N° 528
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 avril 2021
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la mission commune d'information destinée à évaluer les effets des mesures prises ou envisagées en matière de confinement ou de restrictions d'activités (1) sur la réouverture des lieux culturels ,
Par M. Roger KAROUTCHI,
Sénateur
(1) Cette mission commune d'information est composée de : M. Bernard Jomier, président ; MM. Jean-Michel Arnaud, Roger Karoutchi, rapporteurs ; Mme Esther Benbassa, M. Henri Cabanel, Mme Laurence Cohen, MM. Martin Lévrier, Franck Menonville, Mmes Sophie Primas et Sylvie Robert, vice-présidents ; MM. Michel Laugier et Olivier Paccaud, secrétaires ; Mme Catherine Deroche, MM. Fabien Genet, Olivier Henno, Mme Muriel Jourda, MM. Alain Milon, Sebastien Pla et Mme Évelyne Renaud-Garabedian.
AVANT-PROPOS
Créée en décembre 2020 à l'initiative du Président du Sénat, la mission commune d'information destinée à évaluer les effets des mesures prises ou envisagées en matière de confinement ou de restrictions d'activités vise à permettre au Sénat de disposer d'une expertise indépendante de la politique de lutte contre la pandémie de Covid-19 menée par le gouvernement. Structure à la fois d'analyse et de prospective, elle est notamment chargée de réfléchir aux adaptations nécessaires aux règles prises dans le cadre de la crise sanitaire.
Au regard de l' impact très fort de la fermeture des établissements culturels et de l'interdiction des grands rassemblements , les membres de la mission ont décidé, lors de leur réunion constitutive le 26 janvier dernier, de consacrer la première partie de leurs travaux à ce sujet.
Inquiets des conséquences de la crise sanitaire sur la vie sociale de tous les Français et sur l'avenir de la création artistique et du modèle culturel français, ils ont jugé essentiel d' identifier les modalités qui permettraient une reprise progressive des activités culturelles en fonction du niveau de risque qu'elles présentent.
Sans attendre que la stratégie de vaccination entamée fin décembre 2020 ne porte enfin ses fruits, il est possible de concilier vigilance sanitaire et reprise des activités essentielles à la vie de la Nation, dont la culture.
Pour permettre à la fois aux Français de sortir de cette longue période d'isolement aux lourdes conséquences psychologiques et à la Nation toute entière de se reconstruire, les membres de la mission ont adopté douze propositions pour une réouverture rapide et raisonnée des établissements culturels . Ces propositions portent sur le calendrier et les modalités de reprise des activités culturelles, les enjeux de mise en place d'un pass sanitaire pour les spectacles et événements de grande jauge et la question du soutien de l'État pour cette période de reprise.
I. LES CONSTATS
Les établissements culturels subissent de plein fouet la crise sanitaire. Ils font partie des secteurs économiques les plus durement frappés, avec une fermeture administrative qui dure maintenant depuis plus d'un an, à l'exception de la courte période où leur réouverture a été autorisée durant l'été et au début de l'automne 2020, mais dans des conditions dégradées. Ils craignent d'être parmi les derniers établissements autorisés à reprendre leur activité, en raison des interactions sociales qu'ils favorisent. Les annulations de festivals, notamment de musique, prévus l'été prochain se multiplient depuis plusieurs semaines, malgré la volonté exprimée par le Gouvernement qu'il y ait une saison 2021 des festivals.
Chronologie de la crise sanitaire sur les établissements culturels
Source : Mission commune d'information destinée à évaluer les effets des mesures de confinement et de restrictions d'activités
Un an après le début de la crise sanitaire, les établissements culturels manquent aujourd'hui encore cruellement de visibilité , alors même qu'il leur faut anticiper la réouverture du fait des lourdes contraintes liées à la programmation. À titre d'exemple, un spectacle nécessiterait entre trois mois et deux ans de préparation selon la taille du projet.
Malgré les différentes clauses de revoyure fixées depuis la mise en place du deuxième confinement fin octobre 2020, aucune d'entre elle n'a permis, à ce stade, une reprise des activités culturelles. Dans son allocution télévisée du 31 mars 2021, le Président de la République a esquissé la possibilité d'une réouverture de certains lieux de culture dans le courant du mois de mai, sans préciser les activités et établissements susceptibles d'être concernés ni les conditions applicables à cette reprise.
