D. DES DIFFICULTÉS CONCRÈTES DE RÉALISATION DE L'EXPERTISE
Au-delà de l'explication financière, dont le professeur Daniel Zagury indique que ne retenir qu'elle ne serait « pas bien sérieux » 40 ( * ) , certaines conditions compliquant la réalisation de l'expertise contribueraient particulièrement à dissuader les experts.
Elles peuvent être déclinées en quatre volets :
- le contexte physique et temporel contraint de la mission ;
- la mise à disposition souvent incomplète des éléments indispensables à l'accomplissement de l'examen ;
- pour le cas de l'expertise présentencielle, une tendance croissante à devoir exécuter la mission au cours de la phase de garde à vue ;
- ainsi qu'une tendance au rallongement de la procédure d'instruction , due à la multiplication des demandes de contre-expertises.
1. Un cadre d'exercice particulièrement contraint
Qu'elle intervienne au stade de la garde à vue, de l'information judiciaire, du jugement, ou au stade post-sentenciel, le lieu de l'expertise est soit le commissariat de police , soit la maison d'arrêt pour le cas d'une personne mise en examen ou placée en détention provisoire, soit l' établissement pénitentiaire pour le cas d'une personne condamnée.
Dans toutes les situations, les difficultés d'accès et l'exiguïté du lieu de l'entretien 41 ( * ) peuvent rendre l'examen clinique particulièrement complexe.
Le docteur Jean-Claude Pénochet a ainsi indiqué aux rapporteurs qu'il était fréquent que les personnels des maisons d'arrêt refusent l'accès à l'expert, même sur présentation d'une commission rogatoire, en raison des équipements particuliers dont ce dernier peut être doté (ordinateur et dictaphone). À cet égard, il serait utile d'étoffer le code de procédure pénale d'une disposition spécifique prévoyant que, pour l'exercice de la mission pour laquelle il a été commis par le magistrat (ou par l'officier de police judiciaire dans le cas de la garde à vue), l'expert dispose d'un accès de droit à la personne .
Une autre difficulté de contexte a trait au moment de l'expertise , qui peut engendrer d'importantes variations. Selon la complexité du profil, le moment d'intervention de l'expertise peut en effet être déterminant. Or celle-ci peut être d'autant plus tardive que la durée de la détention provisoire (dans le cas d'une expertise requise par le juge d'instruction ou par le tribunal correctionnel) est susceptible d'être portée jusqu'à 2 ans en matière correctionnelle et 4 ans en matière criminelle.
Selon l'union nationale des familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), la première expertise en maison d'arrêt aurait lieu entre 4 à 6 mois après la commission de l'expert par le juge d'instruction ou le tribunal correctionnel. Le SNEPP précise que ce délai peut être réduit à 2 mois pour le tribunal correctionnel, et que les délais allant de 3 à 6 mois sont plus fréquents pour les instructions criminelles. Le syndicat national des psychologues (SNP) évoque pour sa part des durées oscillant généralement entre 3 et 4 mois.
L'Unafam décrit alors deux cas de figure, qui illustrent les biais possibles que comporte l'écoulement d'un tel délai : soit la personne, qui s'est adaptée au milieu carcéral, montre un profil excessivement rationnel pour se protéger, ce qui compliquera la tâche de l'expert pour qualifier son discernement au moment de la commission de l'acte ; soit la personne reste repliée sur elle-même, mutique, ce que l'expert pourra alors interpréter comme du mutisme volontaire.
Sur les recommandations de l'Unafam, les rapporteurs préconisent que la première expertise intervienne dans le mois qui suit le transfert en maison d'arrêt , avant que l'adaptation à la prison ne se fasse et ne biaise l'attitude de la personne pour l'analyse de l'expert. Compte tenu des différentes données livrées par les personnes auditionnées, et prenant pour référence le délai de 2 mois défini par la loi du 23 mars 2019 pour la réalisation des expertises en cas de comparution à délai différé en matière correctionnelle, les rapporteurs estiment qu'un progrès substantiel serait accompli si le délai de réalisation de la première expertise présentencielle était réduit à 2 mois maximum .
Proposition n° 9 : faciliter pour l'expert les conditions de réalisation de l'expertise lorsque cette dernière se fait en maison d'arrêt, en lui ménageant un accès de droit à la personne et en imposant que la première expertise ait lieu dans un délai maximal de deux mois après l'incarcération.
