LISTE DES RECOMMANDATIONS
Axe 1 : mieux connaître et reconnaître le phénomène
A) Reconnaître l'importance de l'agriculture pour la société française
Recommandation n° 1 : faire de l'avenir de l'agriculture française une grande cause nationale.
B) Renforcer la connaissance statistique du phénomène du suicide en agriculture
Recommandation n° 2 : fournir chaque année au Parlement, dans le rapport « charges et produits » que lui transmet la CCMSA, une actualisation des données de la mortalité par suicide en agriculture, sur le modèle de ce qui a été fait dans le rapport de 2019 pour 2020.
Recommandation n° 3 : rendre effective, sous deux ans, l'obligation de dématérialisation des certificats de décès en supprimant la dérogation, prévue à l'article R. 2213-1-4 du code général des collectivités territoriales, permettant aux médecins de continuer à privilégier l'envoi du certificat sur support papier. En parallèle, engager au plus vite le déploiement de l'application CertDc dans toutes les mairies.
Recommandation n° 4 : expérimenter, dans les départements les plus touchés par le phénomène de surmortalité par suicide en agriculture, des envois réguliers de questionnaires aux agriculteurs afin de quantifier et qualifier, en amont, les potentielles difficultés.
Axe 2 : mieux prévenir la détresse des agriculteurs en renforçant leur mieux-être
A) Permettre aux agriculteurs de vivre d'un revenu et d'une retraite décents
Recommandation n° 5 : octroyer, en cas de revenus anormalement bas des producteurs, des aides d'urgence.
B) Améliorer concrètement les conditions de travail des exploitants et salariés agricoles
Recommandation n° 6 : favoriser davantage, par des aides à l'investissement, l'acquisition de petits matériels et dispositifs permettant de réduire la pénibilité de certaines tâches agricoles, en relevant le plafond des aides éligibles.
Recommandation n° 7 : engager rapidement, en concertation avec les organismes professionnels agricoles et les syndicats agricoles, un chantier de simplification des procédures et déclarations administratives qui pèsent aujourd'hui sur les agriculteurs, et prévoir dans ce cadre un pré-remplissage par l'administration de certains documents et déclarations.
C) Permettre de souffler ou de s'arrêter pour des raisons de santé ou à la suite d'un accident : consolider l'aide au remplacement
Recommandation n° 8 : garantir des remplacements en cas d'arrêt maladie en
• augmentant le soutien de la MSA à la souscription d'assurance remplacement par les exploitants ;
• garantissant une prise en charge des remplacements par la MSA, pour les agriculteurs disposant de ressources inférieures à un plafond.
Recommandation n° 9 : pérenniser le crédit d'impôt au titre des dépenses de remplacement pour congés de certains exploitants agricoles.
Recommandation n° 10 : augmenter le taux du crédit d'impôt au titre des dépenses de remplacement pour congé de certains exploitants agricoles de 50 à 66 % pour les motifs de maladie ou d'accident.
Recommandation n° 11 : généraliser l'action « Ensemble pour repartir » dans l'ensemble des caisses de MSA.
D) Sensibiliser les étudiants agricoles aux nouvelles réalités du métier d'agriculteur
Recommandation n° 12 : intégrer aux programmes de la formation initiale et continue agricole des modules sur :
• l'importance, le contenu et la régularité des tâches administratives auxquelles les agriculteurs feront face dans leur carrière ;
• l'évolution des normes sanitaires et environnementales et leur impact financier sur la trésorerie d'une exploitation ;
• la sensibilisation au burn-out.
E) Encourager un suivi régulier de la santé des exploitants
Recommandation n° 13 : prévoir la mise en place d'une visite médicale obligatoire et gratuite tous les trois ans pour les agriculteurs exploitants de plus de quarante ans.
Axe 3 : mieux identifier les agriculteurs en détresse
A) Promouvoir l'auto-détection
Recommandation n° 14 : analyser la notoriété du dispositif Agri'écoute auprès des agriculteurs exploitants et salariés agricoles afin de comprendre les causes de la baisse tendancielle du nombre d'appels passés, et celles de l'augmentation soudaine constatée durant l'été 2020.
Recommandation n° 15 : instaurer des dispositifs de type Agri'écoute adaptés aux besoins des territoires d'outre-mer.