Quoi qu'il en soit, la blessure causée par la distinction qui a été opérée, depuis le début de la crise sanitaire, entre les activités considérées comme essentielles à la vie de la Nation et les autres activités, apparait toujours vive parmi le monde culturel.
Malgré le soutien rapide apporté par l'État et les collectivités territoriales aux établissements culturels, ceux-ci enregistrent de lourdes pertes . Les recettes de billetterie représentent une part essentielle de leurs ressources, y compris pour de nombreuses structures publiques ou subventionnées, qui ont largement développé leurs ressources propres au cours des dernières années. À mesure que la fermeture des établissements culturels se prolonge, les communes, qui sont les principaux financeurs de la culture dans les territoires et gèrent de nombreux équipements, rencontrent de plus en plus de difficultés pour prendre à leur charge l'intégralité des frais de ces structures et maintenir le niveau de leurs subventions aux autres acteurs culturels de leur territoire.
Quelques chiffres relatifs à l'impact de la
crise sanitaire
sur les établissements en 2020
Spectacle vivant musical
|
Cinémas |
Musées de France |
Centre des monuments nationaux |
de pertes de chiffres d'affaires en 2020 |
de chute de la fréquentation en 2020 |
de chute de la fréquentation en 2020 |
de chute de la fréquentation en 2020 |
de pertes de chiffres d'affaires en 2020 |
de perte de chiffres d'affaires en 2020 |
de perte de chiffres d'affaires en 2020 |
de perte de recettes propres en 2020 |
Source : PRODISS |
Source : Fédération nationale des cinémas français |
Source : Ministère
|
Source : Centre des monuments nationaux |
L'accompagnement dont les établissements culturels ont bénéficié de la part de l'État et des collectivités territoriales reste globalement inférieur à leurs besoins. Les établissements indiquent ne plus disposer d'aucune réserve de trésorerie dans la perspective de la reprise . Les assurances n'ont pas joué leur rôle et ont désormais introduit des clauses d'exclusion « Covid » dans leurs polices. Leur attitude explique très largement la décision de nombreux festivals d'annoncer dès aujourd'hui l'annulation de leur édition 2021 dans ce contexte de grande incertitude. De nombreux établissements culturels observent par ailleurs une diminution des recettes de mécénat ou le retrait de certains mécènes, qui s'expliquent par les difficultés rencontrées par les entreprises dans le contexte de la crise sanitaire.
La mise à l'arrêt des activités culturelles a également un impact économique et social sur de nombreux prestataires qui interviennent dans d'autres secteurs d'activités, dans la mesure où les établissements culturels sont au coeur d'un écosystème qui génère de nombreuses retombées économiques indirectes.
Le témoignage des établissements étrangers montre que les établissements culturels en France ont néanmoins été, par comparaison, plutôt correctement accompagnés par les pouvoirs publics tout au long de la crise sanitaire . Même si le soutien de l'État et des collectivités territoriales ne permet pas de compenser les pertes liées à l'arrêt de l'activité, il a permis jusqu'ici d'éviter la fermeture définitive ou la faillite de certaines structures.
De nombreux dispositifs ont été mis en place, même s'ils en ont diversement bénéficié en fonction de leur statut juridique, et notamment de leur nature publique ou privée : année blanche pour les intermittents, dispositif d'activité partielle, fonds de solidarité, prêts garantis par l'État, exonérations de charges, fonds d'urgence sectoriels, plan de relance, fonds de sauvegarde, fonds de compensation des pertes de billetterie, fonds festivals.
Les aides aux lieux c
ulturels financées
par le ministère de la culture dep
uis le début de la
crise sanitaire
(en millions d'euros) |
2020 |
2021 |
Cinémas ( via le Centre national du cinéma et de l'image animée) |
75 |
|
Cinéma salles / exploitants |
75 |
|
Spectacle vivant (via le Centre national de la musique) |
102 |
30 |
Aides d'urgence CNM / Fonds de secours à destination des PME / TPE |
52 |
|
Fonds de compensation |
50 |
|
Fonds captation |
10 |
|
Festivals |
20 |
|
Spectacle vivant non musical |
66,9 |
35 |
• Théâtre et spectacle vivant |
41,3 |
5 |
Fonds d'urgence en faveur du spectacle vivant (via l'ASTP) |
30 |
|
Théâtre subventionné |
11,3 |
|
Fonds captation |
5 |
|
• Festivals et réseaux et labels |
25,6 |
30 |
Soutien aux labels et réseaux en difficulté |
15,6 |
20 |
Fonds d'aide festivals |
10 |
10 |
Établissements publics |
61,2 |
|
Établissements publics dans le champ des patrimoines |
42,4 |
|
Établissements publics de la création |
18,8 |
Source : Ministère de la culture
La fermeture des établissements culturels restreint par ailleurs considérablement l'accès à la culture et la possibilité pour les citoyens de jouir de leurs droits culturels , consacrés par la loi NOTRe du 7 août 2015 et la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, au point de conduire les Français à un isolement culturel, particulièrement pointé du doigt par le conseil scientifique en ce qui concerne les jeunes. Face à la fatigue pandémique qui s'installe, la réouverture des lieux culturels pourrait favoriser le processus de résilience. Elle permettrait également de redonner de l'espoir aux personnels de ces établissements, qui se sentent aujourd'hui découragés et en mal de reconnaissance.