2. Une transmission souvent lacunaire des informations nécessaires
Il peut être déterminant, pour la bonne réalisation d'une expertise psychiatrique ou psychologique, de disposer d' informations exhaustives sur l'état de santé de la personne.
Régie par l'article L. 1110-4 du code de santé publique (CSP), la transmission d'informations relatives à l'état de santé d'un patient entre professionnels de santé n'est possible, sans recueil nécessaire du consentement du patient, qu'à la double condition d'appartenir à la « même équipe de soins » et que la transmission serve « la coordination ou la continuité des soins, la prévention ou le suivi médico-social et social ». Ainsi, bien que l'expert psychiatre ou psychologue soit professionnel de santé, la nature spécifique de sa mission ne lui permet pas de prétendre à ce que lui soit transmis de droit le dossier médical de la personne qu'il doit expertiser .
Par ailleurs, aux termes de l'article R. 4127-108 du CSP, le strict accomplissement de sa mission le délie de tout secret médical .
Dans ces conditions, l'information de l'expert quant à l'état de santé de la personne concernée varie dans les faits, selon le cadre de l'expertise.
Si cette dernière intervient
en amont de la
phase d'instruction
- le plus souvent dans le cadre d'une
enquête préliminaire ou d'une enquête de flagrance
dirigée par le procureur de la République - l'article 60-1
du code de procédure pénale prévoit la possibilité
pour le procureur de requérir auprès d'un médecin traitant
le dossier médical de la personne incriminée,
sans
obligation pour le médecin de déférer à cette
réquisition, en vertu du secret médical
.
En revanche, si l'expertise intervient au cours de la phase d'instruction , les pouvoirs d'enquête du magistrat ne permettent plus au médecin de s'opposer à la transmission du dossier médical, en application de l'article 81 et d'une décision de la Cour de cassation 42 ( * ) . Le dossier médical intègre alors les « scellés » , qui désignent l'ensemble des objets saisis par l'autorité judiciaire pour aider à la manifestation de la vérité, et que l'article 163 habilite tout expert commis par le juge d'instruction à consulter.
Ces distinctions de procédure, pleinement justifiées au regard des enjeux qui séparent l'enquête préliminaire de l'instruction, sont insuffisamment prises en compte pour l'aménagement des missions de l'expert, ce qui appellerait deux modifications :
- en amont de la phase d'instruction , même s'ils ne contestent pas la possibilité pour le médecin traitant d'opposer, avec un motif légitime, le secret professionnel à la transmission du dossier médical aux OPJ chargés de réquisition, les experts estiment que la spécificité de leur mission à ce stade de la procédure - qui demeure la vérification de l'état de santé de la personne - pâtit d'une certaine confusion avec celle des enquêteurs. Il a en effet été indiqué aux rapporteurs que, bien que professionnel de santé, l'expert restait perçu par le corps médical comme un auxiliaire de justice prenant activement part à l'enquête . Or, la mission de l'expert au stade préalable à l'instruction ou au procès devant normalement se cantonner à l'examen médical, il semblerait opportun que lui soit attraite, pour cette occasion, la qualité de membre de l'équipe de soins et qu'à ce titre le médecin traitant puisse, sans être contraint de recueillir le consentement de la personne, lui communiquer son dossier médical à sa demande. L'exercice de la mission de l'expert devrait alors se faire dans le respect du secret professionnel ;
- au cours de la phase d'instruction , la mission de l'expert doit au contraire être perçue comme une mission d'appui à l'enquête menée par le magistrat. Malgré sa qualité de professionnel de santé, il ne saurait donc l'exercer en tant que membre de l'équipe de soins, et son accès au dossier médical de la personne doit demeurer strictement conditionné à l'intégration aux scellés décidée par le juge. Toutefois, la consultation du dossier médical restant un élément déterminant du travail de l'expert, il conviendrait de rendre le code de procédure pénale plus explicite sur la possibilité laissée au juge d'ouvrir cet accès à l'expert psychiatrique ou psychologique.
Les rapporteurs préconisent donc qu'en matière d'accès au dossier médical de la personne les prérogatives et le statut de l'expert soient explicitement distingués selon qu'il intervient avant ou au cours de l'instruction .