Recommandation n° 16 : dès détection de symptômes psychologiques inquiétants, proposer systématiquement à l'appelant des entretiens de suivi puis, le cas échéant, une orientation vers la MSA et/ou vers des structures de soutien associatives ou médicales.
Recommandation n° 17 : sous réserve de l'accord de l'agriculteur, transmettre aux cellules départementales de prévention les dossiers orientés par Agri'écoute vers la MSA ou vers les autres structures de soutien.
Recommandation n° 18 : permettre aux agents d'Agri'écoute, lorsque le témoignage d'un tiers leur paraît concerner une situation d'urgence, de transmettre immédiatement aux cellules départementales d'identification et d'accompagnement ledit témoignage.
Recommandation n° 19 : raccourcir les délais d'attente d'Agri'écoute :
• en supprimant le standard automatique ;
• en fixant un objectif de décrochage dans les 30 secondes, y compris la nuit et le week-end ;
• en cas d'appel non-décroché, en permettant à l'agriculteur de laisser ses coordonnées téléphoniques, et en engageant un rappel dans l'heure qui suit.
Recommandation n° 20 : procéder à un réel bilan de l'efficacité d'Agri'écoute en prévoyant notamment :
• une présentation des résultats fondée sur le nombre d'agriculteurs appelants, et non uniquement sur le nombre d'appels reçus, plusieurs d'entre eux pouvant émaner de la même personne ;
• une présentation croisée des données reliant les troubles psychologiques évoqués aux durées moyennes des entretiens, aux accompagnements proposés par les psychologues et aux orientations proposées ;
• le suivi de nouveaux indicateurs, dont le taux de refus des propositions d'orientation par les agriculteurs, le taux d'abandon par l'appelant des entretiens de suivi, le délai moyen d'attente avant mise en relation.
Recommandation n° 21 : expérimenter l'indicateur d'épuisement professionnel d'Amarok dans plusieurs départements, en partenariat avec les chambres d'agriculture, et prévoir que les coordonnées renseignées volontairement par l'agriculteur soient directement transmises à la cellule départementale d'identification et d'accompagnement.
B) Favoriser une prise de contact dès les premières difficultés
Recommandation n° 22 : généraliser les prises de contact par les services compétents dès l'apparition d'un aléa d'une ampleur importante sur une exploitation
Recommandation n° 23 : prévoir automatiquement, dans le cas d'impayés de cotisations dépassant un seuil de montant et/ou d'absence de réponse de la part de l'agriculteur, l'information du service de santé de la MSA par le service recouvrement pour une prise de contact.
C) Faire de la cellule préfectorale la clef de voûte de l'identification et de l'accompagnement des agriculteurs en détresse, et désigner un « référent » départemental
Recommandation n° 24 : renforcer l'articulation entre la cellule de la MSA et la cellule préfectorale en :
• concentrant les alertes par les sentinelles des cas « d'urgence » auprès d'un référent unique, s'occupant du secrétariat de la cellule préfectorale et de la cellule MSA ;
• en priorisant une action des travailleurs sociaux de la MSA dans les cas les plus urgents, sans attendre la prochaine réunion de la cellule préfectorale ;
• prévoyant l'examen intégral des cas détectés au sein de la cellule de la MSA lors de la réunion régulière de la cellule départementale.
Recommandation n° 25 : faire des cellules départementales d'identification et d'accompagnement la clef de voute du soutien aux agriculteurs en détresse, en :
• renforçant la formation de leurs membres à la détection des symptômes de détresse, et notamment ceux d'ordre non financier (familial, social, psychologique, etc.) ;
• élargissant le champ de compétences de ces cellules pour qu'elles puissent traiter des signalements concernant tous types de problématiques (sociale, psychologique, familiale, etc.) et non uniquement celles de nature économique, financière ou administrative.
Recommandation n° 26 : ériger l'un des membres de la cellule comme référent départemental « agriculteurs en difficultés » et le rendre clairement identifiable comme tel, afin de personnifier l'ensemble des procédures parfois abstraites, multiples et complexes.
Recommandation n° 27 : réunir les cellules d'identification et d'accompagnement plus régulièrement, sans attendre qu'un certain nombre de dossiers d'aide soient à instruire, afin de discuter des situations « anormales » observées qui n'ont pas fait l'objet d'un signalement formel à la cellule.
