenter la part d'APD genrée
La délégation propose d'aller plus loin en termes d'objectifs de marqueurs genre. Si l'on examine l'APD bilatérale totale, la France, avec 39 % d'APD genrée en 2019, reste en deçà de la moyenne des pays du CAD de l'OCDE qui se situe à 42 %.
Le CPG annexé au projet de loi de programmation fixe, après son examen par l'Assemblée nationale, un objectif de 75 % de projets contribuant à l'égalité femmes-hommes d'ici 2025 et ne prévoit pas de date précise pour atteindre l'objectif de 85 %. La délégation estime que l'objectif de 85 % pourrait être atteint dès 2025. Cela permettrait d'harmoniser l'objectif français avec celui du Plan d'action sur l'égalité de genre de l'Union européenne (2021-2025). Cet objectif de 85 % à horizon 2025 est d'ailleurs recommandé par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes dans son évaluation de la diplomatie féministe française 16 ( * ) .
Les ONG entendues 17 ( * ) par la délégation estiment que ces objectifs chiffrés doivent figurer dans le texte du projet de loi, à l'article 1 er A, plutôt que dans le CPG annexé, dépourvu de portée juridique contraignante.
Il reviendra au prochain CICID de décliner les objectifs globaux en objectifs chiffrés spécifiques pour l'AFD. La délégation souhaite que ces objectifs soient à la hauteur des ambitions affichées par la France dans ce domaine et que 85 % des projets financés par l'AFD puissent être marqués CAD 1 ou 2 d'ici 2025, soit une progression de 18 points par rapport à la situation actuelle (67 % en 2020).
Dans des pays comme le Canada ou la Suède, 90 % de l'APD intègre le genre. En outre, le Canada évalue l'intégralité de ses projets pour savoir s'ils sont favorables (ou non) à l'égalité femmes-hommes et cette analyse est souvent complétée par des évaluations de terrain.
APD GENRÉE DES TROIS PAYS DU CAD DE
L'OCDE
DÉPLOYANT UNE « DIPLOMATIE
FÉMINISTE »
Source : Calculs de la délégation à partir de données de l'OCDE (base CRS, engagements d'APD bilatérale ventilable 2019) extraites le 28 avril 2021
Recommandation n° 1 : Atteindre 85 % de projets d'APD ayant pour objectif principal ou significatif l'égalité femmes-hommes dès 2025.
L'évaluation de l'APD par les agences de développement peut également être questionnée. L'ONG Oxfam , entendue le 26 mars par la délégation , a ainsi publié en février 2020 une étude 18 ( * ) analysant la qualité de l'intégration du genre dans 72 projets de sept agences de développement. S'agissant de l'AFD, elle estime que les dix projets sélectionnés réunissent seulement 36 % des prérequis de l'OCDE pour être marqués « genre », avec une note globale de 22 % en termes de qualité de l'intégration de l'égalité femmes-hommes. En outre, elle relève que seul un projet sur dix (pourtant tous marqué 1 selon l'OCDE, dont l'égalité devait être un objectif important du projet) dispose d'un objectif explicite sur l'égalité femmes-hommes.
La délégation appelle donc à une évaluation plus attentive des projets par l'AFD et par les ministères concernés, avec une amélioration des analyses de genre et des études d'impact mais aussi le développement d'une analyse de l'impact final des projets .
L'évaluation externe gagnerait également à être développée. La Cour des comptes, le Parlement, l'OCDE et les ONG réalisent déjà un suivi externe de la politique d'APD. L'article 9 du projet de loi « Développement solidaire » prévoit la mise en place d'une commission indépendante d'évaluation de la politique de développement, placée auprès de la Cour des comptes. Il conviendra que cette commission possède une expertise en matière d'approche du genre. La délégation appelle à y faire siéger un membre de la commission « Droits des femmes, enjeux européens et internationaux » du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), en charge de l'évaluation de la stratégie « Genre et développement » de la France.
Recommandation n° 2 : Fiabiliser l'évaluation interne et externe des projets de développement au regard du genre et faire siéger au sein de la commission indépendante d'évaluation de la politique de développement un membre du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes.
b) Promouvoir l'action de l'APD en faveur des filles
La délégation estime que la France doit poursuivre sa mobilisation en faveur des droits des filles via sa politique de développement.
Elle propose donc d'intégrer systématiquement des objectifs spécifiques aux filles dans la mise en oeuvre de la politique de développement. Leur préparer un avenir sur un pied d'égalité avec les garçons suppose en effet de lutter contre les discriminations de genre et de les préparer à relever les défis auxquels elles font face dès le plus jeune âge.