Proposition n° 10 : préciser le cadre de la transmission du dossier médical à l'expert, en distinguant selon le stade de la procédure : en amont de l'instruction, attribuer à l'expert la qualité de membre de l'équipe de soins et maintenir sa soumission au secret médical ; au cours de l'instruction, expliciter dans le code de procédure pénale la capacité qu'a le juge de mettre le dossier médical à la disposition de l'expert, en sa qualité d'auxiliaire de justice.
Au cours de l'expertise post-sentencielle, l'expert rencontre des difficultés comparables d'accès au dossier médical du détenu ainsi qu'à l'historique de ses expertises, particulièrement préjudiciables si l'on considère sa mission d'évaluation du risque de récidive.
L'article 717-1 du code de procédure pénale dispose explicitement que le juge d'application des peines transmet au médecin traitant du condamné tous les rapports des expertises réalisées ainsi que toute autre pièce utile du dossier, mais exclut l'expert, comme auxiliaire de la justice pénale, de ce circuit d'information .
Un exemple anonymisé exploité par Martine Herzog-Evans, juriste spécialisée en droit de l'exécution des peines, montre que ce défaut d'information entre professionnels de santé intervenant autour du détenu présente le double inconvénient d'un recours excessif à l'expertise et d' un défaut de contrôle du diagnostic par les pairs .
La communication insuffisante entre experts post-sentenciels : un exemple
M. X a été condamné le 22 mars 1990 par la cour d'assises des Pyrénées-Atlantiques à la réclusion criminelle à perpétuité, en sanction d'une série de violences sexuelles toutes réalisées sous la menace d'une arme. Du 22 juillet 1985 à janvier 1987, le condamné s'est livré à des actes de violence sexuelle sur 15 victimes, dont 11 viols, 2 tentatives de viols et 2 actes d'attentat à la pudeur sur mineur de 15 ans.
La plupart des expertises psychiatriques post-sentencielles ordonnées par le juge de l'application des peines ont été « globalement convergentes et [ont conclu] à un pervers narcissique fixé, peu susceptible d'évolution ». Au total, sept expertises psychiatriques post-sentencielles indépendantes ont été conduites entre 2001 et 2011, dont seule la dernière a conclu à une absence de dangerosité .
Ces conclusions optimistes, « en totale contradiction avec la précédente expertise réalisée seulement 1 an auparavant avec pourtant une conclusion péjorative de personnalité perverse », ont permis à M. X de bénéficier dès septembre 2011 d'un régime de placement extérieur et d'un hébergement de stabilisation dans un foyer d'insertion. En janvier 2012, soit 4 mois après être sorti de détention, M. X est à nouveau mis en examen pour des faits de viol commis sur une résidente du foyer.
Source : http://herzog-evans.com
De semblables difficultés d'accès ont été relevées par les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) , chargés de la préparation du détenu à sa réinsertion sociale. Selon les juridictions d'application des peines, l'accès aux expertises pour ces services est extrêmement hétérogène, en dépit de l'importance de leur travail de suivi des détenus.
Cet état de fait est d'autant plus regrettable que le magistrat chargé de l'affaire dispose normalement dans le dossier de l'ensemble des expertises demandées, ce qui devrait être un facteur limitant la multiplication des demandes qu'il formule et faciliter la transmission des informations aux experts sollicités et aux SPIP.
Proposition n° 11 : compléter l'article 717-1 du code de procédure pénale en prévoyant que le juge d'application des peines communique systématiquement les résultats des expertises présentencielles et post-sentencielles aux experts chargés de l'examen des détenus ainsi qu'aux conseillers des services pénitentiaires d'insertion et de probation.
3. Le report de l'expertise présentencielle sur la phase de garde à vue
Au cours des auditions des rapporteurs, une dérive a été unanimement relevée et dénoncée par les experts psychiatres : la réalisation de l'expertise présentencielle dès le stade de la garde à vue .
L'obligation légale pesant sur l'OPJ ordonnateur de la garde à vue se limitant à un examen médical si la personne le demande (ou sans cette condition si la garde à vue est prolongée), rien n'empêche cet examen médical d'être conduit par un psychiatre , à qui le procureur de la République ou l'OPJ peuvent d'emblée demander de se prononcer sur le discernement de la personne lors de la commission de l'acte.