Recommandation n° 28 : renforcer la coordination et la fluidité des échanges d'information entre les différents acteurs de l'identification et de l'accompagnement des agriculteurs en difficultés.
Recommandation n° 29 : renforcer la communication autour des cellules départementales d'identification et d'accompagnement, notamment :
• en prévoyant une campagne de communication au sein de la presse, des chaînes de télévision et de la radio locales ainsi que de la presse locale agricole ;
• en informant les exploitants agricoles de son existence par courriel et dans les courriers et relevés des organismes professionnels (MSA, banque 1 ( * ) , etc.) ;
• en sensibilisant les élus locaux et les médecins de famille.
D) Démultiplier le nombre de sentinelles formées à des fins de meilleure identification des agriculteurs en difficultés
Recommandation n° 30 : renforcer la détection des agriculteurs en détresse par un élargissement du réseau des sentinelles en :
• y intégrant des professionnels fréquemment en contact avec le monde agricole mais non encore formés à la détection des symptômes de détresse comme les gendarmes, les facteurs, les personnels administratifs des services déconcentrés (DDT) ;
• communiquant davantage sur l'existence, le fonctionnement et l'utilité du réseau de sentinelles auprès du grand public afin d'accroître le nombre de volontaires.
Recommandation n° 31 : renforcer la formation des sentinelles aux dispositifs de soutien existants et prévoir une formation obligatoire au repérage des situations de détresse pour les élus des caisses MSA.
E) Reconnaître le rôle essentiel des associations dédiées à la lutte contre le suicide en agriculture
Recommandation n° 32 : renforcer les moyens des associations dédiés à l'action pour lutter contre le suicide des agriculteurs.
Axe 4 : mieux accompagner les agriculteurs en détresse
Recommandation n° 33 : créer une plaquette recensant l'ensemble des aides existantes et la mettre à disposition des agriculteurs dans les différents lieux institutionnels liés au secteur agricole.
Recommandation n° 34 : expérimenter la mise en place de points d'accueil agriculteurs fragilisés.
A) Améliorer les aides économiques aux agriculteurs en difficultés
Réformer l'aide à la relance des exploitations agricoles (AREA) :
Recommandation n° 35 : rendre éligible à l'audit spécifique l'aide à la reprise d'une comptabilité.
Recommandation n° 36 : faire de l'aide à la relance des exploitations agricoles un dispositif précoce d'aide à la prévention des difficultés en assouplissant réellement les critères d'éligibilité à l'aide à l'audit global et à l'AREA.
Recommandation n° 37 : élargir les critères d'éligibilité à l'AREA à des considérations non économiques pour apprécier plus globalement la question des difficultés rencontrées sur une exploitation.
Recommandation n° 38 : doter les commissions AREA de pouvoirs spéciaux à l'image des commissions de surendettement.
Recommandation n° 39 : augmenter les plafonds des aides accordées pour le diagnostic global et l'AREA.
Assouplir les conditions de modulation des cotisations sociales
Recommandation n° 40 : prévoir un allongement à six ans, sur instruction ministérielle, de la durée maximale des échéanciers de paiement pouvant être accordés par la MSA.
Recommandation n° 41 : augmenter à 10 000 euros le plafond de prise en charge partielle et exceptionnelle des cotisations sociales par la MSA.
Recommandation n° 42 : à l'occasion de la négociation en cours de la Convention d'objectifs et de gestion de la MSA, prévoir un financement suffisant des actions de la MSA en matière de modulation et d'annulation des cotisations des exploitants en difficultés, notamment lorsqu'ils n'ont pas de revenu.
Faire du RSA un outil d'aide aux exploitations
Recommandation n° 43 : mettre en place un groupe de travail avec l'ensemble des parties prenantes (ministère, départements, associations compétentes, centres de gestion, MSA, ...) afin d'harmoniser et de faciliter le recours au RSA par les agriculteurs en difficultés en rendant les critères d'éligibilité davantage compatibles avec la réalité du travail agricole, tout en reposant la question du financement de ce dispositif social.
B) Lutter contre le burn-out en agriculture : mettre en oeuvre une aide au répit à la hauteur des besoins
Recommandation n° 44 : rétablir et pérenniser un financement significatif par l'État de l'aide au répit en cas d'épuisement professionnel, notamment en prévoyant une prise en charge à plus long terme, afin de mieux reconnaître le burn-out comme une maladie professionnelle en agriculture.