Certes des progrès ont été accomplis mais beaucoup reste à faire : dans le monde, douze millions de filles sont mariées chaque année avant leurs 18 ans, quinze millions d'adolescentes ont subi des rapports sexuels forcés, 130 millions de filles n'ont pas accès à l'éducation, deux tiers des jeunes ni scolarisés, ni en formation, ni en emploi (NEET) sont des filles et des femmes.
Cette attention spécifique à apporter aux filles est d'autant plus importante que dans les pays prioritaires de la politique de développement, les moins de 18 ans représentent souvent la moitié de la population. En Afrique, les moins de 15 ans représentent ainsi 40 % de la population totale.
Dans cet esprit, la délégation accueille donc très favorablement l'intégration, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat lors de son examen du projet de loi le 14 avril 2021, de l'égalité filles-garçons parmi les objectifs inscrits à l'article 1 er A du projet de loi.
Recommandation n° 3 : Augmenter la mobilisation de l'APD en faveur des droits et problématiques spécifiques aux filles.
2. Développer les outils de suivi genrés
La délégation estime indispensable de définir davantage d'indicateurs désagrégés par sexe permettant de rendre visibles les enjeux liés au genre , d'évaluer de façon précise et documentée la prise en compte de l'égalité de genre dans la politique de développement, et ainsi d'analyser plus finement la redevabilité publique de l'APD.
De façon générale, la délégation appelle à avancer dans le sens de la publication de données désagrégées par sexe et par âge. L'importance des données désagrégées par sexe a d'ailleurs été reconnue au niveau international dès la première conférence sur les femmes de Mexico en 1975.
Or, le cadre de résultats du CPG, qui présente sous forme de tableau toutes les priorités thématiques de l'APD avec pour chaque priorité des indicateurs de résultat, ne comporte, en l'état actuel du texte, qu'une seule donnée désagrégée par sexe : l'indicateur 1.6 sur l'éducation qui correspond au « nombre d'enfants scolarisés au primaire (désagrégé par sexe) et au premier niveau du secondaire grâce à l'aide française ».
La désagrégation par sexe de divers autres indicateurs de ce cadre de résultats serait pourtant utile, tels que : 1.1 nombre de personnes bénéficiant de l'assistance alimentaire française, 1.2 nombre de personnes vivant en zone de crise et/ou fragile bénéficiant d'une aide de la France, nombre de policiers formés grâce à l'aide française, 1.3 nombre de personnes ayant suivi une formation professionnelle grâce à l'aide française, 1.17 nombre de personnes dont l'accès aux soins de qualité a été amélioré grâce à l'appui de la France, 1.26 nombre de personnes bénéficiant d'un service élémentaire d'alimentation en eau potable, 1.27 nombre de personnes bénéficiant d'un service élémentaire d'assainissement, 1.32 nombre de fonctionnaires ayant bénéficié de formations initiale et continue dans le pays bénéficiaire, la sous-région et en France.
D'autres indicateurs genrés pourraient également être conçus. Le HCE a ainsi défini vingt-six indicateurs clés de la diplomatie féministe 19 ( * ) dont certains pourraient être repris par le MEAE et l'AFD. Par exemple :
- nombre et liste des mesures en faveur de l'égalité et des droits des femmes adoptées dans des pays ou institutions partenaires, suite à des initiatives françaises ;
- montants affectés, nombre et liste d'organisations féministes (ONG, associations) et de réseaux de femmes (internationaux, nationaux et locaux) faisant la promotion des droits des femmes et de l'égalité des sexes qui reçoivent de l'aide de la France pour l'exécution de leurs programmes et/ou le renforcement de leurs organisations.
Par ailleurs, si la délégation salue la démarche des fiches « profil genre pays » initiées par l'AFD, elle estime que ces documents gagneraient à être systématisés. Ces fiches, qui existent par exemple pour la Jordanie, le Bénin ou le Mali, fournissent des données chiffrées sur le taux d'emploi, de scolarisation, d'accès aux services publics, de participation politique des femmes et des filles. Elles mettent également en avant les actions de la coopération française en faveur des droits des femmes, en adéquation avec les difficultés identifiées, propres au pays concerné. Une généralisation et une actualisation régulière de ces analyses genrées par pays permettrait à l'AFD d'affiner son évaluation des projets financés à l'aune des besoins en termes de lutte contre les inégalités femmes-hommes et de renforcement des droits des femmes et des filles.
Recommandation n° 4 : Développer et systématiser les données désagrégées par sexe et par âge et les indicateurs genrés de résultat.
3. Renforcer la visibilité et la programmation sur le long terme des moyens humains et financiers
L'application effective des dispositions du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la solidarité internationale nécessite d'abord une pleine mobilisation des moyens humains et financiers adéquats.