Les psychiatres auditionnés reconnaissent tous le bien-fondé d'un avis médical pour s'assurer de la compatibilité entre l'état de santé de la personne et la poursuite de la garde à vue, mais considèrent que ce cadre, par définition anxiogène et qui peut « contribuer à l'énoncé de propos incohérents, inexacts de la part du gardé à vue sans que l'on puisse parler strictement de mensonges » 43 ( * ) , ne se prête absolument pas à la discussion d'un lien entre une éventuelle pathologie mentale de la personne et la commission de l'acte . Le docteur Jean-Claude Pénochet a même indiqué aux rapporteurs qu'il lui arrivait, dans 50 % des cas, que les faits reprochés à l'individu ne figurent pas dans la réquisition pour l'examen médical.
Ainsi, comme l'a rappelé en 2001 le jury de la 5 e conférence de consensus de la fédération française de psychiatrie (FFP) sur la psychopathologie et les traitements actuels des auteurs d'agression sexuelle, « les examens psychiatriques demandés en urgence, dans le temps de la garde à vue d'un sujet, sur le mode de la réquisition d'un psychiatre expert ou non, doivent se borner à la recherche d'éventuels troubles psychiatriques nécessitant des soins psychiatriques urgents et contre-indiquant la garde à vue . Cette réquisition ne doit pas remplacer l'expertise présentencielle dans sa forme classique . Comme toute expertise, elle ne doit jamais dégager des traits de personnalité qui seraient utilisés comme argument à charge pour un sujet qui nierait les faits à l'origine de sa garde à vue ».
Plusieurs facteurs expliquent ce report croissant de la demande d'expertise au stade de la garde à vue.
En premier lieu, l'article A. 43-6 du code de procédure pénale ne pose aucune distinction dans le tarif versé à l'expert psychiatre selon le stade de la procédure auquel il intervient . Ainsi, la réquisition d'un psychiatre pour l'examen d'une personne gardée à vue, même pour la réalisation d'une vérification d'aptitude, sera tarifée comme un acte d'expertise de psychiatrie légale et recevra le même tarif que l'expertise proprement dite , requise dans le cadre de l'instruction. Le psychiatre réquisitionné n'est donc pas financièrement incité à évoquer le cadre de l'expertise pour en différer la réalisation.
En second lieu, l'expertise de garde à vue n'est pas revêtue du même enjeu selon la nature des faits reprochés. Si ces derniers sont de nature criminelle , le juge d'instruction est obligatoirement saisi (soit sur réquisitoire du procureur de la République, soit par une plainte avec constitution de partie civile) et la phase d'information judiciaire peut alors utilement se prêter, à l'issue de la garde à vue, à toute expertise requise. Si les faits reprochés sont de nature délictuelle , les pouvoirs d'enquête restent le plus souvent aux mains du procureur de la République, qui ne peut les exercer que dans les délais contraints qui précèdent la comparution devant le tribunal correctionnel .
Injustifiable en matière criminelle, l'expertise de garde à vue peut donc être parfois ressentie comme une nécessité par les magistrats du parquet saisis d'une affaire correctionnelle, pressentant que les délais resserrés de l'enquête ne leur permettront pas de mener toutes les expertises requises dans un format comparable à celui de l'information judiciaire. En conséquence, le ministère de la justice a indiqué à vos rapporteurs que l'on pouvait constater des « prolongations des mesures de garde à vue dans le but de laisser le temps nécessaire à la réalisation de l'examen psychiatrique et à la rédaction du rapport par l'expert, quand bien même il s'agirait du seul acte restant à réaliser », ou encore des « levées de mesures de garde à vue en vue de reprise ultérieure afin de permettre la programmation d'un tel examen, ce alors que la réponse pénale aurait pu être immédiatement rendue » 44 ( * ) .
Les rapporteurs estiment que, même en matière correctionnelle, cette dérive de l'expertise de garde à vue doit être combattue . L'instauration récente par la loi du 23 mars 2019 de la comparution à délai différé a précisément eu pour vocation de faciliter les pouvoirs d'enquête du procureur et de lui permettre de disposer d'un délai supplémentaire entre la fin de la garde à vue et la comparution devant le tribunal correctionnel.