C) Humaniser les procédures de soutien
Recommandation n° 45 : mentionner un contact direct dans les courriers administratifs envoyés par la MSA ( a minima une adresse mail directe), en reformuler le contenu pour en adapter le ton et s'engager à répondre sous 48 heures lorsque la demande est formulée par mail.
Recommandation n° 46 : prévoir automatiquement, au sein de la MSA, un contact téléphonique avec l'agriculteur après le premier retard de paiement de cotisations. Prévoir, après la deuxième relance et en cas d'absence persistante de réponse, une visite sur place.
Recommandation n° 47 : éviter les rendez-vous sous format dématérialisé ou anonymisé quand les rendez-vous sur l'exploitation sont possibles.
Recommandation n° 48 : engager la signature d'une charte des créanciers dans le monde agricole pour garantir une humanisation des actions en cas de difficulté et propager les bonnes pratiques.
Recommandation n° 49 : transférer la compétence en matière de procédure collective concernant une activité agricole du tribunal judiciaire vers le tribunal de commerce. Dans l'attente, délocaliser hors des murs du tribunal judiciaire les réunions organisées dans le cadre des procédures collectives.
Recommandation n° 50 : prévoir systématiquement (par la chambre d'agriculture ou la cellule départementale) une proposition d'accompagnement physique de l'agriculteur lors des réunions organisées dans le cadre des procédures collectives .
Recommandation n° 51 : supprimer le sigle « RJ », pour « redressement judiciaire », apposé sur les chèques émis par les chefs d'entreprise engagés dans une procédure collective.
D) Maintenir la formation professionnelle dispensée aux agriculteurs engagés dans une procédure collective
Recommandation n° 52 : considérer qu'un agriculteur en procédure collective est en situation régulière au regard de la contribution à la formation professionnelle, dès lors qu'il s'est acquitté de ses cotisations sociales et du dividende annuel du plan de redressement et lui ouvrir, en conséquence, l'accès à ladite formation.
E) Briser le tabou de la reconversion professionnelle
Recommandation n° 53 : intensifier les efforts de communication et de pédagogie autour de la reconversion professionnelle (formation des sentinelles aux dispositifs existants et à la façon d'aborder le sujet, présence de documents explicatifs dans les agences bancaires, chambres d'agriculture, MSA, centres de gestion, etc.).
Recommandation n° 54 : instituer un compagnonnage dans le cadre d'une procédure de reconversion professionnelle pour mieux accompagner l'agriculteur dans la construction de son nouveau projet professionnel, tout en garantissant une sécurisation financière du revenu des agriculteurs lors de leur reconversion, en mobilisant les aides déjà disponibles, par le biais de la signature d'un contrat de reconversion.
Recommandation n° 55 : promouvoir le système de mentorat permettant le partage d'expériences entre un exploitant agricole et un dirigeant d'entreprise d'un autre secteur d'activité.
Axe 5 : mieux accompagner les familles endeuillées
Recommandation n° 56 : systématiser la mise en place d'un accompagnement psychologique par un expert conventionné, pour les proches des victimes.
Recommandation n° 57 : proposer un suivi des familles de victimes par l'organisation de groupes de paroles au sein de la MSA.
Recommandation n° 58 : reconnaître le rôle social des services de remplacement dans leur conventionnement avec les autres acteurs institutionnels agricoles.
Recommandation n° 59 : garantir la gratuité du service de remplacement pour les proches de victimes immédiatement après le décès d'un exploitant agricole.
Recommandation n° 60 : établir une fiche des contacts utiles à destination des familles de victimes, qui serait distribuée immédiatement après le décès par les services compétents.
Recommandation n° 61 : geler durant un délai à prévoir, pour les proches des victimes, le remboursement des dettes sociales et financières de l'exploitation agricole pendant la période de deuil.
Recommandation n° 62 : faire nommer, par la cellule départementale en charge du suivi, un référent en charge du pilotage de l'aide technique et administrative apportée aux proches de victimes dans le but d'alléger les procédures de maintien et de transmission des exploitations concernées.