Les établissements culturels ont très largement répondu à l'appel à se réinventer que leur avait lancé le Président de la République le 6 mai 2020. La crise sanitaire a fortement incité les établissements culturels à développer leurs offres numériques pour maintenir le contact avec le public . Ces offres ne remplacent cependant pas la rencontre physique avec les artistes et avec les oeuvres, dans la mesure où elles se limitent à une expérience individuelle sans procurer les mêmes possibilités d'interactions.
Par ailleurs, les établissements culturels soulignent tous que ces offres ne leur apportent pas de rémunération à ce stade, leur conception et leur réalisation constituant même un coût pour les établissements. Elles n'ont donc pas pour effet de combler une partie des pertes enregistrées dans le cadre de la crise sanitaire. Il sera important d'observer à l'avenir si ces innovations leur auront permis de conquérir de nouveaux publics, puisque l'on constate aujourd'hui un vieillissement des publics dans le secteur culturel. Il conviendra également de vérifier si l'intérêt du public pour ces offres se maintient sans créer de phénomènes de saturation.
À mesure que la durée de la crise s'allonge et que la fermeture des établissements est maintenue, la crainte d'une perte des savoir-faire et d'une évolution des habitudes des publics se fait de plus en plus présente. L'instauration de l'année blanche pour les intermittents, ainsi que le règlement des prestations, même en l'absence de service fait, ou le maintien des subventions aux équipes artistiques devraient permettre d'avoir conservé le vivier de la création lorsque la reprise sera possible.
Il n'en reste pas moins que des incertitudes pèsent sur le financement de la création dans les années à venir , compte tenu des pertes enregistrées par les établissements, qui pourraient compromettre leur capacité à investir dans de nouvelles productions. La crise sanitaire pourrait également affecter le budget des opérateurs nationaux chargés de soutenir les secteurs du cinéma et de la musique - le Centre national du cinéma et de l'image animée et le Centre national de la musique - dont une partie des ressources repose sur le produit des taxes affectées prélevées sur la billetterie.
Les Français semblent s'être peu à peu familiarisés avec l'idée d'avoir à apprendre à vivre durablement avec le virus . Le public apparait disposé à se soumettre à des mesures sanitaires pour obtenir le droit de se rendre de nouveau dans les lieux culturels. Sondés il y a quelques semaines par le festival des Eurockéennes de Belfort, 70 % des festivaliers souscrivaient à des mesures comme le port du masque ou à l'obligation de présenter un test de dépistage du Covid-19 pour accéder au festival.
Depuis un an, les établissements culturels ont tous beaucoup travaillé, en partenariat direct avec des scientifiques, à l'élaboration de protocoles sanitaires renforcés de nature à limiter les risques d'infection du public, des personnels, des artistes et des techniciens au sein de leurs établissements. Des protocoles spécifiques ont été élaborés en fonction des risques propres à chaque métier (pratiques orchestrales, pratiques vocales...).
La réouverture des établissements culturels ne peut être envisagée que selon un mode dégradé avec des jauges progressives tant que la situation sanitaire n'est pas sous contrôle ou que la campagne de vaccination n'est pas achevée. Même si la réouverture des établissements culturels était décidée, ceux-ci continueront à accumuler des pertes sous l'effet, d'une part, de ces jauges progressives et, d'autre part, des surcoûts induits par les mesures destinées à assurer la sécurité sanitaire du public, des personnels et des équipes artistiques et techniques. À l'étranger, les établissements culturels confirment que la crise sanitaire continue de leur coûter cher, même lorsqu'ils ont été autorisés à rouvrir leurs portes.