L'article 397-1-1 du code de procédure pénale prévoit en effet que, pour les délits punis d'une peine de prison d'au moins deux ans et pour les délits flagrants punis d'une peine de prison d'au moins 6 mois, dans les cas où « l'affaire n'est pas en état d'être jugée selon la procédure de comparution immédiate parce que n'ont pas encore été obtenus les résultats de réquisitions, d'examens techniques ou médicaux déjà sollicités », le procureur peut requérir du juge des libertés et de la détention (JLD) une mesure de détention provisoire d'une durée maximale de deux mois avant la comparution devant le tribunal correctionnel. Cette détention provisoire, que le JLD peut commuer en contrôle judiciaire ou en assignation à résidence, se prête bien mieux à la réalisation d'une expertise psychiatrique ou psychologique que la garde à vue.
Deux mesures paraissent donc indispensables pour « spécialiser » l'intervention médicale selon le stade de la procédure pénale, en réservant l'examen clinique d'aptitude à la privation de liberté à la garde à vue, et l'expertise proprement dite à l'information judiciaire ou à la détention provisoire en cas de comparution à délai différé :
- expliciter dans le code de procédure pénale les finalités de l'examen médical en garde à vue, en prévoyant que ce dernier se limite à la vérification de la compatibilité de l'état de santé de la personne avec la privation de liberté ;
- prévoir une grille tarifaire spécifique pour l'examen médical de garde à vue qui, en vertu de l'article R. 117 du code de procédure pénale, est actuellement intégrée dans la grille tarifaire de l'expertise.
Proposition n° 12 : préciser les articles 63-3, 706-88 et 706-88-1 du code de procédure pénale, afin de spécifier que l'examen clinique de garde à vue ne peut se prêter à la réalisation d'expertises psychiatriques ou psychologiques requises par l'enquête ; par ailleurs, prévoir une grille tarifaire spécifique de l'examen clinique de garde à vue.
4. Expertises et contre-expertises : un allongement de la procédure parfois préjudiciable
L'introduction de plusieurs dispositions au code de procédure pénale aménageant la possibilité pour les parties ou pour le procureur de la République de saisir le juge d'instruction de demandes de contre-expertises ou de compléments d'expertise a répondu au souci du législateur, suite à l'affaire d'Outreau, d' augmenter la place du principe du contradictoire dans l'expertise pénale. Ce souci s'illustre particulièrement dans les articles 161-1, 167 et 167-1.
L' article 161-1 , issu de la loi du 5 mars 2007 45 ( * ) , prévoit qu'une fois que le juge d'instruction a ordonné une expertise , il en prévient sans délai les parties et le procureur qui disposent d'un délai de 10 jours pour demander à ce que la saisine de l'expert soit précisée ou à ce qu'un autre expert soit désigné. Le juge d'instruction, s'il décide de ne pas faire droit à ces demandes, doit rendre une ordonnance motivée, qui elle-même peut être contestée dans un délai de 10 jours devant le président de la chambre d'instruction.
L' article 167 , quant à lui, prévoit l'obligation pour le juge d'instruction de donner connaissance des conclusions des experts aux parties et à leurs avocats et de leur fixer un délai minimal de 15 jours pour présenter leurs observations et formuler une demande de complément d'expertise ou de contre-expertise. Le juge d'instruction dispose d'un mois pour examiner cette demande et peut la rejeter sous réserve de rendre une décision motivée. Cette décision peut faire l'objet d'un appel dans les mêmes conditions que précédemment. Dans le cas où les conclusions de l'expertise tendraient à l' irresponsabilité pénale , l' article 167-1 prévoit que la contre-expertise demandée par la partie civile est de droit, et doit être accomplie par au moins deux experts .
Reposant sur des fondements a priori renforcés, le respect du principe du contradictoire en matière d'expertise pénale connaît néanmoins quelques fragilités .
En premier lieu, l'article 161-1, relatif à la communication obligatoire aux parties et au ministère public par le juge d'instruction d'une première demande d'expertise, peut ne pas s'appliquer « lorsque les opérations d'expertise et le dépôt des conclusions par l'expert doivent intervenir en urgence et ne peuvent être différés pendant le délai de dix jours prévu [...] ou lorsque la communication prévue [...] risque d'entraver l'accomplissement des investigations ». Cette exception à la publicité de la demande d'expertise par le juge compromet de façon évidente le principe du contradictoire , en repoussant l'information des parties sur les conclusions d'expertise au moment de leur restitution. C'est pourquoi, bien que les rapporteurs en reconnaissent la nécessité pour les affaires particulièrement complexes, ils saluent la décision de la Cour de cassation de 2016 46 ( * ) , qui précise qu'elle doit rester d' application stricte .