Recommandation n° 63 : mettre en place des formations à destination des membres de la famille endeuillée qui vont reprendre la tête de l'exploitation agricole et les proposer systématiquement, de façon proactive, par le biais de la chambre d'agriculture.
I. LE SUICIDE DANS LE MONDE AGRICOLE : UN PHÉNOMÈNE INCONTESTABLE, DONT L'AMPLEUR RESTE INSUFFISAMMENT APPRÉHENDÉE
A. UNE PROBLÉMATIQUE ANCIENNE ET INTERNATIONALE
1. Longtemps peu documentée, la question de la surmortalité par suicide des agriculteurs est en réalité ancienne
Le phénomène de la surmortalité par suicide dans le monde agricole est ancien ; il est repéré statistiquement au moins depuis les années 1970. La réalisation récente d'études sur ce sujet par Santé publique France et la Mutualité sociale agricole ( cf. infra ) ainsi que le recueil plus régulier de données pourraient à cet égard être source de confusion, laissant penser que l'émergence de cette problématique serait contemporaine de ces dernières, et qu'elle daterait en particulier de la crise du lait de 2009.
En réalité, la soudaine prise en compte de ces enjeux par les organismes de santé publique est avant tout révélatrice du silence qui a, jusqu'à peu, longtemps entouré cette problématique pourtant bien réelle.
a) Une brusque et radicale transformation du monde paysan au sortir de la Seconde Guerre mondiale
Les agriculteurs sont particulièrement touchés par le suicide depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui constitue un fait nouveau. Désormais, et contrairement aux périodes antérieures, « ce ne sont [plus] les mêmes groupes sociaux qui offrent les taux de suicide les plus élevés : agriculteurs, ouvriers et employés alternent selon les époques et les conjonctures économiques » 2 ( * ) . Par ailleurs, le suicide des agriculteurs se caractérise depuis par de fortes variations saisonnières, avec une fréquence plus élevée durant l'été.
Le fait que les agriculteurs figurent parmi les populations les plus susceptibles de mettre fin à leurs jours est d'autant plus significatif qu'ils étaient les moins concernés par la problématique durant le siècle précédent 3 ( * ) .
Le phénomène du suicide en agriculture semble en effet inséparable du contexte historique de modernisation de ce secteur qui a suivi la fin de la guerre : « des transformations profondes ont massivement affecté depuis l'après-guerre non seulement la nature du travail mais l'identité professionnelle, sociale et également personnelle des actuels héritiers du monde paysan » 4 ( * ) . Contrairement au Royaume-Uni et à l'Allemagne, pays sortis de la société agraire dès le XIX e siècle, ce n'est donc qu'au mitan du XX e siècle que la France connaît sa révolution agricole dont « [émergent] des conditions d'exercice professionnel, et tout simplement de vie, radicalement nouvelles, marquées par de nouvelles contraintes qui ont bouleversé les modes hérités de travail, tout en maintenant très majoritairement dans l'enceinte de la ferme un nouage serré entre vie personnelle et activité professionnelle ». Cette combinaison de l'augmentation drastique de la charge de travail et de l'impossibilité de tracer une frontière nette entre les deux sphères, personnelle et professionnelle, est un des éléments causals constamment mis en avant lors des auditions conduites par les rapporteurs.
b) Une catégorie socioprofessionnelle qui semble depuis durablement affectée
L'absence de statistiques régulières et d'études exhaustives 5 ( * ) conduites par les autorités publiques a longtemps empêché de mesurer précisément l'ampleur du suicide chez les agriculteurs . Quelques études, ponctuelles, ont toutefois permis d'identifier une prévalence plus élevée du suicide chez les agriculteurs que chez les autres catégories socioprofessionnelles.
Une analyse conduite en 1999 6 ( * ) montre ainsi que le taux de suicide des agriculteurs est trois fois plus élevé que celui des cadres durant la décennie 1984-1994, comme l'indique le graphique ci-dessous. Surtout, elle conclut qu'en dépit d'une baisse générale de la fréquence des suicides depuis le milieu des années 1980 en France, la hiérarchie des catégories professionnelles les plus touchées semble rester la même 7 ( * ) .
Évolution du taux de suicide chez les hommes de 25 à 49 ans, entre 1984 et 1994
Source : Nicolas Deffontaines, « Les suicides des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide », Thèse de doctorat soutenue le 29 mai 2017, Université de Bourgogne.