Ainsi que le rappelait Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France lors de la table ronde de la délégation du 5 mars 2020 sur le Forum Génération Égalité , faire avancer les droits des femmes et le combat pour l'égalité femmes-hommes dans le monde « requiert une volonté politique mais également des actions engageantes et des moyens humains et financiers. Ce dernier point est souvent sous-estimé. En effet, c'est là que réside la faiblesse du Programme d'action de Pékin : il n'a pas été assorti d'un budget ».
C'est pourquoi la délégation préconise tout d'abord une meilleure lisibilité des moyens consacrés à l'égalité femmes-hommes .
L'évaluation des crédits est certes de plus en plus fine. Ainsi, le document de politique transversale annexé chaque année au projet de loi de finances regroupe, sous une même entrée, toutes les dépenses consacrées à la politique d'égalité femmes-hommes, en précisant ceux relevant de la politique de développement (programmes « solidarité à l'égard des pays en développement », « aide économique et financière au développement », et dans une moindre mesure « diplomatie culturelle et d'influence » et « action de la France en Europe et dans le monde »). La délégation recommande toutefois d'aller plus loin dans cette démarche de lisibilité et de faire apparaître explicitement, dans un souci de transparence, pour chaque programme budgétaire concerné, la part des crédits alloués aux projets de développement avec un marqueur de genre 1 ou 2.
Par ailleurs, la délégation recommande d'harmoniser les données d'APD genrée transmises par l'AFD, le MEAE et le ministère de l'économie et des finances (direction générale du trésor) afin d'en obtenir un aperçu clair et comparable dans la durée et de renforcer la lisibilité des engagements de la France. Dans son rapport précité consacré à la diplomatie féministe, le HCE a en effet relevé des discordances importantes entre les chiffres communiqués par l'AFD et ceux publiés par l'OCDE sur la base des déclarations de la direction générale du trésor. Selon le HCE, ces différences s'expliquent à la fois par un décalage dans le temps, avec une comptabilisation dès la validation par son conseil d'administration pour l'AFD et seulement lors de l'étape ultérieure de la signature des projets par la direction générale du trésor, par une différence de périmètre et par des « erreurs statistiques » (lorsque des engagements importants sont repoussés à l'année suivante, comme ce peut être le cas pour 2018 selon le HCE).
Une meilleure visibilité de la programmation financière dans la durée est également nécessaire . Le contexte de crise sanitaire a conduit le Gouvernement à présenter avec retard le projet de loi de programmation, si bien que celui-ci ne présente aujourd'hui, sur le plan financier, plus aucun caractère programmatique. En effet, la programmation financière prévue par l'article premier du projet de loi ne couvre que les années 2020, 2021 et 2022. Dans la mesure où les crédits prévus pour 2021 sont déjà fixés par la loi de finances initiale pour 2021, la seule année couverte par cette programmation est donc 2022 . Le projet de loi prévoit que la programmation financière devra être complétée, avant la fin 2022, après consultation et vote du Parlement, pour les années 2023, 2024 et 2025 mais la délégation estime que cette « clause de rendez-vous » ne suffit pas.
Recommandation n° 5 : Améliorer la lisibilité et la programmation des crédits consacrés à l'égalité femmes-hommes et à la diplomatie féministe.
La délégation appelle également à atteindre dès que possible l'objectif de 0,7 % du revenu national brut consacré à l'APD.
Lors de l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale, nos collègues députés avaient modifié l'article 1 er du texte afin de préciser que « la France (...) s'efforcera d'atteindre 0,7 % de ce revenu national brut en 2025 ».
Nos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ont adopté, mercredi 14 avril 2021, une nouvelle rédaction de l'article 1 er visant à proposer une programmation budgétaire des crédits de la mission « Aide publique au développement » de 2022 à 2025.
Cette rédaction prévoit les montants de crédits de paiement qu'il faut ajouter à la mission « Aide publique au développement » pour que le taux APD/RNB atteigne au minimum 0,6 % en 2025. La marche annuelle est ainsi de 817 millions d'euros. La rédaction adoptée par la commission saisie au fond prévoit également une révision de cette programmation avant la fin de 2023, qui permettra, compte tenu des données alors connues sur l'activité économique, d'envisager l'atteinte de l'objectif des 0,7 %.
* 16 Rapport n° 2020-09-22 DIPLO-44 du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, publié le 4 novembre 2020 ( https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-diplomatie_feministe-v4.pdf )
* 17 Voir la liste des personnes auditionnées en annexe du présent rapport.
* 18 https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2020/02/Rapport_Oxfam_APD_Des_projets_en_faveur_de_legalite_femmes_hommes_fevrier_2020.pdf
* 19 https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/indicateurs_cles_de_la_diplomatie_feministe.pdf