En second lieu, la possibilité ouverte aux parties de demander une contre-expertise à deux stades différents de l'instruction (la demande de première expertise du juge d'instruction et la communication de ses conclusions aux parties), parfois très éloignés dans le temps, ne paraît pas toujours se justifier en ce qu'elle dévoierait le principe du contradictoire au profit d'un allongement parfois artificiel de la procédure . Le professeur Zagury résume ce phénomène en des termes explicites : « notre système est devenu fou : il multiplie inconsidérément les demandes d'expertises de pure forme pour obéir aux exigences procédurales mais il est incapable d'honorer celles qui répondent à un enjeu crucial : [...] une première expertise médiocre dès la garde à vue, une deuxième évidemment en contradiction et une troisième pour trancher. La quatrième est à suivre, ajoutant à la confusion... » 47 ( * ) .
La multiplication des expertises à différents stades de la procédure présente deux défauts principaux :
- elle peut rallonger cette dernière de façon importante ;
- surtout, elle fait intervenir l'expert à des moments différents de l'instruction, alors que les professionnels auditionnés sont unanimes à considérer que la fiabilité de l'expertise psychiatrique ou psychologique dépend de sa précocité .
Aussi, les rapporteurs considèreraient le principe du contradictoire en matière d'expertise pleinement satisfait à partir du moment où les parties et le ministère public sont mis en mesure de présenter, au moment de la première demande du juge d'instruction ou concurremment à celle-ci, une demande de contre-expertise. Les rapporteurs estiment également que c'est à ce stade de la première demande, si les résultats de l'enquête préliminaire sont susceptibles d'orienter les conclusions de l'expertise vers une irresponsabilité pénale, que la demande de contre-expertise par la partie civile devrait être de droit.
En plus d'apporter les modifications requises aux articles 161-1 et 167 du code de procédure pénale, il est indispensable de modifier l'article 186-1 du même code, qui donne au président de la chambre d'instruction le pouvoir de décider, par ordonnance, de ne pas saisir la chambre de l'appel interjeté par une partie qui aurait demandé une contre-expertise dès le début de l'instruction et à laquelle le juge d'instruction n'aurait pas fait droit. Si l'on admet que l'essentiel du principe du contradictoire réside à l'initiation de l'instruction, il convient de supprimer cette prérogative personnelle du président de la chambre d'instruction susceptible d'entraver la demande de contre-expertise.
Par conséquent, il ne paraît pas indispensable de maintenir une possibilité inconditionnée de demande de contre-expertise au moment de la communication des résultats de la première expertise . Cette possibilité ne devrait rester ouverte que dans des cas très limités : si les parties estiment qu'une expertise dont le rapport a été remis n'a pas été faite avec objectivité, ou l'a été en contradiction avec la déontologie de l'expert.
Les rapporteurs sont bien sûr favorables à ce que soit maintenu le caractère obligatoire de la communication de l'expertise (quelle qu'en soit la partie demandeuse) à toutes les parties.
Proposition n° 13 : mieux encadrer la possibilité pour les parties de solliciter un complément d'expertise pénale ou une contre-expertise pénale au moment de l'ouverture de l'instruction ; p-1 cpp
révoir une contre-expertise de droit ouverte à la partie civile dans le cas où l'enquête montrerait des éléments susceptibles d'orienter vers une irresponsabilité pénale ; supprimer la prérogative du président de la chambre d'instruction prévue à l'article 186-1 du code de procédure pénale de ne pas saisir la chambre d'un appel d'une demande de contre-expertise ; maintenir la communication obligatoire du résultat de l'ensemble des expertises à toutes les parties.
* 40 « [Tant il y a] de manières de gagner plus d'argent » (D. ZAGURY, « L'expertise psychiatrique pénale : une honte française », loc. cit ).
* 41 Cette dernière variable est particulièrement sensible dans le contexte actuel de pandémie, lequel impose des mesures de distanciation physique.
* 42 Cour de cassation, chambre criminelle, 24 novembre 2015, n° 15-83.349.
* 43 M. DAVID, L'expertise psychiatrique pénale , op. cit .
* 44 Réponse du ministère de la justice au questionnaire des rapporteurs.
* 45 Loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale.
* 46 Cour de cassation, chambre criminelle, 15 juin 2016, n° 16-80.347.
* 47 D. ZAGURY, « L'expertise psychiatrique pénale : une honte française », loc. cit .