Cette stabilité de la hiérarchie confirme par ailleurs les conclusions d'une précédente étude du même auteur, portant cette fois sur le début des années 1980.
En croisant ses résultats avec les données d'une étude 8 ( * ) portant sur la santé et les soins médicaux, l'auteur note en outre que « pour les hommes, c'est dans les catégories professionnelles où la fréquence du suicide est la plus forte que l'on trouve le plus de personnes "sans espoir face à l'avenir" : parmi les agriculteurs exploitants (19,9 %), les ouvriers (14,1 %) [...] ». Le lien de corrélation entre le désespoir et le suicide reste aujourd'hui particulièrement pertinent, ainsi que l'illustrent notamment les témoignages d'agriculteurs en difficultés ou de proches de victimes envoyés aux rapporteurs ( cf. infra ).
Une autre étude conduite en 2005, le programme Cosmop 9 ( * ) , concluait également à une surmortalité par suicide chez les salariés agricoles (38 pour 100 000), certes inférieure à celle des personnes sans emploi mais supérieure à tous les autres actifs, les ouvriers se situant en deuxième position.
Dans un article de 2014 10 ( * ) , Philippe Spoljar, chercheur entendu par les rapporteurs, rappelle que « les premiers cas de suicide chez les agriculteurs-éleveurs (salariés puis exploitants) ont été relevés dès la fin des années 1960 ». En résumé, trois périodes principales caractériseraient l'émergence de ce phénomène, selon des travaux de 2003 cités par l'auteur 11 ( * ) :
• une hausse des dépressions et suicides entre 1967 et 1974 attribuée à la mise en place des politiques d'incitation économique et au premier choc pétrolier ;
• un phénomène devenu endémique entre 1974 et 2002 bien que « les informations qui s'y rapportent restent confidentielles » ;
• une aggravation de la souffrance au travail entre 2000 et 2010 concomitante d'un début de prise de conscience du phénomène par les organismes sociaux.
La surmortalité par suicide dans le monde agricole est donc un fait constaté depuis plus d'un demi-siècle . Les travaux 12 ( * ) conduits récemment par Nicolas Deffontaines, docteur en sociologie dont la thèse présentée en 2017 portait sur ce thème, attestent de cette réalité sur une longue période. À partir d'une comparaison de la courbe du taux de suicide brut des agriculteurs en France avec celle des non-agriculteurs entre 1970 et 2008, il conclut en effet que « depuis la fin des années 1960 au moins, les agriculteurs sont proportionnellement plus nombreux à se donner la mort. Il s'agit là d'une régularité sociale forte qui ne souffre d'aucune interruption ».
Taux de suicide bruts masculin et féminin des agriculteurs et des non-agriculteurs de 1970 à 2008
Source : Thèse de Nicolas Deffontaines
(p. 148), à partir de données CépiDc
13
(
*
)
1968-2010
et recensements
INSEE 1968-2010.
Par ailleurs, selon une étude 14 ( * ) conduite par l'institut de veille sanitaire à partir de données de 1968 à 1999, les hommes agriculteurs présenteraient un risque de décès par suicide 1,5 fois plus élevé, et les femmes agricultrices un risque 1,9 fois plus élevé.
2. Ce phénomène n'est pas circonscrit à la France et touche un grand nombre de pays
Le suicide en agriculture est une problématique qui dépasse les frontières françaises : « ce phénomène n'a pas seulement une épaisseur historique, il se rencontre aussi dans nombre de pays industrialisés à l'agriculture modernisée ». Parmi les États que Nicolas Deffontaines cite à l'appui de ce constat, figurent :
• le Royaume-Uni, et plus particulièrement l'Écosse, où la mortalité par suicide des agriculteurs s'est révélée significativement supérieure à celles des autres catégories entre 1981 et 1999 15 ( * ) . Une étude 16 ( * ) réalisée à partir de données de la décennie 1980 montre par ailleurs que ce phénomène concerne également les agricultrices. Une autre étude 17 ( * ) conclut, enfin, que les agriculteurs représentent le groupe d'individus se suicidant le plus ;
• le Canada, où le risque de suicide augmenterait selon que l'individu utilise des herbicides et insecticides et que son exposition à ces produits est forte 18 ( * ) ;
• l'Australie, où de récents travaux 19 ( * ) ont conclu que la surmortalité par suicide des agriculteurs pourrait s'expliquer par la combinaison de trois facteurs : la transformation des populations vivant en zones rurales, la stigmatisation du monde paysan et les problématiques personnelles ;
• la Nouvelle-Zélande, où le secteur agricole, la pêche et la sylviculture enregistrent des taux de suicide supérieurs aux autres secteurs 20 ( * ) .
Par ailleurs, alors que la surmortalité par suicide dans l'agriculture américaine semble avérée 21 ( * ) , la problématique se poserait désormais dans des termes renouvelés. La politique commerciale menée depuis plusieurs années par le gouvernement des États-Unis, les incertitudes récentes quant à la renégociation d'accords de libre-échange, la diminution de 50 % du revenu agricole depuis 2013, sont autant de facteurs qui conduisent les autorités publiques et acteurs agricoles majeurs à accorder une attention particulière à ce sujet. La presse 22 ( * ) s'est par exemple récemment fait l'écho d'une coopérative laitière américaine ayant transmis à ses adhérents une note d'information sur la prévention du suicide.
Il est à noter, par ailleurs, qu'un lien entre la surmortalité par suicide et l'exposition aux pesticides semble établi depuis plusieurs années, qu'il s'agisse des États-Unis 23 ( * ) ou du Brésil 24 ( * ) . Selon les études conduites dans ces pays, l'usage de certains produits favoriserait en effet l'apparition de symptômes dépressifs, de troubles de reproduction et de problèmes génotoxiques.
Toutefois, l'un des pays qui semblent les plus touchés par le phénomène de surmortalité par suicide dans l'agriculture est l'Inde. Une étude marquante de l'université de New-York, parue en 2012, concluait même qu'un agriculteur indien se suicidait toutes les trente minutes et que la période 1995-2011 représentait « la plus grande vague enregistrée de suicides dans l'histoire de l'humanité » 25 ( * ) , un quart de millions de paysans ayant décidé de mettre fin à leurs jours. De très nombreux articles de presse et études relatent le mal-être ressenti par les paysans indiens ; bien que les causes exactes du suicide fassent l'objet de discussions (baisse du rendement, problèmes familiaux, etc.), le fort endettement est très souvent avancé comme l'explication première.
Il ressort toutefois de la consultation par les rapporteurs des services économiques français à l'étranger que tous les pays voisins ne font pas face à ce phénomène. En Espagne comme au Portugal et en Italie, les organisations professionnelles agricoles n'expriment ainsi pas d'inquiétude particulière sur ce sujet.
En Belgique et au Canada, le manque de données statistiques en la matière ne permet pas de conclure clairement dans un sens ou dans un autre 26 ( * ) . Plusieurs études attestent néanmoins d'un sentiment de mal-être, voire de détresse, particulièrement fort dans ce milieu. En Belgique, 20 % des agriculteurs souffrent ainsi d'un stress élevé à très élevé, et 62 % déclarent ne pas pouvoir facilement demander de l'aide. Au Canada, 45 % des agriculteurs sont très stressés, et 58 % et 35 % répondent respectivement aux critères d'anxiété et de dépression.
* 1 II s'agit très majoritairement du Crédit agricole.
* 2 Christian Baudelot et Roger Establet, « Suicide : l'envers de notre monde », 2006.
* 3 La faible mortalité par suicide des paysans au XIX e siècle trouve un élément d'explication dans l'ouvrage d'E. Durkheim, « Le suicide » (1897) où il établit un lien entre ce phénomène et la logique économique. Pour lui, si les agriculteurs se suicident moins que les professions libérales ou les commerçants, c'est qu'à cette époque, « l'industrie agricole est celle où les anciens pouvoirs régulateurs font encore le mieux sentir leur influence et où la fièvre des affaires a le moins pénétré ».
* 4 Philippe Spoljar, « Modernisation de l'agriculture et santé mentale : les contradictions au travail », 2015.
* 5 Même dans l'hypothèse d'une étude suivie du suicide en agriculture, les comparaisons avec le reste de la population se seraient heurtées à des obstacles méthodologiques. En effet, les pratiques d'enregistrement des décès au XX e siècle pouvaient induire une sous-déclaration des suicides : « dans le cas d'une mort violente de cause inconnue ou suspecte, le corps est généralement transporté à l'Institut médico-légal pour faire l'objet d'une autopsie. Le diagnostic final de la cause de décès n'est alors que rarement communiqué à l'institution statistique, en application du secret de l'instruction » (voir N. Bourgoin, « Contribution à une approche socio-démographique des conduites suicidaires : le projet de vie », 1991). Les modalités d'enregistrement des décès de nos jours continuent de constituer un obstacle à un suivi régulier et précis du taux de suicide en agriculture ( cf. infra ).
* 6 Nicolas Bourgoin, « Suicide et activité professionnelle », Population (1999).
* 7 Il est à noter toutefois que dans les années 1970, les agriculteurs représentaient le groupe professionnel le plus exposé au suicide, et non le deuxième comme dans les années 1980. L'auteur de l'étude rappelle que cette évolution doit être considérée avec précaution en raison des modifications de nomenclatures qui complexifient les comparaisons entre groupes. Il émet néanmoins l'hypothèse que la forte détérioration de la condition sociale des employés puisse être à l'origine de cette exposition particulière au suicide.
* 8 Catherine Sermet, « Enquête sur la santé et les soins médicaux. France 1991/1992 », 1995.
* 9 Geoffroy Perez B., Imbernon E., Goldberg M., « Projet Cosmop : cohorte pour la surveillance de la mortalité par profession. Premiers résultats de l'étude de faisabilité à partir de l'échantillon démographique permanent », 2005.
* 10 Philippe Spoljar, « Problématique suicidaire en agriculture : une difficile évaluation », 2014.
* 11 Michèle Salmona, « Les champs de la détresse », Agrobiosciences, 2003.
* 12 Nicolas Deffontaines, « Les suicides des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide », Thèse de doctorat soutenue le 29 mai 2017, Université de Bourgogne.
* 13 Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès.
* 14 INVS, « Étude pour la mise en place du programme Cosmop : Cohorte pour la surveillance de la mortalité par profession », septembre 2006.
* 15 Cameron Stark, Alan Belbin, Paddy Hopkins, Diane Gibbs, « Male suicide and occupation in Scotland », 2006.
* 16 Hazel Inskip, David Coggon, Paul Winter, Brian Pannet, « Mortality of farmers and farmers' wives in England and Wales 1979-80, 1982-90 », 1996.
* 17 Cameron Stark, Frances Matthewson, Noelle Oneill, « Suicide in the Highlands of Scotland », 2002.
* 18 W Pickett 1, W D King, R E Lees, M Bienefeld, H I Morrison, R J Brison, « Suicide mortality and pesticide use among Canadian farmers », 1998.
* 19 Meg Perceval, Victoria Ross, Kairi Kolves, Prasuna Reddy, Diego De Leo, « Social factors and Australian farmer suicide : a qualitative study », 2017.
* 20 Lou Gallagher, Carol Kliem, Annette Beautrais, Lorann Stallones, « Suicide and occupation in New Zealand, 2001-2005 », 2008.
* 21 Center for Disease Control and Prevention , « Suicide Rates by Industry and Occupation -- National Violent Death Reporting System, 32 States, 2016 », 2020.
* 22 https://www.capital.fr/economie-politique/etats-unis-crainte-dune-recrudescence-des-suicides-chez-les-agriculteurs-1292239
* 23 Lorann Stallones, « Suicide and potential occupational exposure to pesticides, Colorado 1990-1999 », 2006.
* 24 Carlos José Sousa Passos, « Exposition humaine aux pesticides : un facteur de risque pour le suicide au Brésil? », 2006.
* 25 Center for Human Rights and Global Justice , « Every Thirty Minutes : Farmer Suicides, Human Rights, and the Agrarian Crisis in India », New York : NYU School of Law, 2011. Il est à noter toutefois que le taux de suicide des agriculteurs semble rester inférieur à celui d'autres catégories professionnelles, et que le suicide en Inde reste avant tout un phénomène urbain.
* 26 Une première quantification du nombre de suicides d'agriculteurs en Belgique a toutefois été réalisée par un magazine agricole spécialisé des Pays-Bas, « PigBusiness », qui estime que 400 agriculteurs ont mis fin à leurs jours en 2017, sur 35 910 exploitants agricoles.